Déom Frères, éditeurs (p. 76-80).


MON PAYS, MES AMOURS !


Le jour de la fête d’une mère fait époque dans les joies de l’enfance. Le souvenir de ces réjouissances intimes parfume le cœur. Telles on retrouve encore, après des années, les dernières exhalaisons des roses mortes, dans les feuillets d’un vieux livre jauni par le temps.

La mère est assise dans le grand fauteuil du salon, la figure illuminée d’un radieux sourire et les petits rangés autour d’elle, lui offrent leurs souhaits de bonheur. Paul déclame une belle poésie. Lili, de sa faible voix douce comme un soupir de rossignol, module une jolie romance, en tapotant sur le piano un accompagnement adorablement faux. Un bébé rose, tout bouclé, esquisse gravement une ébauche de salut et gazouille : « Le souriceau et le çat. »

Un souriceau tout zeune… tout zeune… tout…

Mais il se trouble, rougit, balbutie, éclate en sanglots et court se cacher dans les bras de sa mère.

— Sait plus !… Z’ai tout oublié ! Mais ze t’aime…

Au cri d’amour, échappé de ces lèvres naïves, le cœur de la mère a vibré, son émotion contenue tombe en une pluie de baisers sur la tête du cher innocent qui sourit maintenant à travers ses larmes.

Ô Patrie, notre mère, en ce jour de ta fête nationale, comme mes aînés dans l’Art, je voudrais célébrer ta glorieuse beauté et forcer la lyre à suivre mes chants, mais hélas ! ma main tremble, je sens les cordes glisser sous mes doigts, je ne puis que jeter ce cri du petit enfant : Mère, je t’aime !

Oui, je t’aime, ainsi qu’on aime la vie simplement, instinctivement, comme on respire l’air du ciel. Que l’immensité de l’Océan s’interpose entre le Canada et nous, la nostalgie, cette variété du mal d’amour, nous étreint et comme une pieuvre boit jusqu’à la dernière goutte le sang de nos veines.

Transplantés sur une terre étrangère nous ne faisons que traverser un rêve. Notre âme est restée au pays, il ne faut parfois pour la ramener qu’un coin de paysage, qui rappelle la ferme de « chez nous, » une ronde de paysans, que le grand’père chantait pour nous endormir. La patrie, c’est le foyer où l’on naquit et grandit, le précoce bégaiement de l’enfant, la mère qui nous berce, le juvénile amour, la première larme, les espoirs, les chimères, les souvenirs, la langue avec ses dialectes, son patois qui n’a de sens que pour un certain nombre d’individus.

La Patrie, c’est le coin de terre où reposent les ancêtres, le ciel constellé d’étoiles, qu’ils ont comme nous souvent interrogé, sans en faire descendre le rayon qui éclaire les âmes ; le soleil fécondant le travail de nos braves laboureurs. C’est le Saint-Laurent, l’immense nappe d’eau douce coulant large et sereine au sortir des grands lacs, pleine de langueurs amoureuses. Mais la belle a des caprices, elle laisse sa robe d’azur, revêt une jupe de gaze écumeuse et vient pirouetter sur la pointe escarpée des rochers avec la légèreté d’une danseuse de ballet.

La folle bayadère fait voler en pleine brise son écharpe floconneuse, tandis qu’un invisible orchestre de castagnettes et de tambourins cadence le rythme de cette étourdissante farandole. Puis, elle se calme, reprend sa robe bleue, parsemée de bouquets, de nénuphars et redevient la vierge frissonnante où le ciel pur reflète sa transparence. L’hirondelle en passant l’effleure de son aile, et les algues lui font de grandes révérences. Tour à tour mélancolique et rieuse, la belle rivière descend à la mer. Mais en avançant vers l’abîme, une tristesse sourde gronde en elle, est-ce le regret des coquets villages qui se sont mirés dans son onde, de l’insouciance de son bavardage sur les galets, et de ses folles danses sur les rochers ? Roule, infortunée, vers l’océan qui t’attire fatalement. Où vas-tu ? Ton flot mêlé à l’eau amère gardera-t-il sa personnalité en perdant son nom ? Ton destin, comme le nôtre, ô Saint-Laurent, est-il voilé de mystère ?

La patrie, c’est tout ce que l’on aime et que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. La forêt quant au printemps la sève des érables coule en gouttes vermeilles d’or le long de l’écorce brune. Ce nectar que le canadien aspire à même le chalumeau, et qui verse en ses veines la force des jeunes dieux et le courage des lions. Autrefois, les druides, recueillaient en grande pompe le gui des chênes sacrés, et ces solennités nationales revêtaient un caractère de majestueuse grandeur. La cérémonie antique se renouvelle de nos jours. Nos forêts en avril deviennent des temples rustiques où le soleil, comme une immense lampe d’or, jette des flots de lumière sur les officiants, entourant une chaudière symbolique d’où monte une odeur d’encens. Là, s’accomplit le mystère.

Le maître cuisinier armé de sa spatule en bois a la gravité d’un prêtre antique cherchant quelque ténébreux secrets d’occultisme. De petits globules transparents flottent dans l’air, on dirait les génies du bois qui rigolent en l’honneur du dieu printemps. Le liquide d’or, gonfle dans la grande chaudière et s’épaissit en bouillant pour finir par se cristalliser. Un chant de triomphe s’élève dans l’air, vibrant comme une fanfare. Tous s’approchent irradiés par l’extase, l’eau du désir mouille les lèvres et la bouche s’ouvre toute grande pour savourer cette manne céleste, le sucre du pays, bonbon divin, plus doux qu’un rayon de miel, plus exquis que toutes les crèmes et les pâtes humaines.

Ô Patrie, mère bonne et généreuse, je t’aime. Mais d’où vient cette tristesse persistante qui assombrit ton front d’un crêpe de deuil ?

Le cœur maternel, hélas ! se souvient toujours ! L’enfant qui dort sous le marbre des cimetières tient à l’âme de la mère par des fibres mystérieuses. Ô Patrie, tu pleures toujours les martyrs de 37 ! Les fils de ton amour, orgueil et honneur de tes cheveux blancs. Mais ils vivent ces vaillants, ces héros. Le temps n’a pas effacé leur mémoire chérie, chaque aube nouvelle redore leurs noms sur le mausolée de la gloire, et c’est pour eux que Victor Hugo a chanté

Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie,
Ont droit qu’à leur cercueil, la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ;
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.

Tu pleures, mère, en regardant ces pâles enfants des héros qui renient leur langue et lèchent les pieds des vainqueurs, et tu trembles de les voir esclaves un jour ! Rassure-toi, le sang français ne peut mentir et si on t’insultait ainsi que la France, notre aïeule, les fils des Papineau, des Duquette, des Cardinal, des Chénier, des deLorimier, des Mercier, se lèveraient terribles et sous le drapeau tricolore, ils marcheraient fiers et braves pour venger notre honneur outragé.

Mais leur rêve, est un rêve de paix, de confraternité universelle, quand les préjugés et les distinctions de classes auront abaissé leur bannière devant la charité et l’amour.