Déom Frères, éditeurs (p. 62-64).


RÉNOVATION NATIONALE



NOS édiles se grattent le front : comment célébrer dignement la Saint-Jean-Baptiste cette année ? Certains veulent une belle procession ; d’autres opinent en faveur de grandes manifestations patriotico-religieuses ; tous veulent rallumer le légendaire feu de joie de la Saint-Jean !… Il y a aussi la fameuse cavalcade à remettre sur pieds : de braves Canadiens à affubler des brillants oripeaux de feu les croisés. Certes, j’admire Saint-Louis et ses preux chevaliers, mais je me suis toujours demandé ce qu’ils venaient faire sur les bords du Saint-Laurent, le jour de notre fête nationale. Je me souviens qu’à la dernière procession, un brave homme de Saint Guénard, touché jusqu’aux larmes de voir étinceler au soleil ces armures et ces casques d’acier, s’écria : Bateau ! que les Canadiens étaient smart dans ce temps-là ! Étaient-y bien amanchés un peu ! on a-t-y raison d’être orgueilleux de nous autres !

Le pauvre homme eut été bien chagrin si je lui avais dit que nous étions aussi inconnus de ces beaux seigneurs que les habitants du pôle sud, que jamais un des nôtres (pour des raisons majeures) n’avait cavalcadé sur la route de la terre sainte, avec cette allure crâne et martiale. Mieux vaudrait renouveler l’épisode tragico-comique du paradis terrestre. Un gars de Saint-Martin ferait un superbe Adam. Quant aux madames Ève, il en pleut en bas de Québec. Personne ne trouvera à réclamer sur le prix des costumes !… Vrai, je trouve moins ridicule la naïveté du bonhomme, qui n’a pas besoin de savoir l’histoire de France pour ensemencer son champ, que la vanité dindonne de ceux qui veulent, au nom du patriotisme, se déguiser en bouffons, pour amuser les étrangers à nos dépens. Pauvre Jacques-Cartier, infortunés rois de France, ombres de Maisonneuve, de Duvernay, de Papineau, etc., ce qu’ils doivent tempêter le jour de la Saint Jean Baptiste de se voir caricaturer d’une si grotesque manière ! Mais pour la modique somme de dix sous, on peut aller contempler nos gloires nationales au Musée Éden.

La note gracieuse, (il y en a toujours une) c’est le petit saint Jean-Baptiste, dans sa voiture enguirlandée de verdure, avec l’agneau blanc couché à ses pieds. Le père triomphant est lui même l’impresario de sa progéniture. Il regarde le public avec un orgueil provocateur… « Hein ! vous n’en avez pas d’aussi beaux, vous autres ! C’est moi le papa du saint Jean-Baptiste, » semble-t-il dire, tandis que le bébé envoie des baisers plein ses menottes roses.

Mais le retour est lamentable, le papa, la face congestionnée, tient dans ses bras son saint Jean-Baptiste endormi, le mouton tire la langue, les habits galonnés sont gris de poussière, les marteaux tombent lourdement sur l’enclume, de loin en loin, comme des glas, les fanfares jouent faux, des sueurs noires sillonnent les tempes des musiciens, la baguette du chef d’orchestre emplumé a ralenti son moulinet…

C’est un plaisir contestable que de caracoler en culotte de velours, cramponné à la crinière d’un vieux cheval, de se forcer pour rire des grosses facéties de farceurs endurcis, de faire écraser ses cors, de déchirer ses belles robes, d’attraper des coups de soleil sur son joli nez, de se faire embrocher un œil par quelque parapluie. Beaucoup trouvent ça délicieux !

Une Saint-Jean-Baptiste pas de feu d’artifice, mais c’est un ciel sans soleil ! Quelle belle occasion perdue de se réjouir le cœur et d’ébaubir les habitants de Jupiter, de Mars et de Vénus, de leur montrer comme on s’amuse chez nous !

Parlons sérieusement, n’avez-vous souci de voir s’en aller en étincelles, en fumée, en vaine gloriole, l’argent de notre trésor, quand il est des petits à nous qui se couchent sans souper ? Et, me permettriez-vous une suggestion ? Invitez donc tous les bébés des pauvres à une dînette sur la montagne. Les oiseaux prêteront bien leur salle à manger et se chargeront en plus de la musique. Au lieu d’un Saint-Jean-Baptiste, nous en aurons des milles. Tenue de rigueur : petite robe de coton blanc, cou, bras et jambes nus, un grand chapeau, parce que le soleil serait tenté de les baiser trop fort, ces chers amours. Menu : des gâteaux, des bonbons et des fruits.

Voyez le tableau : un ciel tout bleu, une nappe de gazon, des serviettes de feuilles d’artichauts, des fleurs, des enfants heureux et gazouillants comme des oiselets, et dans l’âme de chacun, du bonheur qui passera par tous les pores, enveloppant d’effluves attendries ce beau jour de fête !