Déom Frères, éditeurs (p. 45-47).


COMME UNE REINE


Heureuse comme une reine !

Que de fois cette exclamation m’a rendue rêveuse ! J’ai interrogé l’histoire des souveraines illustres, à tous les âges de l’humanité, et je n’ai rien trouvé qui justifiât cette croyance populaire, cette loi naïve au bonheur caché sous la pourpre ou l’hermine.

Est-ce Cléopâtre, ou la reine de Saba ou Agrippine ? Est-ce Brunehaut ou Frédégonde ? Serait-ce, par hasard la pauvre Marie Stuart payant de sa tête une royauté de grâce et beauté qui portait ombrage à sa cruelle et froide cousine, la « virgin queen,» fausse colombe, idéal de la pruderie britannique ! Élisabeth, ton génie et ta gloire n’ont pu combler ton âme insatiable ; le remords, comme un ver rongeur déchire tes entrailles et tu expires dans un spasme de désespoir, la face contre terre, mangeant la poussière, appelant la mort à grands cris, pour échapper à ta victime qui te poursuit partout !…

Et, sans remonter si haut, l’infortunée Marie Antoinette bravant hautaine et digne la populace en fureur, reine jouant à la paysanne comme une fillette à la dame, « ravie de porter sabots et cotillon, pour faire retentir les échos du Trianon de joyeuses pastorales, heureuse d’échapper durant quelques heures du moins à l’abrutissement des pompes royales… Et si belle ! que les gavroches parisiens, qui s’y connaissent, s’arrêtaient extasiés en poussant un « ah !… » admiratif qui flattait infiniment la fine autrichienne. « J’aime mieux, disait-elle, cet hommage naïf des gamins de la rue et des petits ramoneurs que l’adulation intéressée des courtisans. »

Dès l’aurore du siècle, Joséphine, l’amoureuse créole, offerte en holocauste à l’ambition effrénée de son époux, maître du monde. Eugénie, pauvre mère martyre, attachée par l’hymen à cet abject personnage, hydre de la France, « ce singe de Bonaparte » comme l’appelait Victor Hugo. Exilée, l’impératrice, loin du beau ciel de France !…

Et notre gracieuse souveraine, elle-même, sa glorieuse maternité ne l’a pu préserver de cette malédiction qui semble peser sur la royauté. Jeune encore, elle porte le deuil de son unique amour.

Petite ouvrière, quand tu reviens de l’atelier dans ta chambrette qu’un rayon de soleil dore, ne soupire pas après les grandeurs du palais somptueux qui abrite tant de douleurs. Crois-moi, c’est toi la reine ; cette robe de mousseline que tu chiffonnes est ton bien, tu l’as gagnée avec ton aiguille ; cette humble rassade que tu agrafes chaque dimanche à ton corsage ne coûte pas le pain ni les pleurs du pauvre peuple ! Et lorsque tu reposes, dans ton lit blanc, tu te promènes dans les beaux pays bleus, tu ignores les cauchemars des couches royales : l’intrigue, la disgrâce, le poison, l’assassinat ! Quand un beau garçon te parlera d’amour, tu sauras que c’est ton cœur, ta jeunesse et tes beaux yeux qu’il veut et tu seras libre, entends-tu, libre de lui donner ta vie ! On ne t’imposera au berceau quelque prince imbécile, grotesque, ou précoce vieillard ; tu ne connaîtras jamais l’asservissement de l’étiquette des cours, le poids du diadème écrasant, courbe si vite le front de ces pauvres femmes qui vivent et meurent sans avoir connu l’amour !… « Heureuse comme une reine, » ô ironie ! Mais regarde les portraits de ces esclaves couronnées, vois ce sourire ennuyé figé sur leurs figures pâles, compare-le avec tes joues roses et ta frimousse éveillée, oubliant que cette fleur de chair vermeille est toi-même, dis, qui voudrais-tu être ?

Oh ! si elles connaissaient ton bonheur, comme elles te jalouseraient, toi qui ne le sais seulement pas !