Blanqui - Critique sociale, I/Première partie/III

Félix Alcan (1p. 39-52).

III


Le sacrifice de l’indépendance individuelle, conséquence forcée de la division du travail, a-t-il été brusque ? Non ! Personne ne l’aurait consenti, Il y a dans le sentiment de la liberté personnelle une si âpre saveur de jouissance, que pas un homme ne l’eût échangée contre le collier doré de la civilisation.

Cela se voit bien par les sauvages que le monde européen tente d’apprivoiser. Les pauvres gens S’enveloppent dans leur linceul, en pleurant la Liberté perdue, et préfèrent la mort à la servitude. Les merveilles du luxe, qui nous paraissent si éblouissantes, ne les séduisent pas. Elles dépassent la portée de leur esprit et de leurs besoins. Elles bouleversent leur existence. Ils les sentent seulement comme des étrangetés ennemies qui enfoncent une pointe acérée dans leur chair et dans leur âme. Les peuplades infortunées que notre irruption a surprises dans les solitudes américaines où dans les archipels perdus du Pacifique, vont disparaître à ce contact mortel.

Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l’une après l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage.

Des hommes étaient apparus soudain, nous racontant par leur seul aspect les premiers temps de notre séjour sur la terre. Il fallait conserver avec un soin filial, ne fût-ce qu’au nom de la science, ces échantillons survivants de nos ancêtres, ces précieux spécimens des âges primitifs. Nous les avons assassinés. Parmi les puissances chrétiennes, c’est à qui les achèvera.

Nous répondrons du meurtre devant l’histoire. Bientôt, elle nous reprochera ce crime avec toute la véhémence d’une moralité bien supérieure à la nôtre. Il n’y aura pas assez de haines ni de malédictions contre le christianisme qui à tué, sous prétexte de les convertir, ces créatures sans armes, contre le mercantilisme qui les massacre et les empoisonne, contre les nations qui assistent d’un œil sec à ces agonies.

Les malheureux n’ont pu s’assimiler à nous. Est-ce leur faute ? L’humanité n’a franchi que par des transitions insensibles les étapes sans nombre qui séparent son berceau de son âge viril. Des milliers de siècles dorment entre ces deux moments. Rien ne s’est improvisé chez les hommes, pas plus que dans la nature, si ce n’est les catastrophes qui détruisent et ne fondent jamais.

Les révolutions elles-mêmes, avec leurs apparences si brusques, ne sont que la délivrance d’une chrysalide. Elles avaient grandi lentement sous l’enveloppe rompue. On ne les voit jamais qu’autonomes, bien différentes de la conquête, invasion brutale d’une force extérieure qui brise et bouleverse sans améliorer. L’évolution spontanée d’une race, d’une peuplade, n’offre rien de pareil. Elle s’accomplit par degrés, sans trouble sensible, comme 1e développement d’une plante,

Le régime de la division du travail n’a dû remplacer l’isolement individuel que par une série de transformations, réparties sur une période immense, Chaque pas dans cette voie était applaudi comme une victoire attendue, désirée, et le changement s’est ainsi opéré peu à peu, à travers une longue suite de générations, sans froissement de mœurs, d’habitudes, ni même de préjugés.

C’était un progrès décisif sans doute,… mais le prix ? abandon complet de l’indépendance personnelle ; esclavage réciproque sous l’apparence de solidarité ; les liens de l’association serrés jusqu’au garrottement. Nul ne peut désormais pourvoir seul à ses besoins. Son existence tombe à la merci de ses semblables. Il doit en attendre son pain quotidien, presque toutes les choses de la vie. Car il ne peut se livrer qu’à une industrie unique. La qualité du produit est à cette condition qui asservit, et, à mesure que la division du travail s’accentue par les perfectionnements de l’outillage, l’homme se trouve plus étroitement rivé à son métier.

On sait où en sont venues les choses aujourd’hui. Des êtres humains passent leur existence à faire des pointes d’aiguille et des têtes d’épingle.

Certes, une telle situation crée des devoirs impérieux entre les citoyens. Chacun étant voué à une occupation simple, la presque totalité de son produit lui est parfaitement inutile. Ce produit servira par quantités infinitésimales à une foule d’autres individus. L’ensemble de ces consommateurs est donc tenu de fournir aux besoins de celui qui a travaillé pour eux.

La société, dès lors, repose sur l’échange. La loi, qui en règle les conditions, doit être une loi d’assistance mutuelle, strictement conforme à la justice. Car cette aide réciproque est maintenant une question de vie ou de mort pour tous et pour chacun. Or, si le troc en nature suffisait aux temps primitifs, alors que la consommation portait sur un très petit nombre d’objets, tous de nécessité absolue, il devenait radicalement impossible entre les milliers de produits d’une industrie perfectionnée.

Un intermédiaire était donc indispensable. Les qualités spéciales des métaux précieux ont dû les désigner de bonne heure à l’attention publique. Car l’origine de la monnaie remonte à des époques inconnues. On la suppose née à peu près avec l’âge de bronze. Du reste, ceci n’a aucune importance économique et n’intéresse que l’archéologie. Ce qui nous touche, c’est l’expérience, acquise depuis trop longtemps, que les services rendus par le numéraire ont été pavés bien cher. Il a créé usure, l’exploitation capitaliste et ses filles sinistres, l’inégalité, la misère. L’idée de Dieu seule lui dispute la palme du mal.

En pouvait-il être autrement ? Quand naquit la monnaie, deux procédés s’offraient aux hommes pour l’emploi de ce moyen d’échange, la fraternité, l’égoïsme. La droiture eût conduit rapidement à l’association intégrale. L’esprit de rapine à créé l’interminable série de calamités qui sillonne l’histoire du genre humain. Entre ces deux routes, pas même un sentier. Car, avec le maintien du régime individualiste, l’échange honnête, au pair, sans le dîmage des écus, aurait castorisé notre espèce, en la figeant dans l’immobilisme. Maintenant encore, il amènerait le même résultat.

Il est permis de supposer que les hommes auraient senti la nécessité de combiner leurs efforts pour la production compliquée, qui exige une quantité considérable de matériaux, de provisions et d’instruments. Tant que la simplicité de l’outillage eût permis au producteur d’obtenir par l’échange ce qui suffit pour travailler et pour vivre, on s’en serait tenu là. Mais l’homme est perfectionneur par nature. Bientôt, les exigences d’une industrie plus avancée auraient déterminé la coopération des activités particulières et, les travailleurs recueillant le fruit intégral de leur labeur, la prospérité générale aurait pris un rapide essor. Par suite, accroissement progressif de la population, du bien-être, des lumières, réseau de plus en plus développé des divers groupes, et enfin aboutissement assez prompt à l’association complète, sans despotisme, ni contrainte, ni oppression quelconque.

Le vampirisme à fait évanouir un si beau rêve. L’accumulation du capital s’est opérée, non par l’association, mais par l’accaparement individuel, aux dépens de la masse, au profit du petit nombre.

En conscience, ce rêve de fraternité, au temps jadis, n’eût-il pas été une illusion, une utopie ? Entre la loyauté et la trahison, les âges de ténèbres et de sauvagerie pouvaient-ils hésiter ? Ils ne connaissaient d’autre droit que la force, d’autre morale que le succès. Le vampire s’est lancé à pleine carrière dans l’exploitation sans merci. L’usure est devenue la plaie universelle.

Son origine se perd dans la nuit du passé. Cette forme de la rapine n’a pu se montrer avant l’usage de la monnaie. Le troc en nature ne la comporte pas, même avec la division du travail, L’écriture n’existait certainement point alors. Elle eût conservé un souvenir précis de cette grande innovation. Or, la tradition est muette.

L’usure fut un mal, non pas nécessaire, ce serait du fatalisme par trop dévergondé, mais inévitable, Ah ! si l’instrument d’échange avait porté, dès le principe, ses fruits légitimes, s’il n’avait pas été faussé, détourné de sa destination !… Oui, mais si… est toujours une niaiserie. Faire du présent une catilinaire contre le passé, n’est pas moins absurde que faire du passé la règle, ou plutôt la routine de l’avenir.

Chaque siècle à son organisme et son existence propres fesant partie de la vie générale de l’Humanité. Ceci n’est point du fatalisme, Car la sagesse où la débauche du siècle ont leur retentissement sur la santé de l’espèce. Seulement, l’Humanité, être multiple, peut toujours guérir d’une maladie. Elle en est quitte pour quelques milliers d’années d’hôpital, L’individu risque la mort.

Il serait donc oiseux et ridicule de perdre ses regrets sur l’abus lamentable qu’on à fait du moyen d’échange. Hélas ! Faut-il l’avouer ? C’était l’inconvénient d’un avantage, l’expiation, diraient les chrétiens, doctrinaires de la souffrance. C’était la substitution de l’escroquerie à l’assassinat un progrès. La dynastie de sa majesté l’Empereur-Écu venait d’éclore. Elle devait pour longtemps filouter et pressurer le monde. Elle à traversé la vie presque entière de l’humanité, debout, immuable, indestructible, survivant aux monarchies, aux républiques, aux nations et même aux races.

Aujourd’hui, pour la première fois, elle se heurte à la révolte de ses victimes. Mais un si antique et puissant souverain compte plus de serviteurs que d’ennemis. Les thuriféraires accourent en masse à la rescousse, avec l’encensoir et la musique, criant et chantant : « Hosannah ! Gloire au veau d’or, père de l’abondance ! » Une sévère analyse fera justice de ces cantiques, et, dépouillant le sire de ses oripeaux, le montrera nu, ce qu’il est : un pick-pocket.

De l’Orient au Couchant, du Midi au Nord, quel peuple et quel pays n’a-t-il pas dominé ? Qui a échappé à son joug ? Quelques peaux-rouges du Nouveau-Monde, les sauvages emprisonnés dans les îlots de l’océan Pacifique, Tout le reste du globe a courbé la tête. Avant même que le rideau de l’histoire se lève, sa majesté l’Empereur-Écu gouverne en despote l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

Bientôt l’Égypte, la Phénicie, la Grèce, Carthage sont à ses pieds. Il trône dans Rome républicaine. Les patriciens, vainqueurs de l’Occident, sont des usuriers, maîtres à la fois par le glaive et par le sesterce. La Plèbe, écrasée de dettes, est vendue à l’encan, en vertu de la contrainte par corps. Les insolvables deviennent esclaves, aussi bien que les vaincus. Cinq cents années durant, Patriciat et Prolétariat sont aux prises sur [a question politique et sociale. C’est la situation du travailleur européen, mais cruellement aggravée autrefois par la réunion dans les mêmes mains des trois instruments de tyrannie, le sacerdoce, la monnaie et le sabre,

Dans la société féodale, issue du christianisme et de l’invasion germanique, la noblesse et le clergé se partagent la puissance. L’homme d’argent est la proie de l’homme de guerre. Chez les Romains, point de division des pouvoirs. Nul contrepoids. Le patricien est prêtre, guerrier, propriétaire, financier. Toutes les royautés lui appartiennent, Si parfois le plébéien se révolte contre son oppresseur matériel, il tombe bientôt à genoux devant le dictateur de sa conscience.

Des trois jougs qu’il subit, le plus lourd est celui du capital. Les deux autres lui servent de gendarmes. L’histoire romaine n’est qu’un long récit de la lutte entre le capital et le travail. Discordes et guerres, tout sort de là. La création et la chute des Décemvirs, l’institution du Tribunat, sont des épisodes de ce conflit, aussi bien que les conquêtes, spécifique invariable de l’émeute. On conjure la guerre civile par la guerre étrangère. Quand le Peuple, à bout de souffrances, va se lever, le flamine intervient au nom des dieux, le consul enrôle des soldats, et précipite toutes ses colères sur les infortunés voisins.

L’insatiable avidité de l’aristocratie trouvait doublement son compte à ce Jeu : au dedans maintenir l’ilotisme, au dehors se créer d’immenses propriétés avec les terres des vaincus. C’était la mode du temps. On s’adjugeait la moitié des domaines conquis. Nous ne dirons rien de cette mode. Elle n’existe plus. En bonne justice du moins, chaque vainqueur aurait dû avoir sa part. Eh ! bien, non ! tout pour les chefs, rien pour les soldats. Les pauvres diables, décimés par les batailles, revenaient tristement endosser le collier de misère, après avoir donné des provinces à leurs maîtres.

Nouveau sujet de discorde dans la cité, comme on pense. Les tribuns réclament le partage des terrains acquis par le sang du peuple. Les patriciens se voilent la face d’indignation devant une pareille monstruosité. Ils crient à la spoliation, au brigandage, au sacrilège, les invectives et les châtiments commencent contre les partageux. Les Gracques, deux petits-fils de Scipion cependant, les Gracques qui avaient osé proposer une loi pour le partage des terres conquises, une loi agraire, périssent assommés par les casse-tètes des sergents de ville et les gourdins réunis des valets de grande maison. La loi agraire est vouée aux malédictions de l’univers, et la malédiction retentit encore.

Les procédés de la tyrannie sont immuables. On les retrouve partout et toujours, debout sur les mêmes assises. l’ignorance et la crédulité. La guerre-diversion n’est par une recette perdue. Les despotes modernes ont adopté cette méthode dérivative. Ils calment la fièvre de leurs sujets par des saignées à blanc sur les champs de bataille, et les sujets sont glorieux, ravis. On ne sait qu’admirer le plus, ou le sans-gène féroce du chirurgien, ou la stupidité des patients.

Chez nous, la finance n’a plus que la seconde place dans ces opérations. Elle ne les approuve d’ailleurs qu’après la clôture, quand elle peut recueillir, sans danger les bénéfices de la servitude, prix ordinaire du traitement. À Rome, le capital tenait lui-même la lancette. C’est plus sûr, Tous les grands hommes classiques, Scipion, Pompée, Lucullus, Caton. Brutus, Cassius, etc. préteurs sur gages, pressureurs impitoyables , réduisent la multitude au désespoir, et le césarisme fonde son avènement sur la haine universelle soulevée par leurs déprédations.

César n’avait pas seulement pour lui, comme on le croit trop, la populace du Cirque et du Sportule. Pompée, dans son orgueil de grand seigneur, S’était écrié : « Je n’ai qu’à frapper du pied le solde l’Italie, il en sortira des légions. » À la nouvelle du passage du Rubicon, on lui dit : « Voici le moment »… Pompée alors lève le pied,… et s’enfuit à Brindes avec le Sénat, pour mettre la mer entre eux et l’envahisseur. L’Italie en masse s’était déclarée pour César.

Que gagna la société romaine à cette révolution ? La fin des pillages proconsulaires, mais à quel prix ! l’avilissement, le marasme, la putréfaction. Le sabre n’était plus aux mains des usuriers, l’usure régnait toujours. À ces deux fléaux s’en était joint un troisième, le Christianisme, enfant de Moloch et de la race sémite, Tous ensemble, ils engloutirent le vieux monde.

Un autre est sorti de ses ruines, et, traversant les pestes de son berceau, a remonté peu à peu les pentes de la civilisation. Aujourd’hui le revirement est complet, L’usure a changé de camp. Elle est avec César, son allié intime, son dernier espoir, et le Peuple est avec la République, leur mortelle ennemie. D’un côté, la violence, l’iniquité, les ténèbres ; de l’autre, la Justice, la Fraternité, les lumières. La lutte n’est pas douteuse.