Blanqui - Critique sociale, I/Première partie/I

Félix Alcan (1p. 3-8).

I

PROLOGUE


I


Depuis la division du travail et l’usage de la monnaie, l’échange est le grand ressort de l’ordre économique, et par conséquent de la société matérielle. Or, la condition fondamentale de l’échange, c’est l’équivalence des objets échangés. Point d’axiome au monde plus incontestable et plus incontesté, Cet axiome, l’économie politique le proclame unanimement, au nom de l’évidence et du sens commun. Il est clair, en effet, que si l’on échange entre elles deux choses, c’est qu’elles se valent. Cela n’a pas besoin de démonstration.

Eh ! bien, j’accuse l’économie politique de violer le principe reconnu et posé par elle-même. Je l’accuse de n’être que la violation permanente et acharnée de ce principe. Non pas qu’un si grand méfait soit de son invention. Elle est fort jeune et ce méfait est bien vieux. Mais, alors que, de par la science et la justice, elle devait s’en déclarer l’ennemie, elle s’est constituée son humble servante. Au lieu de le détruire, elle l’a codifié. Passons aux preuves.

Le troc primitif, produit contre produit, opération presque impraticable, est devenu d’une extrême simplicité par l’emploi de la monnaie. La monnaie est un moyen de comparaison entre deux objets dont l’estimation réciproque serait directement presque impossible. Elle leur sert de mesure commune et facilite ainsi leur échange. Son rôle d’intermédiaire neutre lui permet de rendre un plus grand service encore, le dédoublement de l’échange en deux actes distincts, la vente et l’achat.

On vend un produit contre du numérale, sans être tenu d’acheter aussitôt avec ce numéraire un autre produit équivalent. On ignore mème, à l’instant de la vente, l’époque et la nature de l’achat que la somme acquise permettra de faire. Ce sont deux opérations successives, séparées souvent par un long intervalle.

Première opération : on vend un certain produit, au moyen duquel on achète une pièce de cinq francs.

Deuxième opération, plus ou moins éloignée de la précédente : on vend la pièce de cinq francs qui achète ainsi un autre produit,

En vertu de la loi mathématique : Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, les deux produits ci-dessus se valent, puisqu’ils ont chacun la valeur de cinq francs.

Tel est l’usage normal de la monnaie, usage fécond en bienfaits et en merveilles, s’il n’eût enfanté un cruel abus, source de calamités sans fin. Cet abus, on ne le connaît que trop : c’est le prêt à intérêt.

Le préteur viole outrageusement cette loi mathématique : l’équivalence de l’échange. Exemple : en vendant un certain produit, il achète une pièce de cent sous, puis il la prête, moyennant restitution après l’année révolue, avec un surplus de vingt-cinq centimes. Que fait l’emprunteur ? I] affecte e d’abord la somme à ses besoins et, pour la rembourser, l’échéance venue, il achète une pièce de cinq francs avec son produit. Ce produit est l’équivalent de celui que le prêteur avait livré lui-même pour obtenir les cent sous. Mais l’équivalence est détruite à son profit, puisqu’il recouvre sa pièce, avec boni d’un vingtième. L’écu, par destination, devait rester neutre entre les deux produits, Il lève un impôt sur l’un d’entre eux. En brisant son rôle de pièce de transmission, il s’est fait écumeur et forban.

« Ce dollar prêté pour un an, dit l’économie politique, est un service rendu qui mérite récompense.

— Récompense de quoi ? L’obligé n’a pu utiliser la pièce que comme moyen d’échange, et dans la limite de cinq francs en produits quelconques. Or il doit rendre vingt-cinq centimes en sus.

— À juste titre. Car le prêteur aurait pu la lui refuser.

— Évidemment, s’il en avait eu besoin lui-même. Mais il l’a prêtée, donc elle ne lui était pas nécessaire.

— Qu’en sait-on ? Et s’il s’est privé ?

— Dans quel but ? Pas d’obligeance, à coup sûr ; de rançonnement, au contraire. On verra tantôt cette belle vertu de la privation fénératrice. Ce qui est certain, c’est que la monnaie, espèce neutre, ne peut faire d’enfants.

— Pas plus que les autres produits, si on ne les féconde par le travail, et pas moins qu’eux, si, comme eux, elle est mise en œuvre. »

« Mise en œuvre » ! un bien joli mot en fait d’équivoque ! « Mise en œuvre », c’est-à-dire prêtée à intérêt. Ce n’est là ni un travail ni une création. Le numéraire ne se comporte en rien comme les produits. Les matières premières changent de forme. Les outils s’usent à les transformer. Les vivres, les vêtements se détruisent au service de l’ouvrier transformateur. C’est le mouvement et la vie.

La monnaie reste immuable. Elle ne peut être la matière, ni l’instrument d’une industrie quelconque. Elle ne figure dans aucune manipulation, si ce n’est en venant au monde sous le balancier. Une fois née, elle ne meurt que dans le creuset de refonte et sans y puiser une plus-value. Elle renaît invariablement la même, comme le Grand Lama. Elle agit immobile, et peut accomplir mille fois de suite ses fonctions d’échange, ensevelie sous triple serrure au fond d’une caisse,

Sa majesté l’Empereur-Écu est un monarque fainéant par excellence. C’est précisément sa fainéantise qui fait sa majesté. Il trône, dans les poches, sur un comptoir, partout, impassible, inaltérable. Il ne doit qu’à cette superbe sa souveraineté.

Cela est si vrai que l’or et l’argent, privés de la qualité de monnaie, perdent à l’instant la couronne impériale et tombent au rang de simples produits. Ils gagnent comme valeur échangeable, ils s’annulent comme instruments d échange. Rentrés dans la condition de sujets, ils auront autant de peine que leurs plus humbles confrères à trouver un placement. On les met au clou comme le dernier chiffon.

S’ils tiennent à recouvrer leur royauté, ils doivent d’abord se dépouiller de toute la valeur industrielle que leur a donnée le travail. Encore ne sauraient-ils accomplir cette cérémonie qu’à l’aide d’officiants spéciaux, aptes à séparer leurs qualités confondues de sujet et de roi. Les bijoutiers, les changeurs paient, à présentation, les matières d’or et d’argent, avec un poids semblable de métal au même titre. La façon, si artistique qu’on la suppose, ne compte pour rien. Mais alors aussi, ce métal recouronné n’a plus peur d’aller au clou. Il y met les autres, au contraire.

Ne dites donc point qu’on fait travailler sa majesté l’Empereur-Écu. Il en est bien incapable. Ses œuvres prétendues sont d’une horrible malfesance. Comme les monarques ses pareils, ce qu’il peut faire de mieux, c’est de ne rien faire, Son activité est toujours un fléau.

L’usure, par l’effet de l’habitude, s’est donné le nom et l’apparence d’un travail. Usurpation monstrueuse ! Le numéraire n’a qu’un rôle légitime, effectuer l’échange au pair entre deux équivalences. Hors de là, ses besognes ne sont que détroussement, La preuve est facile.