Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 La Besace

XI

la besace



Il y avait, une fois, une veuve et son fils, qui travaillaient jour et nuit, pour mal gagner leur pauvre vie.

— « Mère, dit un jour le garçon, tout ceci ne peut plus durer. Vous êtes vieille. Gardez la maisonnette. Moi, j’ai vingt-et-un ans sonnés. Je veux aller courir le monde, et chercher fortune. Si jamais je suis riche, comptez que rien ne vous manquera.

— Mon fils, fais à ta volonté. Tiens, voici un bon bâton d’épine noire, en cas de mauvaises rencontres. Voilà une besace, où tu trouveras trois petits pains, et une gourde pleine de vin. Pars, pauvret, et que le Bon Dieu t’accompagne. »

Le garçon salua sa mère, et partit.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant soi. Alors, il rencontra un pauvre vieux estropié.

— « La charité, mon ami, pour l’amour de Dieu. »

Le jeune homme fouilla dans sa besace.

— « Tiens, pauvre. Mange ce petit pain. Bois un coup à ma gourde.

— Merci, mon ami. »

Le jeune homme salua, et repartit.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant soi. Alors, il rencontra un autre pauvre vieux estropié.

— « La charité, mon ami, pour l’amour de la sainte Vierge Marie. »

Le jeune homme fouilla dans sa besace.

— « Tiens, pauvre. Mange ce petit pain. Bois un coup à ma gourde.

— Merci, mon ami. »

Le jeune homme salua, et repartit.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant soi. Alors, il rencontra un autre pauvre vieux estropié.

— « La charité, mon ami, pour l’amour de l’apôtre saint Pierre. »

Le jeune homme fouilla dans sa besace.

— « Tiens, pauvre. Mange ce petit pain. Bois un coup à ma gourde.

— Merci, mon ami. »

Le jeune homme saluait pour repartir, quand le pauvre vieux estropié parla.

— « Mon ami, tu m’as assisté trois fois en un jour. Tu m’as assisté pour l’amour de Dieu. Tu m’as assisté pour l’amour de la sainte Vierge Marie. Tu m’as assisté pour l’amour de l’apôtre saint Pierre. Mon ami, tes trois charités te seront payées. Écoute. C’est moi qui suis l’apôtre saint Pierre, le portier du paradis. J’ai grand pouvoir au ciel et sur terre, et je vais t’en donner la preuve. Donne-moi ta besace à bénir. »

Le jeune homme obéit.

— « Voilà qui est fait. Et maintenant, mon ami, quoi que tu souhaites, tu l’auras. Dis seulement : « Saute dans ma besace. » Aussitôt, la personne ou chose souhaitées y sauteront, pour n’en sortir qu’à ta volonté. Adieu, mon ami. Je t’ai payé. Tâche de faire bon usage de mon présent. »

Le jeune homme salua saint Pierre, et repartit.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant soi.

Au coucher du soleil, il arriva dans une grande ville, sur le seuil d’une bonne auberge. Dans la salle commune, les servantes mettaient le couvert, et chargeaient la table d’assiettes, de pain, de bouteilles. Sur les fourneaux de la cuisine, les casseroles marchaient bon train. Au foyer rôtissait un gros dindon, gras comme un moine. Enfin, une bonne odeur de fricot, à ressusciter un mort.

Le jeune homme crevait de faim.

— « Un morceau de pain, aubergiste, pour l’amour de Dieu, de la sainte Vierge Marie, et de l’apôtre saint Pierre.

— Passe ton chemin, pauvre. Passe vite, ou gare aux chiens ! »

Le jeune homme se mit à rire.

— « Bon dîner, saute dans ma besace. »

Le pain, les bouteilles, la viande, sautèrent dans la besace, au premier commandement.

Alors, le jeune homme alla s’asseoir au bord de l’eau, sous l’arche d’un pont. Là, il mangea à sa faim, et but à sa soif. Cela fait, il donna le reste de son souper à de pauvres lavandières, s’allongea par terre, et ronfla comme un bienheureux.

Le lendemain, il repartait, à la pointe de l’aube.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant soi. Alors, il s’arrêta devant la boutique d’un forgeron, qui battait le fer sur son enclume, avec un marteau du poids de cent quintaux.

— « Un morceau de pain, forgeron, pour l’amour de Dieu, de la sainte Vierge Marie, et de l’apôtre saint Pierre.

— Avec plaisir, pauvre. Attends un peu. Ma femme va tremper la soupe. Nous la mangerons ensemble. »

Tandis que la femme trempait la soupe, le jeune homme et le forgeron devisaient.

— « Forgeron, quel est ce beau château, là-bas, là-bas, sur cette haute montagne ?

— Pauvre, c’est le château de la Mère du Diable. La Mère est encore pire que le fils. Force gens sont entrés dans son beau château ; nul n’en est jamais revenu. Pauvre, pour le bien que je te souhaite, tâche de ne pas faire comme eux. »

La soupe avalée, le jeune homme salua le forgeron et sa femme, et repartit.

Pendant trois heures, il marcha droit, toujours tout droit devant lui. Alors, il frappa, sans peur ni crainte, à la porte du beau château de la Mère du Diable.

— « Pan ! pan ! »

La Mère du Diable parut, haute de sept toises, vieille comme un chemin, laide, laide comme le péché.

— « Un morceau de pain, Mère du Diable, pour l’amour de Dieu, de la sainte Vierge Marie, et de l’apôtre saint Pierre. »

La Mère du Diable avançait, la gueule ouverte.

Le jeune homme se mit à rire.

— « Mère du Diable, saute dans ma besace. »

La Mère du Diable sauta dans la besace, au premier commandement. Alors, le jeune homme retourna chez le forgeron, et posa la besace sur l’enclume.

— « Forgeron, passe-moi ton marteau du poids de cent quintaux. Prends le pareil, et frappons fort et ferme là-dessus.

— Pauvre, je n’ai rien à te refuser. Hardi ! Hô ! »

La Mère du Diable criait, à se faire entendre de cent lieues :

— « Aie ! aie ! aie ! Vous me brisez les os. Aie ! aie ! aie ! »

Les deux hommes frappaient toujours fort et ferme.

— « Hardi ! Hô ! »

Mais il est dit que la Mère du Diable ne mourra jamais. Pourtant, elle est née pour souffrir, comme les chrétiens. Sous les deux marteaux du poids de cent quintaux, elle criait toujours, à se faire entendre de cent lieues :

— « Aie ! aie ! aie ! Vous me brisez les os. Aie ! aie ! aie ! »

Quand la gueuse eut assez souffert, le jeune homme ouvrit la besace. La Mère du Diable décampa, pour ne revenir jamais, jamais.

Alors, le fils de la veuve se rendit seigneur et maître dans le beau château de la Mère du Diable. Cela fait, il retourna chez le forgeron.

— « Forgeron, tu m’as fait service. Voici pour toi mille pistoles. Voilà de plus mille quadruples, que tu vas porter à ma mère. Souhaite-lui bien le bonjour de ma part. Surtout, recommande-lui de ne se laisser manquer de rien. Moi, j’ai des affaires ailleurs. Je suis riche comme la mer. Il s’en va temps de me marier. »

Le forgeron partit, et le jeune homme retourna, pour y vivre en seigneur, dans le beau château de la Mère du Diable. Maintenant qu’il était riche comme la mer, il ne songeait qu’à se marier. Il courait les foires et les fêtes patronales, vêtu d’habits superbes, mais ne quittant sa besace ni nuit, ni jour. À force de courir, il rencontra la fille d’un comte, une demoiselle belle comme le jour, et honnête comme l’or. Aussitôt, le jeune homme en devint amoureux fou.

— « Bonjour, belle demoiselle. Je suis jeune, fort et hardi. Je suis riche comme la mer. Voulez-vous être ma femme ?

— Mon ami, je t’épouserais de bon cœur, si tu n’allais pas, comme les pauvres, la besace sur le dos.

— Belle demoiselle, tout par amitié, rien par force. Mais ne vous moquez pas de ma besace. Par sa vertu, si le cœur m’en disait, je pourrais vous forcer à faire en tout ma volonté. »

La belle demoiselle se mit à rire.

— « Mon ami, prouve-moi que tu dis vrai.

— Belle demoiselle, saute dans ma besace. »

La belle demoiselle sauta dans la besace, au premier commandement.

— « Mon ami, tu as dit vrai. Délivre-moi, je t’en prie.

— Belle demoiselle, je vous délivrerai, quand vous m’aurez juré d’être ma femme.

— Mon ami, je te le jure. Mais mon père n’y consentira jamais, jamais.

— Belle demoiselle, ceci me regarde. »

Le jeune homme délivra donc la belle demoiselle, et s’en alla trouver son père.

— « Bonjour, comte. Votre fille m’a promis d’être ma femme. Voulez-vous me la donner ?

— Insolent, ma fille n’est pas pour toi, qui t’en vas, comme un pauvre, la besace sur le dos.

— Comte, saute dans ma besace. »

Le comte sauta dans la besace, au premier commandement.

— « Grâce, mon ami ! Grâce ! Délivre-moi vite. Je te donne ma fille pour femme. »

Le jeune homme délivra le comte. Trois jours après, il épousait la belle demoiselle. Tous deux et leurs douze enfants vécurent longtemps, heureux et riches, dans le beau château de la Mère du Diable. La femme faisait de larges aumônes ; et le mari payait au grand prix tout ce dont il avait besoin. Mais, quand on ne voulait lui vendre une chose ni pour argent, ni pour or, le marché était bientôt fait.

— « Saute dans ma besace. »

La chose souhaitée sautait, au premier commandement, dans la besace, dont le maître payait la chose au grand prix, et tout était dit.

Vraiment, cela n’était pas bien.

Le seigneur du beau château de la Mère du Diable allait souvent à la pêche. Pour faire de grandes prises, il n’avait qu’à dire :

— « Poissons, sautez dans ma besace. »

Les poissons sautaient dans la besace, au premier commandement.

Mais, un jour, le pécheur tomba dans la rivière, et s’y noya. Aussitôt, il s’en alla frapper, sans peur ni crainte, à la grande porte du paradis.

— « Pan ! pan !

— Qui est là ? cria saint Pierre.

— Ami. L’homme à la besace. Vite, saint Pierre, ouvrez-moi la porte.

— Ah ! c’est toi, canaille. Au large ! Je t’avais commandé de faire bon usage de mon présent. Tu t’en es servi pour forcer des gens à te laisser, au grand prix, des choses qu’ils ne voulaient te vendre ni pour argent, ni pour or. Au large, bandit ! Tu n’entreras pas en paradis. »

Ainsi parlait saint Pierre. Mais le mort ne faisait qu’en rire.

— « Ta ta ta ta. Saint Pierre, ouvrez-moi vite la porte. »

Saint Pierre ne prit même plus la peine de lui répondre.

Alors, le mort appliqua l’ouverture de sa besace sur le trou de la serrure de la grande porte du paradis.

— « Saint Pierre, saute dans ma besace. »

Saint Pierre passa par le trou de la serrure, et sauta dans la besace, au premier commandement.

— « Là. Bien. Et maintenant, saint Pierre, si je n’entre pas en paradis, vous avez fini d’y retourner. »

Mais saint Pierre ne voulait pas se soumettre, et criait comme un aigle, dans la besace :

— « Ah ! gueux. Ah ! bandit. »

À ce tapage, le Bon Dieu vint jusqu’à la porte.

— « Tais-toi, criard. Tu m’assourdis.

— Bon Dieu, c’est moi. C’est moi, saint Pierre. Bon Dieu, le gueux que voici me tient prisonnier dans sa besace, et je n’en sortirai pas contre sa volonté. Mais c’est égal. Je ne veux pas me soumettre, car ce rien-qui-vaille ne mérite pas d’entrer en paradis.

— Saint Pierre, une fois n’est pas coutume. D’ailleurs, j’ai besoin de mon portier. Vite, vite, entrez tous deux, et que tout ce tapage soit fini[1]. »

  1. Dicté par Pauline Lacaze, de Panassac (Gers).