Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 3, 1886 Jean l’Imbécile
I
jean l’imbécile
l y avait, une fois, une femme qui avait
un garçon si simple d’esprit, qu’on l’avait
surnommé Jean-l’Imbécile. Un jour que
la mère s’en allait laver la lessive, elle dit, en partant :
— « Jean-l’Imbécile, garde la maison, et fais bouillir la marmite. Quand elle bouillira, tu graisseras les choux.
— Oui, mère. »
La mère s’en alla donc laver la lessive. Quand la marmite se mit à bouillir. Jean-l’Imbécile prit toute la graisse qui était dans les pots, et s’en alla graisser les choux du jardin.
Un autre jour, la mère lui dit :
— « Jean-l’Imbécile, je m’en vais à la foire. Garde la maison, et ne trouble pas l’oie, qui couve au coin du chauffoir[1].
— Non, mère. »
La mère partit donc pour la foire. Mais Jean-l’Imbécile voulut aller voir l’oie qui couvait, et cassa un œuf.
— « Oie, dit-il à la couveuse, ne le dis pas à ma mère.
— Couac ! faisait l’oie.
— Ah ! tu veux le lui dire. Si tu le lui dis, je te tue.
— Couac ! faisait toujours l’oie.
— Ah ! c’est ainsi. Attends, attends. »
Jean-l’Imbécile tordit le cou à l’oie ; mais, quand il l’eut fait, il pensa :
— « Maintenant, il me faut bien couver les œufs. »
Il se posa donc sur les œufs, et sa mère l’y trouva, quand elle revint de la foire.
— « Que fais-tu là, Jean-l’Imbécile ?
— Mère, l’oie est morte, et moi je couve les œufs. »
La mère le fit lever, et trouva les œufs tous cassés.
Un autre jour, la mère lui dit :
— « Jean-l’Imbécile, maintenant tu es en âge de te marier. Il te faut devenir dégourdi, et t’en aller au village, jeter quelques coups-d’œil aux filles, le dimanche, à la sortie de la messe.
— Oui, mère. »
En effet, le dimanche suivant, Jean-l’Imbécile se leva, dès la pointe de l’aube, s’en alla à l’étable, arracha les yeux à toutes les brebis, les mit dans ses poches, et partit pour la messe. Après le dernier évangile, il alla se planter sur la porte de l’église, et à mesure que les filles sortaient, il les accablait de coups d’yeux.
Un autre jour, la mère lui dit :
— « Jean-l’Imbécile, il faut vendre les bœufs. Mène-les à la foire, et demande-s-en la raison.
— Oui, mère. J’en demanderai la raison. »
Jean-l’Imbécile partit donc, avec sa paire de bœufs, et les mena à la foire.
— « Combien demandes-tu de tes bœufs, Jean-l’Imbécile ?
— Ma mère m’a dit d’en demander la raison.
— Quelle raison ?
— La raison. »
Alors, un affronteur lui donna un cornet de papier, plein de poux et de puces.
— « Tiens, Jean-l’Imbécile, voici la raison. »
L’affronteur emmena la paire de bœufs, et Jean-l’Imbécile s’en revint chez lui.
— « Tenez, mère. J’ai vendu les bœufs, et j’en ai tiré la raison. Je vous l’apporte dans ce cornet de papier. »
Un autre jour, la mère lui dit :
— « Jean-l’Imbécile, j’ai filé tout cet hiver, et j’ai fait tisser une pièce de toile. Il te faut aller la vendre à la ville.
— Oui, mère. »
Jean-l’Imbécile partit donc pour la ville, avec sa pièce de toile et un bâton. Il entra dans une église, et y vit une statue, toute peinte et dorée.
— « Monsieur, voulez-vous m’acheter ma toile ? »
Le vent entrait dans l’église, et faisait hausser et baisser la tête de la statue, de façon que Jean-l’Imbécile crut qu’elle lui faisait signe que oui.
— J’en veux trente écus. »
La statue haussait et baissait toujours la tête.
— « Vous me les paierez ? »
La statue haussait et baissait toujours la tête.
Alors, Jean-l’Imbécile crut le marché fini, laissa la pièce de toile au pied de la statue, et s’en revint chez lui.
— « Eh bien, mère. J’ai vendu la toile.
— Où est l’argent, Jean-l’Imbécile ?
— Mère, je l’ai vendue à crédit à un monsieur muet. Mais il m’a fait signe qu’il me paierait.
— Bête ! Tu n’en auras jamais un liard.
— Que si, mère. Je vous promets que je me ferai payer. »
Au bout de quinze jours, Jean-l’Imbécile repartit pour la ville, avec son bâton, et s’en alla à l’église. Mais le vent avait changé, et la statue, au lieu de hausser et baisser la tête, comme la première fois, la secouait sur ses épaules, comme qui dit non.
— « Eh bien, Monsieur, êtes-vous content de la toile ? »
La statue secouait la tête.
— « Non. Eh bien, il faut me la rendre. »
La statue secouait toujours la tête.
— « Non. Eh bien, il faut me la payer. »
La statue secouait toujours la tête.
— « Non. Ah ça ! tout ceci, c’est des bêtises. Rendez-moi ma toile, ou comptez-moi mon argent. »
La statue secouait toujours la tête.
Alors, Jean-l’Imbécile tomba sur la statue, à grands coups de bâton. Tout en frappant, il brisa un tronc, placé au bas, pour recevoir les aumônes. Il ramassa l’argent tombé à terre, et rentra chez lui.
— « Eh bien, mère. Je vous l’avais bien dit, que je saurais me faire payer. »
Un autre jour, Jean-l’Imbécile était sur un arbre, et il coupait, avec sa hachette, la branche même sur laquelle il était posé.
— « Jean-l’Imbécile, lui dit un homme qui passait, si tu continues de couper ainsi la branche même sur laquelle tu es posé, tu ne tarderas pas à tomber par terre. »
L’homme passa son chemin, et Jean-l’Imbécile continua de couper la branche, jusqu’au moment où il tomba par terre.
— « Cet homme, pensa-t-il, doit être un grand savant. Puisqu’il m’a prédit que j’allais tomber par terre, il peut bien me prédire quand je mourrai. »
Aussitôt, il courut après l’homme.
— « Homme, homme, dites-moi quand je mourrai.
— Jean-l’Imbécile, tu mourras au troisième pet de ton âne. »
Jean-l’Imbécile s’en revint chez lui, et trouva son âne, qui broutait sur le pâtus, devant la porte de la maison. Au bout d’un moment, l’âne péta.
— « Maintenant, dit Jean-l’Imbécile, je suis perdu au bout de deux pets. »
Au bout d’un moment, l’âne péta une fois de plus.
— « Je suis perdu s’il pète encore, dit Jean-l’Imbécile. À toute force, il faut l’en empêcher. »
Aussitôt, il courut chercher un pieu bien pointu, et l’enfonça, à coups de marteau, dans le cul de l’âne. Mais l’âne s’enfla tellement, et fit si grand effort, que le pieu sortit comme une balle, et traversa le pauvre Jean-l’Imbécile de part en part[2].