Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/L’Homme de toutes couleurs

VI

l’homme de toutes couleurs



Il y avait, une fois, un vieux bûcheron qui était veuf, et qui demeurait, avec ses sept fils, dans une cabane, au milieu d’un grand bois.

Un jour, le vieux bûcheron appela ses sept fils et leur dit :

— « Garçons, j’ai sué jusqu’à présent pour vous gagner du pain. Maintenant que vous êtes grands, allez travailler pour vivre. Moi, j’ai encore assez de force pour ne pas aller à l’aumône. Quand je n’en pourrai plus, je prendrai une besace, et je m’en irai quêter mon pain de porte en porte, comme faisait autrefois Notre-Seigneur Jésus-Christ.

— Père, nous sommes prêts à partir. Quand nous aurons de l’argent, nous vous en apporterons, et vous n’irez pas à l’aumône.

— Partez-donc, et que le Bon Dieu vous garde. Mais avant, je veux faire un présent à chacun de vous. »

Alors, le vieux bûcheron ouvrit son coffre, où se trouvaient un vêtement rapiécé de toutes couleurs, et une bourse contenant six pistoles. Il donna une pistole à chacun, en commençant par l’aîné des fils, de sorte qu’il n’y eut rien pour le plus jeune.

Ceux qui avaient reçu chacun leur pistole saluèrent leur père, et partirent. Alors, le vieux bûcheron dit au jeune homme qui attendait :

— « Garçon, prends ce vêtement rapiécé, et ne sois pas jaloux de tes frères. Tu seras l'Homme de toutes couleurs. »

Ce qui fut dit fut fait. L’Homme de toutes couleurs salua son père, et partit.

Au coucher du soleil, il arriva sur la lisière d’un grand bois, et s’assit au pied d’un chêne, pour y passer la nuit. L’Homme de toutes couleurs commençait à s’endormir, quand il entendit des cris et du bruit dans les branches. C’était une grive qui se désolait, auprès de son nid, parce qu’un serpent montait pour manger ses petits. Aussitôt, l’Homme de toutes couleurs prit son bâton, et coupa le serpent en deux.

Ce serpent était de l’espèce de ceux qui gardent l’or caché sous terre. Il avait dans le ventre douze doubles louis d’or, et autant de quadruples espagnoles.

— « Bon ! dit l’Homme de toutes couleurs, les doubles louis d’or seront pour moi, et les quadruples espagnoles pour mon père. »

Il se recoucha sous le chêne, dormit toute la nuit, et repartit au lever du soleil. Après trois heures de marche, il s’arrêta dans une auberge bâtie au bord de la route. Quand il eut mangé la soupe et bu bouteille, il paya la bourgeoise, et lui demanda son chemin.

— « Homme de toutes couleurs, si tu vas tout droit devant toi, dans trois jours tu seras à Paris. Si tu prends à droite, à midi juste, tu entreras dans le Pays de la Faim et de la Soif, et tu iras je ne sais où. »

L’Homme de toutes couleurs prit à droite. À midi juste, il arriva dans le Pays de la Faim et de la Soif. Là, il n’y a ni rivière, ni ruisseau, ni puits, ni fontaine. La terre y est sèche comme le pavé d’un four. Les hommes, les animaux, grands et petits, les herbes et les arbres, tout y meurt, cuit et rôti par le soleil.

Pendant trois jours et trois nuits, l’Homme de toutes couleurs marcha, sans manger ni boire. Alors, il trouva, couché par terre, un mort, qui tenait encore dans sa main droite une barre de fer forgé, du poids de neuf quintaux. L’Homme de toutes couleurs enterra le mort, pria Dieu pour lui, prit la barre de fer forgé du poids de neuf quintaux, et se remit en marche jusqu’au lendemain matin.

Au lever du soleil, il était sorti du Pays de la Faim et de la Soif. Mais il avait devant lui une montagne droite comme un mur, qui montait à plus de cent toises. Au pied de cette montagne, il aperçut une maison, dont les portes et les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes. C’était la maison du Corps sans âme, qui était sorti pour aller faire sa ronde.

L’Homme de toutes couleurs entra. Il prit une miche de pain sur la planche, descendit à la cave pour y tirer du vin, et se mit à manger et à boire. Cela fait, il monta au lit, avec la barre de fer forgé, du poids de neuf quintaux, à la portée de sa main, et s’endormit jusqu’à minuit. Alors, il fut réveillé par un grand tapage. C’était le Corps sans âme, qui revenait de faire sa ronde.

— « Ho ! ho ! ho ! Qui donc s’est rendu maître chez moi ? Attends, voleur, attends. Je vais te faire passer le goût du pain. »

Mais l’Homme de toutes couleurs avait déjà sauté à bas du lit, et empoigné la barre de fer forgé du poids de neuf quintaux. Alors, il y eut un grand combat, qui dura trois heures d’horloge. Enfin, le Corps sans âme fut porté par terre, d’un grand coup de barre sur la tête.

— « Homme de toutes couleurs, ne me fais pas souffrir davantage. Jamais tu ne pourras me tuer. Il est dit que je ne dois mourir qu’à la fin du monde, pour ne pas ressusciter. Ne me fais pas souffrir davantage, et je ferai tout ce que tu me commanderas.

— Eh bien, Corps sans âme, montre-moi par où l’on gravit la montagne. Mais marche droit, ou gare à la barre de fer forgé du poids de neuf quintaux. »

Alors, le Corps sans âme montra la bonne route à l’Homme de toutes couleurs, qui grimpa comme une chèvre, à travers les roches hautes et noires. Tout-à-coup, il aperçut un loup grand comme un taureau, qui arrivait vers lui au grand galop, et la gueule ouverte.

Que fit alors l’Homme de toutes couleurs ? Il brandit sa barre de fer forgé du poids de neuf quintaux, et, de toute sa force, il en déchargea un grand coup sur la tête de l’animal, qui tomba blessé à mort.

— « Homme de toutes couleurs, dit le loup, tu n’es pas le premier qui ait traversé, sans mourir, le Pays de la Faim et de la Soif, et qui ait fait la loi au Corps sans âme. De ceux qui sont arrivés jusqu’ici, j’en ai mangé beaucoup. Mais il y en a qui sont passés, et qui sont dans un endroit où tu arriveras bientôt. Maintenant, puisque je meurs de ta main, mange ma chair et bois mon sang ; car tu as besoin de courage, et tu n’as pas fini de souffrir. »

L’Homme de toutes couleurs attendit que le loup fût mort. Alors, il mangea sa chair et but son sang, et se sentit aussitôt pris d’une grande force. Une heure après, il était en-haut de la montagne, qui plongeait droit, à plus de cent toises de profondeur, sur une rivière large d’une demi-lieue. L’eau de cette rivière faisait un bruit terrible, et s’échappait aussi vite que le vent. De l’autre côté de l’eau, on voyait un pays si plaisant, si plaisant, que l’on aurait dit le paradis du Bon Dieu.

Sur le haut de la montagne, l’Homme de toutes couleurs trouva force gens, qui avaient dépensé tout leur courage pour arriver jusque-là. Il y en avait qui pleuraient, en s’agenouillant, les mains jointes, et qui criaient :

— « Mon Dieu ! mon Dieu ! Faites que nous passions. »

Alors, l’Homme de toutes couleurs pensa :

— « Le Bon Dieu n’assiste pas ceux qui lui laissent tout à faire. Ces gens-là ne passeront pas. »

Il y en avait qui tenaient toujours conseil, sans jamais se décider, et qui disaient :

— « Le tout est de bien partir. Ne nous pressons pas. Nous avons le temps. »

Alors, l’Homme de toutes couleurs pensa :

— « En voici qui parleront, sans jamais rien faire, jusqu’au jour du jugement. Il y a temps pour parler, et temps pour faire. Qui ne hasarde rien n’a rien. Ces gens-là ne passeront pas. »

Il y en avait qui disaient aux autres :

— « Plongeons tous à la fois. Aidons-nous les uns les autres. Nageons ensemble, tous ensemble. »

Alors, l’Homme de toutes couleurs pensa :

— « À ce contrat, il y a tout à donner et rien à prendre. Ces gens-là ne passeront pas. »

Il y en eut aussi deux ou trois, qui sautèrent en gens hardis. Mais au lieu de tirer tout droit devant eux, ils se retournaient vers ceux qui regardaient du haut de la montagne, et qui criaient :

— « À droite ! À gauche ! Pas comme ça. Vous êtes perdus. »

Ces gens-là ne passèrent pas, et l’eau les couvrit pour toujours.

Alors, l’Homme de toutes couleurs pensa :

— « Maintenant, je sais ce que je dois faire. » Il se cacha derrière un rocher, roula ses habits qu’il attacha sur son dos, fit le signe de la croix, et dit :

— « Hardi ! mon ami.

Guiraude,
La galette chaude,
Le piché plein,
Saute d’un plain[1]. »

Il sauta, sans peur ni crainte. Quand il fut revenu sur l’eau, il tira tout droit devant lui, nageant fort et ferme, comme un poisson, sans regarder derrière lui, sans écouter les cris des gens de la montagne. Une heure après, il s’habillait sur l’autre bord de la rivière.

Alors, l’Homme de toutes couleurs salua honnêtement les gens qui étaient de l’autre côté de l’eau. Mais ceux-ci se courroucèrent de voir qu’il était passé. Ils lui montraient le poing, et ils accablaient d’insultes. Mais lui ne faisait qu’en rire. Il se remit en chemin. Quand il eut marché pendant une heure, il rencontra un Nain barbu, qui n’avait pas deux empans de haut.

— « Homme de toutes couleurs, il faut me suivre.

— Avec plaisir, Nain. »

Tous deux marchèrent côte à côte, jusqu’à un grand trou noir, qui s’enfonçait bien loin sous terre. Ils descendirent longtemps, longtemps dans ce trou. Mais le Nain, qui marchait derrière, arrangeait les choses de manière à ce qu’après nul homme ne pût repasser par là, soit pour descendre, soit pour monter.

Enfin, l’Homme de toutes couleurs et le Nain arrivèrent en-bas, et virent une petite lumière. Aussitôt, ils marchèrent de ce côté. Pendant qu’ils marchaient, la lumière devenait toujours plus grande. Enfin, ils se trouvèrent sur le pas d’une grande porte, qui s’ouvrait sur un beau pays, où il y avait un grand château, et cent métairies à l’entour.

— « Homme de toutes couleurs, je te donne ce grand château et ces cent métairies à l’entour. Désormais, tâche de vivre content sous terre, car tu ne verras plus ni homme ni femme. »

Le Nain partit, et l’Homme de toutes couleurs s’en alla frapper à la porte du grand château. Aussitôt, une Main vint ouvrir la porte. Une autre Main le conduisit dans une grande salle où le couvert était mis, et le repas fut servi par une douzaine de Mains. Mais il n’y avait ni homme ni femme. Après dîner, l’Homme de toutes couleurs visita le grand château de la cave au grenier. Partout il vit d’autres Mains, qui travaillaient à la cuisine, qui prenaient soin des chambres, et autres choses pareilles. Dans la cour, il y avait une grande cage de fer, où était enfermé un aigle, attaché par la patte avec une chaîne. Des Mains lui apportaient deux fois par jour de la viande crue. Trois juments étaient à l’écurie, l’une blanche comme la neige, l’autre noire comme un corbeau, la dernière rouge comme le sang. Ces trois bêtes étaient aussi servies par des Mains, qui les étrillaient, leur faisaient la litière, et ne les laissaient manquer ni de foin, ni de paille, ni d’avoine. Mais il n’y avait ni homme ni femme.

L’Homme de toutes couleurs vécut ainsi bien longtemps dans le grand château, toujours seul, et bien las d’une vie pareille. Pour passer son temps, il descendait matin et soir à l’écurie ; et quand il avait soigné les trois juments, il allait porter de la chair crue à l’aigle enfermé dans la cage de fer. Ces quatres bêtes prirent tellement leur maître en amitié, qu’elles ne voulurent plus être servies par les Mains.

Un jour, l’aigle se mit à parler :

— « Homme de toutes couleurs, tu t’ennuies, toujours seul dans ce grand château. Penses-tu que je me divertisse, moi, toujours enchaîné par la patte, et enfermé dans cette cage de fer ? Délivre-moi. Je m’envolerai sur la terre, par le trou d’où tu es descendu. Chaque jour, je viendrai te donner des nouvelles de là-haut. »

L’Homme de toutes couleurs délivra l’aigle prisonnier, et lui dit :

— « Aigle, va dans mon pays chercher des nouvelles de mon père. Dis-lui que je suis prisonnier sous terre, et qu’il ne me reverra jamais, jamais. »

L’aigle partit, et rentra le même soir.

— « Homme de toutes couleurs, j’ai vu ton père. Il est bien vieux, et ne peut plus travailler. Trois de tes frères l’assistent autant qu’ils le peuvent. Mais ils ne gagnent pas assez pour le nourrir à rien faire. Aussi, le pauvre ancien prenait-il souvent la besace, et s’en allait-il quêter sa pauvre vie de porte en porte, comme faisait autrefois Notre Seigneur Jésus-Christ. Maintenant, j’ai mis bon ordre à tout, et cela n’arrivera plus. Je sais où me fournir, et ton père aura chaque jour sa provende.

— Merci, aigle. »

Depuis ce jour, l’Homme de toutes couleurs et l’aigle furent grands amis. Chaque matin, l’aigle partait pour ses affaires, et chaque soir il rapportait des nouvelles d’en haut. Un soir, il dit à son ami :

— « Homme de toutes couleurs, il se passe là-haut une chose qui mérite qu’on en parle. Il y a un roi qui a quatre filles, belles comme le jour. Un Nain lui a volé les trois aînées, et les a cachées je ne sais où. Mais la dernière est demeurée avec son père. Maintenant, écoute l’avis que le roi a fait tambouriner ce matin, dans toutes les paroisses de son pays. — « Ran plan plan, ran plan plan. Tous les hommes hardis et bons cavaliers, sont prévenus, de la part du roi, que pendant le mois prochain il y aura, dans la ville de Babylone, trois grandes courses de chevaux, une chaque dimanche. Celui qui gagnera trois fois la victoire épousera la fille du roi le dimanche après. »

Alors, l’Homme de toutes couleurs devint triste. Nuit et jour, il songeait à ce que l’aigle lui avait dit. Un matin, la jument rouge comme le sang s’aperçut que son maître pleurait.

— « Homme de toutes couleurs, je sais pourquoi tu pleures ; mais je puis te tirer de peine. Avec moi, tu gagneras la première course, car je sais un chemin particulier pour aller sous terre. Mais je n’y puis passer qu’une fois, aller et retour ; et il faut que tu me jures de revenir avec moi.

— Jument rouge comme le sang, je te le jure par mon âme.

— Eh bien ! partons. »

La jument rouge comme le sang partit plus vite que le vent, et elle arriva, une heure après, dans la ville de Babylone. C’était un dimanche soir. Les vêpres étaient finies, les courses commençaient, et il ne manquait pas de cavaliers pour disputer la victoire. Mais la jument rouge comme le sang volait toujours plus vite que le vent ; et elle était arrivée que les autres bêtes n’avaient pas fait encore cent pas. Alors, le peuple cria :

— « Vive l’Homme de toutes couleurs ! »

Mais la jument rouge comme le sang repartit plus vite que jamais. Une heure après, l’Homme de toutes couleurs était rentré sous terre, dans son grand château.

L’Homme de toutes couleurs redevint bien triste. Nuit et jour, il songeait à ce que l’aigle lui avait dit. Le dimanche après, la jument noire comme un corbeau s’aperçut que son maître pleurait.

— « Homme de toutes couleurs, je sais pourquoi tu pleures ; mais je puis te tirer de peine. Avec moi, tu gagneras la seconde course, car je sais un chemin particulier pour aller sous terre. Mais je n’y puis passer qu’une fois, aller et retour ; et il faut que tu me jures de revenir ici avec moi.

— Jument noire comme un corbeau, je te le jure par mon âme.

— Eh bien ! partons. »

La jument noire comme un corbeau partit plus vite que le vent. Pourtant, elle n’arriva que deux heures après dans la ville de Babylone. C’était le dimanche soir, et les vêpres étaient chantées. Les courses avaient commencé depuis une heure, et il ne manquait pas de cavaliers pour disputer la victoire. Mais la jument noire comme un corbeau partit plus vite encore que la jument rouge comme le sang ; et elle était arrivée que les autres étaient encore à moitié chemin. Alors, le peuple cria :

— « Vive l’Homme de toutes couleurs ! »

Mais la jument noire comme un corbeau repartit plus vite que jamais. Une heure après, l’Homme de toutes couleurs était rentré sous terre, dans son grand château.

L’Homme de toutes couleurs redevint bien triste. Nuit et jour, il songeait à ce que l’aigle lui avait dit. Le dimanche suivant, la jument blanche comme la neige s’aperçut que son maître pleurait.

— « Homme de toutes couleurs, je sais pourquoi tu pleures, et je pourrais te tirer de peine. Avec moi, tu gagnerais la troisième course, car je sais un chemin particulier pour aller sous terre ; et j’y puis passer une fois, aller et retour.

— Eh bien ! tire-moi de peine.

— Je ne veux pas.

— Je t’en prie. »

L’Homme de toutes couleurs pria tant et tant la jument blanche comme la neige, qu’elle finit par répondre :

— « Eh bien ! jure-moi de revenir ici avec moi.

— Jument blanche comme la neige, je te le jure par mon âme. »

La jument blanche comme la neige partit plus vite que le vent. Pourtant elle n’arriva que trois heures après, et en boitant, dans la ville de Babylone. C’était le dimanche soir, et vêpres étaient chantées. Les courses étaient presque finies, et il ne manquait pas de cavaliers pour disputer la victoire. La jument blanche comme la neige partit au petit pas, et en boitant. Alors, le peuple cria :

— « C’est dommage. L’Homme de toutes couleurs n’arrivera pas. »

Et l’Homme de toutes couleurs se désespérait, et criait :

— « Marche donc, jument blanche comme neige.

— Je ne puis pas, je suis boiteuse. »

Et l’Homme de toutes couleurs se désespérait toujours, car trois cavaliers n’avaient que cent pas à faire pour gagner la victoire. Alors, la jument blanche comme la neige hennit, et partit si vite, si vite, qu’on ne pouvait la suivre de l’œil. Le temps de dire Amen, et elle était arrivée avant toutes les autres bêtes. Alors, le peuple cria :

— « Vive l’Homme de toutes couleurs ! »

Mais la jument blanche comme la neige repartit plus vite que jamais. Une heure après, l’Homme de toutes couleurs était rentré sous terre dans son grand château.

L’Homme de toutes couleurs redevint bien triste. Nuit et jour il songeait à ce que l’aigle lui avait dit. Le dimanche après, l’aigle s’aperçut que son maître pleurait.

— « Homme de toutes couleurs, je sais pourquoi tu pleures, et je voudrais te tirer de peine. Par malheur, les chemins où les trois juments ont passé sont maintenant fermés pour toujours. Il ne reste que le trou par où tu es descendu avec le Nain. Tu vas monter à cheval sur mon dos, et je t’emporterai en volant. Mais ce n’est pas là un petit travail. Pour aller jusqu’au bout, j’aurai besoin d’être bien nourri durant le voyage. Emporte force viande crue, pour me panser en chemin. »

L’Homme de toutes couleurs alla chercher force viande crue, et monta sur le dos de l’aigle qui prit sa volée.

— « Hardi, mon aigle ! »

Et l’aigle volait droit et fort. À tout moment il criait : — « De la viande crue ! De la viande crue ! »

Et l’Homme de toutes couleurs le pansait, en criant toujours :

— « Hardi, mon aigle ! »

Cent toises au-dessous de terre, la pâture vint à manquer.

— « De la viande crue ! De la viande crue ! »

Alors, l’Homme de toutes couleurs tira son couteau, coupa un morceau de sa cuisse, pansa l’aigle, et lui fit boire son sang tout chaud. Cinq minutes après, tous deux arrivaient dans la ville de Babylone.

Il était huit heures du matin. Tout le monde avait ses habits des dimanches. Dans toutes les églises, les cloches sonnaient à grande volée, pour le mariage de la fille du roi.

— « Homme de toutes couleurs, dit le roi de Babylone, tu n’auras ma fille que lorsque tu m’auras rendu ses trois sœurs. »

Alors, l’aigle dit :

— « Attendez-moi là. »

L’aigle prit sa volée, et revint, une heure après, apportant par les cheveux le Nain barbu qui n’avait pas deux empans de haut. Le Nain frappa la terre du talon. Aussitôt parurent les trois juments : l’une blanche comme la neige, l’autre noire comme un corbeau, la troisième rouge comme le sang. Ces trois juments étaient les trois filles aînées du roi de Babylone, que le Nain avait changées en bêtes, pour les mieux cacher. Sur-le-champ elles reprirent leur première forme.

— « Homme de toutes couleurs, dit le roi de Babylone, je n’ai plus rien à te refuser. »

Alors, le mariage se fit. Jamais on n’a vu, jamais on ne verra le pareil. L’Homme de toutes couleurs envoya chercher son père. Il fit aussi venir ses trois frères, qui avaient assisté le pauvre homme, et chacun d’eux épousa une princesse. À la fin de la noce, qui dura tout un mois, l’aigle dit :

— « Homme de toutes couleurs, voilà longtemps que je te sers. Pourtant, tu ne m’as pas encore payé.

— Aigle, demande ce que tu voudras.

— Homme de toutes couleurs, donne-moi, pour bâtir mon nid, la plus haute tour de Babylone. Donne-moi aussi le Nain barbu, qui n’a pas deux empans de haut.

— Aigle, c’est juste. Prends ce qu’il te faut. »

Alors, l’aigle emporta le Nain barbu, qui n’avait pas deux empans de haut, sur la plus haute tour de Babylone. Là, il lui creva les yeux, et le rongea jusqu’aux os[2].

  1. Formulette usitée parmi les enfants de l’Armagnac, et de la Lomagne, quand ils prennent la course, pour sauter à pieds joints. Le piché est une mesure locale, contenant environ deux litres.

    Guiraudo,
    La coco caudo,
    Lou piché plen,
    Sauto d’un plen.

  2. Durant mon enfance, j’ai entendu réciter intégralement ce conte par une vieille repasseuse, la veuve Benoît, de Lectoure, qui venait en journée chez ma mère. Deux autres personnes, mortes comme la précédente, Jacques Bonnet, métayer à Lacassagne, et Pichou, carrier à Tané (commune de Lectoure), le savaient aussi tout entier, moins l’épisode des Mains. Un poète agenais, mort l’an dernier, M. J. B. Goux, m’a rapporté la même tradition, sauf la partie qui commence au serpent gardeur d’or, et finit à la rencontre du Nain. M. Goux tenait son récit d’une personne originaire d’Auvillars (Tarn-et-Garonne). Cette lacune était comblée par feue Bernarde Dubarry, de Bajonnette (Gers). Elle l’est encore, mais d’une façon moins complète, par Isidore Escarnot (Gers). En somme, j’ai restitué ce conte en juxtaposant ses fragments, dispersés dans la mémoire des divers narrateurs.