Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Sainte Foi et saint Caprais
X
sainte foi et saint caprais
l fut un temps où les chrétiens étaient
encore bien peu nombreux, dans la ville
d’Agen et le pays d’alentour. En ce
temps-là, les juifs et les païens commandaient en
maîtres. Leur chef était un géant haut de sept
pieds, noir et méchant comme Tartari[1]. Sous
peine de mort, il forçait tout le monde d’adorer
les idoles d’or et d’argent, les idoles des faux
dieux. Les pauvres chrétiens se cachaient où ils
pouvaient, dans les bois, dans les rochers, dans
les carrières abandonnées.
Si vous voulez savoir où demeurait alors le chef des juifs et des païens, je suis à même de vous contenter. Il demeurait rue Garonne[2], dans la maison qui appartenait autrefois à un chapelier, et qui depuis est passée à Clerc, le tailleur[3]. D’ailleurs, tout le monde vous attestera que je dis vrai.
Le chef des juifs et des païens avait une fillette de quinze ans, appelée Foi, une fillette belle comme le jour, et honnête comme l’or. Sans que son père en sût rien, Foi s’était fait baptiser. Par elle, les chrétiens étaient avertis chaque jour des dangers qui les menaçaient.
Foi faisait aussi de grandes aumônes, aux dépens de la table de son père. À dîner comme à souper, elle trouvait toujours moyen d’emporter, chaque fois, deux ou trois plats sous son tablier. Le père jurait à faire frémir, et tombait, à grands coups de bâton, sur ses servantes et ses valets.
— « Canailles ! voleurs ! gourmands ! Vous me ferez mourir de faim. »
Les valets et les servantes supportaient tout, par amitié pour Foi. Mais un jour, une vieille gueuse parla.
— « Maître, nous ne sommes ni des canailles, ni des voleurs, ni des gourmands. Si vous mourez de faim, la faute en est à votre fille qui, à dîner comme à souper, trouve chaque fois moyen d’emporter de votre table, sous son tablier, deux ou trois plats pour les pauvres.
— C’est bon. Demain, à l’heure du dîner, je saurai si tu m’as dit vrai.
En effet, le lendemain, à l’heure du dîner, le père ne quitta pas sa fille de l’œil.
— « Foi, qu’emportes-tu sous ton tablier ?
— Père, ce sont des roses et des fleurs.
— Voyons. »
Foi écarta son tablier. Mais il se trouva que, par un miracle du Bon Dieu, les plats qu’elle emportait pour les pauvres furent aussitôt changés en roses et en fleurs.
Alors, le père manda le bourreau et ses deux valets.
— « Carogne ! sorcière ! Tu as fini de mal faire. Bourreau, prends cette vaurienne. Va la faire cuire à petit feu, jusqu’à ce que son corps ne soit qu’un charbon. »
Le bourreau et ses deux valets obéirent. Ils prirent la pauvre fillette, et la menèrent hors ville, juste à l’endroit où plus tard on a bâti l’église de Sainte-Foi. Là, ils la couchèrent sur un gril de fer, et la firent cuire à petit feu. Mais Foi n’avait pas même l’air de souffrir. Elle chantait des cantiques, et regardait en l’air la sainte Vierge, et les angelots prêts à l’emporter en paradis.
Pendant que Foi chantait ainsi sur son gril de fer, un jeune chrétien, nommé Caprais regardait, caché dans les rochers du coteau qui domine la ville d’Agen, juste à l’endroit où l’on a bâti plus tard l’Ermitage[4].
Caprais ne pouvait revenir de tant de courage et pensait :
— « Mon Dieu ! Cette fillette de quinze ans chante, en cuisant à petit feu. Et moi, un homme, je crève de peur, et je me cache dans ces rochers, comme un grand lâche que je suis. Mon Dieu, si je dois mourir comme Foi, faites un miracle. Faites qu’aussitôt jaillisse, de ce rocher, une source vive et claire. »
Aussitôt, jaillit du rocher la source vive et claire, qui depuis coule et coulera jusqu’au jour du jugement[5].
Alors, Caprais comprit qu’il était marqué pour mourir.
Sans peur ni crainte, il descendit du coteau de l’Ermitage, et s’en alla trouver le chef des juifs et des païens.
En ce moment, le bourreau revenait de son travail avec ses valets.
— « Bonjour, maître. Vous êtes obéi. J’ai fait cuire votre fille à petit feu. Son corps n’est plus qu’un charbon.
— Bourreau, voici cent pistoles. J’ai fait un exemple sur ma propre fille. Avant peu, les autres chrétiens y passeront. »
Alors, Caprais parla.
— « Chef des juifs et des païens, je suis chrétien comme ta fille. Fais de moi ce que tu voudras.
— Bourreau, coupe la tête à ce bandit. »
Le bourreau et ses valets obéirent. Ils amenèrent Caprais sur la place Caillives[6], lui coupèrent la tête, la prirent par les cheveux, et la jetèrent dans un puits, creusé juste à l’endroit où vous voyez maintenant une pompe entre quatre bornes.
De la fenêtre d’une auberge, trois ouvriers regardaient.
Cette auberge appartient maintenant à Couleau.
Son travail fini, le bourreau partit avec ses valets. Alors, les chrétiens prirent le corps de saint Caprais, et l’emportèrent secrètement au Martrou, entre les églises de Saint-Caprais et de Sainte-Foi, juste à l’endroit où l’on a bâti depuis la chapelle des Pénitents gris. Le Martrou contenait aussi les reliques de beaucoup d’autres saints et martyrs[7], qui maintenant reposent dans les églises et les nouveaux cimetières.
Voilà où les chrétiens emportèrent secrètement le corps de saint Caprais. Mais ils ne purent retrouver sa tête.
Pendant longtemps, bien longtemps, nul ne savait où étaient les reliques de sainte Foi. Voici comment on les découvrit.
Un soir, un chiffonnier cheminait, avec son âne, juste à l’endroit où la pauvre fillette était morte, grillée à petit feu.
Le chiffonnier heurta du pied un gros charbon, noir et brillant comme le jais.
— « Bon. Voici une trouvaille qu’il vaut la peine de ramasser. »
Le chiffonnier ramassa le gros charbon, noir et brillant comme le jais, le jeta dans son sac, et le chargea sur son âne.
C’étaient les reliques de sainte Foi.
Le chiffonnier repartit, en suivant la route de Toulouse. Partout où il passait, les cloches des églises sonnaient, sans que personne les mît en branle.
Enfin, le chiffonnier arriva jusqu’à Moissac, ville du pays de Quercy[8], et s’en alla souper et dormir dans une auberge.
À Moissac, comme partout, les cloches des églises sonnaient, sans que personne les mit en branle.
Alors, les gens de Moissac se dirent :
— « Voici qui est bien étonnant. Cherchons quelle peut être la cause de tout ce bruit. »
Ils cherchèrent, cherchèrent partout. Enfin, ils finirent par découvrir le chiffonnier dans son auberge.
Les cloches des églises sonnaient toujours, sans que personne les mît en branle.
— « Chiffonnier, qu’as-tu dans ton sac ?
— Gens de Moissac, j’ai dans mon sac un gros charbon, noir et brillant comme le jais.
— Chiffonnier, fais-nous-le voir. »
Le chiffonnier obéit. Les cloches des églises sonnaient toujours, sans que personne les mît en branle.
— « Chiffonnier, ce sont là, peut-être, les reliques de sainte Foi d’Agen.
— Gens de Moissac, je ne vous démentirai pas. Si vous dites vrai, prions Dieu qu’il fasse taire vos cloches. »
Les gens de Moissac et le chiffonnier prièrent Dieu. Aussitôt, les cloches se turent.
— « Chiffonnier, va remettre ces reliques où tu les as prises. Surtout, ne manque pas d’avertir l’évêque d’Agen. »
Le chiffonnier obéit. Il alla remettre les reliques où il les avait prises, et avertit l’évêque d’Agen, qui vint les chercher en procession, et les porta dans sa cathédrale.
Voilà comment furent découvertes les reliques de sainte Foi.
Voici maintenant comment fut retrouvée la tête de saint Caprais.
Quand ils eurent vu travailler le bourreau et ses valets, de la fenêtre de l’auberge de la place Caillives, les trois ouvriers dont j’ai parlé déjà, réglèrent leur dépense avec l’hôtesse. Chacun paya son écot en monnaie de cuir, comme il était d’usage en ce temps-là. Ces pièces étaient de forte valeur, et l’hôtesse rendit leur reste aux trois ouvriers, toujours en monnaie de cuir.
Cela fait, les trois ouvriers allèrent se promener sur le coteau de l’Ermitage. Là, ils se couchèrent et s’endormirent.
Les trois ouvriers dormirent ainsi durant sept cents ans.
Les gens d’Agen, qui regardaient d’en-bas vers le coteau de l’Ermitage, voyaient trois hommes couchés, et dormant à terre. Mais quand ils s’en approchaient, ils ne voyaient plus que trois grandes pierres blanches.
Au bout de sept cents ans, les trois dormeurs se réveillèrent.
— « Ah ! Nous avons dormi longtemps. L’heure est venue d’aller manger la soupe à l’auberge de la place Caillives. »
Tous trois redescendirent du coteau de l’Ermitage. Dans la ville d’Agen, tout le monde les regardait, à cause de leurs longs cheveux, de leurs longues barbes, et de leurs habits à la mode du temps passé.
— « Bonjour, hôtesse. Vite, trois écuelles de soupe. Vite trois bouteilles de vin.
— Avec plaisir mes amis. »
Leur repas fini, les trois ouvriers tirèrent chacun sa monnaie de cuir.
— « Tenez, hôtesse. Payez-vous.
— Mes amis, vous voulez rire. Ce n’est pas là de la monnaie.
— Hôtesse, comment, ce n’est pas là de la monnaie ? Que vous faut-il donc ?
— Mes amis, il me faut de bonnes pièces blanches d’argent. Il me faut de bons sous de cuivre.
— Hôtesse, la monnaie que nous vous offrons, vous nous l’avez donnée hier vous-même, en nous rendant notre reste.
— Mes amis, vous ne savez ce que vous dites.
— Hôtesse, nous disons la vérité. Aussi vrai que le bourreau et ses deux valets ont jeté dans ce puits la tête de Caprais, vous nous avez donné hier en nous rendant notre reste la monnaie que nous vous offrons.
— Mes amis, vous ne savez ce que vous dites.
— Hôtesse, laissez-nous faire. Vous allez voir. »
Aussitôt, l’un des trois ouvriers enroula la corde du puits à sa ceinture, et ses deux camarades le descendirent au fond. Cinq minutes après, il remontait avec la tête de saint Caprais.
Alors, le peuple assemblé se mit à battre des mains et à crier :
— « Au miracle ! Au miracle ! »
Le même jour, l’évêque d’Agen vint chercher en procession la tête de Caprais, et la porta dans l’église bâtie en l’honneur de ce saint[9].
Sous cette église, il y a la mer. Des mariniers agenais se sont trouvés passer par là, un soir de dimanche, à l’heure des vêpres. Ils ont entendu la musique de l’orgue, et reconnu les voix des enfants de chœur et des chantres.
- ↑ Sur Tartari, voir le présent recueil, note 1, t. II, p. 36
- ↑ Rue d’Agen.
- ↑ On y montre encore la prétendue chambre de sainte Foi.
- ↑ Cet Ermitage existe toujours, et fait partie d’un couvent de Carmes, dispersés en vertu des décrets du 29 mars 1880.
- ↑ Cette source coule toujours à l’Ermitage.
- ↑ Place de la ville d’Agen, s’ouvrant par une ruelle sur la rue Molinier.
- ↑ Le Martrou est, en effet, une crypte fort ancienne ; mais aucun indice archéologique ne permet de la dater exactement.
- ↑ Le Bas-Quercy. Moissac est maintenant un chef-lieu d’arrondissement du Tarn-et-Garonne.
- ↑ Raconté par ma belle-mère, Madame Lacroix, née Pinèdre. Cette légende est encore fort populaire à Agen. L’ancienne collégiale de Saint-Caprais remplace maintenant, à Agen, la vieille cathédrale détruite, et placée sous l’invocation de saint Étienne.