Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Les Esprits

I

les esprits



Les imbéciles ne prennent pas garde aux chats ; mais les gens avisés s’en méfient. Beaucoup de ces bêtes-là ont fait un contrat avec le Diable, qui les paie pour veiller toute la nuit, et faire sentinelle, quand les Mauvais Esprits s’assemblent. Nul n’est en état de dire au juste ce que les chats reçoivent de gages, ni ce qu’ils en font. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le Diable les invitera à dîner le Mardi-Gras. Voilà pourquoi il est si rare de voir un chat ce jour-là.

Maintenant, vous comprenez pourquoi, tout le long du jour, les chats sommeillent ou font semblant, l’hiver au coin du feu, l’été au premier endroit venu. Ils sont fatigués d’avoir patrouillé toute la nuit, autour des granges et des étables, dans les caves et dans les greniers. Vous comprenez aussi qu’avec de si bonnes sentinelles, les Mauvais Esprits sont presque toujours avertis à temps pour s’en aller. Voilà pourquoi ceux que nous pouvons voir ne paraissent pas souvent, et s’évanouissent comme un éclair.

Il y a, en effet, des Mauvais Esprits que l’homme peut voir, et d’autres qu’il ne verra jamais. Je ne parle pas des sorcières et des loups-garous, qui ne sont que des gens liés par un contrat avec le Diable. Je parle des Fantômes, des Peurs et des Dracs, que l’on a vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il y a aussi la Marrauque et la Jambe-Crue, qui rôdent, le soir, autour des métairies, et derrière les meules de paille, pour voler les petits enfants, qu’elles vont manger je ne sais où. Voilà les Mauvais Esprits que l’homme peut voir.

Il y en a d’autres dont je ne sais pas le nom, et que nous entendons, sans les voir. L’été, ils dansent, au clair de la lune, dans les prés, dans les champs, et sur la cime des arbres. L’hiver, ils demeurent tout le long du jour dans les greniers, dans les fours et les trous de mur ; et ils n’en sortent que la nuit, pour faire grincer et battre les portes et les fenêtres.

Il y a aussi des Mauvais Esprits, que l’homme voit sans se douter de rien. Ceux-ci ont le pouvoir de prendre toutes sortes de formes, de se changer en bêtes, en arbres, en pierres, et autres choses pareilles. On les prend pour ce qu’il ne sont pas, et on passe sans y faire attention. Si vous ne croyez pas cela, je ne suis pas embarrassé de vous en donner la preuve.

Vous connaissez le moulin d’Aurenque[1] aussi bien que moi. Un jour, la mécanique des meules se détraqua. Alors, le meunier se dit en lui-même :

— « Voici qui est bien ennuyeux. Mais plaie d’argent ne fait pas mourir. Il y a, à Condom, un fameux charpentier pour moulins. J’irai le chercher cette nuit. Demain, je le ramènerai, et quatre jours ne se passeront pas sans que mes meules rentrent en danse. »

Alors, le meunier s’en alla dans l’écurie, étrilla son plus beau cheval, le bâta, et lui donna double picotin d’avoine. Cela fait, il s’habilla de neuf, but et mangea comme un homme qui doit aller loin, et revint à l’écurie mettre la bride à son cheval. C’était au temps du mois mort[2]. Il faisait noir comme dans un four. Sur le coup de onze heures de la nuit, le meunier monta à cheval, armé d’un coutelas, car il lui fallait traverser de grands bois, et il craignait les mauvaises rencontres de loups et de voleurs.

En traversant le Ramier[3], tout alla bien. Le meunier content, tira sur la bride du côté de Lamothe-Goas[4], et ne tarda pas à sommeiller sur le bât, car le cheval allait au pas. Combien de temps le cavalier dormit-il ainsi ? Jamais il n’a pu le dire. Quand il se réveilla, il était prisonnier, serré de tous côtés par de grands chênes, par des arbres couchés et des branches mortes, par des ronces et des épines, si pressées, si pressées, qu’un serpent ou une vipère n’auraient pu y trouver passage. Les feuilles sèches tremblaient ; les branches se rompaient ou claquaient. Les buissons, que nulle serpe n’avait jamais émondés, égratignaient le cavalier et le cheval, sans leur permettre de faire un pas.

Le meunier comprit alors qu’il était tombé dans une assemblée de Mauvais Esprits, qui prennent toutes sortes de formes. Il tira sur la bride, n’éperonna plus sa bête, et attendit le jour en priant Dieu.

Jusqu’à la pointe de l’aube, le meunier fut tourmenté de mille façons. Quand le chant du coq mit les Mauvais Esprits en fuite, le cavalier se trouva, sans savoir comment, au milieu du grand chemin, et à demi-portée de fusil du château de Lamothe-Goas.

La dame de ce château (c’était une veuve fort charitable) manda le chirurgien de la Sauvetat[5], qui soigna le meunier pendant sept jours. Elle envoya aussi un valet à Condom, avertir le charpentier pour moulins ; de sorte que la mécanique était réparée, le matin même où le meunier rentra chez lui[6].

  1. Hameau de la commune de Castelnau d’Arbieu (canton de Fleurance), sur la rivière du Gers.
  2. Le mois de décembre.
  3. Forêt entre Lectoure et Fleurance.
  4. Château de l’ancien pays de Condomois, canton de Fleurance (Gers). Lamothe-Goas était jadis un comté.
  5. Bourg de l’ancien comté de Gaure, actuellement compris dans le canton de Fleurance (Gers). Les communes de la Sauvetat et de Lamothe-Goas sont contiguës.
  6. Dicté par feu Cazaux, de Lectoure.