Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886.djvu/Le Serpent
VII
le serpent
l y avait, autrefois, dans la Montagne[1],
un serpent long de cent toises, plus gros
que le tronc d’un vieux chêne, avec des
yeux rouges, et une langue en forme de grande
épée. Ce Serpent comprenait et parlait les langages
de tous les pays ; et il raisonnait mieux
que nul chrétien n’est en état de le faire. Mais
il était plus méchant que tous les Diables de
l’enfer, et si goulu, si goulu, que rien ne pouvait
le rassasier.
Nuit et jour, le Serpent vivait au haut d’un rocher, la bouche grande ouverte, comme une porte d’église. Par la force de ses yeux et de son haleine, les troupeaux, les chiens, les pâtres étaient enlevés de terre comme des plumes, et venaient plonger dans sa gueule. Cela vint au point, que nul n’osait aller garder son bétail, à moins de trois lieues de la demeure du Serpent.
Alors, les gens du pays s’assemblèrent, et firent tambouriner dans tous les villages.
— « Ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan. Celui qui tuera le Serpent sera libre de toucher, pour rien, sur la Montagne, cent vaches, avec leurs veaux, cent juments avec leurs poulains, cinq cents brebis, et cinq cents chèvres. »
En ce temps-là, vivait un jeune forgeron, fort et hardi comme Samson, avisé comme pas un.
— « C’est moi, dit-il, qui me charge de tuer le Serpent, et de gagner la récompense promise. »
Que fit le forgeron ? Sans être vu du Serpent, il installa sa forge dans une grotte, juste au-dessous du rocher où demeurait la male bête. Cela fait, il se lia, par la ceinture, avec une longue chaîne de fer, et plomba solidement l’autre bout dans la pierre de la grotte.
— « Maintenant, dit-il, nous allons rire. »
Alors, le forgeron plongea dans le feu sept barres de fer, grosses comme la cuisse, et souffla ferme. Quand elles furent rouges, il les jeta dehors. Par la force des yeux et de l’haleine du Serpent, les sept barres de fer rouges, grosses comme la cuisse, s’enlevèrent de terre comme des plumes, et vinrent plonger dans sa gueule.
Mais le forgeron fut retenu par sa chaîne, et il rentra dans la grotte.
Une heure après, sept autres barres de fer rouges, grosses comme la cuisse, s’enlevèrent de terre comme des plumes, et vinrent plonger dans la gueule du Serpent. Mais le forgeron fut retenu par sa chaîne, et il rentra dans la grotte.
Ce travail dura sept ans. Les barres de fer rouges, grosses comme la cuisse, avaient enfin mis le feu dans les tripes du Serpent. Pour éteindre sa soif, il avalait la neige par charretées ; il mettait à sec les fontaines et les gaves. Mais le feu reprenait dans ses tripes, chaque fois qu’il avalait sept nouvelles barres de fer rouges, grosses comme la cuisse.
Enfin, la male bête creva. De l’eau qu’elle vomit, en mourant, il se forma un grand lac.
Alors, les gens du pays s’assemblèrent, et dirent au forgeron :
— « Forgeron, ce qui est promis sera tenu. Tu est libre de toucher pour rien, sur la Montagne, cent vaches, avec leurs veaux, cent juments, avec leurs poulains, cinq cents brebis, et cinq cents chèvres. »
Un an plus tard, il ne restait plus que les os du Serpent, sur le rocher dont il avait fait sa demeure. Avec ces os, les gens du pays firent bâtir une église. Mais l’église n’était pas encore couverte, que la contrée fut éprouvée, bien souvent, par des tempêtes et des grêles, comme on n’en avait jamais vu. Alors, les gens comprirent que le Bon Dieu n’était pas content de ce qu’ils avaient fait, et ils mirent le feu à l’église[2].