BISMARCK ET LA PAPAUTÉ
LA GUERRE (1870-1872)

III[1]
LES VIEUX-CATHOLIQUES
LEURS PREMIÈRES VICTOIRES


I

Bismarck, à la fin de juin 1871, n’attendait plus rien de Rome, ni des catholiques dévoués à Rome, Mais d’autres Allemands s’offraient à lui, qui persistaient à se croire catholiques, et qui, séparés du Saint-Siège, affectaient de retrouver un point d’attache dans le passé de l’Eglise en s’étiquetant « vieux-catholiques. » A leur sujet, toute la Bavière s’agitait, et même déjà certains coins de Prusse ; Bismarck, sans se livrer à eux, — se livra-t-il jamais à personne ? — commença de les écouter, de les repu ter intéressans, et ce premier regard, fugitif encore et lointain, qu’accordait à ces consciences protestataires un chancelier jusque-là distrait, le conduisit à prendre certaines mesures qui, dans le recul de l’histoire, apparaissent comme les premiers actes du Culturkampf.

« Le grand homme d’État, écrivait dès le début de 1872 le pasteur Fabri, eût difficilement commencé cette lutte, s’il n’avait pas compté en même temps sur un allié religieux, le vieux-catholicisme. »

Ces vieux-catholiques, qui faisaient ainsi leur entrée dans la politique ecclésiastique de l’Allemagne, doivent tout d’abord être étudiés : et puisqu’ils interviennent en quelque façon comme le troisième facteur du Culturkampf, nous devons, comme nous l’avons fait pour Bismarck et comme nous l’avons fait pour les nationaux-libéraux, remonter en arrière, afin de les mieux connaître. Leur histoire d’ailleurs était courte encore, au moment où Bismarck s’y inséra ; elle tenait tout entière en douze mois.

Le 21 juillet 1870, l’archevêque Scherr, rentrant à Munich, recevait en audience les professeurs de la faculté de théologie. « Nous allons donc de nouveau travailler pour la Sainte Église, dit-il à Dœllinger. — Oui, reprit le prévôt, pour la vieille. — Il n’y a qu’une Église, répliqua l’archevêque : il n’y en a pas une vieille et une nouvelle. » — « On en a fait une nouvelle, » maintint Dœllinger. Et, sur ce mot, les professeurs chargés d’instruire les futurs prêtres prirent congé du prélat. Entre l’épiscopat revenu de Rome et la « science allemande, » le premier contact était un choc.

Dœllinger craignait que, si la « science » se taisait, les « Jésuites » ne triomphassent ; il décida, dès la fin de juillet, quarante-deux universitaires laïques de Munich à déclarer publiquement que la liberté avait manqué au Concile, que l’unanimité morale avait fait défaut à ses décisions, que l’Écriture, que la tradition s’insurgeaient contre l’infaillibilité, et qu’à leur tour ils faisaient insurrection. L’Écriture, la tradition, n’avaient guère préoccupé jusque-là plusieurs des manifestans, dont l’incroyance était notoire.

Sur le Rhin, d’autres opposans firent écho. Deux professeurs de la faculté de théologie de Bonn, Dieringer et Reusch, rédigèrent une courte formule qui accusait le Concile de n’avoir été ni libre, ni unanime : elle fut votée dans une assemblée de laïques que groupèrent, dans la petite ville de Kœnigswinter, l’avocat Adams et le pédagogue Stumpf, puis reproduite dans la Gazette de Cologne, dont les colonnes furent ouvertes pour les adhésions ; en quatre mois, 1 359 signatures s’alignèrent.

Parallèlement aux laïques, les théologiens et les canonistes prenaient un rendez-vous ; Dœllinger le fixait à Nuremberg pour le 25 août 1870. Douze répondirent à son appel. Les philosophes Baltzer et Knoodt, qui ne pardonnaient pas à Rome d’avoir condamné Gunther, devaient naturellement accourir. À côté d’eux survint un autre günthérien, moins affiché, mais non moins tenace : c’était Reinkens, de Breslau : en mars, traduisant le De consideratione de saint Bernard, il s’était retranché derrière ce docteur pour essayer de persifler la papauté ; en juillet, il avait rédigé un projet de déclaration et publié une brochure contre l’infaillibilité. M. Friedrich, professeur à l’université de Munich, avait, durant la plus grande partie du Concile, vécu dans l’intimité du cardinal de Hohenlohe : il pouvait apporter à Nuremberg la chronique secrète de l’assemblée, telle que bientôt il devait la livrer au public. Un autre de ses collègues, Reischl, semblait représenter avec lui les théologiens de Bavière. Deux exégètes étaient venus de Bonn : Langen et Reusch. La route était longue du lycée de Braunsberg à Nuremberg : deux professeurs pourtant avaient fait le voyage : Dittrich et Michelis. Un mois avant, Michelis, « homme pécheur, mais ferme dans la sainte foi catholique, » avait accusé Pie IX, devant l’Eglise de Dieu, d’être un hérétique et un dévastateur de l’Eglise ; il se hâtait vers Nuremberg pour soutenir l’accusation. Le cardinal Schwarzenberg, enfin, avait expédié de Prague deux spécialistes laïques, et un moine, le Prémontré Mayer. Singulièrement divers d’humeur et d’allure, Michelis et Mayer avaient tous deux, jusqu’au bout, manié contre l’« ultramontanisme » l’arme de la brochure ; l’un, parlant allemand, emporté par sa fougue naturelle, visait et trouvait un vaste public ; l’autre, parlant latin, assagi par sa science même de théologien, n’avait brigué d’autres lecteurs que les Pères du Concile. Vaincus l’un et l’autre, il leur restait cette consolation, d’échanger l’aveu de leurs amertumes, de leurs déceptions fatales.

Ces douze apôtres de l’anti-infaillibilisme acceptèrent une déclaration rédigée par Dœllinger ; non contens de répéter à leur façon les reproches ordinaires dont le Concile était l’objet, ils accusaient l’infaillibilité elle-même de léser les droits des évêques et d’ériger en articles du Credo les actes pontificaux du temps passé, relatifs à la puissance du Pape sur les rois, à la liberté de conscience, aux privilèges du clergé dans la société civile. La déclaration de Nuremberg était le premier acte où ce parti d’Eglise s’essayait à parler en avocat de l’Etat.

Langen, Reusch, Reischl, défendirent que leurs signatures fussent publiées ; un certain découragement oppressait l’assemblée. Lecture y était donnée d’une lettre du Bénédictin Haneberg, le savant orientaliste, qui sept ans plus tôt, avec Dœllinger, avait organisé à Munich le fameux congrès des savans catholiques ; il persistait à critiquer la marche du Concile, à en déplorer l’issue, et il se déclarait très supérieur aux menaces de déposition dont il pouvait être l’objet ; mais il observait que le « libéralisme anticatholique » accueillait désormais les anti-infaillibilistes comme des complices. « Nous devons avoir égard au peuple catholique, continuait-il, à ce peuple qui prie, qui visite les églises, qui observe les commandemens ; toute démarche contre le Concile serait pour ce peuple un grand scandale. Prédicateur, confesseur, supérieur de monastère, pourrais-je achever ma vie en troublant les âmes pieuses ? » Il disait aussi qu’en un siècle d’anarchie tel que celui qu’on traversait, il était possible, après tout, que la Providence eût permis, pour donner une leçon d’ordre, l’exaltation de la primatie papale. D’ailleurs, concluait-il, on pourrait peut-être n’adhérer aux décrets tant discutés que sous réserve de l’approbation des conciles généraux : une porte, ainsi, demeurerait ouverte, pour les aspirations mortifiées et froissées.

La réunion épiscopale de Fulda, qui se tint le 30 août sous la présidence de Melchers, comprenait neuf prélats ; ils concertèrent une lettre collective aux fidèles et décidèrent d’exiger de tous, spécialement des prêtres et des professeurs encore hésitans, la soumission aux décrets conciliaires. Huit évêques absens donnèrent leur assentiment. Au début de septembre, il restait en Allemagne cinq prélats dont l’attitude demeurait incertaine : c’étaient Deinlein, de Bamberg ; Beckmann, d’Osnabrück ; Fœrster, de Breslau ; Forwerk, vicaire apostolique à Dresde, et Hefele, de Rottenburg. Le Vatican, patient, les laissait en repos ; les laïques rhénans et le professeur Reinkens, plus impatiens, voulurent qu’ils s’agitassent ; à Bonn, le 23 septembre, un curieux comité s’improvisa, pour expédier un message à Deinlein, à Hefele, ainsi qu’aux cardinaux autrichiens Rauscher et Schwarzenberg, à Greith, l’évêque de la Suisse allemande, et pour leur témoigner qu’on escomptait leur tenace résistance. On les acculait, sommairement, à être pour ou contre Rome. La démarche du comité de Bonn accéléra leur soumission ; en vain lord Acton, dans une habile brochure qui paraissait en septembre, s’essayait-il à les embarrasser en mettant sous les yeux du public d’assez nombreuses citations des mémoires qu’ils avaient naguère présentés au Concile contre le projet de définition ; Ketteler, tout de suite, relevait le gant, raffermissait dans les esprits éblouis la véritable doctrine sur l’Eglise enseignante et justifiait, tout à la fois, la ténacité que ses collègues et lui avaient mise à discuter, et celle que désormais ils mettaient à obéir A la fin de septembre, parmi ces prélats en qui résidait le dernier espoir de la fronde, Hefele seul refusait encore de plier le genou devant le pape infaillible.

Dès ce moment, la soumission du plus grand nombre des professeurs était chose certaine, sinon même acquise : la science catholique allemande, qui trois mois plus tôt, peut-être, aurait appuyé une mobilisation de l’épiscopat contre le Concile, allait se ranger avec discipline derrière l’épiscopat soumis. « Personne ne veut un schisme, disait Reithmayr, le professeur de Munich ; abandonnons les choses à leur propre ruine ; si Pie IX vient à mourir, toutes ces histoires disparaîtront dans le sable ; on les oubliera volontiers... » Il y avait quelque finesse dans cette irrévérence boudeuse et chagrine ; Reithmayr avait apparemment le sentiment que le schéma de l’infaillibilité terminait une lutte, qu’il était oiseux de la prolonger, que si les hommes le voulaient, l’Eglise, poursuivant sa marche rassérénée, oublierait l’existence, parmi ses fidèles et même parmi ses pasteurs, d’une majorité et d’une minorité, et que ces deux mots déplaisans pâliraient et s’effaceraient sous l’éclat décisif de cet autre mot : l’unité.


II

Hefele, seul parmi les évêques d’Allemagne, se résignerait-il à garder une attitude de vaincu ? A vrai dire, dans l’esprit de l’Eglise, une décision dogmatique ne fait ni vainqueurs, ni vaincus. La victoire est chose éphémère ; tantôt ses ailes planent, et tantôt elles se brisent. La définition dogmatique a la prétention d’être immuable, et de pacifier pour l’éternité. Elle impose silence aux mots d’ordre provocateurs, de quelque côté qu’ils s’essaient. Ses partisans, non moins que ses adversaires, y trouvent une occasion de se recueillir, et même de s’amender. La veille encore, dans l’exaltation qu’ils mettaient au service de leur opinion, se glissait je ne sais quoi de personnel ; dans l’effort même qu’ils dépensaient pour provoquer l’éclosion d’une vérité nouvelle, il entrait, fatalement, quelque chose d’humain, un certain attachement à leur sens propre, un parti pris de tout essayer pour n’avoir point à battre en retraite, et même, si l’on veut, ce fanatisme inconscient du penseur qui tient à faire régner sa pensée. Mais au moment précis où leur opinion devient dogme, où leurs voix humaines se fondent et se perdent dans cette voix conciliaire que l’Eglise répute divine, ils ne sont rien de plus que des fidèles vis-à-vis de cette définition dogmatique dont ils furent en partie les ouvriers ; tout à l’heure ils se dressaient en disant : « Placet, cela est mon avis ; » maintenant, ils tombent à genoux en disant Credo, et voici qu’ils ont, à l’égard du nouvel article de foi, les mêmes devoirs que les hésitans, les mêmes devoirs que les rebelles. L’hommage de leur docte dialectique ne suffit plus ; cette définition réclame d’eux, comme de tous les autres, un acte d’humble croyance, un Amen agenouillé ; aux yeux des observateurs superficiels, ils avaient certains airs d’inventeurs, et les voilà qui redeviennent des enseignés ; l’article de foi, dans la genèse duquel ils eurent une part de labeur, nivelle toutes les obéissances, y compris la leur ; du coup, leur exaltation s’est purifiée, parce que la nature de leur adhésion a changé ; ils croient, non parce qu’ils pensaient hier ce qu’il faut croire aujourd’hui, mais parce que l’Eglise dit qu’il faut croire ; leur pensée personnelle, à la minute précise où elle semble triomphante, abdique devant la pensée collective d’un concile inspiré ; c’est ainsi que, dans l’intention de l’Eglise, la vérité dogmatique nouvelle ne se présente jamais comme l’insolent programme d’un parti victorieux, mais comme aspirant à être le partage de tous les esprits, le bénéfice de toutes les consciences, la richesse désormais séculaire de toutes les âmes.

De longs mois durant, l’âme de Hefele fut un champ de bataille sur lequel, peu à peu, de telles réflexions prévalurent. « Ce que j’ai à faire n’est pas obscur pour moi, écrivait-il à Dœllinger le 10 août 1870. Je ne reconnaîtrai jamais le nouveau dogme sans les limitations que nous désirons ; je nierai la liberté et la validité du concile. Les Romains peuvent me suspendre, ils peuvent m’excommunier ; peut-être Dieu aura-t-il la bonté de rappeler de la scène de ce monde le Perturbator ecclesiæ. » Et il appelait de ses vœux une résistance des évêques, une active protestation des savans. Il se rendait compte, le 14 septembre, que la résistance des évêques avait définitivement fléchi. « Qu’on me suspende, si l’on veut, disait-il au cardinal Schwarzenberg ; je puis avoir tort, mais je veux, comme un loyal Souabe, descendre dans la tombe, plutôt que donner un faux témoignage par crainte de Rome. » Deux mois se passaient, et, le 11 novembre, il affirmait encore à ses correspondans de Bonn : « Je ne proclamerai pas le nouveau dogme dans mon diocèse : la plupart l’ignorent ; à l’exception d’un petit nombre, — qui sont surtout des nobles, — le peuple ne s’en soucie même pas, et est très content que l’évêque se taise. » Le nonce de Munich lui demandait quand il ferait sa soumission ; Hefele se raidissait dans le silence. Il commençait, pourtant, à sentir son isolement. « Prendre une position schismatique, protestait-il le 3 décembre, je ne le veux ni ne le puis. Il n’y a pas de schisme, même, à proprement parler ; ceux qui, individuellement, persistent dans leur opposition, sont trop éparpillés, et la masse des laïques, même des prêtres, est trop indifférente. » Il s’enquérait auprès de Simor, auprès de Dupanloup, de ce qu’ils faisaient : Simor et Dupanloup ne répondaient pas. « Je croyais servir l’Église catholique, écrivait-il à Dœllinger le 25 janvier 1871, et je ne servais que la caricature que le romanisme et le jésuitisme en ont faite. Les Romains me maltraitent en me refusant la faculté de donner des dispenses matrimoniales. Que s’inquiète-t-on à Rome de la conscience des gens, pourvu qu’on satisfasse son ambition ? » La marche même du temps abrégeait la patience romaine, et devant Hefele se resserrait l’alternative : quitter son siège d’évêque, et en même temps l’Église, ou bien se soumettre.

Alors que déjà son clergé le « bombardait » et commençait à le traiter de schismatique, il se débattait encore contre cette impérieuse alternative, il ne voulait pas prendre un parti ; il ne voulait pas que Dœllinger en prît un. « Vous et Friedrich, écrivait-il à Dœllinger le 11 mars 1871, ne vous laissez pas, s’il est possible, jeter hors de l’Église ; ainsi, si de nouveau souffle un meilleur vent, vous serez déjà dans la place. Je ne puis penser à ceci : Dœllinger, qui depuis si longtemps, alors que d’autres dormaient encore, combattait à l’avant-garde pour l’Église catholique, Dœllinger, le premier des théologiens allemands, l’Ajax de l’ultramontanisme, va être suspendu, excom, munie, et cela par un archevêque qui n’a pas la centième partie de sa valeur. C’est abominable ! » Hefele aspirait à n’être ni infaillibiliste, ni schismatique ; Hefele rêvait l’impossible. Le grand-duc de Bade fit essayer près de lui certaines démarches pour qu’il tînt bon contre Rome. Mais du fait même de ses temporisations indociles, sa chère faculté de théologie de Tubingue, dont pendant près de trente ans il avait été le professeur avant d’en être l’évêque, périclitait ; il avait quelque droit de supposer que sa propre attitude déterminerait l’attitude de Rome à l’endroit de Tubingue. Et si Bade souhaitait que Hefele devînt un révolté, il paraissait évident que, tout près de lui, le gouvernement wurtembergeois ne désirait nullement l’embarras d’un schisme. Le seul évêque de l’Allemagne qui songeait à résister au Concile, appartenait au seul État de l’Allemagne auquel répugnait profondément l’idée d’une persécution religieuse, à cet Etat wurtembergeois où l’on devait sentir à peine la répercussion du Culturkampf.

Partout, les attitudes se dessinaient et les décisions se fixaient : la plus grande partie des représentans de la « science allemande » acceptaient l’infaillibilité ; quelques-uns, qui la répudiaient, s’en allaient de l’Église. Dans son lointain évêché de Rotlenburg, Hefele trouvait que ceux qui s’inclinaient faisaient un acte grave, et que les autres, aussi, en faisaient un. Il savait que là-bas, en Ermeland, dès septembre 1870, Thiel et Hipler avaient fait adhésion ; que plus près de lui, à Munich, le mois de novembre avait été marqué par la soumission de Reischl, de Reithmayr, de Haneberg, et qu’à Bonn, en janvier, ce même professeur Dieringer, qui naguère provoquait la déclaration de Kœnigswinter, avait docilement évolué vers la correction doctrinale. L’évêque, angoissé, se demandait s’ils avaient bien considéré, dans leur empressement à s’agenouiller, tout ce qu’ils devaient à la « science » et à leur propre passé. Mais combien terribles, d’autre part, étaient les mesures d’exil auxquelles d’autres exposaient leurs consciences ! Ces autres, qui laissaient se murer les portes de l’Eglise devant leurs âmes désormais déracinées, c’étaient, à Bonn, Langen, Reusch et Knoodt, frappés par l’archevêque de Cologne avant la fin de 1870 ; c’étaient, à Breslau, Baltzer et Reinkens, contre qui sévissait, dès novembre 1870, le prince évêque Fœrster ; c’étaient, à Munich, Dœllinger et M. Friedrich, excommuniés par l’archevêque Scherr les 17 et 18 avril 1871. Sommé de se soumettre, Dœllinger avait, à deux reprises, réclamé certains délais pour mûrir sa décision ; patiemment, Scherr les avait consentis. « Comme chrétien, comme théologien, comme historien, comme citoyen, je ne puis accepter la doctrine de l’infaillibilité, avait signifié Dœllinger à la date du 28 mars ; » et il proposait la réunion d’une conférence dans laquelle il était tout prêt à discuter et à se défendre ; des théologiens, des historiens laïques, non moins capables que les théologiens de constater scientifiquement ce qu’est la tradition, et un fonctionnaire d’Etat, choisi parmi les spécialistes en droit canon, l’écouteraient, l’interrogeraient et apprécieraient ; Scherr pourrait présider, si bon lui semblait. De toute évidence, le professeur et l’archevêque parlaient deux langues différentes : celui-ci, au nom de Rome, réclamait une soumission ; celui-là était tout prêt à improviser un tribunal de savans auquel il en appellerait des décisions conciliaires et devant lequel il se dresserait comme une sorte de procureur général de la science, du germanisme, et des droits de l’État : « Des milliers dans le clergé pensent comme moi, ajoutait Dœllinger ; et parmi les laïques, des centaines de milliers. »

Se grisant de ces calculs, que ne vérifia pas l’avenir, Dœllinger oubliait ce que six ans plus tôt il écrivait à l’historien Cantù : « Moi, me séparer de l’unité de l’Église ! Vous ne croirez certainement pas que je déshonorerai ainsi le reste de mes jours en agissant et enseignant autrement que dans les quarante années antérieures. » Le membre écouté du parlement de Francfort et de l’assemblée épiscopale de Wurzbourg, l’orateur précis et chaleureux qui avait, en 1848, défini et revendiqué les libertés de l’Église allemande contre les indiscrètes bureaucraties d’État, semblait ne jeter le gant, aujourd’hui, à la majorité du Concile, dont le jugement était devenu celui de l’Église, que pour se mettre au service des susceptibilités de l’Etat. En voulant, même, qu’un fonctionnaire bavarois dît son mot dans la chimérique conférence où serait discutée et jugée l’œuvre œcuménique, ne rouvrait-il pas la porte à ces bureaucraties contre lesquelles s’étaient insurgés, jadis, son éloquence et son zèle ? « Les idées théocratiques, insistait-il, ont contribué à la ruine du Saint-Empire, et si elles prévalaient parmi les catholiques d’Allemagne, un germe morbide, incurable, contaminerait l’Empire nouveau. »

Vingt-neuf ans auparavant, la jeune éloquence de Hefele, député à la Chambre wurtembergeoise, avait, elle aussi, sommé l’Etat de laisser l’Eglise en paix ; sa vieillesse d’évêque allait-elle contredire sa jeunesse et favoriser un mouvement qui déjà tendait et qui sûrement aboutirait à refaire du pouvoir civil l’arbitre des dogmes et des consciences ? Hefele savait que s’il se soumettait au Concile, il serait accusé de palinodie ; on dirait qu’il foulait aux pieds ses scrupules d’érudit. Mais faire comme Dœllinger, n’était-ce pas donner un démenti à tout un passé d’homme d’Eglise, n’était-ce pas effacer de sa propre vie les heures fécondes où il avait travaillé pour l’émancipation de l’Eglise ? On peut supposer que l’esprit de Hefele se débattait dans ces contradictions accablantes, lorsqu’il lut une brochure écrite par Fessier, le propre secrétaire du Concile. Cette brochure, qui s’intitulait : La vraie et la fausse infaillibilité, le calma et le rassura. A l’encontre, il apercevait « un parti qui, sans cran d’arrêt, de plus en plus clairement, se laissait glisser vers un schisme, avec l’alliance pernicieuse d’élémens étrangers. » Hefele préféra l’Eglise telle que la présentait Fessier.

Le 10 avril 1871, l’église de Rottenburg et la faculté de Tubingue furent informées, par un mandement, que l’illustre historien des conciles s’inclinait devant la dernière assemblée du Vatican ; et cet acte, qui rendait à Hefele « la paix intérieure, » consacra l’harmonie de l’épiscopat allemand. A Eichstadt, du 7 au 9 mai, se réunissaient ou se faisaient représenter les évêques de tout l’Empire : ils affirmaient, dans une lettre pastorale, qu’en face de l’orgueil de la science allemande la décision du Concile était providentielle. On avait espéré qu’ils s’insurgeraient contre la définition, et voici qu’ils en venaient, au contraire, à en proclamer l’opportunité.

La « science, » ainsi, subissait une première défaite : elle avait détaché de Rome une poignée de fidèles, et c’était tout. Les appuis dont elle s’était flattée dans les hauts cercles de l’Eglise se dérobaient ; elle ne pouvait plus compter que sur la complaisance des Etats. Dans la quinzaine même qui avait suivi la proclamation de l’infaillibilité, l’Autriche avait déchiré les rares pages du Concordat qui étaient encore intactes ; le pouvoir avec lequel jadis elle avait contracté lui semblait si radicalement transformé par les décisions œcuméniques. Qu’à proprement parler il n’existait plus ; il y avait aux yeux de l’Autriche une papauté nouvelle, différente de celle qui avait négocié et signé l’acte concordataire de 1855. La Monarchie apostolique sur laquelle Pie IX, quinze ans plus tôt, fondait de si flatteuses espérances, lui signifiait ainsi, tout à la fois, qu’elle ne le connaissait plus et qu’elle le connaissait encore ; et la thèse qu’elle laissait entrevoir au sujet des effets juridiques du Concile devait, dans la suite, offrir une aide puissante aux revendications des vieux-catholiques. Car, logiquement parlant, si le droit public admettait que le catholicisme de 1871 n’était plus celui de 1869, tous les titres de propriété, droits ou privilèges de l’Eglise pourraient être réclamés par une société religieuse qui prétendrait être l’équivalente exacte, et dès lors l’héritière normale, de cette Eglise de 1869, à laquelle le Concile avait « substitué une Eglise nouvelle. » Mais l’Autriche fut la première à se dérober à cette logique ; et la thèse même qu’elle soutenait fit l’effet d’une aventure, où les autres Etats ne la suivirent pas.

Aussi tout d’abord la science des vieux-catholiques insista-t-elle moins sur les conséquences juridiques de ce qu’on était convenu de nommer les nouveautés conciliaires que sur leurs conséquences politiques ; et les anti-infaillibilistes se présentèrent comme les défenseurs de l’Etat menacé par la théocratie.

Ils exhumaient le droit pontifical du moyen âge, et ils l’accusaient. Leurs réquisitoires, très détaillés, très passionnés, aspiraient à faire trembler les princes sur leur trône et les bourgeois dans leurs fauteuils : il n’est pas de souverain non catholique, y lisait-on, qui puisse désormais être sûr de son pouvoir ; il n’est pas de citoyen non catholique dont la vie, la liberté, la fortune, l’honneur, soient désormais en sécurité. On eût dit qu’ils s’essayaient à semer la panique, pour qu’en face de l’ « idole du Vatican, » l’humanité menacée se ressaisît. A les lire, on risquait de considérer comme des documens pontificaux, revêtus du sceau de l’infaillibilité, certains propos ou certains écrits qui n’engageaient que les souverains temporels des Etats romains, ou qui se rattachaient, soit aux prérogatives de suzeraineté, soit aux fonctions d’arbitrage, exercées durant de longs siècles par les successeurs de Pierre.

Dans les meetings où les orateurs vieux-catholiques prodiguaient leur éloquence inquiète, on montrait l’Allemagne réelle, guettée, traquée, bouleversée par l’intrusion romaine. « La guerre de Trente ans, déclarait à Munich, devant une nombreuse assemblée, le philosophe Jean Huber, fut due surtout aux machinations des Jésuites ; maintenant qu’en Allemagne nous sommes devenus un, ne nous laissons pas séparer par ces machinations. » Il semblait, à entendre les vieux-catholiques, qu’en l’année 1870 les destins ironiques avaient tout en même temps exalté l’Empire, et mis entre les mains du Pape les moyens de l’humilier, sinon de le détruire, et que l’auguste geste des pontifes du moyen âge, donnant ou retirant la couronne impériale, avait été légitimé, consacré, presque déifié, par l’assemblée conciliaire. Aux portes du nouvel édifice impérial, les vieux-catholiques veillaient en volontaires, et pareils à ces soldats qui brûlent de faire une campagne, ils espéraient un jour former l’avant-garde d’une vigoureuse offensive antiromaine.


III

Il y avait en Allemagne un souverain tout prêt à les équiper : c’était Louis II de Bavière. Il déployait, pour plaire à la « science, » les mêmes coquetteries que d’autres rois pour plaire à leur peuple. Durant les cinq mois qui séparèrent la proclamation de l’infaillibilité et celle de l’Empire, il songea beaucoup plus à l’affront dont gémissait la « science » qu’à celui qui se préparait pour son royaume. La Prusse, dès son avènement, avait su grouper autour de lui d’habiles courtisans de ses vanités intellectuelles. Delbruck, qui venait le sonder, en octobre 1870, au sujet de la future Allemagne, constatait que les schémas conciliaires absorbaient l’esprit du monarque. « Vous êtes mon Bossuet, » écrivait-il à Dœllinger, le 28 février 1871, en déplorant l’humilité de Haneberg devant les décisions romaines ; et lorsque, deux mois après, le prévôt de saint Boni face fut excommunié, Louis II désira formellement qu’il continuât ses fonctions sacerdotales. Doellinger, plus froid, s’y refusa. Le comte de Bray, président du ministère, ne s’associait nullement aux parades théologiques où le Roi trouvait tant d’attrait ; mais le crédit de cet homme d’Etat, qui manquait de souplesse devant la Prusse, branlait singulièrement. Le cabinet personnel de Louis II tenait autant de place, dans les destinées de la Bavière, que le conseil des ministres : il y avait là, à côté du monde officiel, un gouvernement officieux, occulte, indépendant et parfois souverain, une sorte de secret du Roi, comme on eût dit au XVIIIe siècle ; et ce secret du Roi, c’était en réalité le secret de la Prusse. Car la Prusse, lentement et sûrement, s’était faufilée dans le palais des Wittelsbach, par les portes de service et les corridors des chambellans ; et ce n’était pas dans Bray, mais dans Lutz, ministre des Cultes et de l’Instruction, qu’elle faisait reposer sa confiance.

Lutz, fils d’un maître d’école, avait hérité de son père une certaine jalousie instinctive à l’endroit des grands ; le prince de Hohenlohe, son coreligionnaire politique cependant, en fut victime. Mais ce sentiment même, inconscient peut-être en lui, devait le rendre d’autant plus accessible à leurs avances occultes, à leurs sollicitations, à leurs sourires, à toute la série d’habiles courtoisies qui devant lui les amèneraient à se faire petits. Il était bon juriste, subtil et tenace, trop logicien sans doute, mais c’était à ceux qui se serviraient de lui de l’apprendre à compter avec les opportunités et d’obtenir que sa dialectique lucide, au lieu d’aboutir prématurément à des conclusions impolitiques, s’évadât et s’attardât, lorsqu’il le faudrait, dans le commode maquis des paperasses, Lutz, tel quel, par ses qualités et par ses travers mêmes, pouvait être un bon serviteur pour Bismarck.

Il demeurait personnellement étranger aux manies théologiques de son Roi. Son attitude, à l’origine, consistait à ne pas connaître les décisions conciliaires. Un prêtre du diocèse d’Augsbourg, Renftle, curé de Mering, affectait de se révolter contre le Concile et entraînait avec lui sa petite paroisse : Lutz, en dépit de l’évêque Dintel, le maintint dans sa cure. Renftle voulut que tous les enfans fussent contraints de suivre son catéchisme ; Dintel conjurait qu’ils en fussent tous dispensés ; Lutz les renvoya dos à dos, et n’exempta des leçons de Renftle que les enfans dont les parens le souhaiteraient. Un dogme que les évêques de Bavière avaient publié sans demander le placet n’existait pas pour Lutz. Mais il y a des ignorances systématiques qui sont nécessairement éphémères ; c’est par une sorte d’abstraction factice que l’on s’y cantonne, jusqu’à ce qu’on en soit débusqué par l’inévitable poussée des réalités.

Deinlein, évêque de Bamberg, réclama le placet pour publier le dogme : il fallut que Lutz répondît, qu’il motivât son refus, qu’il se mît en présence du dogme, et qu’il avouât partager les susceptibilités politiques des vieux-catholiques. « Il est impossible, déclarait-il expressément, de voir dans ce décret dogmatique une pure question de conscience et de doctrine religieuse, question toute spirituelle qui n’intéresserait pas le temporel : le ministère doit plutôt partager l’opinion de ceux qui y reconnaissent une altération essentielle des rapports entre l’Etat et l’Eglise et un péril pour les fondemens politiques et sociaux de l’Etat. » Ainsi se dévoilait, entre Lutz et la fronde théologique, une « communauté d’opinion, » qui d’ailleurs ne pouvait surprendre personne, puisqu’un ministère dont faisait partie Lutz, et que présidait Hohenlohe, avait effectivement fait effort, naguère, pour entraver le Concile. Le 10 avril, les vieux-catholiques de Munich, qui disaient être 12 000, représentèrent à Louis II, dans une adresse, les périls de la nouvelle doctrine pour la constitution du royaume. Il y avait là un point sur lequel Louis II, Lutz, les vieux-catholiques pensaient de même, et le pacifique Grégoire Scherr, archevêque de Munich, regrettant assurément son ancienne cellule de bénédictin, pronostiquait avec douleur, dans une lettre au Roi, de grands troubles dans l’État, une apostasie en masse, une persécution, La hiérarchie romaine allait être conduite, par le respect naturel de ses propres sacremens, à priver de l’absolution, du viatique, des obsèques religieuses, tels de ses fidèles d’hier, aujourd’hui rebelles aux dogmes ; ou bien à déclarer excommuniés les vieux-catholiques qui en appelaient à Louis II des verdicts épiscopaux : un conflit avec l’Etat, dès lors, paraîtrait plus proche encore. Car ces vieux-catholiques ainsi traités, se cramponnant, tenacement, à la seule Église catholique que connût l’État bavarois, prétendraient avoir droit aux faveurs spirituelles de cette Eglise et réclameraient de l’État qu’il les leur assurât ; ou bien ils diraient : « Nous voilà excommuniés pour avoir usé du droit de pétition au Roi, » et ils réclameraient de l’État qu’il les vengeât. Les évêques, de leur côté, dans une lettre du 15 mai, insistaient auprès du Roi pour qu’il supprimât le placet et cessât de se mêler des choses d’Église ; leur vœu comportait une réponse. Les questions issues du Concile obsédaient Lutz, elles le cernaient, elles le pressaient, elles recelaient le germe de querelles interminables, non moins troublantes pour le calme de sa chancellerie que pour la paix du royaume ; elles l’aigrissaient contre l’Église, et les Grenzhoten notaient avec joie que Louis II et le ministère ne se faisaient pas représenter à la procession de la Fête-Dieu. Cette bouderie contre le Très-Haut annonçait peut-être une prochaine rupture avec son vicaire.

Mais était-il possible que cette Bavière désormais « confédérée, » cette Bavière prussienne à demi, osât combattre et même vaincre, sans avoir consulté Bismarck ? Les propres temporisations de Bismarck forcèrent l’État bavarois, quelque terreur que lui inspirât le péril romain, de temporiser à son tour.


IV

Car au temps où le roi de Bavière s’était occupé du Concile, Bismarck, lui, avait affecté de s’en désintéresser et prié son ministre Arnim de rester tranquille. En fait de théologie catholique, la Bavière avait des idées ; la Prusse n’en avait point ; et laissant à l’érudit Louis de Bavière la jouissance de consulter la science, la Prusse, elle, dans le choix qu’elle ferait un jour entre le Pape et la fronde, ne consulterait que la politique. Elle avait senti surgir, dès le lendemain du Concile, certaines difficultés entre la hiérarchie romaine et les universitaires hostiles.

S’immiscer en ces disputes, n’était pas du goût de Mühler, ministre des Cultes et de l’Instruction publique, et protestant de nuance orthodoxe. Lorsque le 13 juillet le professeur Reinkens, de Breslau, s’était plaint à Berlin que sa traduction du De consideratione de saint Bernard fût déférée à une commission épiscopale, Mühler, alléguant qu’il s’agissait là de questions purement religieuses, avait refusé de faire des remontrances au prince évêque Fœrster ; et puis, le 6 août, après avoir officieusement agi sur Fœrster pour que Reinkens fût laissé en paix, il expédiait à celui-ci le bon conseil de suspendre la publication de l’écrit de polémique qu’il projetait sur l’infaillibilité. C’était d’ailleurs trop tard ; Reinkens venait de perpétrer ce nouveau délit. Mais Mühler, quelque inopportune que fût dès lors son importunité, s’était conduit en ministre pacifique, habile à pressentir les susceptibilités, soit pour les calmer, soit pour les conjurer. Il rassurait Bismarck, dès que celui-ci faisait mine de s’inquiéter.

Le 25 septembre, Bismarck, dans son étape de Ferrières, s’enquérait si les évêques avaient publié les décrets du Concile, et si l’on risquait d’en ressentir quelque préjudice politique. « Il n’y a qu’à attendre, répondait en substance le ministère des Cultes ; c’est avec le temps que les conséquences pratiques apparaîtront. » Bismarck n’insistait point, et rêvait d’autre chose.

En novembre, Mel chers, archevêque de Cologne, dépouillait de sa cure un prêtre anti-infaillibiliste, nommé Tangermann, et le remplaçait immédiatement. La Prusse avait la partie belle pour intervenir, car depuis longtemps, alléguant certains titres juridiques, elle revendiquait contre l’archevêque un droit de patronat sur cette cure-là. Mühler pourtant n’intervint point, et, longtemps dans la suite, les vieux-catholiques lui reprochèrent d’avoir aidé la hiérarchie à affamer le curé Tangermann. On eut ici la preuve qu’il ne cherchait pas les chicanes. Il laissait évêques et curés se débrouiller entre eux, et l’Eglise ne demandait rien de plus.

Mais les rapports entre évêques et professeurs donnaient lieu à des difficultés plus complexes. Si un évêque dénonçait à l’Etat, comme le fit Fœrster pour Reinkens, l’anti-infaillibilisme d’un professeur, l’Etat répondait le 12 novembre, d’après les instructions personnelles de Bismarck : « Ce sont des questions dogmatiques, qui ne nous regardent pas. » Et si l’évêque ensuite, considérant que du moins elles le regardaient, enlevait au rebelle, avec la mission canonique, le droit de former les jeunes prêtres, l’Etat répétait, par la plume de Mühler et même de Bismarck : « Il y a là des questions où je n’ai rien à voir, et je n’ai pas à ratifier un jugement épiscopal, en privant à mon tour un de mes professeurs du droit d’enseigner. Reusch et Langen, professeurs à Bonn, avaient été frappés par l’archevêque Melchers, Le sénat universitaire s’inquiéta de cette atteinte contre la « libre science, » et le curateur Beseler fit appel au « bras vigoureux de l’Etat prussien. » Mühler estima que Reusch et Langen, avant d’être nommés à Bonn, avaient juré une certaine profession de foi, et que Melchers n’aurait pas dû leur imposer des exigences nouvelles sans prendre l’avis du ministère : Reusch et Langen, destitués par l’Eglise, furent maintenus en fonctions par l’Etat.

Un incident plus grave peut-être surgissait dans le diocèse d’Ermeland : le prêtre Wollmann, chargé par l’Etat et par l’évêque Kremenlz d’enseigner la religion aux lycéens de Braunsberg, demeurait rebelle au Concile ; et quelques instances que lui prodiguât l’évêque, les autorités scolaires lui faisaient savoir, le 24 décembre, qu’il avait le droit de tenir bon. Près de trois mois passèrent ; un autre maître de religion, Treibel, adoptait l’attitude de Wollmann. Krementz, à bout de patience, leur enleva à tous deux la « mission canonique. » Derechef Mühler intervint et déclara, le 27 mars, que cet acte épiscopal ne pouvait avoir aucun effet juridique sur la situation de Wollmann et de Treibel : deux aumôniers révoqués par l’évêque étaient ainsi maintenus par l’État. Krementz, en avril, expédia lettre sur lettre, pour obtenir, au moins, qu’on lui permît d’installer, à ses frais, parallèlement à ces deux suspects, deux autres maîtres, authentiquement romains ; ou bien qu’on supprimât l’enseignement religieux : l’Etat se taisait, et de par la volonté de l’Etat, Wollmann et Treibel continuaient de parler religion, au nom de l’Eglise, devant les petits lycéens de la Prusse orientale. Ainsi, à l’Ouest et à l’Est de la Prusse, deux conflits se prolongeaient : l’Etat continuait de proposer aux séminaristes de Bonn et d’imposer aux écoliers de Braunsberg l’enseignement de certains maîtres qu’il étiquetait officiellement catholiques, et que l’Eglise ne reconnaissait plus comme tels. Rien, à vrai dire, ne paraissait irréparable, tant que les pétitions de Krementz demeuraient à l’étude et n’étaient pas formellement repoussées.


V

Il y eut bien des lettres en retard, durant les mois de mai et juin 1871 : les évêques de Bavière en attendaient une de Lutz ; Krementz en attendait une de Mühler ; et, de part et d’autre, on avait lieu de s’impatienter. Mais une impatience primait toutes les autres : celle de Bismarck, voulant savoir, sur l’heure, si le Vatican, oui ou non, blâmait le Centre ; le silence de Lutz et le silence de Mühler ne cesseraient qu’après celui d’Antonelli. Les délais dont se plaignait l’épiscopat d’Allemagne coïncidaient avec d’autres délais, dont Bismarck faisait un grief au Vatican. La fin de juin révéla, — un précédent article l’a raconté, — qu’Antonelli n’accorderait rien à Bismarck. Ainsi donc, dans l’arène du Reichstag, où le chancelier ne voulait voir que des partis purement politiques et préoccupés du développement national, une fraction nouvelle se démènerait, qu’il accusait d’être indifférente aux questions d’intérêt général, et soucieuse, uniquement, de certaines visées religieuses : il jugeait le Vatican responsable pour l’existence de ce « coin romain qui s’enfonçait dans la chair allemande, » et c’est à l’Église romaine qu’il en demanderait compte, sans ménagemens ni délais. Il se disait en son cœur courroucé : Oui, les vieux-catholiques ont raison, l’Église romaine est périlleuse pour l’État ; et la preuve, c’est que le Centre existe. Il n’avait pas besoin, lui, d’argumens historiques, comme l’érudit couronné qui régnait sur la Bavière ; il avait là, sous les yeux, une réalité politique. Sa robuste main, sa main conductrice d’hommes, aspirait à maîtriser, par le simple jeu des rênes, tout l’attelage parlementaire ; et tous se laissaient conduire, sauf une demi-douzaine de rouges, justiciables du fouet, et sauf cette bande de noirs, qui n’avaient pas les préoccupations communes du reste de l’attelage. La marche de l’Empire risquait d’être cahotée, et la faute en serait aux ultramontains, la faute en serait à Pie IX.

, Immédiate fut la vengeance, à Berlin, puis à Munich. Le premier élan de colère, ainsi qu’il advient souvent, entraîna le gouvernement prussien dans une route où six mois plus tard il dut reculer, accusé par tous d’avoir fait une sottise. Une lettre officielle, le 29 juin 1871, partait à l’adresse de l’évêque Krementz : elle était signée Mühler, mais elle coïncidait avec la déception de Bismarck. L’État prussien signifiait au prélat que les leçons de religion données par le prêtre Wollmann demeuraient obligatoires pour tous les élèves du gymnase ; que ce prêtre enseignait exactement tout ce que naguère, par un commun accord entre l’État et l’Église, il avait été désigné pour enseigner ; et qu’aucune exigence nouvelle n’était admissible. Ainsi, dans une institution jadis fondée par des libéralités catholiques, dans le seul collège de la région qui ménageât aux enfans catholiques l’instruction secondaire, un enseignement religieux leur était imposé, hostile au Credo de l’évêque.

« Vous reprenez la politique de l’empereur Julien, ripostait Krementz à la Prusse, le 9 juillet : il y a des enfans que les familles ne voudront pas livrer au schisme et qu’elles ne pourront pas, faute de ressources, envoyer dans des gymnases plus lointains ; ces enfans catholiques, vous les condamnez à l’ignorance, comme Julien jadis y condamna les chrétiens. Votre décision, concluait-il, est une négation des principes suivis auparavant par la Prusse dans les questions confessionnelles : elle est un premier pas, fatal, sur une voie en pente. »

Ainsi commençaient les graves discordes, et le jour même où Krementz expédiait ces lignes alarmées, on apprenait que, d’un trait déplume, Bismarck venait de supprimer, au ministère des Cultes, une section qui, depuis trente ans, ménageait et garantissait, entre l’Église et l’État, la plus précieuse des concordes. Cette institution s’appelait la « division catholique. » De fort bons catholiques, comme Kraetzig, comme Linhoff, la dirigeaient : fonctionnaires de l’État, il suffisait de leur présence en si haut poste, pour rassurer les évêques sur les visées du pouvoir civil ; fidèles de l’Eglise, ils familiarisaient les ministres successifs avec les susceptibilités, les intransigeances, le langage même de l’Eglise romaine. Leur patriotisme et leur foi leur faisaient aimer, quelle qu’en fût parfois l’ingratitude, ce rôle de tampons qu’ils avaient à jouer entre leur pays et l’Eglise. Ils étaient gênans pour la fraction nationale-libérale : Linhoff, en 1869, avait vigoureusement combattu les motions présentées contre les moines. Gênans aussi, pour la fronde vieille-catholique : Kraetzig s’était permis de la pousser à l’obéissance. Le vent de guerre qui commençait de se déchaîner en Prusse risquait d’être apaisé par leur pacifisme tenace.

Bismarck prétendit plus tard que, dès 1868 ou 1869, cet organisme bureaucratique, s’inspirant du même esprit sous les ministres les plus variés, lui avait paru incompatible avec la responsabilité constitutionnelle des ministres. C’est fort possible ; mais sa colère contre « la clique Kraetzig » ne fit explosion que le 19 juin 1871, dans un entretien avec Hohenlohe, au cours de ces heures dramatiques, où les décisions religieuses du chancelier vainqueur semblaient suspendues aux lèvres d’un pape vaincu. Le 3 juillet, lorsqu’il réputa Pie IX solidaire du Centre, Bismarck, qui venait d’installer Aegidi aux Affaires étrangères, disait à cet homme de confiance : « La division catholique ne représente pas les droits de l’État, mais bien plutôt, vis-à-vis de l’État, les droits de l’Église catholique, avec une conception partiale. J’aimerais mieux un nonce ; au moins, il ne pourrait pas exploiter les documens du gouvernement. » Les fonctionnaires de cette division, accusés ainsi de s’être transformés de sujets catholiques du Roi en légats du Pape, étaient dès lors condamnés ; Kraetzig, le 8 juillet, dans la station thermale où il prenait ses vacances, reçut avis que la division catholique était supprimée.

Ce sera toujours la tactique de Bismarck, chaque fois qu’il troublera la paix religieuse, d’alléguer un prétexte patriotique imprévu, un intérêt national insoupçonné. Frappant l’Église, il affectera de viser, derrière elle et même plus qu’elle, un des nombreux périls qu’il aime signaler aux haines de l’Allemagne. Ce sera tantôt le polonisme, tantôt le socialisme, tantôt la France. Il aspirera toujours à englober l’Eglise comme complice plutôt qu’à la dénoncer comme principale coupable. Est-ce là scrupule d’adversaire, épris des nuances équitables ? Nullement, c’est tout au contraire une audacieuse habileté de joueur. Au moment même où les catholiques épanouiront leur foi dans la défense de leurs libertés, il ternira la pureté de leur dévouement, en les représentant comme l’arrière-garde insidieuse d’une certaine conspiration politique. De ce fait, il s’entourera lui-même d’excuses atténuantes et tissera tout autour d’eux je ne sais quel réseau de solidarités aggravantes, qu’il exploitera pour les rendre odieux. Il ne prendra pas l’Eglise corps à corps ; il ne l’attaquera pas de front, comme messagère d’une métaphysique qui ne serait pas la sienne : sa façon personnelle de croire au Christ est, en définitive, beaucoup plus conforme aux affirmations d’un curé qu’aux négations d’un national-libéral. Il laissera ceux-ci proclamer dans leurs discours l’antagonisme entre l’Eglise et le progrès humain : question de doctrine, sur laquelle des Allemands peuvent penser différemment. Mais toutes les ruses lui seront bonnes pour acoquiner les catholiques avec les Polonais, les rouges ou les Welches, que répudie la conscience nationale allemande.

En juillet 1871, Bismarck estima que la personnalité du catholique Kraetzig incarnait le péril polonais. Sa formule, telle que bientôt il la développait devant Auguste Reichensperger » était la suivante : « Kraetzig et les Polonais, c’étaient des têtes sous le même bonnet ; ce Kraetzig, on devrait le pendre par les jambes. » Quinze ans plus tard, pour expliquer le Culturkampf dont alors il fera résipiscence, il dira : « Celui qui m’a engagé dans cette lutte, c’est Kraetzig, » insinuant par là que s’il avait persécuté les catholiques, les Polonais en étaient cause. Bismarck et la presse bismarckienne, passant au détail des faits, reprochaient à Kraetzig d’être l’ami des Radziwill. Ils dénonçaient sa liaison avec le publiciste guelfe Hermann Kuhn : un jour, en 1867, Kraetzig, chargé d’un travail par une haute personnalité, s’était fait aider par Kuhn et lui avait mis entre les mains certains documens, officiels à vrai dire, mais nullement secrets, sur l’activité des congrégations hospitalières durant la guerre de 1866 : c’en était assez pour qu’on faillit l’accuser de trahison. Mais surtout, on lui faisait un crime d’avoir facilité le développement de la langue polonaise dans les écoles de la Prusse orientale sur lesquelles la « division catholique » exerçait un contrôle, et d’avoir, ainsi, fait œuvre antigermanique. La « division catholique, « non contente de désarmer l’Etat devant l’Eglise, désarmait la nationalité germanique devant les aspirations slaves. Halte dès lors aux avocats de Kraetzig : ils feraient œuvre anti-allemande !

Mais si Bismarck disait vrai, si ce Polonais et ses acolytes avaient effectivement commis de pareils péchés, il y avait au-dessus d’eux un responsable : c’était le ministre Mühler. Bonne aubaine pour les nationaux-libéraux, qui détestaient ce piétiste et sans cesse demandaient sa tête. Le coup qui frappait Kraetzig commençait à la faire elle-même chanceler. On oubliait volontairement qu’en fait l’influence de Kraetzig se heurtait à celle de la direction de l’instruction et du sous-secrétaire Lehnert ; que le ministre, en 18G4, avait enlevé la surveillance d’une école polonaise à un ecclésiastique trop zélé pour la langue indigène ; que des canonistes comme le protestant Richter, auprès de qui souvent Mühler prenait conseil, contre-balançaient le crédit du catholique Kraetzig. Les nationaux-libéraux se disposaient à envelopper Mühler dans la disgrâce que subissait Kraetzig, et à évincer bientôt du ministère des Cultes la nuance d’orthodoxie dont ce ministre était le serviteur.

Victime désignée pour demain, l’infortuné Mühler devait, tout de suite, de par sa fonction même, rédiger l’arrêt de mort de Kraetzig. Emprunter les argumens bismarckiens, c’eût été contresigner son propre procès : il ne le pouvait, et vantait au contraire le zèle et le dévouement de son agent. Alors il se rabattit sur une théorie ; il professa que le Concile avait modifié la situation de l’Église et que le gouvernement, dans sa politique ecclésiastique, devait désormais s’inspirer de considérations tirées du droit de l’Etat. C’étaient là des argumens qui ravissaient les vieux-catholiques : Mühler, en somme, s’appropriait leur thèse. Tandis que les raisons de fait par lesquelles Bismarck motivait le renvoi de Kraetzig devaient être exploitées par les nationaux-libéraux, les raisons quasi doctrinales apportées par Mühler marquaient un rapprochement sérieux entre le vieux-catholicisme et le gouvernement de Berlin. Dans l’incident où succombait la « division catholique, » garante active de la paix religieuse, chacun des partis hostiles à cette paix puisait finalement une force nouvelle.

Les Grenzboten signifiaient aux « ultramontains » que le Nord de l’Allemagne n’était pas un terrain pour eux, qu’ils ne devaient leur succès qu’à la complaisance du gouvernement et à la négligence des populations, mais que bientôt le sol s’effondrerait sous leurs pas. Aussi les espérances confiantes dans lesquelles Auguste Reichensperger se complaisait encore en avril étaient-elles désormais singulièrement assombries. Il adressait en août, à la Revue générale de Bruxelles, un article qui faisait grand bruit. Il ne pouvait croire possible encore que Guillaume, après avoir acheté la paix extérieure à l’aide du courage de tout le peuple allemand, laissât persécuter des millions d’Allemands et sacrifiât la paix intérieure, due surtout à son frère Frédéric-Guillaume IV. Il ne pouvait croire que l’impossibilité de vaincre des résistances morales par des mesures de police échappât longtemps à Bismarck. Mais il accusait les partis hostiles à l’Église de vouloir profiter de Sadowa, de Sedan, de la brèche de la Porte Pie, pour faire une trouée dans le catholicisme allemand, élever une Église nationale allemande et aboutir, peu à peu, à un humanisme cosmopolite, sans dogmes, sans sacremens, sans autels, idéal de la franc-maçonnerie. Et la peur qu’il avait de ces partis semblait supplanter en lui, désormais, ce qui lui restait de confiance dans l’esprit de justice du Roi et dans le flair politique du chancelier.


VI

La fermeture des bureaux dans lesquels l’Église prussienne, trente ans durant, avait familièrement causé avec l’État, coïncidait avec un article des Grenznoten, proposant à l’État, tout de suite, de nouveaux interlocuteurs, qui étaient les vieux-catholiques. « Nous espérons, écrivait Constantin Rœsler, que l’Empereur et l’Empire comprennent aujourd’hui leur devoir de protéger, contre la papauté, les défenseurs de la vraie doctrine catholique. Peut-être que par cette voie ils arriveront à soustraire l’Église d’Allemagne aux buts éminemment terrestres d’une puissance étrangère, exclusive de toute nationalité ; par là seulement, l’Empire allemand serait achevé sur base nationale. » C’était une façon d’annoncer et de commenter les sourires de Bismarck aux vieux-catholiques de Bavière.

Là-bas à Munich, de sérieux tiraillemens divisaient les ministres. Lutz et le Roi voulaient, en face des évêques, revendiquer pour l’Etat bavarois le droit d’apprécier les décrets du Concile ; le comte Bray, président du Conseil, était plus pondéré. Il déplorait à vrai dire, lui aussi, le vote sur l’infaillibilité papale, mais, respectueux de l’infaillibilité de l’Eglise, il craignait qu’elle ne fût mise en péril par l’émeute des savans. Au reste, était-il prudent de miner le principe d’autorité ? était-il nécessaire, enfin, que le gouvernement prît parti entre les courans théologiques, puisque, en fait, la Papauté du moyen âge n’existait plus, et puisqu’on pourrait toujours, à l’heure venue, punir les infractions contre les lois ? Bray détestait que la Bavière se mêlât de questions dogmatiques, qu’elle ressuscitât les inutiles débats sur le placet, et qu’elle discutât sur la valeur que conférait aux décrets du Concile leur insertion dans les Semaines religieuses.

« N’allons pas tirer pour d’autres les marrons du feu, écrivait-il à un ami ; il suffit de lire les noms des gens qui crient, pour se convaincre que tout ce qu’ils veulent, c’est tirer de la lutte religieuse un capital politique. » Le Concordat bavarois que Lutz parfois rêvait de dénoncer apparaissait à Bray comme un excellent moyen de défense contre les abus que le Pape pourrait faire de son infaillibilité. Lutz voulait proclamer que le dogme nouvellement défini était dangereux pour l’État. — Attendons, répliquait Bray ; maintenons-nous sur la défensive. — Mais nous n’éviterons pas la lutte, ripostaient Lutz et ses collègues. — Qui sait ? disait Bray ; et mieux vaut, en définitive, une lutte défensive acceptée sur le terrain de l’État, qu’une lutte offensive engagée sur le terrain de la foi. Alors Lutz critiquait ce distinguo : « L’infraction commise contre l’État, objectait-il, serait le résultat de l’article de foi imposé par le Pape ; donc, en la réprimant, on s’engagerait sur le terrain de la foi. Mieux vaut, dès lors, prévenir les délits que d’avoir à les châtier ; mieux vaut prendre des précautions primordiales contre cette infaillibilité qui recèle des germes de péril, et dire, tout de suite, que nous ne la reconnaissons pas. » Ainsi discutait-on, dans les conseils de la Bavière ; mais Bray était battu d’avance, parce que particulariste, et dès lors suspect à la Prusse ; sa démission, qu’il avait offerte dès le 4 juin, fut acceptée par Louis II le 22 juillet. Dans le gouvernement bavarois, rien ne gênerait plus désormais les influences prussiennes.

Sous certains dehors d’indépendance, Hegnenberg, successeur de Bray, y serait d’autant plus accessible, qu’il avait à se faire pardonner d’antiques affinités avec le parti de la Grande-Allemagne ; et tout ce qu’il avait de souplesse, — cette souplesse dont un autre se fût servi pour désobéir, — il allait l’employer, lui, à réaliser les inspirations prussiennes, doucement, clandestinement, et sans faire scandale. Il s’agissait, pour la Prusse, d’inculquer à la Bavière l’habitude d’obéir, avant de lui en prêcher l’ennuyeuse obligation ; Hegnenberg allait être l’homme de transition, agile, élégant, calculateur, qui silencieusement, à force de ménagemens, accomplirait ce dressage.

Berlin d’ailleurs honorait Munich ; on expédiait de temps à autre des visiteurs de marque. Le 16 juin, c’était le prince impérial Frédéric, dont les Grenzboten s’empressaient d’annoncer qu’il s’était enquis des difficultés religieuses. Le 1.5 août, c’était Bismarck lui-même, qui venait voir Lutz : ils causèrent longuement, et le remplacement de Bray par Hegnenberg leur laissait en effet toute liberté de préparer ensemble l’histoire du lendemain. Douze jours alors se passaient, et l’épiscopat de Bavière recevait enfin la réponse du ministre Lutz : l’ordonnance du 27 août affirmait que le dogme de l’infaillibilité était dangereux pour l’Etat ; que les évêques, en le publiant, avaient violé la Constitution ; et que la Bavière refuserait tout concours pour la diffusion de ce dogme et ne prêterait aucune suite aux mesures disciplinaires prises par l’épiscopat.

Pie IX, le 20 juillet, avait solennellement affirmé, dans un discours public, que c’était un sophisme pervers de prétendre que le Pape, au nom de l’infaillibilité, pourrait déposer les rois et délier les sujets de leur obéissance, et qu’on ne pouvait confondre sans « malice » le jugement infaillible relatif aux principes de la révélation et le « droit que les papes du moyen âge exerçaient en vertu de leur autorité, lorsque le bien de la société l’exigeait. » On avait, depuis le 20 juillet, un commentaire de l’infaillibilité, souverainement donné par les lèvres mêmes du Pape ; mais Lutz persistait à chercher dans les écrits vieux-catholiques un commentaire inverse et à prêter aux déclarations conciliaires une portée politique que Pie IX était le premier à leur refuser. Sur l’infaillibilité, le Pape infaillible était le dernier qui fût cru. L’ère des conflits aigus était désormais ouverte, dans la catholique Bavière.

Du moins les conflits supposent-ils encore une certaine liberté de vie publique, dont bénéficient ceux-là mêmes qui succomberont ; mais il y avait dans l’Empire une population qui avait perdu cette liberté en même temps qu’elle perdait sa patrie : c’était la population d’Alsace-Lorraine. Elle n’avait plus le droit de parler, ni de laisser voir qu’elle pensait encore. Là se déchaînait, avec la simplicité brutale d’une force naturelle, l’arbitraire de Bismarck. Il décidait, en ce même mois d’août 1871, pour affaiblir un clergé coupable d’aimer toujours la France, que les écoles normales et l’inspection scolaire seraient désormais laïcisées. De sa propre initiative, il inaugurait en Alsace un régime que Falk, plus tard, se préoccupera d’étendre progressivement à toutes les provinces de Prusse.

Et puis Bismarck, lorsqu’il eut ainsi, dans un style différent, régenté la Bavière et l’Alsace, s’en fut à Gastein voir son collègue d’Autriche, le chancelier Beust, et, devant lui, il se mit fort en colère contre le Pape et les Romains. « Ils ont agi avec moi d’une manière infâme, » s’écriait-il ; il parlait de se venger. Tant mieux, répliquait Beust, on ne pourra plus dire à l’avenir que les catholiques sont plus heureux en Prusse qu’en Autriche. Bismarck insistait sur l’infamie, et Beust, plus tard, crut se rappeler, non peut-être sans quelque imagination, que le chancelier lui avait alors prédit tout le déroulement du Culturkampf. Ce qui est certain, c’est qu’à ce moment même, Lutz commençait de venger Bismarck. L’Etat prussien se bornait à soutenir contre la hiérarchie romaine les professeurs vieux-catholiques ; l’Etat bavarois signifiait implicitement, par l’ordonnance du 27 août, qu’il défendrait contre elle les curés et vicaires vieux-catholiques. On bataillait en Prusse pour des amphithéâtres d’universités ou pour des classes de gymnase ; on bataillerait bientôt peut-être, en Bavière, pour des presbytères et pour des sanctuaires.


VII

Où visaient-ils donc, ces vieux-catholiques, pour qui la théologie de Louis II et la politique de Bismarck exposaient la Bavière à des troubles, voire à des ruines ? et quelle était l’exacte revanche que poursuivait sur l’Eglise leur science morose et vaincue ? Au fond, ils étaient les premiers à ne pas le savoir très bien. La hiérarchie romaine, par des excommunications, les renvoyait de l’Eglise. Laïques sortis des nefs, prêtres sortis des stalles, s’attendaient les uns les autres au delà du seuil ; ces laïques invoquaient l’assistance de ces prêtres pour les grandes circonstances familiales, naissances, mariages, morts. Ainsi se formaient des rassemblemens errans qui se tournaient vers le pouvoir civil et réclamaient des abris pour leur culte ; le pouvoir civil les exauçait, en dépouillant de quelque église les catholiques romains.

Mais l’heure où les vieux-catholiques commençaient ainsi d’être groupés, logés, pourvois, marquait l’éclosion de leur désaccord. La vraie fronde, pour les uns, consistait à se dire définitivement sortis de l’Eglise romaine ; elle consistait, pour d’autres, à vouloir malgré tout y rentrer, y rester, y protester. Les premiers, — c’étaient surtout des laïques, — songeaient à dresser tout de suite église contre église, et à se détacher eux-mêmes nettement, expressément, de la communion qui les avait exclus : ils voulaient remonter à un certain moment du passé, reconstituer d’après leurs livres l’édifice ecclésiastique, tel qu’à ce moment précis il avait dû exister, et construire une bâtisse exactement pareille, en face de l’« ultramontanisme » triomphant. Et se tournant vers Dœllinger, que tout Munich regardait avec émoi, ils le conjuraient, tout excommunié qu’il fût, de redire au moins la messe une fois, publiquement, solennellement, afin d’afficher, ainsi, d’un seul et même geste, sa volonté de rester un prêtre et sa séparation définitive d’avec le sacerdoce romain.

Mais il manquait à Ignace Dœllinger cette énergie de caractère qui, seule, impose les suprêmes soumissions ou les suprêmes séparations. Ses violences de plume, qui avaient desservi beaucoup plus qu’aidé la minorité conciliaire, avaient pu faire illusion à ses amis : ce n’étaient que des polémiques de cabinet, telles que les concertent, devant quelques disciples admirateurs, l’archéologue ou le philologue dont on discute-les conclusions. On y devinait la rage d’un savant contredit, beaucoup plus que le soubresaut d’une conscience religieuse froissée ; le député Robert de Mohl disait très finement de Dœllinger : « C’est un savant d’appartement, plus proche d’Erasme que de Luther, et qui n’a pas envie du martyre. »

Ses amis vieux-catholiques, le roi Louis II lui-même, n’exigeaient pas qu’il fût martyr, mais que tout simplement, par le bruyant scandale d’une messe dite à contretemps, il s’érigeât en confesseur de la foi anti-romaine ; c’était trop souhaiter : il y avait là un pas en avant, auquel sa volonté ne se décidait point. L’évêque Fessier, ancien secrétaire du Concile, la famille de Montalembert, le canoniste Laemmer, Pie IX lui-même, qui lui faisait dire : « Je prie chaque jour pour vous, » l’invitaient à se soumettre : il voyait là un pas en arrière, que son intelligence prohibait. Il n’acceptait ni de pousser devant lui la porte de l’Eglise, au moment où l’on paraissait prêt à la lui rouvrir, ni de la faire claquer sur lui au moment où, malgré lui-même, elle se refermait sur son parti pris d’indocilité. Il se trouvait toujours dehors sans vouloir jamais être sorti. Assez assuré de sa science pour savoir qu’elle ne pouvait jamais avoir tort, il lui restait assez de foi pour escompter qu’à la longue l’Eglise ne voudrait pas toujours avoir tort, et qu’elle ferait pénitence, pénitence devant sa science. Il rêvait d’un bon concile, activement résipiscent, qui déferait l’œuvre de 1870, et qui prêterait enfin l’oreille aux savans, organes d’un nouveau prophétisme. Il y a quelque chose de dramatique, et en même temps d’un peu enfantin, dans ces derniers contacts du vieux savant avec la communion Romaine dont il avait été la gloire. Des prêtres, le voyant lent à s’éloigner, attendaient sa conversion ; mais c’était lui, tout au contraire, qui attendait celle de l’Eglise ; et de ces deux infaillibilités qui s’épiaient l’une l’autre, celle d’une Eglise et celle d’un homme, l’une était calme et l’autre était fiévreuse.

Au congrès qu’en septembre les vieux-catholiques tinrent à Munich, on discuta très vivement s’il fallait oui ou non, là où le besoin s’en faisait sentir, les organiser en communautés spéciales, possédant leurs prêtres, leurs liturgies, leurs sacremens, et jouissant de tous les effets civils attachés au baptême et au mariage. Cette proposition fut combattue par Dœllinger. On avait vu ce prêtre assister à la messe dite par l’excommunié Michelis ; on avait rencontré sa signature au bas de la pétition qui réclamait qu’un sanctuaire de Munich fût donné à un autre excommunié, M. Friedrich, pour y célébrer le culte. La création d’une Eglise séparée n’était que la suite logique de ces premiers épisodes, et Dœllinger reculait. Dœllinger craignait de rompre irréparablement avec ces nombreux curés qu’il croyait apercevoir dans le clergé catholique romain et qui, d’après lui, n’acceptaient qu’à contre-cœur la doctrine récemment proclamée, « Pas d’Eglise particulière, pensait-il, elle élèverait ensuite des prétentions, si disproportionnées avec la réalité, qu’elles deviendraient absurdes et risibles. Nous ne devons pas nous laisser expulser de l’Eglise, nous devons encore moins en sortir, mais maintenir notre bon droit mordicus, comme civis Ecclesiæ, et résister au jésuitisme et à l’absolutisme dans l’Église comme à un produit étranger et hostile. » Dœllinger estimait que si les vieux-catholiques pouvaient s’attarder dans la communion romaine, ils déposeraient en elle le germe du repentir et de l’esprit réformateur, et que, battus dans l’assemblée des évêques, ils pouvaient agir encore, parmi les prêtres et les fidèles. « Il veut qu’on reste dans l’Eglise à la façon des gens de Port-Royal, » disait de lui un témoin. C’était là, aussi, le vouloir du ministre Lutz qui, moins brouillon que son roi, préférait la continuation de la fronde à l’explosion du schisme. « Tous les hommes de votre opinion, avait dit Lutz à Dœllinger, tous les adversaires des décrets du Vatican, ne peuvent, dans leur intérêt bien compris, rien faire de mieux que de prendre part continuellement, publiquement, à l’ensemble du service religieux catholique, et que de montrer ainsi devant le monde que leur lien avec l’Église catholique n’est pas seulement nominal, mais réel, » Devant le congrès, le plan de Lutz et de son interprète Dœllinger fut piteusement répudié : sur trois cents congressistes, il n’y eut que trois voix pour l’approuver.

A la date du 24 septembre 1871, où le congrès de Munich se sépara, l’ « Eglise vieille-catholique, » dont Dœllinger demeura l’ami sans jamais en devenir le prêtre, était définitivement fondée. Un pronunciamiento de professeurs avait la piquante audace de procéder à une création religieuse. La négation de l’infaillibilité les rattachait les uns aux autres ; et parmi ceux qui les applaudissaient et s’inscrivaient comme fidèles, beaucoup ne se rapprochaient d’eux que par cette négation, et s’embarrassaient fort peu des autres articles du Credo, On organisait une Eglise comme dans une académie s’organise une coterie ; on ébauchait des cadres ecclésiastiques, et l’on cherchait ensuite un peuple pour l’y faire entrer.

Les laïques étaient venus par milliers à certains meetings vieux-catholiques : mais autre chose est de manifester et de voter, autre chose de prier. Une Eglise est tout d’abord une organisation de prières, et parmi les laïques qui priaient, presque tous étaient restés ailleurs. Le vicaire Jentsch, qui bientôt allait devenir vieux-catholique, s’en rendait compte : « Les Eglises, écrivait-il, ne sont pas fondées par des professeurs, mais par des mouvemens de masses. » « Les masses, elles ne bougeront pas, » disait à Hohenlohe le comte d’Arco. Sauf en Bade, où çà et là des paysans y viendraient spontanément, l’Eglise vieille-catholique demeurerait une société choisie, comme s’en réjouissait naïvement devant M. Jentsch une dame plus savante qu’intelligente. Bismarck raisonnait mieux qu’elle lorsqu’il disait que les 275 paysans vieux-catholiques de Mering comptaient plus pour lui qu’une douzaine de professeurs, et c’était aussi, sans doute, l’avis de Hegnenberg, le président du ministère bavarois, qui avouait sans ambages à Lefebvre de Béhaine : « Ce mouvement religieux sans pensée religieuse n’a aucune chance de se propager. »

La force de la logique et la pente de l’histoire avaient engagé l’Eglise universelle dans une voie dont le Concile de Trente marquait la plus récente étape ; au moment où elle accomplissait une étape nouvelle, des savans déconcertés et chagrins avaient essayé d’échafauder devant elle, sur toute la largeur de la route, une barricade de chicanes historiques qu’ils avaient crue infranchissable. Le Concile avait passé outre ; alors leur science désappointée, au lieu de s’effacer devant ce nouvel acte de la vie de l’Église, continuait d’y opposer la lettre morte de certains textes, et fondait une autre Eglise qui serait, avant tout, une institution de polémique.

On savait, dans les cercles d’État, que ces professeurs n’avaient pas l’étoffe des grands remueurs d’hommes. Lutz les soutenait contre les évêques, mais regrettait pourtant la décision de leur petit concile. Hohenlohe, adversaire passionné de l’infaillibilité, sentait en eux des alliés, mais non point une force, et prévoyait que leur effort succomberait, faute d’une assise solide, ou qu’il se heurterait à l’indifférence des protestans. On leur empruntait des argumens pour parler contre l’Eglise, des prétextes pour agir contre elle ; dans ce rôle en réalité subalterne, ils firent, quelque temps durant, les importans. Ils servaient Bismarck, ils le munissaient, ils croyaient qu’entre Bismarck et Rome le chancelier avait opté pour eux. Erreur profonde ! Bismarck n’optait jamais, et se réservait toujours. Aux époques mêmes où il s’acharnait avec le plus d’iniquité contre la force romaine, l’envie de traiter avec cette force ne le quittait point ; et certainement, il avait plus de considération pour elle que pour ses adversaires vieux-catholiques. Mais il savait qu’on est souvent gêné par plus petit que soi, et son jeu, dans le second semestre de 1871, était de lancer à l’assaut du Vatican leurs bourdonnantes taquineries et de faire croire à Pie IX détrôné que l’Allemagne disposait d’un corps expéditionnaire susceptible, peut-être, d’ébranler la tiare même que depuis vingt-cinq ans il portait.


VIII

En ce même mois de septembre où Munich mobilisait contre Rome, les évêques de Prusse écrivaient à Guillaume, tous ensemble, pour se plaindre qu’au collège de Braunsberg la liberté de conscience des petits catholiques fût violée, et pour affirmer après Pie IX que la définition dogmatique ne pouvait avoir dans le domaine politique aucune conséquence fâcheuse ; ils prévenaient le Roi que dans toute l’Allemagne régnait une profonde douleur, provoquée par la plus amère et la plus dangereuse des persécutions.

Guillaume mit quarante jours à répondre, et dans sa tardive réponse, datée du 17 octobre, il laissait voir à l’endroit de ses correspondans un reste de bienveillance et beaucoup de sévérité, et semblait présenter sa sévérité même comme un écho grondeur de sa bienveillance déçue Les évêques et le Pape, disait-il, l’avaient souvent remercié pour les libertés dont jouissait l’Église en Prusse ; un message du Pape, — c’était celui du 6 mars, — lui avait donné lieu d’espérer que les catholiques appuieraient le mouvement national. Et voici qu’à l’improviste, il trouvait, sous la plume d’évêques prussiens, « les échos de ce langage par lequel, dans la presse et au Parlement, on avait essayé d’ébranler la confiance justifiée des sujets catholiques. » C’était une mauvaise surprise de plus. Il maintiendrait les lois, protégerait tous les Prussiens. Il ne jugeait pas les questions dogmatiques ; mais « si dans l’Eglise des événemens récens semblaient aboutir à une menace de bouleversement pour les rapports si satisfaisans existant jusqu’ici entre l’Eglise et l’Etat, c’était au gouvernement d’agir, législativement, pour que les conflits, en tant qu’ils ne pourraient être prévenus, trouvassent une solution légale. » Au demeurant, aucune désillusion ne l’empêcherait de garantir aux catholiques toute la liberté compatible avec les droits des autres confessions.

Ainsi se déroulait le message impérial. Deux passages en étaient très graves : celui dans lequel Guillaume semblait étendre à l’épiscopat ses griefs de souverain contre l’humeur indépendante du Centre ; et celui dans lequel il laissait prévoir un verdict autoritaire de l Etat législateur au sujet de certaines questions litigieuses intéressant l’Eglise, et plutôt susceptibles d’être discutées avec elle que tranchées sans elle. L’idée fausse d’une législation unilatérale, idée mère du Culturkampf, trouvait ainsi, sous la plume royale, une expression dont les catholiques avaient quelque raison d’être émus.

Les évêques avaient signalé un fait précis, la détresse des familles catholiques dans le diocèse d’Ermeland ; 663 pères de famille pétitionnaient auprès du Roi ; deux nouveaux cris d’alarme, poussés par l’évêque Krementz, annonçaient que le gymnase, ce gymnase sur lequel il comptait pour le recrutement de ses futurs prêtres, avait perdu la moitié de ses élèves ; mais l’Etat prussien persistait à redire à Melchers, archevêque de Cologne, que le Concile avait introduit une nouveauté et que ce n’était pas être apostat de la repousser ; et Kaufmann, le bourgmestre catholique de Bonn, constatait que la Prusse, non contente de décharger ainsi les vieux-catholiques du reproche d’apostasie, leur témoignait ouvertement sa sympathie. Ainsi la démarche épiscopale n’avait rien obtenu, rien de plus qu’une mercuriale royale.

Au Reichstag, qui se rouvrait en octobre, un discours du trône était lu, qui demeurait muet sur la question religieuse ; mais le prince de Hohenlohe, remerciant l’assemblée qui l’avait nommé vice-président, risquait un étrange langage. Il parlait « d’antagonismes qui allaient éclater d’une façon plus abrupte, de combats qui allaient se dérouler d’une façon plus sérieuse ; » et puis il ajoutait : « De quel côté je serai dans ces combats, vous le savez, messieurs. Si je dois présider, je tâcherai de l’oublier. » Il essaierait d’être impartial ; c’est tout ce que le Centre pouvait espérer de lui.

Les violences de presse augmentaient ; on déclarait que les ultramontains n’étaient pas des Allemands ; on les assimilait à des Français, à des Polonais ; une caricature représentait la Germania, journal catholique, affublée d’un bouclier sur lequel figurait, avec le coq gaulois, la devise : Gallia nostra spes ; et les petits « patriotes, » dans les rues de Berlin, commençaient d’insulter les prêtres.

On sentait s’accumuler un orage, mais on ne voyait rien sur l’horizon : d’où viendrait-il, comment éclaterait-il, on ne le savait. Il était question, sans doute, d’un rapport de Hohenlohe sur le mariage civil ; et dans sa fraction, les Bavarois, les Prussiens même, étaient favorables à cette nouveauté ; mais on savait que Bismarck montrait peu d’entraînement, et Lasker redoutait qu’un débat public sur cette question ne provoquât entre « ultramontains » et conservateurs une coalition qu’ensuite peut-être on aurait du mal à dissoudre. On décida donc de se taire, pour le moment. Rien à l’ordre du jour du Reichstag n’évoquait les difficultés religieuses, et pourtant les catholiques s’inquiétaient.

« Les voilà qui crient déjà, raillait Bismarck, ils me rappellent ce gamin qui pleurait avant d’entrer à l’école. — Si tu hurles déjà, lui disait le magister, comment donc hurleras-tu quand je te rosserai ? »

Les catholiques, non plus que ce pauvre gamin, n’avaient tort d’être pessimistes. En août, Bismarck avait excité Lutz ; à l’automne, c’était au tour de Lutz d’exciter Bismarck.

On s’agitait fort à Munich en ce mois d’octobre : dans un appel passionné, le vieux-catholique Zirngiebl dénonçait « la guerre d’extermination entreprise contre la culture allemande, la loyauté et la piété allemandes par un pape qu’avait perverti l’hypocrisie, » et réclamait qu’en face du denier de Saint-Pierre on organisât un « denier allemand ; » et tandis que Zirngiebl invoquait des capitaux, le national-libéral Hertz et quarante-six de ses collègues adressaient à Lutz une façon de sommation ; ils lui demandaient s’il était résolu à maintenir dans leurs droits et dans leurs postes les anti-infaillibilistes, à donner son aide aux parens qui voudraient soustraire les enfans aux « leçons de la curie romaine, attentatoires pour la conscience, » à protéger les paroisses vieilles-catholiques, et à préparer l’abolition législative du Concordat. Le texte même de cette motion indignait 82 députés catholiques, qui protestaient. La bagarre parlementaire qu’on prévoyait attirait le Roi lui-même à Munich ; le 14 octobre, Lutz parlait, et, dans son violent discours, la minorité nationale-libérale saluait toute une série de promesses. Pie IX en concluait, avec tristesse, dans un discours consistorial, que la Bavière accordait publiquement aux sectaires la protection de son autorité et l’encouragement de ses faveurs. Quant aux députés catholiques qui se sentaient en majorité, ils ne provoquaient aucune crise, attendant les projets de loi effectifs qui sanctionneraient les déclarations de Lutz. Mais dès le 13 octobre, la veille même de son discours-programme, Lutz s’était tourné vers Bismarck et lui avait dit en substance : « Vous m’avez poussé vers une politique anticléricale ; or, pour faire cette politique, ce n’est pas la Chambre bavaroise qui me donnera des armes ; à vous de me les fournir, par une loi d’Empire. » Pour ennuyer les prêtres en Bavière, malgré la Chambre bavaroise, Lutz avait besoin qu’à Berlin une loi d’ensemble fût préparée, qui permettrait de les ennuyer partout.

Bismarck ordonna, tout d’abord, de faire une réponse réservée, et de dire, si la Bavière insistait, que le Conseil fédéral serait l’endroit le plus propice pour ce genre de causerie. Il semble qu’à ce moment-là, Bismarck fut un peu surpris : les événemens le devançaient ; la politique qu’il avait déchaînée marchait plus vite que lui-même ; sur la pente où les nationaux-libéraux et lui s’étaient engagés, leur impatience le poussait. Le 24 octobre, ce fut Hegnenberg en personne, président du ministère bavarois, qui revint à la charge : il expédia à Hohenlohe un projet de loi pénale contre les prédicateurs, en le priant de sonder le Reichstag, le Conseil fédéral, et de le faire défendre par un bon avocat devant cette dernière assemblée.

Que le Reichstag fût tout acquis, Hohenlohe d’avance en était sûr. Quant au Conseil fédéral, cela dépendait de Bismarck ; et, sans retard, il courut chez lui. Bismarck fut accueillant, promit son appui : sa colère contre les ultramontains grandissait ; et certaines lois, délimitant avec plus de rigueur la mitoyenneté de l’Eglise et de l’État, lui semblaient nécessaires. Il critiqua les amendes que prévoyait le projet bavarois, et qu’il trouvait mal combinées. On pourrait, à volonté, concluait-il, porter au Reichstag, ou bien au Conseil fédéral, la primeur du projet : ici ou là, il garantissait le succès. Il ajouta qu’au prochain printemps, la chancellerie, à son tour, réclamerait certains changemens dans la législation pénale ; mais la Bavière devait prendre les devans tout de suite et mettre les journaux en branle pour inquiéter l’opinion publique au sujet des prêtres. Fort de l’assentiment actif de Bismarck, Hohenlohe s’assura près du député national-libéral Barth que l’on trouverait dans le Parlement, le cas échéant, un certain nombre de signatures. Sans plus tarder, il fit son rapport à Hegnenberg, et demanda d’autres instructions.

Le projet bavarois pouvait être présenté par initiative parlementaire ou par initiative fédérale : à la Bavière de choisir. Quelque temps on hésita : Barth, à Berlin, s’était engoué de l’idée, et d’avance convoqua, pour en parler, un certain nombre de députés qui prièrent Hohenlohe de les présider. C’était vers la mi-novembre. Fischer, le député d’Augsbourg, exposa la question. Lœwe, qui parlait au nom d’un certain nombre de progressistes, aurait préféré que la politique anticléricale s’inaugurât d’autre façon ; si d’ailleurs le projet récoltait toutes les adhésions, il s’y rallierait. « Ce qu’il faut, répliqua Bennigsen, c’est débusquer les ultramontains de leur position défensive : on n’en trouve plus, maintenant, une autre occasion. » Il était en vérité singulier, au moment où l’on élaborait un paragraphe contre l’offensive ultramontaine, d’en alléguer cette raison, que les ultramontains se cantonnaient dans la défensive, et qu’il fallait que cela finît : ce paragraphe était-il une sanction, ou seulement une provocation ? Bennigsen ajoutait qu’il fallait avoir égard aux désirs du Sud. « L’Empire, reprenait Miquel, doit donner protection à la Bavière ; » mais cependant, pour dire un oui bien formel, Miquel voulait que tous les partis libéraux fussent d’accord. « Allons-y, disait Bamberger, puisque la Bavière le veut ; » mais Bamberger affichait un certain manque d’enthousiasme. « On pourrait peut-être s’y prendre mieux, murmurait Hermann ; mais si les libéraux de Bavière veulent un coup de main, le Reichstag ne peut pas refuser. » Forckenbeck, plein d’optimisme, considérait que les libéraux étaient en hausse et les Jésuites en baisse ; puisqu’il fallait lutter contre les Jésuites et que c’était là une question de puissance, et puisqu’il avait remis dans son portefeuille, comme inapplicable, certain projet dont il s’était avisé pour régler les droits des communautés sur les biens d’Eglise, il saisirait avec empressement l’arme que forgeait la Bavière, pourvu que tous les libéraux s’entendissent. Au nom des « conservateurs libres, » Zedlitz apporta son Amen. Et l’avis de Bennigsen, qui termina la causerie, fut que le « parti libéral d’Empire » devait mettre le projet sur pied et le communiquer aux autres fractions. Au rendez-vous suivant, le texte apporté suscita tant de réserves, et tant de défections aussi, que Lutz, laissant bavarder entre eux ces parlementaires, résolut définitivement de s’adresser au Conseil fédéral.

Le malaise des catholiques croissait. Ketteler était atrocement triste. Seul représentant de l’Eglise au Reichstag, il se sentait comme égaré dans ce Berlin où il n’y avait pas de cloches qui lui rappelassent Dieu, où il devinait autant de péchés et de vices qu’il voyait de pavés ; on ne parlait autour de lui que de motions contre les Jésuites ; il n’entrevoyait plus un seul motif d’espérer une résipiscence, et concluait d’un mot lugubre : « Toutes voiles déployées, nous allons à l’État sans Dieu. » Il tentait pourtant une suprême démarche. Le 16 novembre, il allait voir Bismarck. Le chancelier lui paraissait halluciné : le puissant auxiliaire des vieux-catholiques estimait, ce jour-là, que l’infaillibilité n’était qu’une chose secondaire ; mais l’Allemagne, disait-il, était en butte à un formidable plan d’attaque, concerté par Rome, appuyé par les catholiques de tous pays, et dirigé d’abord contre les provinces polonaises. Une sorte de fantôme se dressait devant l’évêque, et puis se dérobait, sans laisser à Ketteler aucune prise. Il n’y avait pas à discuter, ni à réfuter. L’évêque de Mayence crut que les articles très vifs de la Correspondance de Genève contre l’Allemagne donnaient lieu, peut-être, à ces imaginations du chancelier ; et bien que déjà, dans une lettre à la Germania, il eût tancé les excès de la Correspondance, il recommença, le 6 décembre, de dire avec quelque sévérité ce qu’il en pensait ; mais le fantôme avait la vie dure ; il plaisait à Bismarck d’avoir peur. Trois jours après, Ketteler vit l’Empereur, lui expliqua ce qu’était l’infaillibilité, ce qu’était le Syllabus. Guillaume parut plein de bon vouloir ; certaines vérités trouvaient accès dans son âme. Mais il répétait que les catholiques, au Reichstag, avaient commencé l’agression : il était irrévocablement persuadé que son gouvernement n’était pas responsable de cette lutte. Se croyant ainsi attaqué, n’acceptant l’idée ni d’une retraite, ni d’une défaite, Guillaume, avec le temps, prendrait à l’égard des catholiques, non peut-être les sentimens, mais l’altitude d’un ennemi.

En cette même journée du 19 novembre, où Ketteler et Guillaume se quittaient sans s’être compris, Bismarck, présidant le Conseil fédéral, parlait en faveur de la proposition bavaroise et la faisait adopter. Lutz fut chargé de la défendre devant le Reichstag. Les nationaux-libéraux triomphaient, et comme unitaires et comme sectaires. Unitaires, ils avaient amené le gouvernement de Munich à invoquer le concours de la législation d’Empire pour passer outre aux résistances de la Chambre bavaroise. Sectaires, ils allaient mettre en branle, pour commencer la guerre religieuse, cette législation d’Empire dont le Centre, huit mois plus tôt, avait inutilement voulu se servir pour assurer la paix religieuse : ils allaient obtenir du même Reichstag, qui naguère avait refusé de garantir à l’Eglise certaines libertés, qu’on édictât contre l’Eglise certaines pénalités. Jusqu’à la dernière heure, ils avaient cru sentir que Bismarck, étranger à leurs passions philosophiques, avait quelque peine à marcher contre l’Eglise d’un pas aussi délibéré, aussi ferme, aussi rapide, que celui dont ils avançaient eux-mêmes ; et le sachant sujet à des soubresauts, à des saccades, ils s’étaient demandé, non sans émoi, quel effet produirait sur le chancelier la visite de Ketteler. Les nouvelles du Conseil fédéral les rassurèrent. « Bismarck, écrivait Bennigsen à sa femme, le 21 novembre, est heureusement demeuré inébranlable, devant toutes les tentatives de Ketteler. Il va engager la lutte contre Rome et les Romains d’Allemagne avec l’énergie qui lui est propre. Ces messieurs les Jésuites et leur séquelle, ignorante ou cultivée, nous ménageront sans doute, pendant beaucoup d’années encore, de très graves difficultés ; et pour en finir tout à fait avec eux, de façon que, dans le domaine de l’Etat, ils cessent d’être dangereux, il faudra beaucoup de temps, beaucoup de force, de la ténacité et de la prudence. » Dans cette lettre tout intime, le chef des nationaux-libéraux se révèle à nous comme pronostiquant avec une froideur calme et résolue les difficultés et les longueurs de la guerre qui commençait. Consciemment, volontairement, le parti national-libéral engageait la patrie allemande dans une série de bagarres religieuses.


IX

C’est à Lutz, ministre de la catholique Bavière, que revint la mission de présider et de justifier cette manœuvre. Le Reichstag l’entendit expliquer que l’Empire, formant un tout organique, devait marcher au secours d’un de ses membres souffrans, le royaume de Bavière, mis à mal par les ambitions de l’Eglise. Le placet, le recours comme d’abus, s’étaient décidément révélés incompatibles avec l’esprit de l’Etat moderne. Mais avant de rendre l’Eglise libre, il fallait élever, en face d’elle, des boulevards protecteurs de l’Etat. Lutz dénonçait la transformation en dogmes des antiques idées théocratiques, l’existence d’un nouveau clergé jésuitisé, qui courtisait les masses, et le terrorisme, enfin, que faisait peser la presse ultramontaine sur les prêtres d’humeur indépendante. « Autant de raisons, disait-il, pour consolider le terrain de l’Etat. »

Le paragraphe pénal qu’il proposait frappait l’ecclésiastique qui ferait de la politique en chaire, « de manière à mettre en danger la tranquillité publique : » un emprisonnement pouvant durer jusqu’à deux ans châtierait ce délit.

Onze mois seulement après la fondation de l’Empire, la catholique Bavière, aux applaudissemens des nationaux-libéraux, suppliait le Parlement impérial de l’aider à se défendre contre l’Eglise. Lorsque de la guerre étrangère était sortie l’unité allemande, la Bavière n’avait dit oui qu’à contre-cœur ; elle était la première, aujourd’hui, à se réclamer de cette unité, à l’invoquer, à la sceller, en vue d’une guerre intérieure où, fièrement, elle occupait les avant-postes. Le national-libéral Vœlk, dans une phrase imagée, soulignait l’importance de cette démarche : « Si un fier lion comme le lion bavarois, s’écriait-il, se réfugie sous les serres de l’aigle, c’est que le péril est pressant. » C’est en regardant la France que le reste de l’Allemagne avait acclamé l’Empire : c’est en regardant l’Église, et en la bravant, que la Bavière survenait à son tour, suppliante volontairement humiliée, pour rendre à la force et au droit de l’Empire un hommage imprévu, inespéré.

On eût dit qu’elle avait plaisir, dans la capitale protestante du Nord, à se déprécier et à s’accuser. Vœlk persiflait, l’insuffisance des écoles de Bavière. « Ce qu’est le niveau intellectuel de ce pays-là, criait le Bavarois Schauss, jugez-en par ce fait, qu’il a envoyé au Reichstag quatre membre du Centre. » De-ci, de-là, parmi ces diffamations bavaroises contre la Bavière, qui ravissaient d’aise l’orgueil prussien, se dessinait le projet politique de protéger contre la hiérarchie le clergé anti-romain. Lutz y faisait allusion ; Fischer obtenait des bravos en apportant l’écho des innombrables « soupirs sacerdotaux qui protestaient contre le joug jésuitique ; » Vœlk parlait avec une emphase émue de ce clergé inférieur, livré sans protection à l’arbitraire des chefs.

Les catholiques ripostaient. Windthorst mettait en relief la portée politique de l’événement ; il saluait l’« heure tragique par excellence » où ces messieurs de Bavière venaient « laver leur linge sale à Berlin. » Mallinckrodt étalait à nu les visées religieuses de l’adversaire ; « ce projet de loi, disait-il, n’est qu’un appel aux catholiques du dehors, aux fils qui ont quitté la maison de leur mère. »

On avait le sentiment général qu’à la loi pénale proposée, d’autres succéderaient, étapes successives d’une interminable persécution. Vœlk l’annonçait d’une voix triomphante : « Cette loi, s’écriait-il, ne sera pas un remède décisif, mais un début, car je crois qu’il y a là un point de départ pour ces mesures qui doivent protéger l’État contre la puissance envahissante du Welchisme, du romanisme dans l’Eglise. Nous, messieurs, nous n’avons pas provoqué le combat, mais nous l’acceptons, et l’esprit germanique remportera cette nouvelle victoire... » Plus froid, plus calme, tranchant comme un juriste, Gneist disait à son tour : « L’État doit avoir un pouvoir sur les confessions, s’il veut défendre la paix des populations mixtes. Donc cette loi doit être suivie par d’autres. » C’était justement cette perspective qui mettait en recul le progressiste Richter « Vous ferez des martyrs, déclarait-il aux nationaux-libéraux ; vous exciterez encore les ultramontains, et voilà tout. Vous n’avez d’autre souci que d’augmenter les moyens de défense de l’Etat, que d’aiguiser les armes de vos procureurs. Occupez-vous donc, plutôt, d’émanciper le peuple à l’endroit du clergé ; vous ferez besogne plus efficace. » Richter voulait qu’au lieu de guetter les prédicateurs on laïcisât l’état civil et le mariage, qu’on supprimât la surveillance du prêtre sur recelé publique, qu’on rendît l’enseignement religieux facultatif, qu’on supprimât du budget toute dotation pour les Eglises ; il appartenait à cette école radicale qui souhaitait, entre l’État et les Eglises, une séparation à peu près libérale. Mais ni les membres du Centre, ni les nationaux-libéraux n’acceptaient ce programme, les premiers par principe, de peur de hâter ainsi la déchristianisation de l’Etat, les seconds par tactique, de peur que l’émancipation de l’Église, comportant la liberté de l’enseignement privé et la liberté d’association, ne rendît l’« ultramontanisme » plus fort et plus rayonnant.

Le paragraphe pénal réclamé par la Bavière, et qu’on nomma paragraphe de la chaire, fut voté par 179 voix contre 108. L’unanimité des nationaux-libéraux, hormis Lasker, appartenait à cette majorité de combat qui, victorieusement, faisait l’épreuve de ses forces. En fait, les démarches bavaroises avaient permis à cette majorité de se donner à elle-même le spectacle d’une revue d’essai : le paragraphe, dans les cinq ans qui suivirent, fut appliqué deux fois en Silésie, deux fois sur le Rhin, deux fois en Westphalie, et pas une seule fois dans le royaume même de Bavière. Une arme dont on devait faire un si rare usage ne pouvait passer pour bien efficace, ni pour bien décisive ; et peu s’en fallut qu’au moment même où on la forgeait, on ne rougît de cette besogne. On chuchotait, avec une demi-honte, que c’était une bien mesquine façon d’ouvrir le grand duel historique entre l’Église et l’État.

De bons juges, nullement suspects de tiédeur, estimaient imprudent de peindre le mal ultramontain sous des couleurs aussi sombres que l’avait fait Lutz, alors qu’en définitive il faudrait vivre avec ce mal. Hohenlohe entendait les diplomates flétrir la conduite de Lutz, et d’aucuns prétendaient que Lutz vainqueur était le premier à se repentir de la bataille livrée.

Mais l’effet était produit, et il devait durer ; des formules passionnées avaient été lancées, dont on ne pourrait plus arrêter les ravages. « Ici en Hesse, écrivait Ketteler, nous sommes maintenant tout à fait à la remorque de Berlin, et Dieu sait ce qui nous attend. » La catholique Germania était prohibée en Alsace. La Chambre badoise, en décembre, stipulait que certaines condamnations pénales, auxquelles le code criminel de l’Empire attachait comme conséquence la déchéance des emplois civils. entraîneraient aussi, désormais, la perte des charges ecclésiastiques ou l’inaccessibilité à ces charges : c’était l’immixtion de la police correctionnelle dans les attributions mêmes de la hiérarchie. Les débats du Reichstag avaient appris à l’Allemagne à mépriser l’épiscopat. « Si tous les évêques sont comme les décrit Lutz, disait le comte de Munster, il faudrait tous les fusiller. »

Lasker, dans ses Souvenirs, reproche à Lutz d’avoir ainsi introduit, dans les débats sur les choses d’Eglise, « le bouillonnement de la passion religieuse et l’amère âpreté du langage. » L’équité réclamerait qu’on étendit ce reproche à tous les nationaux-libéraux du Sud, vrais instigateurs de ces violences parlementaires. Ils avaient, — et cela était grave, — fait l’expérience de leur ascendant, non pas seulement sur le Reichstag, mais sur Bismarck lui-même. L’appel adressé par la Bavière à la Prusse et à l’Empire devait apparaître à Bismarck comme une victoire nouvelle de l’esprit unitaire, et cette victoire, c’étaient encore les nationaux-libéraux qui la ménageaient. Seulement, à force de faire vaincre Bismarck et de vaincre avec lui, ils commençaient à vouloir qu’il se battît derrière eux. Une époque se préparait, durant laquelle parfois on ne saurait trop si Bismarck, dans sa marche contre l’Eglise, s’avancerait parallèlement avec les nationaux-libéraux ou bien s’il se hâterait à leur remorque.

Cette époque, même, s’ouvrait peut-être déjà : car un prochain article montrera comment, à la fin même de 1871, Bismarck, poursuivant à l’endroit des catholiques sa politique de rancunes, se disposait à sacrifier aux nationaux-libéraux de Prusse un principe et une alliance auxquels jusqu’alors il avait paru attaché, le principe de la confessionnalité de l’école et l’alliance des conservateurs.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 15 février.