Bismarck/Les alliances

Éditions du Siècle (p. 189-211).

LES ALLIANCES DE 1870


Une grande question historique, posée par une imprudente parole de M. Émile Ollivier, a été agitée pendant la chaude saison de 1906. Pourquoi n’avons-nous pas eu d’alliances en 1870 ? Et toute une presse, d’ordinaire moins susceptible en fait de patriotisme, et où l’on n’a pas l’habitude d’entretenir le souvenir de la guerre fatale, répondait en s’appuyant sur l’autorité opportune de M. Émile Ollivier : « Nous n’avons pas eu d’alliances à cause de Rome. L’Autriche et l’Italie nous ont abandonnés à cause du jamais de Rouher. Le pouvoir temporel et la religion catholique ont coûté à la France l’Alsace-Lorraine et cinq milliards. »

La Gazette de Francfort a donné à ses lecteurs le secret de cette sensibilité patriotique et de ce zèle pour l’histoire, inconnus jusqu’ici dans la presse du gouvernement. « On ne pouvait, disait le journal allemand, rendre dans les circonstances présentes un meilleur service à l’anticléricalisme qu’en rappelant l’attention sur ces événements qui apportent une preuve saisissante du tort que l’ultramontanisme a déjà causé à la France. » L’anticléricalisme à masque patriotique devait en effet traiter comme un utile auxiliaire l’ancien ministre de l’Empire libéral qui lui rendait ce service. L’anticléricalisme devait profiter de cette occasion pour feindre un caractère national qui ne lui appartient pas.

M. Émile Ollivier a jadis défendu par une interprétation biblique son mot fameux du « cœur léger ». Est-ce avec la même légèreté que l’auteur de tant de discours et de livres sur l’Église et sur le Concordat a apporté ce secours aux auteurs de la séparation ? Toutes les déclarations que M. Ollivier a faites à des journalistes de Rome, de Vienne et de Paris, les commentaires et les polémiques qui ont suivi ces déclarations n’arrivent pas à démontrer que la question du pouvoir temporel ait été la cause de notre isolement en 1870. Ces polémiques n’accusent pas l’« ultramontanisme ». Elles accusent, au contraire, les hommes d’État et les écrivains libéraux, et la politique étrangère de l’Empire, inspirée et approuvée par eux.

D’après M. Émile Ollivier lui-même, la Triplice projetée contre la Prusse, — France, Autriche, Italie, — n’eût pas été assez forte pour empêcher le désastre. On s’étonne dès lors que la question ait existé encore pour lui. Puis il affirme que cette alliance était défensive : or c’est la France qui a déclaré la guerre. Enfin, et c’est là qu’il faut voir la clef de toute l’affaire, il prétend que, la Prusse eût-elle commencé les hostilités, M. de Beust « eût trouvé le moyen de se dérober » et que Victor-Emmanuel, de son côté, en réclamant « le temps nécessaire » pour mettre ses troupes sur le pied de guerre, s’était assuré d’avance une échappatoire. Nous verrons tout-à-l’heure, en effet, que la question romaine, importante pour l’Italie, ne fut pour l’Autriche qu’un prétexte. Il est avéré que l’Autriche n’agit ni franchement ni loyalement dans toute cette affaire et il semble que M. de Beust, cet ancien ennemi de Bismarck, y ait préparé les voies au rapprochement des Habsbourg et des Hohenzollern et à la politique d’Andrassy. Mais à qui la faute ? Tous les documents, toutes les confessions le disent : c’est la défection de la France en 1866, c’est la neutralité de Napoléon III pendant la guerre allemande, neutralité inspirée par le principe du droit des peuples au même titre que l’intervention de 1859, qui acheva de nous aliéner ce qui nous restait de sympathies actives en Europe. Les Mémoires de M. de Beust ne sont assurément pas un monument de vérité. La fourbe à chaque instant s’y découvre. Le ministre de François-Joseph y semble avoir voulu préparer l’évolution de la politique autrichienne. Il se pose comme l’homme de transition qui, de Nikolsbourg, a conduit son pays à la Triplice. M. de Beust, dans ses Mémoires, se défend avec insistance d’avoir jamais été un ennemi de l’Allemagne ni un partisan de la France. Il se plaît à s’y peindre en victime de Bismarck et en ami sincère de la Prusse. La Triade, la guerre de 1866, les essais de revanche de Sadowa, les appels à l’intervention française, tout cela est atténué, relégué dans le demi-jour des erreurs de jeunesse et des tempi passati. Mais n’est-ce pas la politique et la diplomatie de Napoléon III qui avaient eu les premiers torts envers M. de Beust ? N’était-il pas suffisamment édifié par les événements de 1866 ? Quel autre à sa place, après une pareille expérience, n’eût pris en dégoût l’amitié française ? C’est sur cette amitié que reposait toute sa politique saxonne, ses plans de résistance de l’Allemagne du Sud à l’ambition et à l’hégémonie prussiennes. Sans la France, tout s’écroulait. Et c’est ce qui arriva par la neutralité de 1866. Abandonné, contre toute attente, par Napoléon III, Beust, à défaut de rancune, sentiment auquel un politique doit être inaccessible, éprouva au moins une de ces déceptions qui abolissent à jamais la confiance.

Jusqu’au dernier moment, Beust avait compté que Napoléon, éclairé par son intérêt propre, interviendrait sur le Rhin. Le lendemain de Sadowa, il arrivait à Paris, espérant, par son action personnelle et ses objurgations, vaincre l’apathie de l’empereur[1]. Beust rapporte qu’il représenta vainement à Napoléon III qu’il était encore temps d’éviter une faute irréparable ; qu’il suffisait de faire avancer sur le Rhin les cent mille hommes du camp de Châlons et d’envoyer sur les côtes de la Baltique l’escadre de la Manche pour que la face des choses fût changée. Napoléon III répondit à tout : « Nous ne sommes pas prêts. » Du côté de Drouin de Lhuys, qu’on disait partisan de l’intervention, Beust n’essuya encore que des refus. Il quitta Paris avec une désillusion cruelle. Il ne pouvait pas, quatre ans plus tard, l’avoir oubliée.

On peut dire de la question des alliances de 1870 qu’elle est inexistante, en ce sens que c’est en 1866 que tout s’est décidé. C’est alors que tout fut perdu. C’est alors que l’occasion qui s’était présentée de venir au secours d’une coalition toute nouée contre la Prusse fut criminellement négligée. Lorsque vint l’échéance de 1870, tous ceux que nous avions abandonnés nous abandonnèrent à leur tour. Thiers parcourut vainement l’Europe pour solliciter des interventions, pareil aux Beust, aux Perglas, aux Dalwigk, qui vainement aussi avaient demandé à l’empereur de les aider contre la Prusse et qui ne comprenaient pas que le gouvernement français se refusât à voir son intérêt. Pour rester fidèle au principe des nationalités, pour ne pas compromettre l’unité italienne par des succès autrichiens, pour ne pas nuire à l’unité allemande par le relèvement des monarchies de l’Allemagne du Sud, Napoléon III avait alors repoussé les alliances sans compter. N’est-ce pas l’un des meilleurs observateurs de ces événements, Georges Rothan, qui a écrit dans son livre sur la Politique française en 1866 :

Au commencement de 1866, la confédération germanique, de mœurs si paisibles, ressemblait à un champ clos où tous les intérêts étaient aux prises et toutes les passions en ébullition. Les séances de la Diète se succédaient, orageuses et irritantes, les notes et les protocoles s’entre-croisaient, les ministres des petits États conféraient. Ce fut, pour l’activité et pour l’importance des cours de deuxième et de troisième ordre, un moment d’éclat qui ne devait pas avoir de lendemain. Ce furent aussi de beaux jours pour la diplomatie française. De quelles sollicitations n’était-elle pas l’objet ! Quelles confidences n’a-t-elle pas recueillies ! Si ses portefeuilles devaient s’ouvrir, on verrait quelles conversions le succès opère dans le langage et l’attitude des hommes.

Trop tard ! Il était trop tard en 1870 pour avoir des alliances. Il était trop tard pour que Napoléon III pût réparer ses fautes. Nous avions laissé échapper toutes les occasions, découragé toutes les bonnes volontés, laissé les intérêts prendre une orientation nouvelle. La dépêche d’Ems surprit la France isolée dans une Europe transformée par le principe des nationalités et où Napoléon III ne trouva plus que des rancunes et des ambitions satisfaites. Garibaldi fut seul à protester contre l’ingratitude des peuples pour qui la France avait travaillé. Le geste était beau, mais on vit qu’il était plus aisé de conquérir la Sicile que de tenir tête à Manteuffel.

Les déclarations de M. Émile Ollivier ont ainsi pendant plusieurs mois alimenté la polémique anticléricale. Elles ont servi à répandre cette opinion, que le pouvoir temporel des Papes a causé nos désastres de 1870, et que le catholicisme est directement responsable du sang versé et des provinces perdues. Ce qui revient à dire que ces malheurs nous fussent également arrivés par la faute de tout autre gouvernement, — la monarchie de Henri V par exemple, — semblablement intransigeant sur la question romaine, et qu’au contraire, une politique libérale et franchement amie de l’unité italienne nous les eût certainement évités.

À cette contre-vérité, à cette atteinte au sens commun, il ne faut pourtant pas méconnaître que la confusion où tomba finalement la politique extérieure de Napoléon III apporte quelque vraisemblance. « À l’approche de l’heure décisive, dit très bien M. de la Gorce, l’historien du second Empire, la politique française se complique au point d’échapper à l’analyse. » Devant le péril soudain apparu, ce fut la déroute de tous les principes napoléoniens. On essaya de revenir à la politique de la tradition, qui était la politique du bon sens. Mais la réaction, déjà tardive, fut encore incomplète et maladroite. L’empereur, toujours attaché à ses chimères, entrait à contre-cœur et sans conviction dans des considérations nouvelles pour lui. Ses agents, ses ministres, formés à son école, servant depuis longtemps son système, exécutaient avec mollesse des ordres qui bouleversaient les manières de penser adoptées jusque-là. L’avènement de l’Empire libéral avait encore aggravé la confusion. Ce singulier régime qui, à ses débuts, était conservateur en France et libéral à l’étranger, abandonnait sa politique révolutionnaire au dehors au moment où il faisait dans le pays des concessions aux éléments libéraux. Il renversait la bascule et tâchait de satisfaire l’opinion de gauche par des réformes, tandis que par sa nouvelle politique étrangère il contentait l’opinion de droite. Que devenir entre les engagements pris, les attitudes adoptées, les habitudes acquises et les nécessités nouvelles qui s’imposaient tout à coup ? Le désordre qui régnait dans l’esprit et dans les conseils du souverain se traduisit par des incohérences, des fausses manœuvres, des maladresses. L’affolement augmentait de se sentir observé par un ennemi patient et de sang-froid. C’est alors que les dernières fautes furent commises.

On a voulu faire croire qu’au prix de Rome nous aurions trouvé les alliances qui nous ont manqué. Cette thèse a pour elle le prince Napoléon qui est suspect, Beust qui savait mentir, et Rothan qui a pu se tromper[2]. Elle a été reprise au moment des déclarations de M. Ollivier par un professeur de la Sorbonne, M. Émile Bourgeois, l’auteur d’un célèbre Manuel historique de politique étrangère où tous nos apprentis diplomates et élèves-consuls préparaient leurs examens. M. Émile Bourgeois a donné au journal le Temps, sur les alliances de 1870, une longue consultation complétée peu après par un article de revue. Chose singulière, dès qu’on va au fond de ces études, on y découvre cette passion religieuse pour le droit des peuples et le principe des nationalités qui désarmait, sous l’Empire, l’opposition des libéraux et des révolutionnaires conscients. Loin de blâmer la politique napoléonienne, on répète que nous devions voir sans jalousie, que nous devions même aider jusqu’à leur développement intégral, l’unité italienne et l’unité allemande, ces deux sœurs cadettes de l’unité française. Toute autre vue eût été mesquine et indigne d’une grande nation. Et c’est d’ailleurs, ajoute-t-on, du jour où Napoléon III trahit cette politique libérale et généreuse, du jour où il tenta de s’opposer aux progrès de la Prusse et à l’ambition légitime de la maison de Savoie, que, par l’effet de la justice immanente, commencèrent pour lui et pour la France la décadence et les défaites.

Ainsi, ce sont les illusions de Quinet, de Havin, de John Lemoine, illusions qui furent aussi celles de Napoléon III, et que l’on croyait jugées et condamnées par l’événement, que toute cette campagne réhabilite et remet en honneur. On ne nous dit même pas que revendiquer le Rhin, défendre Rome, interdire à jamais aux Hohenzollern de poser leur candidature au trône d’Espagne était une inconséquence après qu’on avait fait Magenta et Solférino, assisté inerte à Sadowa, prêté la main à l’avènement de Charles de Hohenzollern au trône de Roumanie. On reproche autre chose à Napoléon III : son vrai crime fut de s’arrêter dans la voie où il avait persisté, même une fois Sadowa accompli, et, après avoir bien mérité de la Révolution en prenant les armes en 1859 contre l’Autriche réactionnaire, en la laissant écraser en 1866 avec les antiques monarchies de l’Allemagne du Sud, de s’être conduit en hypocrite, en apostat et en traître du jour où il songea à la France et à l’intérêt français.

Loin de blâmer la participation de Napoléon III à l’unité italienne, les représentants des idées révolutionnaires l’accusent de ne pas avoir achevé son œuvre en abandonnant « Rome aux Romains ». L’erreur, l’erreur fondamentale, l’erreur sans nom fut pourtant de constituer un royaume uni, un ennemi possible, un rival certain, à l’endroit où le morcellement des territoires assurait à la fois notre influence et notre tranquillité. La campagne de 1859 ne fut même pas une de ces opérations inutiles et brillantes que l’on nommait autrefois guerres de magnificence. Ce fut une opération faite par nous contre nous-mêmes, un gaspillage de vies et de forces d’autant plus criminel que le sang français dépensé à Magenta et à Solférino ne servit qu’à préparer de plus grands deuils, et de plus grandes tueries. Toutes les catastrophes futures se préparèrent sur ces champs de bataille où nos troupes versèrent le meilleur sang français pour les rêveries carbonaristes et les hallucinations du testament de Sainte-Hélène. Trente-cinq années d’entraînement, d’armement et de bonne administration sous les deux monarchies avaient donné à la France une armée magnifique. Tout cela fut employé contre la patrie. Tout cela se trouva gaspillé au profit de l’étranger lorsque vint l’heure où tant de ressources auraient dû servir. Dans cette malheureuse guerre d’Italie, nos soldats furent vainqueurs contre les intérêts de la France elle-même.

Deux hommes, en Europe, avaient prédit ce que l’Italie coûterait à la France. L’un était le vieux prince de Metternich, qui assistait avec tristesse au naufrage de son grand œuvre, l’ordre européen. « Napoléon III réussit, », disait donc Metternich en 1858. « Il a encore de belles cartes dans son jeu. Mais il périra comme empereur révolutionnaire sur l’écueil italien. » Cependant Bismarck, voyant avec plaisir l’Empire commettre des fautes qui devaient profiter à la Prusse, disait en parodiant le mot de Voltaire : « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. »

La question des alliances de 1870 ne se fût même pas posée si la France eût toujours et avec esprit de suite protégé le Saint-Siège, c’est-à-dire fait respecter le statut territorial de l’Italie et conservé, comme le conseillait Proudhon, au lieu de l’attaquer, l’ordre de choses si prudent, si tutélaire, créé en Italie par les traités de 1815. Les idées révolutionnaires et napoléoniennes portèrent le premier coup dans ce bel édifice. L’évidence de l’intérêt français, apparue à de rares grands esprits, ne se révéla que trop tard aux utopistes. Il n’était plus temps de bien faire. Et, même en faisant bien, l’Empire parut encore se tromper et ajouter des fautes nouvelles à ses fautes primitives. Mais que, dans ces conditions, l’occupation de Rome ait été le motif déterminant de notre isolement, et, par conséquent, de notre défaite en 1870, cela n’est même pas exact.

En ce qui concerne l’Italie, eussions-nous donné Rome à Victor-Emmanuel pour obtenir son concours, quelle sorte d’avantage pouvait-elle tirer d’une guerre avec l’Allemagne ? Et qui ne pressent qu’une fois en possession de la Ville, elle se fût dégagée de sa promesse d’alliance aussi aisément qu’elle le fit, en somme, aux premières nouvelles de nos défaites d’août, puisqu’on était déjà convenu d’un accord ? Qui peut se flatter de contraindre à se battre un peuple qui n’a ni goût ni intérêt à faire la guerre ? Et les partisans de la politique impériale ne seraient-ils pas fondés à prétendre qu’il était d’une suprême habileté de laisser irrésolue la question romaine, afin de déterminer Victor-Emmanuel à se joindre à nous dans l’espoir d’être récompensé plus tard, grâce à l’arbitrage de la France, par une transaction sans violence avec la Papauté ? Quand on nous aura dit la raison que l’Italie aurait eue, possédant la Ville, de faire la guerre à la Prusse, on pourra admettre que Rome ait perdu la France. Mais l’Italie de 1870 n’avait besoin que de sa capitale. Dès qu’elle l’eut, elle prouva que la reconnaissance est un facteur politique sur lequel il est prudent de ne pas compter. Répéterons-nous qu’il eût été plus simple de ne pas commencer par faire l’Italie ? Mais les publicistes et les politiques de gauche tenaient pour incontestable et démontré que l’unité italienne était un événement favorable à la France, et que nous devions la soutenir jusqu’au bout.

Il tombe cependant sous le sens qu’ayant fait l’Italie contre l’Autriche, nous la faisions, par la force des choses, contre nous-mêmes. L’Autriche était notre alliée naturelle et désignée contre les progrès de la Prusse. Tout ce qui l’affaiblissait retombait sur la France. L’Autriche, qui a toujours su, par politique, accepter des situations pénibles, eût encore volontiers passé l’éponge sur les souvenirs de Magenta et de Solférino, sur l’amertume de l’abandon de 1866. Mais nous venions de créer contre elle une puissance qui avait toutes les ambitions de la jeunesse. L’Autriche se sentait déjà menacée, comme le constate le mémoire de M. Émile Bourgeois lui-même, dans le Tyrol, en Dalmatie, à Trieste. Son rôle en Italie, était terminé depuis notre intervention. Elle n’était plus de force à se montrer énergique dans la question romaine, à soutenir le pouvoir temporel, seule pièce subsistante du système aboli des souverainetés italiennes. Elle courait au plus pressé et abandonnait le Saint-Siège, ayant d’abord ses frontières à défendre[3]. À qui la faute, sinon aux amis français de l’Italie une, acharnés à affaiblir une puissance catholique qui n’avait plus d’intérêts opposés à ceux de la France depuis qu’elle avait cessé d’être le premier État de l’Europe et de prétendre à l’hégémonie et à la domination ?

On croit répondre à tout en montrant les documents qui attestent que l’Autriche mettait pour condition à son alliance, en 1870, l’évacuation de Rome par les troupes françaises. On ne songe pas à nier cela, puisque les archives diplomatiques l’affirment. Encore s’agit-il de l’expliquer. Que l’on nous dise donc, ce que personne n’a fait jusqu’ici, l’intérêt que pouvait avoir le gouvernement autrichien à épouser la cause des anticléricaux et des révolutionnaires italiens. Pour quelle raison l’Autriche aurait-elle consenti à s’unir à la France à condition seulement que son ennemie de la veille, la Maison de Savoie, déjà agrandie à ses dépens, reçût encore ce cadeau sans égal : la Ville éternelle ? Il n’est pas possible d’attribuer à l’Autriche catholique un motif suffisant de se conduire en ennemie du Saint-Siège. Reste une hypothèse qui s’accorde avec tous les faits connus : c’est que l’Autriche, insuffisamment préparée à la guerre contre la Prusse, sachant la France aussi peu préparée qu’elle-même, choisit, pour échapper à la nécessité de faire une campagne dont elle prévoyait les résultats funestes, le prétexte le plus sûr. La France avait déclaré Rome intangible. Le gouvernement impérial avait dit « Jamais ». L’Autriche ne courait donc aucun risque en mettant comme condition à son alliance l’abandon par la France de ses engagements les plus solennels. Tous les documents, tous les témoignages connus, sont en faveur de cette hypothèse. On sait aujourd’hui que, durant les mois qui précédèrent la guerre de 1870, l’Autriche refusa constamment de donner satisfaction à Napoléon III qui réclamait d’elle des armements immédiats. Assagie par l’expérience de 1866, elle ne voulait engager la lutte qu’après avoir mis toutes les chances de succès de son côté. Or elle connaissait son infériorité par rapport aux institutions militaires de la Prusse. Elle connaissait aussi la nôtre. Le Temps a justement publié sur ce sujet un curieux témoignage du colonel Fix. Le colonel Fix, ancien aide de camp du général Jarras, se souvient qu’au moment où les diplomates nouaient ces négociations, l’archiduc Albert vint en France afin de se rendre compte par ses yeux de la valeur de l’alliance proposée à l’empereur François-Joseph. Le colonel Fix se rappelle fort bien que l’impression du vainqueur de Custozza fut franchement mauvaise. On ne répondait que par des paroles vagues, et des affirmations de bonne volonté qui le satisfaisaient mal, aux interrogations de l’archiduc. Celui-ci trouvait une armée désorganisée et des approvisionnements affaiblis par l’expédition du Mexique. Il cherchait en vain cet organe du commandement et de la préparation à la guerre qui ne se trouve réalisé que par « un état-major général à compétence étendue et à influence prépondérante, agissant sous l’impulsion d’un seul chef ». Le colonel Fix vit l’archiduc visitant le dépôt de la guerre. « C’était, dit-il, un homme à lunettes, de tournure simple et modeste, qu’on n’eût vraiment pas pris pour le vainqueur de Custozza. » L’archiduc, ajoute le colonel Fix, écoutait tout ce qu’on lui disait « d’un air poli, mais avec la figure d’un homme qui espérait voir quelque chose de plus intéressant et se trouve déçu. Plusieurs d’entre nous étaient présents. Nous nous sentîmes navrés, surtout moi. » Le colonel Fix eut donc sur le vif l’impression que l’Autriche nous refuserait son concours parce que nous n’étions pas nous-mêmes en mesure de lui apporter une aide d’une efficacité suffisante. C’est pourquoi il ajoute à son témoignage ce très exact commentaire :

Lorsque le grand homme de guerre rapporta à son gouvernement qu’il avait vu une armée réduite en nombre, insuffisamment préparée et dirigée, celui-ci préféra à l’essai dangereux d’une revanche désirée, le parti plus sûr d’une neutralité dont la sympathie apparente a toujours mérité d’être suspecte. Et ce fut là la cause déterminante et probablement unique de notre isolement.

D’ailleurs, des communications nouvelles vinrent encore, pendant ces polémiques, détruire le roman d’une Autriche anticléricale. Le comte Fleury, fils de l’ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg en 1870, complétait des faits déjà rendus publics par son père. Le général Fleury avait pu constater de ses yeux que la Russie considérait qu’une guerre malheureuse pour la France lui apporterait sans coup férir la revanche de la guerre de Crimée. En effet, elle devait, au cours de nos défaites, dénoncer le traité de Paris. C’est pourquoi le tsar Alexandre et Gortschakoff avaient été tout à fait favorables à la Prusse dans les mois qui précédèrent la guerre. Ils étaient décidés, au cas ou l’Autriche interviendrait à intervenir eux-mêmes. L’intimidation russe, d’autant plus puissante que les liens entre Pétersbourg et Vienne étaient plus étroits, ne fut pas non plus sans peser sur la détermination de François-Joseph et de M. de Beust. Nous expiions ainsi une des erreurs de Napoléon III, une des fautes originelles de ce règne, d’un bout à l’autre absurde et funeste.

En même temps que ces témoignages français, arrivait au public celui d’un survivant des temps héroïques de l’indépendance italienne. Le général Türr, qui fut si souvent l’intermédiaire entre Victor-Emmanuel et Napoléon III, a rétracté, dans la Tribuna de Rome, l’opinion qu’il avait émise, il y a une trentaine d’années, sur la cause de l’isolement de la France en 1870. Alors, il soutenait que Rome donnait l’explication de notre abandon et de notre défaite. Depuis, le général Türr paraît s’être rendu compte que c’était là non pas une thèse d’homme d’État ou d’historien, mais une thèse de polémiste. L’agence Havas résumait en ces termes les déclarations du général Türr :

Aujourd’hui, le général Türr dit que les intrigues de la Prusse et de l’Angleterre rendirent impossible l’alliance franco-austro-italienne. L’Angleterre fomenta l’affaire d’Aspromonte, la Prusse suscita l’affaire de Mentana pour créer un courant anti-français en Italie. Il est regrettable que l’Italie n’ait pas aidé la France contre la Prusse en 1870 ; cela lui aurait évité la Triplice, dont elle ne tira aucun avantage qui en compensât les charges.


N’y a-t-il pas dans ce regret comme une sorte de désaveu de la politique anticléricale qui caractérisa la première manière de la nouvelle monarchie et un prolongement de cette politique, encore timide, sinon de réconciliation, au moins de cessation d’hostilités, qui s’établit entre le Quirinal et le Vatican ?

Enfin, une nouvelle communication de M. Émile Bourgeois lui-même apportait une preuve inédite et nouvelle en faveur de nos explications, qui sont celles du bon sens. Dans cette note, où M. Émile Bourgeois s’inscrit en faux contre certaines affirmations de M. de Gramont, il publie pour la première fois ce document important : une dépêche adressée à M. de Rémusat le 5 janvier 1873 par M. de Banneville, ambassadeur de France à Vienne[4]. On y lit entre autres choses :

Personne n’ignore ici qu’en 1869 et au début de 1870 le ressentiment des événements de 1866 était très vivace dans le cœur de l’empereur François-Joseph et que, plus que lui encore, les princes de sa famille et beaucoup de patriotes autrichiens ne se résignaient pas à considérer comme définitives les conséquences de ces événements. La politique de M. de Bismarck, la persistance, le redoublement, l’activité des armements et les perfectionnements incessants de l’organisation militaire en Prusse en dehors des Chambres et du pays, trahissaient d’ailleurs des desseins bien arrêtés et la préméditation d’une nouvelle guerre. Il était naturel que la perspective d’événements nouveaux qui pouvaient modifier l’état de choses créé en Europe par ceux de 1866 fût envisagée à Vienne, non seulement sans préoccupation, mais avec une certaine complaisance et avec la pensée d’une revanche possible.

L’archiduc Albert fut en France, en 1870, le représentant le plus autorisé de cette pensée. On se flattait, l’occasion venue, si l’on ne triomphait de la résistance des ministres hongrois, d’en être quitte pour un changement de ministère et d’entraîner facilement la Hongrie où il existait des sympathies pour la France.

La guerre jugée inévitable, mais à une époque indéterminée et que l’on pouvait différer, fut précipitée contrairement aux prévisions, aux calculs et aux conseils de l’Autriche[5], qu’elle surprenait en état de préparation incomplète. Encore fallut-il nos premiers revers pour arrêter court ces velléités que notre précipitation et notre imprévoyance n’avaient pas entièrement découragées.

« Si au moins, me disait il y a deux jours M. de Beust, vous étiez entrés résolument et immédiatement en Allemagne, malgré l’insuffisance de vos forces et de vos préparatifs, tout pouvait changer, pour nous comme pour les autres. » Après les grandes défaites et les revers irrémédiables, après Sedan et Metz, à la fin de l’année, il existait encore à Vienne un groupe d’hommes considérables, parmi lesquels le ministre de la guerre d’alors et d’aujourd’hui, le général Kuhn, persistant à conseiller la marche militaire sur Berlin. « Une armée de 150,000 hommes, disait-il, y aurait suffi et au delà. » On aurait trouvé en Allemagne l’appoint de 300.000 prisonniers de guerre français, et, quant à la Russie, on la tenait pour hors d’état de réaliser ses menaces.

Après ce document, ajouté à tant d’autres, n’est-on pas fondé à penser que l’Autriche n’a soulevé la question romaine que comme un moyen dilatoire ? Il était dangereux pour elle de faire une nouvelle guerre à la Prusse, en état de préparation incomplète, avec un allié également mal préparé, la France, et un autre allié à la fois peu sûr et sur lequel, au point de vue militaire, elle avait des raisons d’être édifiée. Si M. de Beust a deviné la suite des événements, on peut dire qu’il a été singulièrement bien inspiré en choisissant la question romaine comme prétexte de la neutralité autrichienne. Peut-être a-t-il jeté ce jour-là les bases de la Triple-Alliance : il contenait à la fois Bismarck en n’intervenant pas et Victor-Emmanuel en lui offrant Rome. Admettons que Napoléon III (ou un autre gouvernement à sa place) eût accepté l’évacuation de Rome contre le concours de l’Autriche. N’est-il pas évident que, par prudence, l’Autriche eût encore trouvé un autre prétexte pour se dérober ?

Il n’est pas à nier que la question romaine ait exercé son influence sur les événements de ces années fatales. Comment le nierait-on ? Mais a-t-elle eu un autre rôle que l’affaire du Luxembourg ou l’affaire des Duchés ? Elle ne fut, à la vérité, comme ces deux « affaires », qu’un prétexte, à défaut duquel il était aisé d’en trouver un autre. Les véritables responsabilités de 1870 ne sont pas là. Elles sont dans la politique napoléonienne, dans la politique du principe des nationalités, approuvée par tous les hommes de gauche, approuvée aujourd’hui encore par les historiens républicains. Loin que le Saint-Siège ait causé nos revers, tout démontre que s’il avait été mieux défendu, avec plus de système et d’esprit de suite, nos destinées, comme celles de l’Europe, eussent radicalement changé. Une grande politique conservatrice, une politique de droite suivie avec un ferme dessein empêchait les transformations allemandes et italiennes, réparait les désastres du premier Napoléon, achevait l’œuvre de nos rois et l’effort de plusieurs siècles, en donnant à la France ses frontières naturelles : Charles X est tombé au moment où il allait étendre le royaume sur la rive gauche du Rhin.

On n’arrivera pas à démontrer que les idées contre-révolutionnaires aient jamais nui à la France. Dans cette question des alliances de 1870 encore, à défaut des documents qui ne manquent même pas, le sens commun atteste que l’intérêt français, loin de lui être contraire, était solidaire de celui du Saint-Siège. On peut dire que si Rome était encore cité pontificale, le drapeau français n’eût pas cessé de flotter à Strasbourg. Tant il est vrai que tout ce qui se fait contre le catholicisme se fait contre la France, — et réciproquement.


  1. On sait que la guerre faillit reprendre, pendant les négociations de Nikolsbourg, qui suivirent Sadowa. L’Autriche refusait d’admettre l’entrée de la Saxe dans la confédération de l’Allemagne du Nord. Sur la seule menace d’une rupture des négociations, la Prusse transigea. Sa politique avait été d’accorder à ses ennemis une paix honorable et rapide, tant elle redoutait les conséquences d’une intervention française, tant il paraissait invraisemblable que cette intervention ne se fût pas produite.
  2. Et n’est-ce pas Rothan qui a écrit : « Le prince Napoléon ne méconnaissait pas la grande pensée qui avait présidé à son mariage ; c’était pour la cause italienne un auxiliaire convaincu et souvent passionné. »
  3. Nous lisons, chez M. Émile Bourgeois encore, dans son Manuel historique de politique étrangère, t. III, p. 769 : « Pour sauver le Tyrol menacé par l’irrédentisme, François-Joseph avait accepté l’occupation de Rome. »
  4. Revue du mois, 10 novembre 1906.
  5. Mais, il y avait Bismarck qui voulait sa guerre, à son heure, qui n’entendait pas que ses adversaires fussent prêts et qui était résolu à les devancer. La dépêche d’Ems déjouait calculs, prévisions et conseils.