Éditions du Siècle (p. 37-97).

BISMARCK ET LA FRANCE,
D'APRÈS
LES MÉMOIRES DE HOHENLOHE

I

LES SUITES D’UNE MÉDIATISATION DE 1806

La publication des Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst[1] fera date dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine, moins peut-être encore par les choses que ce livre a dévoilées que par le mouvement d’opinion dont il aura été l’origine. Les souvenirs d’outre-tombe du prince de Hohenlohe ont donné un mauvais exemple à une aristocratie que ses maîtres ont pourtant disciplinée, dans les bureaux comme aux armées, aussi sévèrement que Louis XIV avait dressé la sienne au service de la cour. Derrière les indiscrétions de l’ancien chancelier, qui n’épargnent ni les souverains ni les héros de l’Empire, qui ne ménagent pas même les secrets d’État, un vent de fronde s’est levé à Berlin. Un esprit d’impatience et de sédition, qui n’a rien de commun avec la mauvaise humeur des libéraux et des démocrates, a soufflé sur le monde des plus grands et des moindres seigneurs de l’Allemagne nouvelle. On se rappelle les incidents divers qui ont suivi la publication de ces Mémoires : l’émotion à Saint-Pétersbourg et à Vienne, la colère impériale, la disgrâce du prince Alexandre de Hohenlohe, préfet de Colmar, fils du prince Clovis, et l’agitation de la faction bismarckienhe, encore vivante et qui n’a pas désarmé. Toutes ces circonstances, tous ces mouvements, toutes ces intrigues de chancelleries et de cours, sont significatifs comme les indiscrétions de l’ancien ministre elles-mêmes : elles accusent le malaise allemand, les difficultés auxquelles devait presque quotidiennement faire face un pouvoir cependant fort, mais dont les origines étaient trop récentes pour qu’il ne se trouvât pas de temps en temps aux prises avec les complications du passé. Les Mémoires du prince de Hohenlohe ont un caractère d’indépendance et de vengeance posthume. C’est un souvenir de la vieille anarchie allemande, du particularisme et de la féodalité. Et rien n’est aussi propre à éveiller l’inquiétude des nouveaux empereurs d’Allemagne que ces souvenirs-là.

On définirait d’un mot le prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst en disant qu’il fut toujours un mécontent. Ce grand dignitaire, ce haut chancelier de l’Empire, ce favori de Bismarck n’était pas satisfait de son sort, en dépit des honneurs et de la fortune, en dépit d’une ambition satisfaite, d’une carrière heureuse et courue avec la conscience du but à atteindre et des moyens à employer. Le prince de Hohenlohe, du commencement à la fin de sa vie politique, rendit d’importants services à la Prusse. Ce fut un des plus actifs, un des plus habiles, un des moins scrupuleux ouvriers du nouvel ordre de choses allemand. Mais nous savons aujourd’hui que la sincérité n’y était pas. Le prince prêtait à la Prusse et à l’Empire son activité et ses talents. Il avait reconnu de bonne heure que c’était le plus utile emploi qu’il en pût faire. Cependant il réservait quelque chose de lui-même, il ne consentait pas à se donner tout entier. Ses Mémoires prouvent qu’il faisait nettement le départ entre ses fonctions et sa personne, qu’il conservait son quant à soi. Associé à une œuvre commune, à de ces grandes affaires d’État qui arrachent l’homme a lui-même, et par leur intérêt supérieur absorbent l’individu, on le voit pourtant juger toutes choses d’un point de vue strictement Hohenlohe. Également détesté de tous les partis, il n’en était pas auquel il fût attaché par une sympathie véritable. Haut fonctionnaire de Bavière et de Prusse, il n’était pas de là plus que d’ailleurs. Il eût trouvé très naturel et très bon qu’on érigeât pour lui et les siens le gouvernement d’Alsace-Lorraine en charge héréditaire, ou tout autre gouvernement à défaut de celui-là. En somme, le prince de Hohenlohe cherchait ses commodités dans l’Allemagne nouvelle et unifiée et ne trouvait jamais qu’il fût avantagé selon ses ambitions et selon ses mérites. Il demandait à l’Empire de le possessionner le mieux possible. Libre d’humeur et d’esprit quant au reste, Hohenlohe demeurait, au fond, comme ses ancêtres, prince immédiat du corps germanique.

Suivant la remarque d’Auguste Himly, l’éminent géographe-historien, c’est toujours à la Révolution française qu’il faut remonter pour comprendre l’Allemagne contemporaine. Si les Hohenlohe n’avaient été médiatisés en 1806, avec tant d’autres princes, par la volonté de Napoléon, imprudent niveleur du chaos germanique [2], quelle eût été leur histoire au XIXe siècle ? Souverains de cent mille sujets, ils se fussent occupés de défendre leur indépendance et leurs privilèges, cherchant secours tantôt en Autriche contre la Prusse, tantôt en Prusse contre l’Autriche, tantôt ligués avec la Bavière, tantôt visant à s’arrondir à ses dépens, au besoin subventionnés par la France vers laquelle des princes catholiques, cultivés et chez qui le goût des choses françaises était naturel, se sentaient attirés[3]. Si les bouleversements de la Révolution et de l’Empire n’avaient métamorphosé l’Europe centrale, si l’histoire du XIXe siècle eût été ce qu’elle devait être, la France aurait trouvé en Franconie, dans la personne de ces petits princes autonomes, sinon des alliés sûrs, du moins des protégés utilisables moyennant argent. La médiatisation de 1806 transforma Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst en partisan de l’unité allemande. Et c’est le contre-coup des victoires napoléoniennes qui fit de lui un ambassadeur de Prusse à Paris, un statthalter d’Alsace-Lorraine et un chancelier de l’empire allemand.

Ni ses goûts, ni sa religion, ni son origine, rien n’appelait Hohenlohe du côté de la Prusse, si ce n’est son ambition. Sa nationalité, depuis la médiatisation, était bavaroise. Les tendances de sa famille, autrichiennes. Le prince François-Joseph, son père, avait été élevé à Parme et à Vienne. Un de ses frères, le prince Constantin, sera grand maître de la cour d’Autriche. Au contraire, et de fort bonne heure, le prince Clovis regarda vers la Prusse. C’est que, doué très jeune de vastes convoitises pour les honneurs et le pouvoir, il avait pressenti que l’avenir était là. Sa clairvoyance, ses capacités politiques, et surtout sa volonté de parvenir, expliquent toute sa carrière « allemande ». Grand seigneur médiatisé, réduit à son domaine utile et à un siège héréditaire à la chambre haute de Bavière, en quoi Clovis de Hohenlohe se fût-il senti Bavarois ? Et en quoi se fût-il senti Allemand ? Entre le Rhin et la Vistule, l’idée de patrie n’existait pas au XIXe siècle pour les gens de qualité. La « patrie allemande », das deutsche Vaterland, on laissait cela aux étudiants et aux braillards de brasserie. Plus encore que le patriotisme, Hohenlohe ignorait le loyalisme. Quel lien personnel eût rattaché aux Habsbourg, aux Hohenzollern, aux Wittelsbach, aux Zæhringen ou aux Guelfes un féodal qui, au fond, se tenait, malgré la médiatisation, pour l’égal des chefs de ces dynasties ? S’estimant libre de toute obligation, aussi intelligent qu’ambitieux, Clovis de Hohenlohe ne fut jamais embarrassé pour changer de gouvernement au mieux de sa carrière. Il servit deux rois, se déclara — non sans la réserve et l’ironie qui appartiennent à l’héritier de princes régnants — très humble sujet de tous les deux. Mais il ne se crut pas plus engagé envers l’un qu’envers l’autre et traita avec eux comme avec ses pairs.

Deux exemples montrent bien quelle était l’inconsistance des opinions, des idées et des nationalités dans l’Allemagne de ce temps-là. Ces exemples sont fournis par Hohenlohe et par Beust. Tous deux, ministres de monarchies moyennes mais indépendantes, passèrent le plus naturellement du monde au service de plus grandes maisons. Le comte de Beust, après 1866 et l’échec de ses plans, se désintéressa subitement des destinées de la Saxe et devint ministre de l’empereur d’Autriche ; le prince de Hohenlohe, ministre des Affaires étrangères et président du conseil en Bavière avant 1870, abandonna sans esprit de retour Munich pour Berlin quand les affaires furent devenues sans intérêt auprès de son ancien maître, et recueillit aussitôt après la fondation de l’empire la récompense de sa perspicacité et des services rendus à la Prusse au détriment de la dynastie de Wittelsbach. De telles mœurs n’étaient possibles qu’en Allemagne et dans l’Allemagne d’alors. Imagine-t-on un ancien ministre du roi des Belges occupant tout à coup le Quai d’Orsay ? Tel serait pourtant chez nous l’équivalent du cas de Hohenlohe et de Beust. Rien ne prouve mieux que l’Allemagne n’existait pas il y a soixante-cinq ans, sinon dans l’idée de quelques ambitieux et de quelques rêveurs, et qu’il s’en est fallu de peu qu’elle dût se contenter à jamais de cette existence idéale.

Le prince de Hohenlohe, s’il ne l’a dit, a certainement pensé en même temps que le comte de Beust le mot célèbre, et d’ailleurs juste, du ministre de Saxe : « Décidément, M. de Bismarck est toujours « favorisé par la chance. » Beust le disait par dépit et comme un homme battu par un rival heureux. Hohenlohe le pensa pour régler sa conduite et organiser sa vie d’après cette certitude qu’il n’y avait plus rien d’intéressant ni d’avantageux à faire, pour un homme comme lui, dans l’Allemagne de son temps, qu’avec la Prusse et à la suite de Bismarck. Le premier volume des Mémoires de Hohenlohe raconte en effet comment le prince se fit le meilleur agent de la Prusse dans l’Allemagne du Sud, et particulièrement en Bavière, avant d’être récompensé par les plus hauts postes que put lui offrir le régime nouveau. Cette partie du Journal n’intéresse pas la France aussi directement que les chapitres qui suivent. Mais elle donne l’image de l’Allemagne dans les derniers jours de son émiettement, et apporte un surcroît de lumière sur les événements qui précipitèrent, avec nos défaites, la formation de son unité.

II

Au service de la Prusse

Dès 1864, dès le commencement du règne du jeune roi Louis II, le prince de Hohenlohe intriguait pour devenir ministre. Il était déjà deviné et redouté par tous les patriotes bavarois, les particularistes, les catholiques, les ennemis de Berlin. La cour, principalement, le détestait. Et il le savait bien. Il se savait aussi soutenu par tout ce que le pays comptait de libéraux, d’anticléricaux et d’antiautrichiens, qui étaient en même temps les partisans de la Prusse. Au parlement comme dans l’opinion, les libéraux étaient assez puissants en ce temps-là en Bavière et le jeune roi, fort indifférent à la politique, occupé d’art et de wagnérisme, ne demandait, pour être tranquille, qu’à gouverner constitutionnellement. Hohenlohe croyait donc son heure venue. Mais Louis II l’écarta de prime abord pour une raison que nous apprend Hohenlohe lui-même. « Malgré l’opinion publique, je ne suis pas devenu ministre », écrit le prince le 23 novembre 1864. « La maison de Bavière ne veut pas d’un médiatisé pour ministre. Ce doit être une politique dynastique », ajoute-t-il ironiquement. Le roi de Bavière avait raison de se méfier des médiatisés. Nous avons vu qu’il pouvait à bon droit redouter leur esprit d’indépendance et de ressentiment.

Un curieux document nous apprend : quelles étaient les idées politiques de Hohenlohe, aspirant au gouvernement bavarois, vers le temps de la guerre des Duchés. Ce sont deux rapports sur l’état et l’avenir des pays allemands adressés à la reine d’Angleterre selon le désir de celle-ci. Ces rapports font d’ailleurs honneur au sens critique de Hohenlohe, qui avait admirablement compris la politique bismarckienne et prévoyait ce qui allait sortir de la querelle des Duchés : la guerre avec l’Autriche, cette puissance exclue des affaires allemandes, finalement l’unité au profit des Hohenzollern. Hohenlohe devine ces événements avec une netteté où sa complicité transparaît. Il annonce l’échec de Beust et de l’Autriche ; il ne peut s’empêcher de railler les efforts des inventeurs de la Triade, et ceux des monarques du Sud qui croient pouvoir échapper au grand coup de filet bismarckien. L’absence absolue d’une foi, d’un intérêt quelconque aux destinées de la Bavière se montre clairement dans ce prophétique rapport. On sent que les vœux du prince vont ailleurs qu’à son pays légal, et qu’il n’aspire qu’à se joindre à la force et au succès.

Le même persiflage qui, appliqué aux affaires de l’Empire, a exaspéré Guillaume II, Hohenlohe s’en servait dans son Journal aux dépens de la Bavière, de ses princes et de ses ministres. Pendant toute la guerre de 1866, il ne ménage aucune de ses ironies à l’armée bavaroise. Ses sympathies sont ouvertement prussiennes. Le jour de la rupture des relations diplomatiques, il a, en public, dédaignant le scandale et les reproches des patriotes bavarois, conduit à la gare son beau-frère, le prince de Sayn-Wittgenstein, attaché à l’ambassade de Prusse. La seule préoccupation du prince pendant toute la guerre (car le succès des Prussiens ne paraît pas avoir fait doute à ses yeux), c’est de savoir si la France interviendra ou non. Son soulagement se lit entre les lignes lorsque tout est fini sans que Napoléon III ait bougé. « Je considère la catastrophe présente avec un grand calme », écrit-il le 13 juillet 1866. Et il ajoute : « Cette catastrophe est salutaire, car elle déblaye en Allemagne tout un état de choses usé et vieilli, et surtout parce qu’elle démontre ad hominem aux petits et moyens États leur misère et leur néant. J’accorde que c’est un désastre pour les dynasties. Mais c’est un grand bonheur pour les peuples. » C’est en apparence le « patriote allemand » qui parle ici. Mais le médiatisé fait peut-être entendre aussi son cri de rancune et de vengeance, À preuve cette plaisanterie amère sur les princes dépossédés de 1866 :

Le prince de Nassau est ici. Il porte des lunettes bleues, ce qui ne lui donne pas un air banal. Il est en uniforme et je ne sais diable pas pourquoi. Les Prussiens lui ont peut-être enlevé ses habits civils ! Je comprends très bien, j’excuse même, du point de vue humain, que ces princes chassés, ou, comme on dit aujourd’hui, dépossédés, demandent l’appui des puissances étrangères contre la spoliation prussienne. Mais rien, du point de vue allemand, ne légitime leurs efforts et il faut souhaiter, dans l’intérêt de l’Allemagne, que leurs intrigues échouent.

Le point de vue allemand, l’intérêt de l’Allemagne, ce n’était, pour le prince de Hohenlohe, qu’un prétexte. Il s’en servit pour faire en Bavière le jeu de Bismarck et préparer une belle carrière allemande à l’héritier des souverains « dépossédés » de Hohenlohe, ex-électeurs du Saint-Empire. Vers le moment où Hohenlohe se voyait écarté du ministère bavarois, sa belle-sœur, la princesse Constantin de Hohenlohe (celle dont le mari était grand maître de la cour d’Autriche) portait sur lui ce jugement : « Dans mon beau-frère Clovis, écrivait-elle, j’ai toujours vu un caractère de transition. Par ses origines, il tenait profondément aux idées féodales des princes immédiats de l’Empire. En même temps, il avait l’intelligence vive et comme intuitive des aspirations libérales de notre temps. Il appartenait à sa souriante philosophie d’aplanir les difficultés et de concilier les contraires. » Le prince immédiat, nous l’avons vu, était toujours vivant chez le fils de ce dernier souverain régnant de Hohenlohe qui, ayant gagné à la bataille d’Austerlitz et à la paix de Presbourg d’être dépouillé de ses droits, s’enferma dès lors dans sa résidence et bouda également Napoléon, la Bavière, la Prusse, l’Autriche, et son siècle. La médiatisation explique tout Clovis de Hohenlohe, et même les idées libérales que lui attribuait sa belle-sœur.

Le libéralisme, au cours des années qui précédèrent 1870 et la fondation de l’Empire, fut, dans l’Allemagne du Sud, l’agent de l’unité et de la prussification. L’ambition de Hohenlohe lui indiquait que, pour parvenir, il fallait aller du côté prussien. Et c’est en se faisant libéral qu’il devenait possible, pour un Bavarois, de passer à la Prusse. L’adhésion du prince de Hohenlohe aux idées libérales n’alla pas plus loin. Dans son attitude anticléricale, dans sa lutte contre les jésuites, dans sa manifestation contre l’Infaillibilité, il ne faut voir que l’expression d’une nécessité de politique pratique et appliquée. Les Mémoires ne contiennent pas un atome de philosophie libérale. Les personnes, les cas, les situations et les relations comptaient seuls pour ce diplomate. Le mouvement d’opposition à l’Infaillibilité, qui prit un instant un caractère si grave en Allemagne, et auquel il collabora avec activité, ne fût pour lui qu’une occasion de diviser le parti catholique et particulariste de Bavière. Il se souciait bien des principes et des doctrines ! Quand l’unité sera faite et le particularisme réduit à l’impuissance, il ne songera plus à la théologie et abandonnera d’un cœur léger Doellinger et le Vieux Catholicisme, comme Bismarck, après s’être servi d’eux, les abandonna lui-même.

Le libéralisme fut, pour l’ambitieux et perspicace Hohenlohe, le prétexte de sa conversion aux idées de Bismarck et le moyen d’engager la Bavière dans la voie de l’unité allemande. Le ministère libéral qu’il dirigea pendant trois ans ne fut que l’instrument de la politique bismarckienne.

Le 22 août 1866, avait été conclu entre la Prusse et la Bavière le traité d’alliance qui fut à peu près la seule exigence du vainqueur, et qui était destiné avant tout à exclure l’union de la Bavière, de l’Autriche et de la France contre la Prusse. Napoléon avait laissé échapper l’occasion. Sadowa, Kissingen, Langensalza, les trois victoires prussiennes, développaient leurs conséquences. La Bavière avait été, contre toute raison, contre toute attente, abandonnée par la France. Le journal de Hohenlohe confirme que le baron Perglas, venu à Paris dès le début des hostilités, ne fut même pas reçu par Napoléon III. Vaincue, la Bavière dut accepter la protection prussienne, renoncer à sa politique traditionnelle, et reporter de Vienne à Berlin son centre de gravité. D’ailleurs, la fameuse circulaire La Valette venait d’être rendue publique, L’empereur des Français y affirmait une fois de plus les idées de politique napoléonienne, et déclarait qu’au nom du principe des nationalités la France était toute prête à reconnaître l’unité allemande, et se ferait scrupule de s’y opposer. Il est frappant de retrouver dans le Journal de Hohenlohe les termes de ce document célèbre et qui mérite de rester comme l’acte d’accusation de l’Empire et des Bonaparte. « Le peuple français, écrivait donc Hohenlohe, a de trop grands sentiments, trop de noblesse, et trop conscience de lui-même, pour redouter la constitution d’une Allemagne unifiée. » Il faut lire cela repensé et transposé en allemand, avec les propres mots[4] dont s’était servi Napoléon III, le véritable auteur de ce message historique, pour en saisir toute la portée et comprendre à quel point la politique napoléonienne, comme le constatait encore quarante ans plus tard, le prince de Bülow à la tribune du Reichstag, a favorisé les grandes transformations européennes qui, toutes, se sont faites contre la France.

Le cours nouveau pris par les événements à la suite de la catastrophe de 1866, la disparition de l’influence autrichienne dans l’Allemagne du Sud, la consternation des cours et rabattement du particularisme, l’ascendant d’un vainqueur qui offrait son amitié l’épée à la main, ces circonstances seules rendirent possible l’avènement d’un ministère Hohenlohe. Le jeune roi Louis II, médiocrement affecté par la mauvaise issue de la guerre et plus sensible au trouble de sa tranquillité privée qu’au danger prussien, se décida, malgré l’opposition des princes de sa famille, qui lui représentaient Hohenlohe comme un traître, à signer sa nomination le 31 décembre 1866. Il ne marqua d’ailleurs pas plus d’attachement à ce ministre-là qu’aux autres, n’eut guère de rapports avec lui que par l’intermédiaire de son chef de cabinet, et ne lui montra, comme à la presque totalité de ses contemporains, qu’une dédaigneuse indifférence. Hohenlohe la supporta aussi aisément que la haine des princes de la famille royale. Il note avec le ton ironique qui lui est ordinaire que le jour du mariage de là duchesse Sophie et de Monseigneur le duc d’Alençon, le prince Charles ne l’a salué que de loin, « avec la figure que l’on fait lorsqu’on rencontre un scorpion ».

Parvenu au ministère, Hohenlohe mit toute son activité au service de l’unité et de la Prusse. Son programme était celui du patriotisme allemand, avec d’adroites réserves en faveur de l’autonomie de la Bavière et des prérogatives de la dynastie de Wittelsbach. Dès ses premières déclarations, Bismarck, enchanté, le faisait féliciter par l’ambassadeur de Prusse à Munich, le prince de Reuss. Ce ne fut pas une des moindres chances du plus constamment heureux des politiques que de trouver un complice dans cet Allemand du Sud, ambitieux et sans scrupules, si habile à paraître défendre l’intérêt d’un pays (dont il était à peine) et d’un souverain (dont il contestait à part lui l’autorité), alors qu’il travaillait uniquement à préparer une médiatisation dont l’éclat effacerait et vengerait l’humiliation de celle des Hohenlohe.

Comme si là fortune eût voulu donner un dernier et inutile avertissement à la France, et lui indiquer la politique qui aurait pu et qui aurait dû être faite, les élections bavaroises amenèrent au Landtag, à la fin de l’année 1869, une majorité catholique et particulariste. L’idée allemande, forte dans les villes et parmi les classes moyennes, était identifiée par la masse de la population au plus haïssable des régimes : le caporalisme prussien. La caserne, la bureaucratie et le protestantisme, cette Trinité symbolisait l’unité aux yeux des vieux Bavarois. Il aurait fallu se servir de cette répulsion populaire, combinée avec l’inquiétude des petites cours, pour maintenir l’Allemagne dans sa division et arrêter les plans déjà trop avancés de Bismarck. À ce moment encore, Napoléon III ne tenta rien que de maladroites invites diplomatiques. Le marquis de Cadore, notre représentant à Munich, fit des ouvertures à Hohenlohe lui-même. Il prenait bien son temps ! Il est vrai qu’engagé par le système et désarmé par les erreurs du règne, le gouvernement de Napoléon III ne pouvait plus rien faire que de commettre les fautes extrêmes.

Un vote de la nouvelle assemblée, bavaroise, blâmant la politique du prince de Hohenlohe et exprimant la défiance du pays à son égard, l’obligea de se retirer au commencement de l’année 1870. C’était fini de sa carrière bavaroise. Mais son œuvre était accomplie, Il avait resserré les liens politiques et diplomatiques entre les États du Sud et la Confédération du Nord ; il avait mis l’armée bavaroise en état de participer effectivement à toute guerre entreprise sous la direction de la Prusse. Il avait même, autant qu’on peut juger, à peu près convaincu Louis II que la seule manière de conserver son trône était de se montrer fidèle à la Prusse et déférent envers son roi. Tous ces services, que ne lui pardonnaient pas les patriotes de Bavière, valurent à Hohenlohe la reconnaissance de la cour prussienne. Le 10 mai, peu de temps après sa démission, le roi Guillaume lui adressait ce témoignage de satisfaction : « Cher prince, en témoignage de ma haute considération et de ma confiance, je vous envoie la grand’croix de mon ordre de l’Aigle rouge qui renseignera le monde sur l’état de nos relations. » C’était pour Hohenlohe, en cas de succès de l’œuvre bismarckienne, la promesse des grandeurs auxquelles il avait aspiré toute sa vie.

Quand il y réfléchit plus tard, Hohenlohe s’aperçut que sa chute de 1870 avait été le plus grand bonheur de sa carrière. Absent des affaires au moment de la guerre avec la France, il ne fut exposé à aucune des responsabilités qu’eût entraînées une défaite, et il garda le mérite d’avoir engagé une décision qu’il n’eut pas le risque de prendre. Envers Bismarck, son vrai maître, il avait rempli tout son devoir. Il n’éprouva donc que de médiocres inquiétudes quand le moment fut venu où la Bavière dut se résoudre à remplir les conventions du pacte fédéral et à marcher avec la Prusse. Louis II se décida après des hésitations et sans doute à contre-cœur. Les soldats bavarois se firent bravement tuer, Et c’était Clovis de Hohenlohe qui, ayant préparé tous ses sacrifices, devait en recueillir le fruit.

Les Mémoires du prince nous obligent à poser une fois de plus l’irritante question. Était-il possible, même à cette extrémité des choses, d’empêcher la catastrophe de 1870 et cette catastrophe des catastrophes : la formation d’un Empire allemand ? N’y avait-il pas moyen, même à ces derniers degrés de la pente, de retenir encore l’Allemagne dans un état en faveur duquel conspiraient tant d’intérêts et tant d’habitudes ? Les notes prises par le prince au cours de la guerre de 1870 montrent une fois de plus que l’unité ne se fit ni si aisément ni si naturellement que nos professeurs l’enseignent. Ses partisans et ses auteurs furent souvent inquiets du tour que prenait l’affaire et des difficultés qui renaissaient sans cesse de tous côtés. Qu’on n’estime pas superflue notre insistance à revenir sur ces détails historiques. Ce passé est d’hier. Il nous talonne encore. Ce n’est pas par un vain goût de l’hypothèse ou de l’histoire imaginaire qu’on se représente toutes les possibilités qui, dans des circonstances décisives pour l’avenir de la nation française, furent gâchées et négligées en conformité des funestes principes posés par la Révolution et appliqués par la politique napoléonienne. La véritable politique française, celle des traités de Westphalie, celle de Richelieu, de Vergennes et de Talleyrand, éprouvée par une expérience de deux siècles, était si naturelle, répondait si bien à la nature des choses, que jusqu’au moment où l’œuvre de nos hommes d’État fut irrémédiablement détruite, des occasions apparurent qui eussent permis de la continuer. Ce sont au moins des indications sur le cours différent que les événements du XIXe siècle auraient pris à l’avantage de la France, si la France avait, à ces dates critiques, possédé les institutions qui sont garantes du bien public.

Il paraît aujourd’hui certain qu’en 1870, après tant d’erreurs et de fautes commises, quelques chances de salut s’offraient encore à nous. Nous parlerons plus loin de la question des alliances avant la guerre de 1870 et des difficultés que rencontra Bismarck jusqu’à la dernière époque de l’unification allemande. Les Mémoires que nous examinons contiennent sur ce sujet des notes intéressantes. Le prince de Hohenlohe rapporte, à la date du 20 août 1870, ce mot du comte Bray (ministre de Bavière) au comte Stadion : « Vous avez été bien sots, en Autriche, de ne pas nous déclarer la guerre dès que nous avons marché avec la Prusse », ce qui indique au moins un médiocre enthousiasme à « marcher ». Le 29 août : « Le roi Louis II n’est pas encore mûr pour des résolutions allemandes. » Le 28 novembre, au moment des négociations de Bismarck avec les princes, à Versailles, Hohenlohe s’inquiète de leur résistance et de leurs exigences : « Le prince héritier de Saxe est plus antiprussien que jamais. Weimar est sous son influence et, au commencement, s’est montré très hostile à l’idée impériale… » Le 2 décembre, c’est sur l’état de l’opinion en Bavière que les doutes le prennent :

L’accord de Versailles est trouvé mauvais par le parti progressiste et les ultramontains travaillent aussi contre lui… S’il échoue, les ultramontains sont assez-forts pour obtenir l’isolement et le rendre acceptable au pays. La clique autrichienne-française-ultramontaine fera tout son possible pour nous mettre dans les mains de l’Autriche.

Et c’est en songeant à ces incertitudes des journées de Versailles que Bismarck, respirant enfin, disait quelque temps après à Hohenlohe lui-même : « Je n’ai eu qu’une fois de grandes craintes, et c’est là-bas. Si la Bavière n’avait-pas accepté, nous en aurions eu pour des siècles d’être en hostilité avec le Sud. » D’ailleurs le sceptique, l’ironiste détaché des choses qui logeait dans le cœur de Hohenlohe, ne peut s’empêcher de sourire au spectacle des intérêts et des ambitions déchaînés en Allemagne par la victoire. Le « Wurtemberg », note-t-il le 14 décembre,

a voulu, à Versailles, obtenir la principauté de Hohenzollern ; Darmstadt demandait la Hesse septentrionale et une partie du Palatinat, mais tous deux ont été résolument écartés par Bismarck. Les Prussiens parlent alors de marchandages d’âmes et de trafic de royaumes. Mais quand on leur objecte l'Alsace-Lorraine, ils répondent : C’est une autre affaire. On la forcera.

La victoire de 1870 promettait une curée dont se réjouissaient les principicules. Mais le roi de Prusse, Bismarck et Hohenlohe après eux, furent seuls à profiter de nos dépouilles.

Député au Reichstag dans l’Allemagne enfin constituée, le prince de Hohenlohe saisit avec empressement cette occasion de se rapprocher du soleil. Ce fut le moment de récolter après avoir si bien semé. L’empereur Guillaume, le Kronprinz, Bismarck et, chose plus rare, les princesses elles-mêmes l’avaient pris en affection, ceux-ci pour les services rendus, celles-là pour la finesse de son esprit, et l’agrément de ses manières. C’est ainsi que le prince de Hohenlohe s’éleva aux honneurs et aux plus hauts postes du nouvel Empire. En mai 1874, il était nommé ambassadeur d’Allemagne à Paris et remplaçait le comte d’Arnim, mis en disgrâce pour avoir désobéi au chancelier et refusé de prêter son appui, comme il en avait l’ordre, au parti républicain français.

III

La mission d'un ambassadeur d'Allemagne à
Paris sous la troisième république

Les recommandations que fit Bismarck à Hohenlohe avant que celui-ci quittât Berlin comportent un haut enseignement politique. On connaît ces « instructions aux ambassadeurs » des ministres de notre monarchie, qui forment un corps d’admirables leçons diplomatiques où l’expérience de plusieurs siècles se trouve résumée. Depuis Charnacé jusqu’au comte d’Esterno, tous les ambassadeurs du roi aux pays d’outre-Rhin recevaient la mission d’entretenir en Allemagne la division et l’impuissance. C’est la même politique que Bismarck, à la tête de l’Empire allemand, se proposait d’appliquer à la France vaincue. La République, le gouvernement des partis, devait jeter notre pays, au lendemain de ses défaites, dans le même état d’anarchie où la multiplication des souverainetés avait plongé les peuples germaniques épuisés par la guerre de Trente ans. Bismarck savait que le plus grand bénéfice de la victoire ne consiste pas à arracher au vaincu des provinces et de l’argent, mais à prendre sur lui un tel ascendant qu’il ne puisse plus agir avec liberté, même dans ses affaires intérieures. Ce que Richelieu et Mazarin avaient fait en Allemagne au moyen des traités de Westphalie et de la Ligue du Rhin, Bismarck le recommença pour nous en aidant par l’intrigue et par la menace à la fondation de la République. La constitution de 1875 peut être considérée comme l’acte additionnel du traité de Francfort. Ce n’est pas celui auquel Bismarck tenait le moins.

La République étant, en France, le régime le plus favorable à l’Allemagne, c’était celui que devait appuyer l’ambassadeur allemand pendant tout le temps où la forme du gouvernement serait en question chez nous. Les instructions de Bismarck étaient formelles. Tout patriote français devrait en connaître l’esprit et en graver dans sa mémoire la vigoureuse expression :

Sur la France, note Hohenlohe, le 2 mai 1874, au sortir d’une entrevue avec le chancelier, Bismarck me dit qu’avant tout nous avions intérêt à ce qu’elle ne devînt pas assez forte à l’intérieur ni assez considérée à l’extérieur pour arriver à se faire des alliés. Une République et des discordes civiles seraient une garantie de la paix. Le prince convenait qu’une République forte serait sans doute un mauvais exemple pour l’Europe monarchique. Cependant, si je l’ai bien compris, la République lui paraît moins dangereuse que la Monarchie qui favoriserait à l’étranger toute espèce de désordre… De tous les monarques de France, les Bonaparte sont pour nous les meilleurs. Mais le mieux serait encore que la situation présente pût durer.

C’étaient les mêmes instructions qu’avait reçues mais que n’avait pas suivies le comte d’Arnim auquel Bismarck écrivait : « Nous n’avons certainement pas pour devoir de rendre la France plus forte en consolidant sa situation intérieure et en y établissant une monarchie en règle. » Et ce n’était pas une vue particulière à Bismarck, c’était aussi l’idée de l’empereur Guillaume. Seulement le vieux souverain, toujours moins hardi et plus conservateur que son ministre, ayant en outre gardé sur Gambetta et le gouvernement de la Défense nationale des illusions que n’avait plus Bismarck, se méfiait un peu de la République. Déjà la conversation qu’il eut avec Hohenlohe à l’audience qui précéda le départ du prince pour Paris, indiquait chez Guillaume Ier des tendances qui devaient se développer sous une influence que nous verrons. Les préférences de Guillaume Ier allaient évidemment au régime napoléonien. Il savait gré à Napoléon III d’avoir fait les affaires de la couronne prussienne et en même temps d’avoir déguisé le caractère démocratique et révolutionnaire de son pouvoir, caractère odieux à la pensée d’un souverain traditionnel. Aussi était-ce une approbation nuancée d’une réserve que l’empereur d’Allemagne donnait, devant Hohenlohe, au programme français de Bismarck :

7 mai 1874. — Aujourd’hui, audience de congé chez l’Empereur. Il m’a reçu dans son cabinet, m’a fait asseoir en face de lui et a été très cordial. Il m’a dit que Bismarck, que j’ai vu aujourd’hui, lui avait fait part des instructions qu’il m’avait données. L’empereur souhaite de maintenir avec la France des relations aussi bonnes que possible. Bismarck, attache une importance particulière à ce que la France ne devienne ni trop forte ni capable d’avoir des alliances. Cela est fort bon. Pourtant, il ne serait ni possible ni convenable que nous travaillions nous-mêmes à mettre la France en révolution. Ensuite l’empereur parla des bonapartistes. Le tsar Alexandre et Gortschakoff lui auraient affirmé que ceux-ci gagnaient du terrain… « Pour nous », ajouta textuellement l’empereur, « ce ne pourrait être qu’une bonne affaire si les bonapartistes reprenaient le gouvernement, seulement je ne sais pas comment le jeune homme de dix-huit ans (le prince impérial) gouvernerait un pays comme la France… » — L’empereur en vint alors à me raconter une conversation qu’il avait eue autrefois avec Nigra. Il dit à Nigra, pour que ses paroles fussent répétées à Napoléon III : « Je ne verrai pas l’unité allemande. Mon fils ne la verra peut-être pas non plus. Pourtant elle viendra. Et si Napoléon cherche à l’empêcher, ce sera sa perte. » Cela fut redit à Napoléon, qui fit cette réponse : « Le roi de Prusse se trompe. Je ne commettrai pas cette faute. » — « Et pourtant, conclut l’empereur Guillaume, c’est bien ce qui est arrivé, quoique Napoléon n’ait pas commis « sa faute. »

Il y avait beaucoup de philosophie historique et politique dans la bonhomie du vieil empereur.

Le journal de la mission du prince à Paris, de 1874 à 1885, est la partie la plus développée de ces Mémoires. Elle en est aussi la plus importante. On y trouve des preuves nouvelles de l’appui que prêta Bismarck à l’établissement de la troisième République. On y voit par quelle complicité inconsciente, naturelle et spontanée avec l’ennemi, les chefs républicains, Thiers, le libérateur du territoire, Gambetta, l’organisateur de la résistance, sacrifièrent la France à leur parti : l’intérêt de la République ayant exactement et sur tous les points coïncidé avec l’intérêt de la Prusse. Et si tout cela était connu déjà, connu de toute certitude, par la correspondance du chancelier et les souvenirs de Gontaut-Biron, les Mémoires du prince de Hohenlohe apportent une confirmation de plus à la thèse qui est tout entière exprimée dans ce titre que ratifiera peut-être l’histoire : « La République de Bismarck[5] ».

Mais surtout, par des indiscrétions dont Bismarck paraît bien s’être gardé, même posthumes, nous lisons maintenant, grâce à Hohenlohe, jusqu’au fond de la politique bismarckienne. Les derniers doutes, les dernières ambiguïtés se lèvent sur la participation de Bismarck aux affaires françaises après la guerre. Nous connaissons pleinement aujourd’hui ses intentions et son point de vue, Avec cette absence de retenue, avec ce scepticisme et ce dilettantisme qui trouvent leur explication dans sa qualité de prince médiatisé, Hohenlohe a dit l’essentiel en révélant les instructions qu’il avait reçues de son gouvernement. Sans égard aux conséquences que ses indiscrétions pourraient entraîner dans la suite pour la politique allemande (qui n’a plus varié depuis que Bismarck a fait école et que le succès a impose sa doctrine), le prince de Hohenlohe apprend aux patriotes français le rôle que jouait dans la République un ambassadeur d’Allemagne[6].

Bismarck avait dû sévir rigoureusement contre d’Arnim, infidèle exécuteur de ses ordres. C’est que les circonstances étaient devenues graves et menaçantes pour son système. Voici, en effet, à quel point en étaient les choses lorsqu’il obtint de Guillaume Ier la permission de destituer Arnim et d’envoyer en France l’ancien ministre du roi de Bavière.

M. Gabriel Hanotaux a écrit, en termes très justes, dans son Histoire de la France contemporaine, qu’après 1871 « les circonstances pouvaient devenir favorables à une politique blanche que le prince de Bismarck considérait comme devant lui être contraire et redoutable ». En effet, Bismarck, parvenu à constituer l’unité allemande par des procédés révolutionnaires et attentatoires aux principes posés par les traités de Vienne, vit soudainement l’Europe se ressaisir et toutes les forces conservatrices se rassembler contre lui. L’élément de désordre, de trouble et de division qu’apportait dans le concert européen une France démocratique et napoléonienne avait disparu, depuis qu’une Assemblée monarchiste semblait promettre à notre pays un retour à sa politique traditionnelle et normale. Les craintes et les méfiances qu’avait au début inspirées à l’Europe l’Empire de Napoléon III se retournaient contre l’Empire de Bismarck. Le chancelier, qui connaissait notre histoire, nos erreurs et nos passions, essaya d’abord de parer le danger en agissant sur l’opinion démocratique française par le fantôme de la Sainte-Alliance. Il profita de l’entrevue des trois empereurs à Berlin (septembre 1872) pour donner au patriotisme français l’illusion que l’étranger menaçait la République. La Vérité est qu’il n’en croyait rien lui-même, qu’il n’était nullement rassuré sur les desseins de l’Autriche, qu’il redoutait et le tsar et la reine Victoria, et qu’il sentait bien que si la Sainte-Alliance se reformait, ce serait contre lui, Bismarck, violateur de l’ordre européen au même titre que Napoléon.

L’ordre européen, conception à laquelle la France avait porté les premières atteintes, aurait peut-être, en 1870, sauvé notre pays, si notre pays se fût trouvé en état d’y faire dignement appel. Quoique travaillant pour le compte d’une monarchie légitime, Bismarck avait fait une politique révolutionnaire. C’était là, il le savait, la partie faible et vulnérable de l’unité allemande. Mais l’Europe écouterait-elle Thiers, Gambetta où Jules Favre se plaignant des révolutions ? Était-ce pour la démocratie française que les puissances répareraient les fautes de Napoléon III ? Nous payâmes, dans ces grandes circonstances, pour nos institutions républicaines. Mais l’Europe paya avec nous. Elle le comprit trop tard, lorsque l’hégémonie allemande et le système de la paix armée commencèrent à peser sur elle. Ainsi la République ne compromet pas seulement notre avenir national. Regardée de ce point de vue, elle apparaît comme un malheur européen.

Une neutralité universelle avait favorisé les victoires prussiennes et les succès de Bismarck. Mais, après la guerre, il craignait de voir se former contre son œuvre une autre Sainte-Alliance. L’unité allemande était pour les puissances une menace qui pouvait les unir contre le nouvel édifice à peine constitué. La chute du pouvoir temporel, en relation directe avec les victoires prussiennes, n’était pas seulement une autre atteinte au statut de l’Europe. C’était une offense et une diminution, pour, le catholicisme tout entier. Bismarck, appui de la maison de Savoie, était rendu solidairement responsable de la spoliation du Saint-Siège. Il eut dès lors toute la catholicité pour ennemie. Qu’un, pouvoir traditionnel fût établi en France, et la France, redevenue fille aînée de l’Eglise, se trouvait en état de former contre lui une formidable coalition. La monarchie de Henri V n’eût pas seulement « rendu la France plus forte », selon les propres expressions du chancelier, elle eût encore été capable de conclure les alliances les plus solides, et les plus décisives. Le danger auquel une coalition conservatrice et catholique exposait le prince de Bismarck ne lui venait pas que de l’extérieur. En Allemagne même, la « politique blanche » s’opposait à sa politique révolutionnaire. Il rencontrait les mêmes adversaires conservateurs et ultramontains au dedans qu’au dehors[7]. L’affaire Arnim fut une des manifestations de l’opposition redoutable qui, pendant six ou sept années, menaça son œuvre. Remarquons tout de suite qu’il n’en vint à bout qu’après le 16 mai et l’établissement définitif de la République en France.

Pendant les six premières années de l’unité allemande, Bismarck put se demander si la chance, qui l’avait servi jusque-là dans toutes les circonstances diplomatiques et militaires, n’allait pas l’abandonner, maintenant qu’il s’agissait de gouverner l’Empire. Une lutte d’un nouveau genre commença, dans laquelle il eut à craindre, plus d’une fois d’être désavoué par le souverain qui lui avait fait confiance. La question du pouvoir temporel, dans laquelle il avait refusé d’écouter les catholiques allemands, fit du centre un parti d’opposition à l’Empire. En outre, par position géographique autant que par tradition historique, les députés catholiques se trouvèrent être les adversaires de l’unité : les Bavarois particularistes formaient le gros du parti ultramontain avec les Polonais rebelles à la germanisation. Les Danois, les Hanovriens, restés fidèles à la dynastie guelfe, étaient encore autant d’ennemis irréductibles. Et Bismarck venait d’ajouter une Pologne de l’Ouest à la Pologne de l’Est par l’annexion de l’Alsace-Lorraine, dont les députés, d’abord farouchement protestataires, ne tardèrent pas à prêter leur appui à l’opposition du centre. Bismarck répondit par la guerre religieuse : proscription des jésuites et des congrégations, lois de mai, Kulturkampf. Lutte pleine d’embûches et de périls : au plus fort, la défection des conservateurs protestants, qui ne pardonnaient pas à Bismarck de se compromettre avec le parti de la Révolution et les libéraux, mit le chancelier dans une position critique. C’est alors qu’il montra toute sa décision et toute son énergie, et que, pour le salut de son œuvre allemande, il cessa même d’être Prussien. Car la Prusse, c’est encore du particularisme. Si, à la Diète prussienne, les conservateurs s’allient aux Polonais, aux ultramontains et aux ennemis de l’Empire, le hobereau poméranien se retournera contre sa caste, au besoin contre son pays d’origine, et combattra ce qu’il appelle à présent des préjugés de province. À la fin de 1872, il abandonne le ministère prussien, y installe Roon à sa place et agit de toute son autorité et de toute son influence sur le conseil fédéral pour ruiner définitivement les dernières résistances de l’ancienne Allemagne et balayer jusqu’en Prusse « le luxe de végétation inutile du particularisme allemand[8] ».

Ce fut peut-être le passage le plus dangereux de toute sa carrière. Il n’était que le chancelier. Il oubliait parfois qu’il avait un souverain et un maître. Roi légitime, roi prussien, Guillaume Ier, attaché à ses traditions, n’admettait pas toujours sans hésitations ou sans scrupules les méthodes révolutionnaires de son ministre. À la cour même, Bismarck trouvait des résistances à sa politique. L’empereur plus d’une fois lui échappa. Des intrigues se nouaient contre le chancelier, dont l’impératrice était l’âme, et, derrière l’impératrice, le vicomte de Gontaut-Biron, ambassadeur de France, dont le rôle, à la lumière des documents nouveaux, apparaît encore plus considérable qu’on n’avait cru. Les souvenirs de M. de Gontaut-Biron s’arrêtent à la fin de 1873 et sont d’ailleurs fort discrets sur l’activité occulte de notre représentant. Mais ce que révèlent les Mémoires du prince de Hohenlohe justifie la haine dont Bismarck poursuivit M. de Gontaut-Biron, l’acharnement qu’il mit à exiger du gouvernement français son rappel, et le soupir de soulagement qu’il poussa lorsqu’il l’eut obtenu de Gambetta au pouvoir : « Le changement de l’ambassadeur de France à Berlin m’a causé une satisfaction extraordinaire », écrira-t-il le 28 décembre 1877 au comte Henckel de Donnersmarck. Or cette année 1877 se termina sur la double victoire des républicains en France et de Bismarck en Allemagne, sur l’apaisement du Kulturkampf et sur le commencement des hostilités contre les catholiques français.

Après cet exposé, qui était nécessaire, il devient facile de comprendre le sens et surtout d’apprécier la portée des instructions que Bismarck avait données au prince de Hohenlohe en le chargeant de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Ces instructions se résumaient en ceci : faire le contraire de ce qu’avait fait le comte d’Arnim. C’est-à-dire, avant tout, soumission absolue aux ordres du chancelier : pas d’intrigues avec personne en Allemagne, pas d’égard aux volontés de la cour ni même à celles de l’empereur. Hohenlohe ne devra servir que l’intérêt de l’Empire allemand. Cet intérêt, tel que Bismarck le conçoit, veut que la France reste dans l’état de division et de faiblesse que garantit la République. Il veut même que cette République soit « la plus rouge possible» et que les anticléricaux en deviennent les maîtres. Car la France monarchique serait non seulement forte mais bündnisfœhig, capable de conclure des alliances et principalement cette coalition blanche qui ébranlerait l’Empire en réunissant contre lui tous ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur. Se lier avec les républicains, battre en brèche toute influence ultramontaine, effacer les impressions laissées par le comte d’Arnim, nuire par tous les moyens au gouvernement conservateur, faire obstacle par intimidation à l’établissement de la Monarchie, et enfin exiger le rappel de Gontaut-Biron : tel était le programme immédiat que le nouvel ambassadeur emportait de Berlin.

Nous allons voir que le prince de Hohenlohe s'acquitta de ses devoirs à la satisfaction de Bismarck. Le chancelier avait distingué que cet aristocrate sans préjugé et sans racines, aussi indifférent à la religion catholique qu'aux principes libéraux, à l'« ordre européen » qu'au patriotisme de terroir, surtout ambitieux de hautes charges et de grands emplois, était bien l'homme qu'il fallait dans ce moment de crise et de transition allemande.

Arrivé à Paris le 18 mai 1874, le prince de Hohenlohe s’empressa de se lier d’amitié avec l’homme dont la chute (comme en témoigne M. de Gontaut-Biron) avait consterné les cercles politiques de Berlin : Adolphe Thiers[9]. Le 16 juillet, Hohenlohe note sur ses carnets :

Ce matin, visite chez Thiers. Il commença par me dire qu’il avait eu l’idée de me rendre visite pour m’exprimer la part qu’il prenait à l’attentat (de Kulmann sur Bismarck). Il y avait longtemps qu’il était lié avec le prince de Bismarck, et les négociations de paix avaient encore accru chez lui ce sentiment d’amitié. Le prince lui avait beaucoup facilité les choses et modéré autant que possible les conditions.

« Je ne dis pas cela à mes compatriotes qui trouvent que l’on a été beaucoup trop dur », ajouta-t-il. Mais telle était son opinion. Et de là sa gratitude pour Bismarck.

Cette gratitude de Thiers, c’est au moins quelque chose d’inattendu. Mais les Mémoires du prince de Hohenlohe nous en apprennent bien d’autres. On y voit que des relations cordiales s’établirent dès ce moment entre Thiers et l’ambassadeur d’Allemagne. Bientôt après, cette intimité était même rendue publique par la présence, « au grand étonnement de tous », note le prince, de M. et de Mme Thiers à une réception de l’ambassade. Hohenlohe, de ces premières conversations, ne rapporte que peu de choses. Du moins avait-il réussi à établir un contact avec le représentant de la « République conservatrice ». Il put en témoigner à son premier voyage à Berlin.

Une surprise y attendait Hohenlohe. Il trouva l’empereur en désaccord avec Bismarck. Déjà, à son audience de congé, Guillaume Ier lui avait indiqué qu’il pensait bien, comme son chancelier, que la République en France était une chose favorable à l’Allemagne. Mais il avait ajouté qu’il n’estimait « ni possible ni convenable » que son ambassadeur se fît, même chez l’ennemi, le complice de la Révolution. Ces dispositions paraissaient avoir gagné en force chez l’empereur, car Hohenlohe l’entendit se plaindre autant des idées avancées de Bismarck, « qui voulait le conduire on ne sait où », que de son mauvais caractère, des menaces de rupture et des offres de démission qu’il opposait à toute réserve ou à toute désapprobation de son maître. L’empereur craignait que Bismarck ne voulût encore la guerre, à quoi il était résolument opposé. Il priait même Hohenlohe de lui servir de porte-parole, comme s’il eut craint de faire lui-même des reproches à son terrible ministre. Celui-ci, d’ailleurs, en restait toujours à son point de vue. Il me réitéra, écrit Hohehlohe, « que nous avions le plus grand intérêt à maintenir en France le statu quo : la République, même la plus rouge, nous est favorable. La Monarchie rendrait la France capable de conclure des alliances et est dangereuse pour nous. »

Ainsi le contraste entre la politique de Bismarck et les idées de l’empereur grandissait. L'empereur revenait à la politique de l’ordre européen, à l’idée de la solidarité de tous les pouvoirs, Il estimait que Bismarck, en favorisant les éléments démocratiques de France, suivait une politique imprudente et, en même temps, déshonorait et compromettait son souverain. Qui avait pu déterminer ce renversement d’idées chez le vieux monarque ? Bismarck ne se l'était pas demandé longtemps : c’était l’ambassadeur de France à Berlin, c’était M. de Gontaut-Biron.

L’heure était grave pour Bismarck : les particularistes devenaient de plus en plus entreprenants en Bavière[10]. L’Espagne était agitée par le carlisme, Un puissant mouvement catholique et conservateur se formait en Europe, qui trouvait accès partout et jusqu’auprès de l’empereur d’Allemagne. Bismarck courut au plus pressé, qui était d’obtenir le rappel de Gontaut-Biron, dont l’action et l’influence prouvaient déjà à elles seules et par leurs promptes conséquences à quel point eût été dommageable à la politique bismarckienne la monarchie légitime et catholique restaurée en France[11].

Le mot d’ordre du prince de Hohenlohe fut dès lors de demander au duc Decazes, sans répit et comme une sorte de delenda Carthago, le déplacement de M. de Gontaut-Biron. Il faut rendre cette justice aux parlementaires conservateurs de ce temps-là qu’il refusèrent constamment de satisfaire aux exigences de Bismarck. Le duc Decazes connaissait les services que M. de Gontaut-Biron nous rendait à Berlin et il savait sans doute aussi que la faveur de Guillaume Ier balançait utilement la disgrâce auprès de son ministre. Sur les refus modérés mais fermes de Decazes, Bismarck chargea Hohenlohe de redoubler d’insistance. Il se plaignait en ces termes de l’ambassadeur « ultramontain et légitimiste » qui représentait la France :

Gontaut s’est créé une situation à la cour qui le rend impropre à continuer les affaires diplomatiques. Il se peut que cela ait été possible au temps de Catherine II, mais de notre temps je ne puis supporter cela, pas plus qu’un ministre anglais ne souffrirait une intimité hostile au ministère entre la reine et des diplomates étrangers.

L’allusion aux femmes est transparente. Bismarck avait toujours détesté l’impératrice et sa belle-fille, qu’il appelait « la jument anglaise », d’après un mot de son répertoire de gentilhomme fermier. Une autre fois il répétera à Hohenlohe : « Gontaut s’est mis bien avec l’impératrice. C’est pourquoi il n’est plus digne de confiance. » Et une autre fois encore, en mars 1877, le prince de Hohenlohe fera ce récit, qui donna la mesure de l’influence exercée par Gontaut :

Allé chez Bismarck, où j’ai appris toutes sortes de choses inattendues. La raison pour laquelle on ne veut pas que je peigne les choses sous un jour trop pacifique, est que l’empereur, sous l’influence de l’impératrice et de Gontaut, se refuse à renforcer l’armée sur la frontière française, en sorte que nous devenions égaux aux Français. Il y a tant de cavalerie et d’artillerie à la frontière que Metz est menacé. Les Français pourraient envahir à tout instant et nous mettre dans la situation la plus fâcheuse. Mais il n’y a pas moyen de déterminer l’empereur à envoyer des régiments de cavalerie à la frontière, simplement par crainte d’effrayer les Français. L’influence de l’impératrice augmente toujours, et Gontaut est derrière elle.

Quelques mois après, le prince de Hohenlohe était venu à Gastein consulter le chancelier, celui-ci se plaignit plus fort que jamais de Gontaut-Biron :

Il est inconcevable, me dit le prince, qu’on puisse laisser à Berlin un homme qui passe son temps à conspirer contre le gouvernement impérial avec les Polonais, les, ultramontains et autres ennemis de l’Empire[12].

…L’empereur rend difficile la conduite de la politique avec la France. Sous l’influence de Gontaut, il s’en tient toujours à la soi-disant solidarité des intérêts conservateurs, la vieille politique d’Arnim, au lieu de voir que la France reste incapable d’alliance et divisée… Le chancelier dit encore que ce serait une prétention un peu trop forte que de vouloir lui faire croire que l’impératrice ne s’occupe pas de politique et n’intrigue pas contre lui. Depuis quinze ans, il trouve partout l’impératrice en adversaire. Elle se fait adresser des correspondances qu’elle lit à l’empereur au déjeuner, et c’est toujours après le déjeuner que le chancelier reçoit de l’empereur des billets désagréables. L’empereur approuve en principe sa politique religieuse, mais il fait des difficultés sur le détail, et l’ingérence de l’impératrice en est la cause. Schleinitz, Goltz, Nesselrode et d’autres travaillent contre Bismarck avec l’impératrice… Tout ce qui est ennemi du gouvernement impérial est soutenu par elle. Et tant que Gontaut-Biron sera à Berlin, il y aura une sorte de contre-ministère avec lequel le chancelier aura à combattre.

Derechef, le prince de Hohenlohe fut chargé du rôle d’intermédiaire entre Bismarck et l’empereur Guillaume. Cette fois, il devait expliquer et défendre devant le souverain la politique bismarckienne :

Aujourd’hui, audience chez l’empereur. Je parlai aussitôt des affaires françaises et je remarquai que l’empereur se trouve sous une influence étrangère, qu’il est conduit dans ses jugements par des influences étranges et étrangères. Il me vanta l’esprit de suite et l’énergie de Mac-Mahon et loua ses efforts pour arrêter le radicalisme. Il affirma tout particulièrement son antipathie pour Gambetta, qui, s’il devenait jamais président, ferait la guerre à l’Allemagne. Bref, l’empereur entra dans des considérations que l’on n’a l’habitude de lire que dans les organes de l’Élysée et du duc de Broglie. Il se plaignit des excès de la presse allemande, même de la presse officieuse, contre le gouvernement français, et exprima la crainte que de continuels coups d’épingle ne lassassent à la fin la patience des Français et ne leur donnassent le motif d’une guerre où tous les torts seraient de notre côté. Je me permis de parler dans un tout autre sens. Entre autres choses, je fis remarquer à l’empereur que je ne pouvais croire que la République de Gambetta entreprendrait la guerre contre l’Allemagne. Pour faire la guerre, il faut des alliances au dehors et, au dedans, un gouvernement indiscuté et l’union du pays. Or Gambetta serait obligé d’entamer la lutte avec le parti clérical, et ce serait le signal d’un conflit qui aurait bien plus d’envergure encore que notre Kulturkampf. Il aurait ainsi beaucoup trop à faire à l’intérieur pour avoir le temps de penser à une guerre avec nous. D’ailleurs, il serait bien difficile à Gambetta de conclure une alliance contre nous avec une puissance étrangère, etc. L’empereur écouta attentivement mes déductions, mais il ne me parut pas convaincu.

M. de Gontaut-Biron avait donc merveilleusement travaillé pour la France. Il avait réussi à ébranler la situation de Bismarck. Il avait profité de l’animosité qui régnait depuis longtemps entre l’impératrice et le chancelier. Il avait habilement exploité les sentiments conservateurs de la cour et des milieux politiques allemands. Guillaume Ier, qui trouvait déjà révolutionnaire le titre d’empereur allemand que Bismarck ne lui avait pas fait accepter sans peine à Versailles, Guillaume Ier, qui, au moment de la nomination du prince de Hohenlohe à Paris, ne partageait qu’avec une certaine modération, nous l’avons vu, les idées de Bismarck sur l’utilité d’une République en France, avait fini par trouver dangereux cet appui prêté par son gouvernement aux démocrates français. Nous ne saurons jamais si l’empereur s’arrêta à cette opinion par faiblesse, par timidité et par incompréhension de la politique hardiment utilitaire de Bismarck, ou si plutôt, à cette politique-là, il ne préférait celle de Metternich qui ne sacrifiait pas à un intérêt particulier et immédiat les intérêts supérieurs de la civilisation, de l’ordre et du progrès universels.

Enfin, Guillaume Ier céda devant ce ministre autoritaire qui imposait au souverain la loi du bien public. Le système de Bismarck l’emporta et ses conséquences se déroulèrent telles qu’il les avait prévues. Le prince de Hohenlohe continua d’entretenir avec Thiers, le plus convenable des républicains, des relations étrangement cordiales. Au point que, le duc Decazes lui en fit un jour la remarque : « On dit que vous ne sortez pas de chez M. Thiers », et à cette observation de notre ministre des Affaires étrangères, le prince de Hohenlohe ne rapporte pas qu’il ait rien trouvé à répondre. Thiers allait en effet, au témoignage de ces Mémoires, converser très souvent avec l’ambassadeur d’Allemagne. Il était d’accord avec lui que la République était une bonne chose, les cléricaux des gens qu’il fallait battre, le maréchal un pauvre homme, les princes des personnes gênantes, et Gontaut-Biron (choisi jadis par lui-même pour le poste de Berlin) un envoyé dangereux et impossible. La note suivante, datée du 7 février 1876, montre en quels termes vraiment excellents vivaient l’illustre vieillard et l’agent du prince de Bismarck :

La princesse Troubetzkoï m’a dit hier soir que Thiers était très affecté que je ne l’eusse pas encouragé à accepter la présidence du Sénat. Si cela arrivait, le maréchal ne resterait pas un instant et se démettrait. Et Thiers mérite bien cette satisfaction.

Le passage est à la vérité un peu brumeux, mais il projette pourtant quelque chose comme l’« obscure clarté » de Corneille. Ces mots ne signifient rien, ou ils veulent dire que Thiers tenait à n’aller de l’avant qu’avec l’assentiment de l’ambassadeur d’Allemagne. Il savait que tout ce qui était républicain était de nature à faire plaisir à Bismarck[13]. Après les élections du 20 février, Thiers se présente chez Hohenlohe et lui dit avec un mauvais rire : « Eh bien ! nous voilà en pleine révolution. » La mort le guettait, mais il songeait toujours à reprendre le pouvoir et, dans cette vue, il travaillait à s’assurer la sympathie de Bismarck.

Chose à remarquer, bien que Hohenlohe enregistre le fait sans lui consacrer de grands commentaires, c’est Thiers qui lui a présenté son propre ennemi de la veille, Gambetta. Thiers préludait ainsi d’une façon singulière aux négociations de Gambetta et de Bismarck, où Henckel de Donnersmarck devait lui succéder comme intermédiaire. Mais il faut citer d’après Hohenlohe cette présentation historique, en remarquant la date, qui suit de près le 16 mai :

Paris, 3 juillet 1877. — Hier, M. Thiers vint me trouver et me dit : « Voulez-vous venir avec moi aujourd’hui pour causer avec Gambetta ? Il viendra à onze heures et demie. » Naturellement, j’acceptai et nous allâmes. Gambetta était déjà là lorsque j’entrai dans le beau cabinet de M. Thiers. Nous nous saluâmes et primes place, Thiers d’un côté, moi de l’autre, Gambetta en face de nous deux. Nous parlâmes de toutes sortes de choses, de la guerre de Turquie, de l’Angleterre, etc… Puis Thiers raconta ses vieilles histoires sur Metternich, Talleyrand et Louis-Philippe. Gambetta et moi nous l’écoutions respectueusement. Je n’ai jamais vu le passé et le présent incarnés comme en ces deux hommes. Gambetta, que ces vieilles histoires ont dû médiocrement intéresser, écoutait avec l’attention d’un fils et montrait le plus vif intérêt. Je profitai d’un silence pour l’interroger sur les perspectives des élections. Il affirma que depuis 1789 il n’y avait pas eu d’élections aussi graves, que la France était résolue à abattre les ennemis de la République et y réussirait… Il dit des cléricaux qu’ils n’auraient pas d’appui en France si la haute bourgeoisie n’était responsable de leurs progrès. Il est d’avis qu’il faut détruire les congrégations et expulser les jésuites. Gambetta produit une bonne impression. Il est poli et aimable, et en même temps on reconnaît chez lui l’homme d’État énergique et résolu.

« Une politique commune de la France et de l’Allemagne contre Rome », ce sera quelques mois plus tard un des articles de l’entente secrète de Gambetta et de Bismarck[14]. Nous avons montré que le chancelier avait un intérêt majeur à ce que la France ne prît pas la tête des pays catholiques. La responsabilité de Gambetta et de Thiers est donc ici éclatante : leur complicité avec l’ennemi, inconsciente, répétons-le, mais d’autant plus instructive, n’est pas niable. L’anticléricalisme a servi l’étranger[15]. Telle est la vérité. Et Hohenlohe nous apprend lui-même, à la date du 16 avril 1876 de son Journal, que Thiers, précurseur ici encore de Gambetta, est venu lui exposer « que la communauté des intérêts dans la lutte contre l’ultramontanisme serait une garantie pour la continuation des bonnes relations entre l’Allemagne et la France ».

Hohenlohe, quant à lui, savait bien que Bismarck n’attendait qu’une chose pour aller à Canossa et faire sa paix avec les catholiques allemands : c’est que l’anticléricalisme eût allumé la guerre civile en France et l’eût affranchi des menaces de la politique blanche. Le prince de Hohenlohe à même tenu à rappeler qu’il avait prédit ce changement de front dès le 2 juin 1875, dans une conversation avec Blowitz.

Les élections du 16 octobre furent le triomphe de la mission du prince de Hohenlohe à Paris. La part qu’y avait prise Bismarck n’est pas douteuse. De Gastein, le 6 septembre, Hohenlohe écrit que le chancelier s’est entretenu avec lui des élections françaises et a même affirmé en termes exprès « qu’il serait nécessaire, pendant la période électorale, de paraître un peu menaçant. Mais il ne faudrait pas faire cela de Paris. On mettrait les choses en scène à Berlin. »

Il va sans dire que le résultat des élections satisfit profondément Bismarck. Le 1er janvier 1878, il adressait à Hohenlohe, en réponse à ses souhaits, des félicitations sur les événements de l’année qui venait de finir et il le louait de « son habileté et de sa loyauté à représenter les intérêts allemands ». La République dûment établie en France, c’était le succès définitif de sa politique, la fin des menaces du dehors et des intrigues du dedans. Une seule pensée attristait le triomphe du prince de Bismarck : Thiers n’était plus là pour en prendre sa part. Thiers était mort le 3 septembre 1877, et Hohenlohe, qui se trouvait à Gastein lorsque parvint cette nouvelle, raconte que « Bismarck regretta sa fin et nous invita à boire en silence à sa mémoire ». Les Allemands boivent un stilles Glas, un « verre silencieux », comme on dit une messe basse. Telle fut l’oraison funèbre du libérateur du territoire à Gastein

D’ailleurs, le chagrin de Bismarck fut court. Il savait que Gambetta remplacerait Thiers avec bénéfice. Il avait souvent répété à Hohenlohe qu’il ne fallait pas redouter Gambetta, qu’il ne fallait pas l’empêcher d’arriver au pouvoir. Et, en effet, trois mois plus tard, Henckel de Donnersmarck allait mettre en rapports le tribun et le chancelier.

IV

La fin d'une carrière

Les élections républicaines de 1877 furent à la fois la victoire de Gambetta et celle de Bismarck. Avec elles finirent les inquiétudes du chancelier. Le Journal du prince de Hohenlohe en témoigne : à partir du 24 octobre, on le voit s’absenter plus souvent de Paris, suivre de moins près les choses françaises. Tantôt il siège au congrès de Berlin, tantôt il fait un intérim au ministère des Affaires étrangères. Et l’attitude de l’ambassadeur d’Allemagne reflétait exactement celle de son chef. La France dotée de la République cessait d’être un danger pour la politique de Bismarck. Notre ennemi n’avait plus à craindre ni la revanche militaire ni la revanche diplomatique. Il n’avait plus à redouter que la France prît la direction d’un mouvement infiniment dangereux pour lui. Avec le triomphe de la démocratie en France, tombait l’espoir des réparations attendues par l’Europe conservatrice et catholique. On peut dire, et l’événement le prouve, que les élections de 1877 achevèrent en France et hors de France ce que Sadowa et Sedan avaient commencé.

Bismarck avait désormais les mains libres sur le continent. La France était pour longtemps occupée ailleurs que sur ses frontières et à autre chose qu’à ses intérêts. Elle était divisée par la guerre religieuse qui commença chez nous, exactement comme Hohenlohe, nous l’avons vu, l’avait prédit, au moment où Bismarck la terminait dans son pays et faisait la pacification avec autant de profit qu’il avait fait le Kulturkampf, puisque les catholiques allemands, privés de tout appui extérieur, ne pouvaient plus trouver de garantie et de sécurité que dans leur loyalisme à l’Empire. Et les Mémoires du prince de Hohenlohe nous montrent ce diptyque édifiant : l’ambassadeur d’Allemagne approuve et encourage l’anticléricalisme à Paris, tandis qu’en secret il négocie avec le nonce, Mgr Gzacki, au sujet des affaires allemandes, et emploie à la réconciliation son frère le cardinal, qui déploie autant d’activité à préparer Canossa qu’il en avait mis quelques années plus tôt à fomenter le mouvement d’opposition à l’Infaillibilité et la division de la catholicité germanique au profit de la Prusse. D’ailleurs, pendant quelques années, tout va de nouveau réussir à Bisrmarck. La question d’Orient partage, les puissances, et l’Allemagne sera l’arbitre du congrès de Berlin. Bismarck va faire peser sur la Russie les effets de, son machiavélisme. Il put se vanter non seulement d’avoir paré le danger slave en le detournant de son voisinage, mais encore d’avoir joué, en même temps que le tsar, l’Europe entière. Car les causes de conflits et de divisions s’engendrant les unes par les autres allaient sortir de ce congrès. La France l’éprouva quand elle fut aux prises avec l’Angleterre en Égypte (laissée en dehors du remaniement de l’Empire turc), puis avec l’Italie au sujet de la Tunisie que Bismarck, bon prince, accordait à la France pour reconnaître les services rendus et récompenser son adhésion aux décisions du congrès[16].

On s’explique donc la sollicitude avec laquelle, dans cette période nouvelle de son ambassade, le prince de Hohenlohe veilla sur les premiers pas de la République vraiment républicaine, de la République de Gambetta, des opportunistes et des radicaux. Il accomplit à la lettre le mot de Bismarck révélé par sa correspondance avec Henckel : « Le pouvoir de Gambetta m’est trop utile pour que je fasse rien qui puisse l’ébranler. » Hohenlohe a pour ce gouvernement des inquiétudes, des tendresses maternelles. Lorsque Grévy et Gambetta entrent en conflit, il se montre très préoccupé (11 mars 1881). Quand les socialistes s’agitent, quand les anarchistes effrayent la population, il craint toujours que la République n’en souffre, et il accuse la Compagnie de Jésus de soulever le spectre rouge au profit de la réaction. En août 1881, il est très inquiet de l’élection de Gambetta et montre de la mauvaise humeur à l’égard des intransigeants de Belleville. Un seul gouvernement serait capable de plaire à Hohenlohe autant que le républicain : c’est le bonapartiste. Bismarck lui a encore redit à Berlin, le 25 mai 1879 : « Cela m’amuserait beaucoup que le prince Napoléon prît le pouvoir. Si j’étais Français, je n’en voudrais à aucun prix[17]. Mais, en tant que voisin, il me conviendrait tout à fait. » Peu de temps après, Gambetta ayant affirmé à Hohenlohe que la cause des bonapartistes était irrémédiablement perdue, Hohenlohe ajoute : « C’est une opinion que je ne partage pas. » Le point de vue allemand était donc resté invariable depuis 1870 : Empire, République, font également les affaires de la Prusse. Quant à la troisième solution, la solution monarchique, elle continue d’exciter la même défiance. En juillet 1883, lorsque se répand le bruit que le comte de Chambord est gravement malade, Blowitz, ce singulier journaliste qui durant trente ans se mêla avec une scandaleuse effronterie des affaires de France, vient prendre sur l’événement l’avis de l’ambassadeur d’Allemagne. Voici comment Hohenlohe rapporte l’entretien :

Blowitz est venu me voir pour me parler de la nouvelle de la maladie du comte de Chambord. Il veut écrire un article et, semble-t-il, faire de la propagande pour la famille d’Orléans. Il m’a demandé si nous voyions un plus grand danger pour la paix avec les Orléans qu’avec la République. Je répondis nettement par l’affirmative. Cela a été désagréable à Blowitz, qui a envie de faire une campagne pour les Orléans. Mais il s’est résigné et m’a dit que, du point de vue allemand, nous pourrions, bien avoir raison.

Ainsi le courtier juif entrait avec aisance et rapidité dans la pensée maîtresse de Bismarck. Comme M. de Gontaut-Biron, de son observatoire de Berlin, l’avait fait déjà remarquer à Thiers, le point de vue de Bismarck devait suffire à engager les Français à se tenir au point de vue contraire. C’est ce que Blowitz, en habitué de la contre-partie, avait immédiatement compris. Cet entretien témoigne d’ailleurs d’un fait encore. Blowitz retardait quand il croyait que le comte de Paris était « autre chose » que le comte de Chambord. La réponse dû prince de Hohenlohe paraît l’avoir illuminé.

Nous ne terminerons pas cette analyse des notices écrites par le prince durant les dernières années de son séjour à Paris sans en consigner ici quelques-unes qui ne sont plus tout à fait révélatrices, mais qui apportent un surcroît de confirmation à des choses que l’on savait déjà. On connaît, depuis 1901, l’histoire des relations de Gambetta et de Bismarck par l’entremise de Henckel de Donnersmarck, telle que la racontent les pièces authentiques des publications posthumes du chancelier. On se souvient des lettres échangées et dont les termes sont accablants pour Gambetta et pour la politique républicaine. On se souvient aussi de l’entrevue qui avait été concertée et de l’hésitation de la dernière heure qui empêcha Gambetta de s’y rendre. Ce n’est pas le patriotisme, d’ailleurs, mais la peur de se compromettre qui expliquait cette hésitation. Or c’est bien ce que font comprendre les Mémoires de Hohenlohe qui, se trouvant à Varzin en octobre 1881, recueillit ces propos de la bouche de Bismarck :

Le soir, après le thé, on a parlé de diverses choses d’autrefois, de Darmstadt, de Francfort, etc.. Tout à coup, le chancelier s’est écrié : « Ah çà ! où Gambetta est-il donc resté ? je l’attends toujours. » Il nous dit alors qu’il l’aurait vu très volontiers, et que c’est son devoir de recevoir des hommes d’État étrangers. Gambetta était sans aucun doute appelé à jouer un grand rôle dans son pays ; Bismarck aurait tenu à s’entretenir avec lui. Le bruit que l’entretien avait eu lieu a d’ailleurs été répandu[18], et le chancelier expliqua qu’il n’était pas possible de donner au démenti une forme qui ne blessât pas Gambetta. Ensuite il raconta les différentes tentatives qui ont été faites pour le rapprocher de Gambetta.

Le 1er novembre, Hohenlohe revient sur la même question :

Vu Blowitz aujourd’hui. Après quelques mots d’entrée en matière, il a abordé le sujet qui l’avait conduit chez moi.. Il m’a dit : « Gambetta n’est pas allé à Varzin ? » en prenant un air fin comme s’il voulait dire : Je sais qu’il y est allé. Je répondis : « Non, il n’y est pas allé. » Et comme Blowitz me regardait avec surprise, j’ajoutai : « Le prince aurait reçu Gambetta avec plaisir s’il était venu à Varzin. Mais il n’y est pas venu. » Là-dessus Blowitz : « Mais alors son voyage était une sottise ! Comment, il s’expose à être insulté en Allemagne, etc… » Blowitz donne deux ans à Gambetta. Après quoi il sera usé.

Tel n’était pas l’avis de Bismarck qui, à Varzin, avait recommandé à Hohenlohe de faire bonne figure à Gambetta et de ne pas aller s’imaginer, comme quelques naïfs de Berlin, que le nom du tribun était synonyme de revanche. Aussi, lorsque fut formé le « grand ministère » et que M. de Saint-Vallier (le successeur à Berlin du vicomte de Gontaut-Biron) vint, un peu inquiet, demander à Hohenlohe ce qu’en pensait le chancelier, l’ambassadeur d’Allemagne lui répondit que « le gouvernement allemand continuerait les bonnes relations existantes avec le ministère Gambetta, qui apparaissait comme une inéluctable nécessité pour la France ». M. de Saint-Vallier, qui ne semblait pas rassuré sur les intentions de Bismarck à l’égard de Gambetta, paraît avoir été moins clairvoyant que son prédécesseur qui avait si bien lu dans le jeu du chancelier et si bien su entraver sa politique. Cette naïveté fut d’ailleurs une bonne note pour M. de Saint-Vallier et servit à accroître encore la faveur dont il jouissait à Berlin. Aussi quand, peu de temps après, il donna sa démission, Bismarck essaya-t-il de le garder. Et certes la nouvelle couche des hommes d’Etat français n’était pas redoutable pour l’Allemagne. Elle se distinguait surtout par son ignorance des points faibles de l’adversaire. Le 4 décembre 1881, Hohenlohe rapporte cet entretien qu’il a eu avec Gambetta après un dîner officiel au quai d’Orsay, où on lui a présenté le nouveau ministre de l’Intérieur, « un jeune homme de bonne mine et d’agréable conversation », qui n’était autre que Waldeck-Rousseau. « Gambetta, écrit l’ambassadeur d’Allemagne, me dit qu’il ne comprenait pas l’opposition que l’on faisait à Bismarck dans sa politique financière, qui doit pourtant consolider l’unité de l’empire. Je lui dis que l’opposition, celle des progressistes comme celle du Centre, était composée d’ennemis de l’unité, de fédéralistes. Cela était nouveau, pour lui. » Hohenlohe pouvait d’ailleurs sans danger enseigner son métier au nouveau ministre des Affaires étrangères. Moins par incapacité que par situation, celui-ci n’était pas en état de tirer parti des notions nouvelles qu’il recevait sur les difficultés qu’avait rencontrées Bismarck, au cœur même de l’Allemagne, dans son œuvre unitaire.

D’ailleurs l’opinion de Bismarck à ce moment était faite. Sa sécurité en face de la France républicaine était absolue. Il l’avait affirmé six semaines plus tôt devant Hohenlohe en cinq phrases d’une concision frappante et qui, on va le voir, sont encore d’actualité :

Le chancelier m’exposa, comme il l’avait déjà fait en plusieurs circonstances, que nous devions souhaiter que la France réussît en Afrique. Nous devions nous réjouir que la France trouvât satisfaction ailleurs que sur le Rhin. Nos relations avec la France pourraient rester pacifiques et même amicales : tant que la France n’aurait pas d’alliés, elle ne serait pas dangereuse. Et si ces alliés étaient les Anglais, nous la battrions quand même.

Sur ces instructions et ces observations, la fin de l’ambassade du prince de Hohenlohe à Paris s’écoula dans le calme. À peine fut-elle troublée par les élections de 1885 et le vigoureux mouvement conservateur que détermina l’activité du comte de Paris. Hohenlohe n’en attendit d’ailleurs pas l’issue. En juillet 1885, il était nommé statthalter d’Alsace-Lorraine. C’en était fini, à partir de ce jour-là, de ses relations avec les démocrates et le monde républicain français. Le prince se réveillait en lui. Il raillait déjà à Paris avec beaucoup de dureté le petit peuple qui célèbre le 14 juillet, la prise de la Bastille et les immortels principes. Il ne fréquentait les Gambetta, les Grévy, que pour les besoins de la cause. En Espagne, représentant de l’empereur aux obsèques d’Alphonse XII, il ne verra pas le républicain Castelar, car « il va de soi » qu’on ne se commet pas avec ces gens-là. Le prince de Hohehlohe apparut donc avec une physionomie nouvelle d’autocrate et d’aristocrate dans son gouvernement d’Alsace-Lorraine. C’était un poste magnifique, un des plus enviés de l’Empire. Hohenlohe, dans son Journal, en énumère avec complaisance les avantages : deux cent quinze mille marcs de traitement ; une vaste résidence « éclairée et chauffée », avec un jardimer et un portier aux frais du Trésor. Il ne manquait que « de l’argenterie, du linge et de la vaisselle » pour que sa satisfaction fût sans mélange. Ce n’en était pas moins une compensation agréable et bien due à un prince médiatisé. Le gouvernement de Strasbourg fut accepté comme un pur dédommagement par le descendant des princes souverains et immédiats de Hohenlohe-Schillingsfürst. L’Alsace-Lorraine paya pour la dépossession de 1806 et pour les suites d’Austerlitz. Hohenlohe, à peu près rétabli dans sa dignité, se plut dès lors à jouer au souverain. Il notait le soir sur ses tablettes, avec un scepticisme élégant, que « le métier de roi est un fichu métier ». Et il écrivait cela en français, à la façon de Frédéric II. On n’est pas plus ancien régime.

Il fut potentat et même despote. Il fit regretter Manteuffel aux Alsaciens-Lorrains. Ce « libéral » de Bavière fut, sur la Terre d’Empire, l’auteur de toutes les mesures de répression et de tyrannie. Nos compatriotes annexés continuaient de payer ainsi, comme les Bavarois l’avaient déjà fait, pour la médiatisation, jamais oubliée, des princes de Hohenlohe. Mais, après les Bavarois et les Alsaciens-Lorrains, Bismarck, le roi de Prusse et l’Empire même devaient payer leur tribut à cette vengeance. Chancelier de l’Empire, le prince de Hohenlohe allait remplir correctement sa tâche. C’était, par ambition et par goût des grandes charges, un fonctionnaire modèle. Mais, après sa mort, il a repris son indépendance. Et ses indiscrétions ont brouillé les cours et les chancelleries. Elles ont été le point de départ d’une agitation antimonarchique, d’une renaissance du particularisme, d’un réveil de l’esprit féodal, qui ont tourmenté Guillaume II. Le prince de Hohenlohe fut de l’espèce des serviteurs trop intelligents pour n’être pas dangereux. Et c’est le roi de Bavière qui avait raison quand il refusait, il y a soixante-cinq ans, de le prendre pour ministre, pour la raison qu’il est toujours prudent de se méfier d’un médiatisé. Seul Bismarck, qui construisait un ordre nouveau avec des hommes d’ancien régime et des idées de révolution, avait été assez fort pour utiliser ce grand seigneur rebelle, en qui reparaissait toute l’anarchie dont était mort le Saint-Empire.

  1. Denkwürdigkeiten des Prinzen Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfurst, im Auftrage des Prinzen Alexander zu Hohenlohe-Schillingsfurst herausgegeben von Friedrich Curtius ; Deutsche Verlags-Anstalt Stuttgart, 1907.
  2. En même temps que les Hohenlohe, l’acte constitutif de la confédération du Rhin du 12 juillet 1806 priva de leur indépendance et de leurs droits de souveraineté, avec les trois villes libres d’Augsbourg, de Nuremberg et de Francfort, les illustres familles de Tour et Taxis, de Furstenberg, de Schwarzenberg, d’Auersperg, de Solms, de Ligne, etc. Cet acte de 1806 aggravait encore le recez de 1803 et le traité de Presbourg qui, par toutes sortes d’échanges, de territoires et d’« apurements de frontières », aidaient l’Allemagne à sortir de son chaos, groupaient sa poussière d’États, avançaient d’une étape l’unité future et détruisaient l’oeuvre des traités de Westphalie, sécurité de la France. (Sur le recez de 1803 et l’acte de 1806, voir Himly, Histoire de la formation territoriale des États de l’Europe centrale, I, p. 326 et ss.)
  3. Il y a même eu un Hohenlohe au service de la France et qui devint complètement français. Louis-Aloys de Hohenlohe-Waldenburg-Bartennstein, après avoir commandé un régiment de l’armée de Condé et occupé divers postes en Hollande et en Autriche, servit la France à partir de 1814. Naturalisé sous la Restauration, il mourut en 1829, maréchal et pair.
  4. « La Prusse agrandie, libre désormais de toute solidarité, assure l’indépendance de l’Allemagne. La France n’en doit prendre aucun ombrage. Fière de son admirable unité, de sa nationalité indestructible, elle ne saurait combattre ou regretter l’œuvre d’assimilation qui vient de s’accomplir et subordonner à des sentiments jaloux ces principes de nationalité qu’elle représente et professe à l’égard des peuples. Le sentiment national de l’Allemagne satisfait, ses inquiétudes se dissipent, ses inimitiés s’éteignent. En imitant la France, elle fait un pas qui la rapproche et non qui l’éloigne de nous. » (Circulaire de M. de la Valette, ministre des Affaires étrangères par intérim, aux agents diplomatiques du gouvernement français, en date du 16 septembre 1866.)
  5. On trouvera dans la brochure que M. de Roux a publiée avec nous en 1905 aux éditions de la Gazette de France, outre une démonstration de cette thèse, les documents authentiques et révélateurs de la correspondance de Bismarck. C’est à cette brochure que nous renverrons pour les lettres de Gambetta et de Bismarck qui sont citées au cours de ce chapitre.
  6. Rappelons ici, à titre d’exemple, que dans l’été de 1905, le prince Radolin, ambassadeur d’Allemagne, vint présenter à Jaurès les excuses de son gouvernement, qui avait interdit à l’orateur socialiste français de prendre la parole dans une réunion de Berlin. En novembre 1906, au Reichstag, le prince de Bulow saluait en ce même Jaurès « l’hirondelle » qui à elle seule ne fait malheureusement pas le printemps. Ainsi Jaurès était choyé par l’auswœrtige Amt et l’ambassade de la rue de Lille (dont il avait épousé la thèse marocaine) comme Thiers et Gambetta le furent avant lui par Bismarck et Hohenlohe. C’est ce qui a fait prononcer au révolutionnaire Kautsky ce mot dont la juste ironie restera : « Les idées qui, dans la bouche d’un Français, trouvent l’approbation du plus haut fonctionnaire de l’Empire conduiraient tout droit et de façon durable le sans-patrie allemand aux travaux forcés. » (Vorwœrtz du 8 juillet 1905.)
  7. Le duc de Broglie cite dans son livre sur la Mission de M. de Gontaut-Biron à Berlin ce curieux fragment d’un discours de Bismarck au Reichstag en 1875 : « On m’a reproché d’avoir employé en 1866 les déserteurs hongrois contre l’Autriche : c’est le droit de la guerre, et si nous nous trouvons un jour en guerre avec la France, dont le chef pourrait être alors Henri, comte de Chambord, nous, n’aurions rien à dire s’il formait une légion pontificale avec les Allemands de l’Allemagne du Sud poussés à la désertion par les évêques qui prêchent la désobéissance aux lois. » (La Mission de M. de Gontaut-Biron, p, 166.)
  8. Cité par M. Émile Bourgeois dans son Manuel historique de politique étrangère, III, p. 766. Bismarck a plusieurs fois exprimé cette idée, et, avec une force plus particulière, dans ce passage de ses Mémoires : « Pour moi, l’idée nationale allemande est toujours la première, partout où elle entre en lutte avec le particularisme. Car le particularisme, même prussien, est en insurrection contre la chose publique, contre l’Empire et l’empereur, et trouve son appui dans les influences ultramontaines, françaises, et généralement romanes (welches), toutes également ennemies de la chose commune allemande et dangereuses pour elles. » (Gedanken und Erinnerungen, I, « XIII, p. 294.) « J’ai eu à soutenir contre le particularisme prussien «des combats peut-être plus durs que contre le reste des États et des « dynasties d’Allemagne. » (Ibidem, p. 295.) Bismarck ajoute d’ailleurs que s’il a triomphé du particularisme prussien, c’est grâce aux institutions monarchiques de la Prusse, grâce aux Hohenzollern et à l’intelligence qu’ils ont eue de leur avenir dynastique en Allemagne. Voir tout le chapitre « Dynasties et maisons » de ses Pensées et Souvenirs, où Bismarck expose que ni le Parlement, ni la presse, ni l’opinion, n’étaient des forces capables de créer l’unité allemande, et que, pour cette grande œuvre, il fallait une dynastie bien assise comme celle des Hohenzollern.
  9. Hohenlohe note de Berlin, à la date du 19 février 1874, ce résumé d’une conversation qu’il vient d’avoir avec Bismarck : « Le grand reproche que Bismarck fait à Arnim, c’est d’avoir renversé Thiers, ou du moins de ne pas l’avoir soutenu comme il aurait dû. Par une consolidation intérieure, la France serait rendue plus capable de conclure des alliances, ce qui, avec Thiers, était beaucoup moins possible. C’est pourquoi il était utile pour nous que celui-ci restât au pouvoir. » (Denkwürdigkeiten, II, p. 107.)
  10. Les Mémoires reproduisent un rapport de Hohenlohe, daté du 10 février 1875, sur le succès des ultramontains en Bavière, son retentissement à l’extérieur et son importance pour la politique de l’Empire. Ce passage-ci est particulièrement significatif : « Considérant la durée incertaine de la paix européenne Votre Excellence estimera que l’éventualité d’un ministère ultramontain en Bavière doit être un sujet de préoccupation. Il n’est pas douteux qu’un gouvernement hostile à l’Empire s’appliquera à coaliser tous les éléments particularistes qui existent actuellement à l’état dispersé en Bavière et hors de Bavière, pour les utiliser, à une heure grave, comme une force organisée, capable de soutenir les ennemis de l’Empire à l’extérieur ou tout au moins de paralyser le mouvement patriotique allemand. Il est dans la nature des choses que la diplomatie des États moyens s’efforce de reprendre le rang de facteur politique international. » (Denkwürdigkeiten, II, p. 146.) À rappocher l’incident soulevé par Perglas, représentant de la Bavière à Berlin, le 24 avril 1873, et que rapporte Hohenlohe : « Il y a eu à la cour plénière un incident très vif… Bismarck a saisi l’occasion de faire une scène à Perglas. Celui-ci a eu la maladresse de se placer non pas parmi les membres du conseil fédéral, mais dans les rangs du corps diplomatique. Bismarck lui en fit reproche et tout d’un coup, parlant français, lui dit : « Puisque vous êtes membre du corps diplomatique, je dois parler avec vous la langue diplomatique. » Il paraît que Perglas pâlit affreusement. « Il me semble que la situation est devenue intenable pour lui ici. » (Denkwürdigkeiten, II, 0. 98.)
  11. Il est curieux de constater que le prince de Hohenlohe ne parle pas des observations, si semblables à un ultimatum, qu’il porta le 5 mai 1875 au duc Decazes au sujet des « armements » de la France. Il est vrai qu’il ne joua pas dans cette circonstance le beau rôle. Le duc de Broglie note que Hohenlohe montra un « certain» embarras  » durant son entretien avec le duc Decazes. (La Mission de M. de Gotaut-Biron, p. 224.)
  12. Ce sont, au témoignage du duc de Broglie, les termes mêmes des plaintes que Hohenlohe apportait au quai d’Orsay contre M. de Gontaut. En outre, on sait que le véritable texte des célèbres menaces de Bismarck en 1875 est celui-ci : « Si la France soutient les catholiques en Allemagne, je n’attendrai pas qu’elle soit prête. Elle le sera dans deux ans : je saisirai auparavant l’occasion favorable. » On oublie d’ordinaire le premier membre de phrase, et l’on fait dire à Bismarck : « Je n’attendrai pas que la France soit prête etc…»
  13. Les Mémoires de Hohenlohe confirment singulièrement ce que les hommes d’État conservateurs avaient compris sans oser toutefois, par des scrupules qui nous paraissent inexplicables, le dire assez haut. Le duc de Broglie écrivait à M. de Gontaut-Biron, des le 25 octobre 1873 : Je pense beaucoup à vous, à votre situation à Berlin… Je ne puis douter que la malveillance n’y soit au comble contre toute combinaison monarchique. M. de Bismarck la poursuit évidemment avec cette haine instinctive qu’il porte à tout ce qui relève la France… Malheureusement, je crains bien que les républicains de France, même les plus illustres et les plus récents, ne consentent à accepter cet appui qui fait peu d’honneur à leur cause. » C’est le duc de Broglie qui soulignait les mots même les plus illustres et les plus récents, où Thiers est clairement désigné. (La Mission de M. de Gontaut-Biron, p. 144.)
  14. Lettre du comte Henckel de Donnersmarck au prince de Bismarck en date du 23 décembre 1877. Voir la Correspondance du chancelier (II, aus Bismarck Briefwechsel), et notre brochure la République de Bismarck.
  15. Rapprochons l’histoire d’aujourd’hui de l’histoire d’hier. M. Henri Vaugeois déclarait le 14 février 1906, au nom de la Ligue d’Action française dont il était président : « L’anticléricalisme, qui se dit français, usurpe ce nom. Il est antifrançais comme il est anarchiste. Le gouvernement de la France gouverne contre la nation… Une feuille gouvernementale a mis ces preuves en images sensibles aux regards du public le plus aveuglé. Le Matin d’hier, 13 février, a donné en première page un instantané photographique représentant les délégués allemands à Algésiras, MM. de Radowitz et de Tattenbach lisant le récit des tumultueux incidents de Sainte-Odile dans le Matin du 2 février. Il faut voir rayonner le visage des deux ministres allemands. Le profil de M. de Radowitz témoigne d’une intense et profonde satisfaction, goûtée avec lenteur, savourée avec force, comme à la nouvelle d’une grande victoire calculée et prévue, mais enfin qu’on avait attendue jusque-là ! Quant à M. de Tattenbach, sa béatitude intérieure s’épanouit très franchement en un large sourire. Les Français se divisent, La France se déchire ! Les meilleurs Français, catholiques, conservateurs, en sont réduits par la volonté de leur loi intérieure, par l’arbitraire d’une loi extérieure, à lutter contre cette autre élite française, la milice de l’ordre, la servante de la patrie, l’armée française, leur armée ! Oui, la joie a dû être grande en Allemagne et dans tous les cœurs allemands. Tout comme au congrès de Berlin, la République de Bismarck tient ses promesses à la conférence d’Algésiras. La Ligue d’Action française constate une fois de plus cette stricte fidélité du régime à ses origines et à ses doctrines symbolisées dans le magnifique instantané du Matin. » (Sixième Déclaration de la Ligue d’Action française.)
  16. L’opinion de Bismarck sur la Tunisie et sur le rôle de diversion qu’elle devait jouer était faite depuis longtemps. Le prince de Hohenlohe note, le 2 mai 1874 : « Au sujet de la politique française, le chancelier me parla des tendances de la France à s’annexer Tunis. Il serait bon pour nous que la France pût s’engager là-bas. Sans doute le commerce allemand en Tunisie en souffrirait, mais Bismarck me parut placer l’intérêt politique bien au-dessus de cet intérêt mercantile. » (Denkwürdigkeiten, p. 118.)
  17. On verra, à l’appendice I de ce livre, que Bismarck savait aisément se placer au point de vue français.
  18. On sait, en effet, que Gambetta avait fait un voyage en Allemagne en septembre et octobre 1881. C’est alors que la presse parla de sa rencontre avec le chancelier. Mais l’opinion, qui se trompait sur ce point, était loin de soupçonner la correspondance de 1877-78 et l'accord dont elle témoigne entre Bismarck et Gambetta.