Bismarck/Centenaire Iena

Éditions du Siècle (p. 125-152).

LE CENTENAIRE D’IÉNA
(Octobre 1906)

I

L’invasion française en Allemagne

Le centenaire d’Iéna tombant si tôt après les bruits de guerre et l’alerte de Tanger, aurait dû être pour le patriotisme français une occasion de recueillement et d’étude. De l’état des ambitions et des rivalités européennes, pouvait naître un immense conflit qui se résoudrait sur ces champs de bataille, toujours ouverts aux armées, qui Bordent le Rhin. La bataille se livrerait-elle cette fois à droite ou à gauche du grand fleuve frontière ? C’était l’énigme d’un avenir que beaucoup tenaient pour prochain.

Il y avait un siècle, c’était au cœur de l’Allemagne que la Prusse avait éprouvé sa grande défaite historique, à Iéna, le 14 octobre 1806. Que de réflexions soulèvent ces grandes circonstances de politique et de guerre ! Il est agréable de songer au profond avilissement où fut plongée la Prusse par la catastrophe d’Iéna. Il est utile de chercher les méthodes et les ressources qui lui ont permis de prendre si vite une si éclatante revanche.

La Prusse, création d’une dynastie, œuvre de longue haleine, faite de la main de grands soldats et de grands diplomates, faillit disparaître dans la tourmente napoléonienne. Un demi-siècle avant que l’unité allemande fût constituée par elle et à son profit, avant qu’elle ressuscitât cet Empire germanique que l’on avait cru si bien mort, la Prusse ne comptait plus pour rien dans le monde ni dans l’Allemagne elle-même. À part quelques patriotes très conscients, très intelligents, très clairvoyants, les Allemands se désintéressaient de la Prusse, assistaient indifférents à son désastre. Excepté Stem, westphalien, Hardenberg, hanovrien, Scharnhorst et Gneisenau, saxons tous deux, et qui ne voyaient d’autre instrument du relèvement national que la dynastie des Hohenzollern, le peuple allemand, dans son ensemble, regardait comme un événement auquel il n’avait aucune part l’effondrement de l’œuvre du grand Frédéric. La Prusse était une étrangère en Allemagne. Et il y avait même des Allemands pour voir sans chagrin ses défaites. L’un d’eux, et non des moindres, n’était pas très éloigné de s’en, réjouir. C’était Gœthe lui-même qui redisait le Suave mari magno. « Je n’ai pas du tout à me plaindre », écrivait-il quelques mois après la bataille, à un ami d’Iéna. « Je me sens à peu près dans l’état d’esprit d’un homme qui, du haut de son rocher solide, plonge ses regards dans la mer écumante et n’est pas capable de venir au secours des naufragés. Le flot même ne l’atteint pas et, selon un poète antique, ce serait là un sentiment agréable… »

M. Henri Albert à écrit une série d’attachantes études où il montre quels furent l’attitude, les sentiments, les pensées de Gœthe et de la petite cour de Weimar pendant les événements de 1806. On y voit comment Napoléon recueillait encore les fruits de l’excellente politique de la monarchie française. Notre politique avait consisté, pendant des siècles, à diviser l’Allemagne, à émietter ses forces, à mettre ses innombrables États dans notre dépendance financière, militaire et diplomatique autant que sous notre influence intellectuelle. Culture, civilisation, étaient en Allemagne le synonyme de France. Tout ce qui était français était donc certain d’être bien accueilli. C’est encore ce qui arriva à Napoléon et à ses armées. Loin de les regarder comme des envahisseurs barbares, c’est tout juste si les Allemands ne se sentaient pas honorés de leur présence. Les documents, fragments de mémoires et de lettres qu’a réunis M. Henri Albert, sont caractéristiques à cet égard. Un peu pillés et houspillés par les soldats de Bonaparte, les gens de Weimar sont tout de même plutôt heureux, et même un peu fiers de « recevoir » des Français. Les troupes prussiennes, après leur passage et leur séjour dans le duché, durant les mois qui précédèrent la déroute, n’avaient laissé que de mauvais souvenirs. « Les chers Prussiens ne sont pas précisément les bienvenus », écrit Gœthe le 5 janvier. Les Français les remplacent après le 14 octobre. Ils commencent par envahir la maison de Gœthe, boivent son vin, lui prennent son lit, manquent même de l’assassiner. Gœthe est tiré de cette situation critique par la présence d’esprit de sa « petite amie » Christiane, — une « petite amie » quadragénaire d’ailleurs et qu’il épousa peu après par reconnaissance. Malgré ces mésaventures, Gœthe est encore content. Il ne se plaint ; pas ; il est presque flatté d’avoir été battu par des Français. Eût-on un peu bousculé Christiane elle-même qu’il n’y aurait pas trouvé à redire. Il s’en serait presque senti honoré au fond du cœur. Il était tout à la joie d’être mêlé à des civilisés. On le voit préoccupé de leur faire bon accueil dans sa maison remise en ordre après le pillage. D’ailleurs, on sait qu’il est Gœthe et, par quelques égards, les conquérants ajoutent encore aux bonnes dispositions du grand écrivain.

Le commandant de la place de Weimar avait été bien choisi. C’était un nommé Dentzel, originaire des pays rhénans, dont la carrière au service de la France fut bien remplie, et qui rendit, d’ailleurs, de grands services sous tous les régimes qu’il traversa, et auxquels il montra un égal dévouement. Dentzel, dès son entrée en fonctions, s’empressa d’envoyer au grand homme le billet suivant :

L’adjudant général de l’état-major impérial prie M. le conseiller Gœthe d’être absolument tranquille. Le commandant soussigné de la ville de Weimar, sur la demande de M. le maréchal Lannes, et par égard pour le grand Gœthe, prendra toutes les mesures pour veiller à la sécurité de M. Gœthe et de votre maison.

Dès le 18 octobre, Dentzel entre en relations encore plus intimes avec Gœthe. Il lui écrit :

Je crois rendre le plus grand service à M. le conseiller Gœthe en logeant chez lui comme hôte M. Denon, membre de l’Institut national et inspecteur général des beaux-arts et des musées.

Gœthe avait, en effet, connu à Venise le délicat et lettré Vivant-Denon. L’arrivée des Français lui permit ainsi de renouer une liaison agréable. C’est un bienfait dont il fut reconnaissant à la conquête.

D’ailleurs, après Vivant-Denon, directeur des musées impériaux, Gœthe se lia d’amitié avec maints militaires français. Il n’était pas médiocrement fier d’entrer dans la société de nos illustres maréchaux. Quand il eut vu Napoléon dans la rencontre célèbre et si souvent racontée, il ne se posséda plus d’orgueil et de joie. Et toute sa vie il se souvint avec fierté et ne manqua pas une occasion de faire souvenir les autres de la faveur que « le grand homme », son « protecteur », « son empereur », comme il le nommait, lui avait témoignée.

Il se trouva quelques personnes pour estimer que Gœthe manquait un peu de sens allemand et de patriotisme germanique. Elles furent rares. Le cas de Gœthe n’était pas unique ; tant de Berlinois eux-mêmes allaient faire aussi bon accueil que les gens de Weimar à nos soldats ! Le fait est que l’Allemagne de 1806 ne prit pas Iéna pour une catastrophe nationale ; qu’elle s’émut fort peu d’une défaite prussienne et que Gœthe, le plus représentatif de tous les Allemands, ne fut pas éloigné de se réjouir de l’invasion étrangère. Au lendemain d’Iéna, il se marie, il héberge les généraux français, il travaille à ses livres et à sa Théorie des couleurs, avec sa proverbiale sérénité : la tentative de pillage et d’assassinat commise dans sa maison et sur sa personne n’a même pas le don de l’émouvoir. Il conseille à ceux qui lui parlent de cet incident de faire plus attention aux pandours indigènes qu’aux pillards de la Grande-Armée, laquelle a de la discipline. Et quand, après un tour de promenade dans Weimar, il constate que les jardins publics ont seuls un peu souffert et qu’il suffira de quelques heures de jardinage pour remettre les pelouses en bon état, il se console sur-le-champ d’Iéna et d’Auerstædt qui n’ont pas causé plus de dommage. « Avec quelques petits travaux, écrit Gœthe au duc Charles-Auguste, les traces du malheur seront réparées. » Cette petite phrase résume très bien l’état d’esprit allemand de 1806.

Deux ans après Iéna, en 1808, après l’entrevue d’Erfurt, où Napoléon lui adressa son salut fameux, Gœthe écrivait encore :

J’étudie maintenant de nouveau à fond la plus ancienne littérature française pour pouvoir m’entretenir sérieusement avec les Français. Quelle civilisation infinie avait déjà passé sur leur pays à une époque où nous autres, Allemands, nous étions encore des gens grossiers. L’Allemagne n’est rien[1].

Comment, de cet abîme d’avilissement, de ce renoncement des citoyens eux-mêmes, de cet écrasement, de ce néant, de ce rien, l’Allemagne devait-elle arriver à être tant, sinon à être tout ? Comment le réveil national de 1813 devait-il suivre de si près la défaite et l’abdication de 1806 ? L’Allemagne unifiée, revenue à la conscience d’elle-même, s’en rend compte aujourd’hui, c’est Iéna qui donna le grand ébranlement précurseur d’un ordre de choses nouveau. Napoléon, achevant ce qu’avaient commencé la Révolution et les idées révolutionnaires, eut l’imprudence de secouer et d’éveiller ce « corps germanique » que jadis la politique française s’appliquait à endormir. Depuis la paix de Westphalie, tous les efforts de nos hommes d’État avaient tendu à rendre inoffensif le colosse d’outre-Rhin. C’était un ouvrage adroit et solide. Sans contrainte, sans violence, en nous faisant aimer au contraire, en nouant, à la suite d’une habile politique de protection et d’intervention, toute sorte de liens intellectuels et moraux, nous étions arrivés à neutraliser l’Allemagne. Des fautes comme le ravage du Palatinat avaient montré combien il était dangereux d’irriter la bonne bête teutonique et de soulever ses ressentiments.

Napoléon commit la faute immense d’exciter et de brutaliser la bête. Iéna est une belle victoire française, un grand fait de guerre, et il faudrait n’avoir jamais mis le pied en Allemagne pour nier le prestige que cet écrasement total de la Prusse vaut encore au nom français. La honte d’Iéna balance toujours pour les Prussiens la gloire de Sedan. Et je crois qu’il y a avantage à ne pas trop oublier que les Français ont vu, un jour qui n’est pas si loin, l’aigle de Prusse tourner casaque, si l’on ose s’exprimer ainsi.

Cependant le mot de Bonald est juste et vrai : « Toutes les victoires de Napoléon sont au Muséum. » Il ne reste d’Iéna que la gloire et les trophées. Ou du moins il en reste les résultats, inverses de ceux qu’on attend ordinairement de la victoire. Iéna fut un inutile et dangereux triomphe en préparant le nationalisme allemand, en faisant naître un patriotisme inconnu jusqu’alors.

Bismarck, fondateur de l’unité allemande, a bien discerné le service que l’intervention napoléonienne rendit à l’œuvre des Hohenzollern. On pouvait croire que l’empereur avait à jamais anéanti la Prusse qu’il tenait sous sa botte, la dynastie dont il avait le pouvoir de renverser le trône. Au contraire, il ouvrait à la Prusse et à l’Allemagne des destins inespérés. Bismarck en a témoigné en prononçant ces paroles, le 31 octobre 1892, sur la place du marché d’Iéna :

Sans l’effondrement du passé, le réveil du sentiment national allemand en pays prussien, de ce sentiment national qui tire son origine d’une époque de honte profonde et de domination étrangère, n’eût pas été possible.

C’est la vraie morale politique du centenaire d’Iéna. Et les paroles de Bismarck seront singulièrement complétées par ce passage des mémoires d’un soldat de Napoléon. Le brave Marbot, excellent cavalier, vaillante estafette et grand donneur de coups de sabre, n’était pas une intelligence de premier ordre. Pourtant, muni de bon sens, il jugeait la politique de son maître et en mesurait toute l’imprudence. C’est donc Marbot, homme de cheval et de bivouac, qui écrivait ceci dans ses Mémoires :

Quoique je fusse encore bien jeune à cette époque, je pensais que Napoléon commettait une grande faute en réduisant le nombre des petites principautés de l’Allemagne. En effet, dans les anciennes guerres contre la France, les huit cents princes des corps germaniques ne pouvaient agir ensemble… Au premier revers, les trente-deux souverains, s’étant entendus, se réunirent contre la France, et leur coalition avec la Russie renversa l’empereur Napoléon, qui fut ainsi puni pour n’avoir pas suivi l’ancienne politique des rois de France.

Je crois qu’on ne peut pas mieux dire ni mieux résumer le résultat final de la brillante campagne de 1806.



II

Les leçons d'Iéna

Il n’y a pas d’équivalence entre les deux célébrations qu’on a faites du centenaire d’Iéna en Allemagne et en France. Là-bas, on mesurait le chemin parcouru depuis les défaites, et surtout on expliquait aux générations nouvelles que ce n’est pas le hasard, mais de grandes volontés servies par de bonnes institutions qui ont réussi à relever l’Allemagne de la misère et de l’avilissement où elle était tombée. En France notre histoire est moins simple et moins claire. Les révolutions, la rhétorique des partis, la succession des régimes, l’habitude d’un langage rempli de « nuées », rendent inconcevable pour la plupart des Français la suite des événements du dix-neuvième siècle. Pour eux les défaites succèdent aux victoires, Waterloo sort d’Iéna et Sedan de Solférino, sans lien, sans raison, par l’effet d’une mystérieuse et pénible fatalité. Cependant quelques écrivains patriotes ont tenté de tirer la philosophie et la leçon d’Iéna. C’est ainsi que M. Henri Welschinger a montré que la Prusse devait voir les causes de sa défaite dans le pacifisme prussien du commencement du dix-neuvième siècle, dans l’absence de toute préparation à la guerre, la faiblesse du commandement, le relâchement de la discipline, le mauvais état de l’armement, le défaut d’instruction militaire, résultats de cette illusion qu’un peuple est toujours libre de conserver la paix du moment qu’il ne veut pas se battre. M. Henry Bordeaux a rappelé le magnifique réveil de la conscience nationale en Prusse après Iéna, les efforts des patriotes pour relever le pays de ses ruines, l’initiative d’un intellectuel comme Fichte abandonnant ses spéculations philosophiques pour aller au devoir immédiat et, dans ses Discours à la nation allemande, prêtant le secours de sa pensée et de son éloquence aux efforts des militaires et des hommes d’État. Iéna resté la preuve historique qu’une grande défaite peut être l’école d’un peuple, le principe de sa régénération. Enfin un autre écrivain, Louis d’Hurcourt, est allé plus loin encore en montrant que la Prusse a donné un exemple que la France n’a pas suivi, car elle s’est remise à l’œuvre aussitôt après le désastre, mais sans rejeter aux calendes une revanche qu’elle prit dès 1813 et dont elle ne laissa pas le soin aux générations futures. On a trop dit, remarque fort justement M. d’Hurcourt, que la Prusse avait attendu soixante et soixante-quatre ans (c’est-à-dire Sadowa et Sedan) pour réparer sa défaite. C’était oublier volontairement Leipzig et Waterloo. Rejeter sur la deuxième ou troisième génération d’après une guerre le soin de venger ses vaincus et ses morts, équivaut pour un peuple à renoncer aux réparations et à la revanche. M. d’Hurcourt a dit cela en termes très forts, et qui auraient encore gagné à être appuyés de l’explication historique et politique du renoncement de la France, après un réveil d’énergie et de patriotisme qui égale bien celui de la Prusse après Iéna. Cette explication, on la trouve dans la nature du régime démocratique et républicain, régime du moindre effort, des velléités brèves et des courtes pensées.

On n’avait d’ailleurs pas attendu le centenaire pour tirer la leçon d’Iéna. Bismarck, nous venons de le voir, l’avait fait depuis longtemps, en saluant, cette défaite prussienne, — largement rachetée depuis, — comme l’origine de la libération et de la renaissance allemandes. Mais nous avons aussi dans notre littérature historique et politique un grand ouvrage qui commente les enseignements d’Iéna. C’est celui que M. Godefroy Cavaignac écrivit entre 1890 et 1898 sur la Formation de la Prusse contemporaine. Patriote, mais républicain par tradition et par conviction, l’ancien ministre de la guerre s’était proposé de montrer dans son livre l’influence bienfaisante des idées de la Révolution française sur le risorgimento prussien. Sa thèse était que le désastre de 1806 marqua pour la Prusse la fin de l’ancien régime et des principes d’ancien régime, l’avènement d’un régime nouveau gouverné par les idées de 1789, et que de cette Révolution datèrent pour la Prusse sa grandeur et sa prospérité.

Godefroy Cavaignac, en soutenant cette thèse, unissait étroitement ses sentiments de patriote et ses sentiments de républicain. Il était de cette école qui croit au caractère national de la Révolution et qui voit dans les idées de 1789 un des titres d’honneur de la France. Il était aussi de cette respectable et honnête fraction du parti républicain qui se préoccupe de ne jamais séparer les principes démocratiques et libéraux du patriotisme. Aussi, en écrivant son histoire de la Prusse selon ce système, avait-il dessein de montrer comment les idées de 1789 peuvent servir à rendre un pays plus fort et mieux armé pour ses revanches.

Godefroy Cavaignac se trompait évidemment et il a peut-être assez vécu pour voir, par le développement parallèle de la France et de la Prusse, en quoi péchait son système. L’influence de la Révolution et des idées révolutionnaires sur les destinées de la Prusse n’est pas niable. Mais elles n’ont pas agi comme le croyait M. Cavaignac. Ce qu’il prend, dans la réorganisation de la Prusse après Iéna, pour un retentissement de ce qui s’était fait quinze ans plus tôt en France, c’est tout simplement le passage de l’état féodal à l’unité monarchique : c’est la restauration de l’idée d’État, comme Louis Xlll et Louis XIV, las de l’anarchie féodale, l’avaient comprise. Stein et Hardenberg, les grands ministres prussiens, n’ont pas refondu la Prusse selon le système des hommes de la Constituante ni de la Législative. Ils ont bien plutôt fait pour leur, pays ce que pour le nôtre avait fait Richelieu, si l’on tient compte de la différence des lieux et des temps. D’ailleurs, Godefroy Cavaignac, en scrupuleux historien, ne manque pas de le constater : les Allemands ne nous envient qu’avec modération les immortels principes et nient, quant à eux, toute, imitation de la politique révolutionnaire.

Ce qui n’est pas niable, pourtant, c’est l’influence des idées de la Révolution sur les transformations de la Prusse et de l’Allemagne. Mais cette influence s’exerça au rebours de la thèse de Godefroy Cavaignac. Nos armées d’invasion, apportant avec elles les principes des Droits de l’Homme, donnaient naissance à cette question des nationalités, inconnue de l’ancienne Europe, et qui allait entraîner au XIXe siècle des convulsions qui ne sont pas encore finies. C’est de la « libération des peuples », dont Napoléon fut le champion, que devait sortir l’unité allemande, comme plus tard l’unité italienne. La chute de l’ancien régime marqua la fin de cette politique prudente et sage, constamment suivie par la monarchie française, et qui avait consisté à endormir le colosse germanique, à le diviser, à l’affaiblir, à profiter des querelles religieuses, des divisions territoriales, des rivalités princières, du manque d’argent, de l’état arriéré de la civilisation. Les guerres de la Révolution et de l’Empire sont glorieuses. Il serait absurde de dédaigner le lustre qu’elles jettent sur la nation française. Mais, en fait de résultat positif, elles ont eu celui d’unir ce qu’il fallait continuer à tenir divisé, d’éveiller te qu’il eût mieux valu laisser dormir. Napoléon commit imprudences sur imprudences et non-sens sur non-sens. Il ne profita même pas de ses victoires, ne sut pas briser la dynastie des Hohenzollern ni dépecer immédiatement son territoire quand il la tenait à sa discrétion. L’ouvrage des électeurs de Brandebourg et du grand Frédéric pouvait être anéanti après 1806. Or, Napoléon se contenta de le diminuer et d’humilier Frédéric-Guillaume. Et, qui plus est, il forma, il arrondit de ses mains, auprès de la Prusse, d’autres royaumes qui, simplifiant le chaos germanique, devaient, le jour venu, rendre plus facile l’unité. Telles sont les véritables conséquences que porta la Révolution en Allemagne.

Quant aux idées révolutionnaires en elles-mêmes, les adhésions qu’elles avaient trouvées en Prusse dans le tiers-état, bien loin d’avoir servi le pays, avaient au contraire, dans toute la mesure où elles avaient agi, préparé la catastrophe de 1806. La Prusse se trouvait partagée entre deux partis également hostiles au bien public. D’une part les féodaux, qui, pour maintenir leurs privilèges, ou même pour les restaurer et les étendre en profitant de l’affaiblissement du pouvoir royal, faisaient bon marché de la patrie, de son unité, des nécessités militaires et fiscales ; d’autre part le tiers-état, qui trouvait dans les principes égalitaires et libéraux de commodes prétextes de se soustraire aux obligations du service militaire et de l’impôt. Rarement vit-on plus bel exemple de pays en décomposition que la Prusse au début du XIXe siècle. Les idées révolutionnaires tombant dans cette anarchie furent loin de rénover le pays. Elles furent conseillères d’abandon, et de division. Elles furent tout-à-fait d’accord avec les tendances d’un roi timide, irrésolu, nullement porté à l’action. Elles déterminèrent une grande crise de pacifisme qui, comme toujours tourna à la guerre, au désastre et à l’invasion.

Les rares Prussiens qui, avant 1806, conservaient du patriotisme et pressentaient les catastrophes, rendaient d’ailleurs responsables de tout le mal les « mensonges français ». Le mot est de Marwitz, un Junker, un hobereau, mais qui était de cette noblesse prussienne frédéricienne, militaire, fidèle, au service, et non de la séditieuse noblesse féodale. Marwitz écrit dans ses Mémoires :

Les savants isolés, le tiers-état éclairé, avaient formé un puissant parti qui entraînait après lui les mauvais et les faibles ; l’armée même était divisée. Tout ce qui avait séjourné dans les nouvelles provinces s’était familiarisé avec les mensonges français ; tout ce qui, mis en rapport avec le tiers-état éclairé, s’était entiché des nouvelles doctrines, était devenu antibélliqueux et ne pouvait servir.

D’ailleurs, quand Marwitz avait proposé aux États de la Marche électorale une adresse au roi, qui lui offrait les services, les biens et le sang de la noblesse pour le salut de la patrie, il s’était heurté à un refus. On ne l’avait, même pas compris. C’est pourquoi Godefroy Cavaignac résume dans ce commentaire lumineux la situation :

Quelle absence de ressort patriotique ces faits dénotent ! La froideur avec laquelle les États de la Marche accueillent les ouvertures de Marwitz est un trait caractéristique. La noblesse opprime et exploite le paysan ; elle n’est point un centre d’action et de vie locale ; perdue par l’étroitesse de caste et, en dernier lieu, par l’esprit de jouissance grossière, elle est fermée aux idées d’un patriotisme viril… Quant au tiers-état, les tendances individualiste et idéalistes, sympathiques encore en quelque mesure à la Révolution, à son, œuvre, à la France, dominent l’Allemagne. Elles ne préparent point le milieu éclairé à une action énergique.

Ainsi, ce qui fut battu à Iéna, c’est un pouvoir royal affaibli, une aristocratie séparatiste, un tiers-état libéral. Les idées de la Révolution, comme le disait fort bien Godefroy Cavaignac, « ne préparent point à une action énergique », Les hommes qui après Iéna, entreprirent le relèvement de la Prusse réagirent en effet contre ces idées. Ce n’est pas sur les Droits de l’Homme, mais sur l’institution monarchique qu’ils songèrent à s’appuyer. Tout le mouvement politique et intellectuel qui suivit Iéna, finit par entraîner l’Allemagne entière, et aboutit à la formation de l’Empire, ne fut certes pas réactionnaire. La réaction, c’était la féodalité ennemie de l’unité nationale. Mais ce mouvement ne, participa pas davantage de la Révolution ni de ses idées. Il réussit parce qu’il avait l’intérêt national pour guide et une dynastie pour instrument.

Voilà non pas la seule, mais la plus forte leçon d’Iéna, ou plutôt la grande leçon de toute l’histoire de Prusse. Mais il faudrait un livre pour la développer.

III

La Prusse en 1806

Au lendemain d’Iéna et d’Auerstædt, Napoléon, deux fois vainqueur de la Prusse, frémissait de l’impatience d’arriver à Berlin. Les historiens disent que jamais il ne se montra plus fier d’une victoire, ni plus orgueilleux d’afficher son triomphe. À Vienne même, il eut un langage moins dur et moins hautain, il fut moins théâtral et ne songea pas à jouer au César. De toutes les capitales où il fit son entrée, Berlin fut la seule où il tint à étaler sa gloire et sa force. Il se plut, dans des proclamations et des lettres fameuses, à insulter l’ennemi qu’il venait d’abattre. Il faisait sentir à ses soldats et au peuple français tout le prix d’une victoire qui vengeait à la fois Rosbach et le manifeste du duc de Brunswick. Celui-ci, grièvement blessé à Auerstædt, faisait demander à Napoléon d’épargner sa famille et ses sujets. — « Qu’aurait à dire », répondit l’empereur aux ambassadeurs du duc, « qu’aurait à dire celui qui vous envoie si je faisais subir à la ville de Brunswick la subversion dont il menaçait, il y a quinze ans, la capitale du grand peuple auquel je commande ? »

C’est à Berlin surtout, et dans cette campagne de Prusse, que Napoléon Ier prit le langage et l’attitude de soldat de la Révolution, tant il avait conscience que c’étaient les idées révolutionnaires qui agissaient et paraissaient dans toutes les phases de ce grand conflit.

Thiers lui-même, ce froid annaliste, si peu curieux des idées et si peu soucieux des causes n’a pu s’empêcher de remarquer ce qu’a de saisissant l’entrée du soldat qui représentait la Révolution armée dans les États du roi-philosophe, de ce grand Frédéric, qui avait si imprudemment allié à sa politique réaliste le goût de l’Encyclopédie. Thiers écrit donc ceci :

Napoléon arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi qui s’appelait le philosophe de Sans-Souci, et avec quelque raison, car il semblait porter le poids de l’épée et du sceptre avec une indifférence railleuse, se moquant de toutes les cours de l’Europe, on oserait même ajouter de ses peuples, s’il n’avait mis tant de soin à les bien gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam, se fit montrer les œuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l’église de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse… Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d’une manière bien étrange ! Le roi-philosophe, qui, sans qu’il s’en doutât, s’était fait du haut du trône l’un des promoteurs de la Révolution française, couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de cette Révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de Potsdam ! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur d’Iéna ! Quel spectacle ! Malheureusement ces retours de la fortune n’étaient pas les derniers.

Thiers indique ici, approximativement au moins, la philosophie et les causes profondes des grands événements qu’il raconte. Dans la mesure où, du fait de l’engouement de Frédéric II, les idées révolutionnaires avaient pénétré le peuple prussien, elles avaient exercé leurs dommages ordinaires, préparé comme toujours la désorganisation et la défaite. Mais lorsque la Prusse se ressaisit, lorsque, appuyée sur sa dynastie nationale et rejetant ce que les patriotes appelaient les « mensonges français », elle travailla à son relèvement et à son indépendance, c’est elle qui l’emporta sur la politique insensée du « général de la Révolution » et finit même par avoir raison du génie militaire de Napoléon et de la bravoure de nos armées. L’histoire ainsi expliquée et d’une manière aussi sommaire ressemble un peu trop peut-être à la morale en action où les méchants sont punis et les bons récompensés. Mais il faut bien constater que les choses se sont ainsi passées et que les mêmes erreurs ont entraîné les mêmes châtiments, il faut bien constater encore que les « retours de la fortune » dont parle Thiers s’expliquent ainsi et non d’aucune autre sorte.

C’est un fait que la période que les Allemands appellent la période de l’Aufklœrung, de la « diffusion des lumières », c’est-à-dire de l’engouement pour les idées de l’Encyclopédie et de Rousseau, pour les principes libéraux et égalitaires, avait complètement démoralisé la Prusse. Il manquait à Frédéric II de croire à la véritable influence de cette philosophie dont il s’amusait, sans d’ailleurs en appliquer jamais les préceptes. Ce jeu faillit compromettre toute son œuvre, ruiner sa monarchie et anéantir l’État prussien si péniblement constitué morceau à morceau, pièce à pièce, par ses tenaces et ambitieux souverains.

On put s’apercevoir des ravages qu’avaient exercés les idées nouvelles quand, après Iéna, les troupes françaises envahirent la Prusse. Les forteresses tombaient sans coup férir aux mains de nos soldats ; des centaines de prisonniers se laissaient garder par quelques hommes ; les autorités, la population, accueillaient l’envahisseur avec sympathie, presque avec empressement. N’était-on pas citoyens du monde ? La guerre n’était-elle pas chose abominable ? En attendant que les contributions militaires et la tyrannie de son administration rendissent son joug insupportable, Napoléon était acclamé par les vaincus. Les détails abondent sur la manière enthousiaste dont il fut accueilli à Berlin. Voici une page de Godefroy Cavaignac, dans sa Formation de la Prusse contemporaine, qui suffit à tout faire comprendre :

Dans une partie de la société de Berlin, l’influence des idées françaises du dix-huitième siècle paraissait avoir effacé jusqu’au sentiment de la nationalité. Il semblait que l’on vît déjà se former autour de l’occupation française un parti français, qui n’avait du reste qu’à continuer après Iéna les traditions de Lombard, de ceux qui avaient dirigé jusqu’alors la politique prussienne…

Les défections ne se comptaient plus. L’école littéraire allemande en offrait déjà d’éclatants exemples. Hegel assistait dans l’indifférence à l’effondrement de sa patrie et personnifiait en Napoléon l’« âme du monde ». Le revirement le plus bruyant fut celui de Jean de Müller. Le grand historien, si répandu dans la société berlinoise, l’adversaire passionné de la domination française, qui avait rédigé quelques semaines auparavant le mémoire adressé à Frédéric-Guillaume III pour lui conseiller plus d’énergie, se laissait séduire par quelques attentions de Daru et par un entretien avec Napoléon. Il allait passer au service du roi Jérôme. Mais ce qui dut rassurer l’empereur, plus encore que ces exemples éclatants et qui n’étaient pas nouveaux pour lui, de l’absence de tout sentiment national en Allemagne, ce fut la facilité avec laquelle les fonctionnaires prussiens, ayant à leur tête le ministre von Angern, lui prêtèrent le serment qu’il exigeait d’eux : « Je jure, y était-il dit, d’exercer avec la plus grande loyauté le pouvoir qui m’est confié par S.M. l’empereur des Français et roi d’Italie, et de l’employer exclusivement au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique, de contribuer de toutes mes forces à l’exécution des mesures qui me seront prescrites pour le service de l’armée française, et de n’entretenir ni correspondance ni communication aucune avec les ennemis de celle-ci. Que Dieu me soit en aide ! »

L’ennemi, c’était le gouvernement national, et cependant personne ne refusa le serment.

Il y a peu de cas, dans l’histoire, d’une nation qui se soit aussi complètement abandonnée, qui ait aussi peu réagi après la défaite. Il ne faut pas oublier le prestige qui s’attachait alors en Allemagne à tout ce qui était français. La France représentait la civilisation, les lumières et l’art. Elle tenait la première place dans la vie intellectuelle et politique des peuples. Il se passa en Prusse ce que nous avons déjà vu à Weimar et, avec Hegel et Jean de Muller, ce que nous avons constaté pour Gœthe : la déférence et l’admiration pour les Français primèrent tout. Napoléon recueillait ainsi le fruit de deux cents ans de politique capétienne. Il n’en devait profiter que pour commettre cette imprudence d’éveiller le sentiment national allemand.

Qu’il dormait bien, en 1806, ce sentiment national ! Il était dans les limbes. Même dans la Prusse militaire et frédéricienne, le patriotisme était singulièrement assoupi. Les bourgeois de Berlin portaient à l’envi l’uniforme français de la garde nationale et leur zèle était si grand qu’on dut faire défense de le revêtir sans droit. Après tout, Frédéric II parlait et écrivait en français. Il avait fondé à Berlin une académie française. Le conseil le plus écouté de Frédéric-Guillaume III, Lombard, était français d’origine. Tout cela avait préparé les capitulations.

La Prusse livrée à elle-même, la Prusse comme nation était finie. Elle avait abdiqué son indépendance. Elle avait presque renoncé à elle-même. Les rares patriotes passionnés et prêts à risquer leur vie pour chasser l’étranger, se heurtèrent, comme le major Schill, à l’indifférence générale. On les laissa fusiller sans protestation. La Prusse semblait perdue et résignée à son démembrement et à sa fin. Que lui restait-il d’où pût lui venir le salut ? Sa monarchie et la politique de Napoléon.

On ne peut pas dire que Frédéric-Guillaume III fût un grand roi ni un monarque national. L’histoire de son règne est instructive mais non pas belle. Pénétré autant que ses sujets des idées pacifistes, convaincu que, par des concessions et d’habiles diplomaties, on évite toutes les « affaires » et tous les dangers, Frédéric-Guillaume III fit preuve, en face de Napoléon, d’une humilité et d’une timidité qui ne devaient pourtant pas empêcher Iéna. Il est certain que le roi de Prusse fait mauvaise figure dans l’histoire. Sa faiblesse de caractère, sa médiocre intelligence, les lacunes de son esprit et de son cœur, ne s’accordaient que trop bien avec les tendances de ses sujets. C’est lui, cependant, c’est sa maison et l’institution qu’il représentait, qui formaient le seul point d’appui et de résistance. Si faible, si timide, si irrésolu qu’il se montrât, Frédéric-Guillaume n’allait pourtant pas jusqu’à accepter l’idée de son suicide. L’instinct de vivre, l’intérêt vital et immédiat, l’emportèrent sur son naturel indolent. Ce ne fut jamais sans luttes qu’il se décida à renvoyer ses conseillers pour en prendre de plus énergiques, à adopter une attitude plus ferme en face des vainqueurs. Toute la famille royale, éclairée par son propre intérêt, avec la reine Louise, brave et clairvoyante, à sa tête, poussait le roi à sortir de son inertie, à adopter une politique plus nationale. C’est ainsi que, à force de concessions à son adversaire, Frédéric-Guillaume III en venait à une abdication presque complète, quand il se ressaisit et, dans le fameux conseil d’Osterode, le 21 novembre 1806 (date historique pour la Prusse), il décida de repousser les nouvelles exigences de Napoléon. Tous les historiens qui ont raconté cet événement ont dû reconnaître que c’est l’institution monarchique qui a sauvé la Prusse, l’instinct de conservation dynastique qui a dicté la résolution d’Osterode. Ranke a tout expliqué en écrivant à ce sujet :

À coup sûr, Frédéric-Guillaume III ne peut être comparé ni au grand Électeur ni au grand Frédéric, ces deux héros. Mais, devant ces propositions de Napoléon, l’instinct de la maison de Brandebourg se réveilla en lui.

La médiocrité et les défauts de Frédéric-Guillaume III n’étaient pas irrémédiables. Frédéric-Guillaume lui-même n’était pas éternel. La maison dont il était le chef et qui devait durer plus que lui le commandait. Réduit à autant de territoire, ou à peu près, qu’en eut jadis le roi de Bourges, le roi de Prusse, dans sa misère, retrouva la force de s’opposer aux dernières exigences du vainqueur. Contraint et forcé sans doute, et sous la pression des événements, il fera quand même son devoir de roi. C’est autour de lui que se grouperont les rares patriotes qui restent encore en Prusse. C’est avec lui que les Hardenberg, les Stein, les Scharnhorst, referont leur patrie. Quelle admirable leçon de politique !

  1. Voir l’appendice VI : Quand il n’y avait pas d’Allemagne.