Bismarck/Avant-Propos

Éditions du Siècle (p. vii-xi).

AVANT-PROPOS

L’astre de Bismarck remonte. J’ai peine à croire que ce soit bon signe.

Le 11 novembre 1918, n’avait-on pas cru que son œuvre était détruite, que son nom, attaché à un âge de violences, appartiendrait au passé ? Était-ce, comme disait Mme Juliette Adam, « l’heure vengeresse des crimes bismarckiens ? » Ce que Bismarck avait construit, l’unité allemande, est resté debout. Sur ce piédestal, se dresse le forgeron du fer et du feu.

Le renouveau de sa gloire tient à cela. Il tient à autre chose encore.

Bismarck n’a eu qu’un disciple. Mais quel disciple ! Stresemann a été digne de son maître parce qu’il l’avait étudié et compris. Vive l’intelligence ! Vivent l’étude et la science ! Si les Allemands avaient médité les Pensées et Souvenirs, ils n’eussent pas commis l’énorme faute de 1914. Bismarck avait montré l’écueil qu’ils devaient éviter. Il expliquait à ses successeurs pourquoi l’alliance avec l’Autriche avait été conclue, pourquoi elle devait être conservée. Mais il leur recommandait expressément de ne jamais faire la guerre sur un prétexte autrichien, s’ils ne voulaient pas exposer l’Allemagne à une de ces coalitions dont il avait, lui, le cauchemar. Si Guillaume II avait mieux lu les mémoires de Bismarck, son trône et le traité de Francfort dureraient toujours. Stresemann les lut, s’en pénétra, y trouva des leçons pour tirer de l’abîme l’Allemagne vaincue.

Nous nous représentons toujours un Bismarck brutal. Il ne commença à frapper du poing sur la table que le jour où il fut le plus fort. Et même à ce moment-là, il professait que la force s’émousse par un usage continu. En 1871, pendant les négociations de paix où il céda Belfort à Thiers, il disait à son secrétaire Moritz Busch avec un cynisme jovial :

« Quand on frappe un peu longtemps sans discontinuer, cela ne fait pas grand’chose ; mais si l’on met des intervalles entre chaque série de coups, cela ne fait point plaisir. Je sais cela du tribunal criminel où je travaillais autrefois ; on appliquait encore la bastonnade à ce moment. »

Mais au temps où la Prusse n’avait pas encore battu la France, Bismarck la ménageait, la cajolait, la trompait. Stresemann, pour la partie de campagne de Thoiry avec Aristide Briand, n’a eu qu’à prendre modèle sur la partie de bain de mer de Biarritz avec Napoléon III.

Lorsque Bismarck était entré dans la politique, c’était l’Autriche qu’il fallait ménager. L’Autriche venait de faire sentir sa puissance à la Prusse en lui infligeant l’humiliation d’Olmütz. Le jour de prendre une revanche et de l’expulser d’Allemagne n’était pas encore venu. Le 3 décembre 1850, Bismarck prononçait un discours pour la paix. Et après l’avoir reproduit dans ses mémoires, il commente : « Conformément aux idées du ministre de la Guerre, ma pensée directrice était d’obtenir que le conflit fût différé jusqu’à ce que nous fussions armés.» C’est tout l’esprit de la mémorable lettre de Stresemann au Kronprinz avant Locarno. « Ce n’était pas trop prétendre de notre diplomatie, ajoute Bismarck, que de lui demander, selon les cas, de reculer la guerre, de l’empêcher ou de la faire éclater. » Bismarck lui-même la fit éclater en 1866 et ce fut Sadowa… Où en serons-nous seize ans après Locarno ?

Au tome IV, tout récemment paru, des Documents diplomatiques français (1871-1914), on trouve une dépêche où Gambetta relève avec inquiétude une phrase prononcée par Bismarck au Reichstag. Le chancelier s’était abandonné à dire qu’il regardait « comme un malheur pour la France et pour le peuple français la ruine d’une monarchie héréditaire ». L’ambassadeur Saint-Vallier s’en étant expliqué avec Hatzfeldt, reçut cette réponse « qu’il s’agissait uniquement d’un argument de tribune dont le sens et la portée ne devaient nous causer aucun ombrage, le prince nous ayant prouvé par toute sa politique, dans ces dernières années, qu’il était bien éloigné de montrer aucune hostilité à la forme républicaine établie en France ».

Ce trait, fraîchement exhumé, achève la figure de Bismarck telle que nous avons essayé de la rendre et complète celle de Stresemann. Les épigones n’auront pas été tout à fait inégaux à l’homme qui domine son siècle dans le sublime de la duplicité.

11 novembre 1932.