Éditions du Siècle (p. 225-267).

APPENDICES

I

Conseils de Bismarck à un Français

Mgr  Vallet a donné dans le Correspondant du 10 mars 1905 le récit d’une conversation qu’il eut l’heureuse chance de tenir avec Bismarck dans l’été de 1879, au cours d’une saison à Gastein, — une ville d’eaux où le sort de l’Europe moderne a été agité et décidé plus d’une fois pendant le XIXe siècle. — Bismarck préparait alors un changement de front dans sa politique religieuse. Il méditait de cesser le Kulturkampf et de s’accorder avec Rome, et il n’était pas fâché que le hasard de sa villégiature lui donnât l’occasion d’exposer ses intentions et ses idées devant un ecclésiastique dont la dignité l’assurait que ses paroles seraient comprises et rapportées en haut lieu. Bismarck, parlant de choses et d’autres, de l’état de l’Europe, des tendances de l’Allemagne, de l’avenir de la France, déclara tout à coup, avec cette brusquerie qui lui était propre, à son interlocuteur qui venait de prononcer le nom de la République :

Pour faire quelque chose, la France a besoin d’un gouvernement stable ; il lui faut une monarchie… Moi, si j’étais Français, je serais carliste.

Carliste, pour le comte de Chambord ?

Oui, oui, c’est ce que je veux dire : légitimiste. Il faut toujours défendre la Monarchie légitime

Mgr Vallet redit ces paroles telles qu’il les avait entendues, et notées dès la conclusion de l’entretien, afin de les faire connaître à Rome. On y retrouve la voix, la pensée même de Bismarck. Quelle admirable contre-épreuve ! Nous avions appris déjà, par Bismarck lui-même, par ses affirmations et ses explications non déguisées, qu’il avait jugé meilleur pour l’intérêt prussien que la France demeurât en République. Mais il savait aussi se placer au point de vue de l’intérêt français, lui dont toute l’activité était au service de l’intérêt allemand. Et ce point de vue là était complémentaire de l’autre. Bismarck avait vu si juste pour le bien de son pays et de son œuvre, il avait si profondément calculé et comparé les avantages que lui vaudrait une démocratie dans la France vaincue, il y avait donné la main avec une telle réflexion et une si nette conscience, qu’il était capable de l’effort d’abstraction nécessaire pour se mettre, si l’on veut bien pardonner l’expression, dans la peau des Français et avouer que leur intérêt voulait juste le contraire de ce qu’ils avaient adopté sous sa contrainte. Le mot célèbre du duc de Broglie accompagne et commente à merveille celui que rapporte Mgr Vallet : « Puisque M. de Bismarck trouve que la République est une si bonne chose, que ne la prend-il pour son pays ? »

Il semble qu’il soit difficile de conserver désormais le moindre doute sur ce sujet. La clairvoyance de Bismarck étant admise, son génie reconnu, sa haine et sa crainte de la France peu niables, tous ses actes, tous ses écrits, toutes ses paroles, touchant le régime de notre pays, doivent au moins éveiller l’attention des patriotes. Il est difficile d’être plus conséquent avec soi-même que ne le fut Bismarck sur ce point. Le témoignage de Mgr Vallet s’ajoute à toutes les preuves que nous en possédions déjà.

Bismarck fit, d’ailleurs, d’autres déclarations, qui ont leur intérêt, durant cet entretien avec l’éminent ecclésiastique. Il lui parla surtout, comme nous venons de le dire, de faire sa paix avec les catholiques allemands. Il lui déclara avec une franchise vraiment admirable et digne d’un grand politique : « J’ai dit et on l’a beaucoup répété : Je n’irai pas à Canossa. Eh bien ! j’irai à Canossa, car je veux un Concordat. » Cela est d’un fort et qui ne craint pas de se démentir lorsqu’il y a un grand intérêt en jeu.

Dans les paroles que Mgr Vallet a si heureusement transcrites, non seulement pour Rome, mais aussi pour le public qui sait lire, Bismarck montre bien qu’il a appris par l’expérience du gouvernement et des hommes qu’un pouvoir sérieux et national, un pouvoir monarchique doit toujours — quels que soient ses convictions, ses préjugés, ses tendances, ses origines même — finir par s’accorder avec le catholicisme, qui est le plus grand élément de conservation et d’ordre des sociétés. Bismarck, luthérien, faisait profession de haïr l’Église. Mais il avouait qu’un homme d’État intelligent doit toujours s’entendre avec Rome. Il disait à Mgr Vallet :

Je suis toujours prêt à traiter le Pape comme un souverain. Le Pape est un souverain. Il faut le traiter comme un monarque. J’accréditerai un ministre auprès de lui. Et le Pape accréditera quelqu’un auprès de mon maître.

Et il ajouta ces mots qui prennent aujourd’hui toutes les apparences d’une leçon : « Il faut d’abord un Concordat. » Et, ajoute Mgr Vallet, « le prince savait à peu près par cœur le texte de tous les Concordats. Il se mit à les réciter. » Et cette récitation dura bien vingt minutes.

Citons encore de cette conversation historique deux phrases qui ne dépareraient pas Machiavel et qui caractérisent la politique et l’esprit de Bismarck. Il se plaignait que le cardinal Nina lui eût demandé de retirer les loi de mai, les plus persécutrices de tout le Kulturkampf.

Nina, dit-il, n’est pas sérieux. Est-ce qu’on demande à un homme d’État de rapporter des lois qu’il a demandées au Parlement de son pays ? C’est la désuétude qui fait tomber les lois. Si moi, Bismarck, je dis qu’elles ne seront pas appliquées, est-ce que cela ne suffit pas ? Elles ne seront plus appliquées.

Et ceci, sur l’usage qu’il convient de faire des constitutions et le respect qu’il faut leur accorder :

À la mort de Colbert, votre grand roi, qu’on plaignait pour la perte d’un tel homme, répondait : « J’ai formé un Colbert, j’en formerai bien un autre. » — Eh bien ! moi aussi, si parva licet componere magnis, je dis : J’ai donné une constitution à l’empire d’Allemagne pour la former ; si c’est nécessaire, je lui donnerai une autre constitution pour la sauver.

Dans cet orgueil, dans ce mépris, dans ce réalisme, se révèle tout entier Bismarck.


II

Le duc de Broglie et M. de Gontaut-Biron

Dans le numéro de la Revue historique que nous avons cité, M. Émile Bourgeois, qui n’a pas pardonné le 16 mai au duc de Broglie, tient à prouver que cet homme d’État réactionnaire n’est pas un historien digne de ce nom. Et, pour en faire la démonstration, il compare les Souvenirs de M. de Gontaut-Biron, parus en janvier 1906, au livre que le duc de Broglie avait écrit il y a une dizaine d’années sur la mission que remplit à Berlin notre premier ambassadeur après le traité de Francfort. Le duc de Broglie avait eu entre les mains, pour écrire son ouvrage, les notes de M. de Gontaut-Biron. Il les avait jointes à ses propres papiers et à ses propres souvenirs du ministère. Il est donc naturel que les deux ouvrages ne concordent pas sur tous les points de détail d’une manière parfaite. Il est naturel aussi que le duc de Broglie, grand lettré, accoutumé à l’art d’écrire, ait quelquefois ajouté au texte un peu rapide et sommaire, au texte d’homme d’affaires qui est celui de M. de Gontaut, quelques remarques d’ordre psychologique. Doué de plus de sensibilité patriotique que M. Émile Bourgeois, il se met quelquefois à la place de M. de Gontaut, arrivant après nos désastres chez le vainqueur, se trouvant isolé dans une ville ennemie, dans une cour dont il ne connaît pas la langue, devant un chancelier féroce et qui parle avec la dureté et la brutalité d’un triomphateur. Sans doute, il serait exagéré de dire que la littérature qu’a faite à ce sujet le duc de Broglie appartient au genre sublime. Mais elle convient fort bien au sujet et elle se trouve tout indiquée par les pages de ses Souvenirs où le vicomte de Gontaut-Biron a témoigné lui-même d’une émotion facile à concevoir et à partager.

Il n’est pas malaisé à M. Émile Bourgeois de triompher du duc de Broglie à l’aide de quelques omissions ou erreurs de dates. Après quoi, il est fort commode de dire que le duc de Broglie historien ne mérite aucune confiance, que son livre ne vaut rien, que la thèse en est infirmée puisque la date des dépêches n’y est pas toujours respectée.

Si le duc de Broglie et le vicomte de Gontaut ne sont pas absolument d’accord sur quelques textes ou quelques dates, — sujets où seules les archives du quai d’Orsay et celles de la Wilhelmstrasse, et non des livres imprimés, seraient à consulter, — le ministre et l’ambassadeur s’entendent parfaitement sur un point que les Mémoires du prince de Hohenlohe sont encore venus confirmer et mettre en lumière ; à savoir que Thiers fut l’homme de gouvernement préféré de Bismarck après la guerre ; qu’il fut, le mot n’est pas trop fort et on peut le dire sans hésiter aujourd’hui, l’instrument de l’Allemagne pendant toute la période du relèvement français. Et même, ce que le duc de Broglie n’avait dit que par allusion académique, avec des pudeurs d’ancien adversaire, et exactement comme un homme qui se croit tenu à quelque ménagement pour un ancien confrère des Assemblées, toutes ces choses terribles pour la mémoire de M. Thiers, le vicomte de Gontaut-Biron les a dites avec la dernière netteté.

Or, le critique de la Revue historique ayant dû choisir entre le duc de Broglie et le vicomte de Gontaut-Biron, puisqu’il corrigeait l’un à l’aide de l’autre, a été contraint d’affirmer que le second est absolument digne de foi. Concession dangereuse pour les républicains. M. Émile Bourgeois s’est si bien aperçu du danger qu’il y avait à authentiquer les Souvenirs de M. de Gontaut, qu’il se résout à aborder la difficulté de front. Il reproche purement et simplement au duc de Broglie de n’avoir pas assez dit de quelle faveur M. Thiers jouissait à Berlin, dans la crainte de trop le mettre en valeur. Les ménagements, les égards du duc de Broglie sont bien récompensés ! C’est d’ailleurs toujours ainsi que les timidités se payent en politique. M. Émile Bourgeois a eu beau jeu à renverser la situation. Il va jusqu’à faire grief au duc de Broglie de n’avoir pas dit « un mot des éloges très accentués de la femme du prince impérial pour M. Thiers, du plaisir de M. de Bismarck que l’Assemblée française ait refusé la démission de M. Thiers… »

Même manœuvre pour les passages de ses dépêches où M. de Gontaut signalait l’inquiétude et la mauvaise humeur avec lesquelles les tentatives de restauration monarchique et la politique catholique de l’Assemblée étaient vues à Berlin. Devant cette attitude de l’Allemagne, le patriotisme devait faire un devoir à tout homme d’État français de renoncer et au roi et à la religion, conclut M. Émile Bourgeois. C’est tirer avec effronterie exactement le contraire de la moralité politique que comportent les menaces de Bismarck contre la monarchie, ses craintes à l’égard du catholicisme et de la coalition blanche, imminente en Europe après la guerre, sa préférence pour le régime républicain chez ses ennemis vaincus. C’est nier exactement aussi la leçon que tirait, de ces événements M. de Gontaut lui-même lorsqu’il écrivait à son chef que l’opinion de Bismarck sur les affaires de France devrait être, pour tout bon Français, une raison suffisante de se tenir au point de vue opposé.

Mais tout ce qu’il nous importe de retenir, c’est l’exactitude affirmée et démontrée par la Revue historique des souvenirs d’ambassadeur de M. de Gontaut-Biron.

III

Jugement de Bismarck sur la mission de
M. de Gontaut-Biron

« Si, en France, après le traité de Francfort, un parti catholique, royaliste ou républicain, fût resté au pouvoir, il eût été difficile d’empêcher la guerre de recommencer. Car il eût alors été à craindre que les deux puissances que nous avions combattues, l’Autriche et la France, ne se rapprochassent l’une de l’autre sur le terrain commun du catholicisme pour nous attaquer. Et le fait qu’en Allemagne, comme en Italie, il ne manquait pas d’éléments chez qui le sentiment confessionnel l’emportait sur le sentiment national, aurait encore renforcé et encouragé cette alliance catholique. Aurions-nous pu, en face de cette alliance, trouver à notre tour des alliés ? Cela n’est pas sûr. En tout cas, il eût dépendu de la volonté de la France, en accédant à l’entente austro-française, d’en faire une coalition formidable, comme pendant la guerre de Sept-Ans, ou bien de nous tenir à sa discrétion sous la menace diplomatique d’une pareille éventualité.

« Avec la restauration d’une monarchie catholique en France, la tentation de prendre une revanche en commun avec l’Autriche serait devenue beaucoup plus forte. C’est pourquoi, estimant que tout ce qui était pour cette restauration était en même temps ennemi de l’intérêt allemand et de la paix, j’entrai en hostilités avec les représentants de cette idée. De là vinrent les difficultés auxquelles j’eus à faire face avec l’ancien ambassadeur de France Gontaut-Biron et notre ancien ambassadeur à Paris, le comte Harry Arnim. Le premier, qui était légitimiste et catholique, agissait dans le sens de son parti. Quant à l’autre, il spéculait sur les sympathies légitimistes de l’empereur pour discréditer ma politique et devenir mon successeur. Gontaut, habile et aimable diplomate de vieille famille, trouva des points de contact avec l’impératrice Augusta, d’une part dans la préférence que montrait cette princesse pour les éléments catholiques et pour le centre, avec qui le gouvernement était alors en lutte, d’autre part dans sa qualité de Français, qui était pour l’impératrice un titre de recommandation égal à la qualité d’Anglais. Les domestiques de Sa Majesté parlaient français. Son lecteur français, Gérard, entrait dans l’intimité de la famille impériale et voyait sa correspondance. Tout ce qui était étranger, à l’exception des Russes, avait pour l’impératrice le même attrait que pour tant de petits bourgeois allemands… Gontaut-Biron, qui en outre était de grande famille, n’eut donc pas de difficultés à prendre à la cour une influence qui par plus d’un canal parvenait jusqu’à la personne de l’empereur.

« Que l’impératrice, dans la personne de Gérard, ait pris pour lecteur un agent secret du gouvernement français, c’est une énormité qui ne s’explique que par la confiance qu’avait acquise Gontaut à l’aide, à la fois, de son habileté et de l’appui d’une fraction de l’entourage catholique de Sa Majesté. Pour la politique française comme pour la situation de l’ambassadeur de France à Berlin, c’était évidemment un énorme avantage que de voir un homme comme Gérard dans la maison impériale…

« L’activité de Gontaut au service de la France ne se bornait pas à la sphère de Berlin. Il se rendit en 1875 à Pétersbourg pour préparer avec le prince Gortschakoff le coup de théâtre qui, à la veille de la visite du tsar Alexandre à Berlin, devait faire croire à l’univers que le tsar seul avait protégé la France désarmée contre une agression allemande… » (Pensées et Souvenirs du prince de Bismarck, II, XXVI, p. 168 et s. — Ce chapitre est intitulé : Intrigues.)


Le cauchemar des coalitions[1].

« Le comte Schouvaloff avait tout à fait raison quand il me disait que l’idée des coalitions me donnait de mauvais rêves. Nous avions fait des guerres heureuses à deux grandes puissances européennes. Il s’agissait d’enlever au moins à l’un de ces deux puissants adversaires la tentation de prendre une revanche grâce à l’alliance de l’autre. Ce ne pouvait être la France, de l’avis de quiconque connaissait l’histoire et le caractère national français. Du moment qu’un traité de Reichstadt pouvait être conclu sans notre consentement et à notre insu, la vieille coalition de Kaunitz : France, Autriche, Russie, n’était pas non plus impossible, dès que les éléments qui lui étaient nécessaires et qui existaient à l’état latent en Autriche arriveraient au pouvoir dans ce pays. L’antique rivalité, l’antique aspiration à l’hégémonie allemande, fussent alors redevenues un facteur de la politique autrichienne qui pouvait trouver des points d’appui soit en France, comme il en. avait été déjà question au temps de Beust et de la rencontre de Salzbourg, soit dans un rapprochement avec la Russie, tel qu’il était indiqué dans l’arrangement secret de Reichstadt. » (Ibidem, au chapitre XXIX, intitulé la Triplice, p. 233.)


IV

L'enseignement de l'histoire contemporaine
dans l'université

Un professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, M. Ernest Denis, a publié une Histoire de la fondation de l’Empire allemand. Il est singulièrement instructif de constater que l’auteur, qui se place au point de vue révolutionnaire, démocratique et anticlérical, pousse à leurs dernières conséquences les idées napoléoniennes et le principe des nationalités.

Éclairée par les catastrophes de 1870-71, l’élite intellectuelle de notre pays presque tout entière avait alors compris que nous venions de payer chèrement les erreurs du siècle. C’est pourquoi, imitant ces philosophes allemands qui après Iéna travaillèrent à exalter le patriotisme, à le fonder en raison et à préparer par là les revanches futures, les Renan, les Taine, les Fustel de Coulanges, conscients de la grandeur du rôle qui leur incombait, se consacrèrent à instruire et à redresser l’opinion française. Mais la République et son Université ne devaient pas tarder à rendre vain leur effort. Quinze ans après la guerre, le bel élan patriotique et national était égalé puis bientôt dépassé par le renouveau de la propagande démocratique, protestante, néo-kantienne. Le point de vue français, un moment occupé, fut encore une fois abandonné par nos historiens et par nos éducateurs. C’est M. Lavisse, par exemple, qui, dans l’introduction de ses Essais sur l’Allemagne impériale, écrivait des pages où le plus pur internationalisme se trouve déjà en puissance[2]. L’unanimité qui s’était faite chez nous après le traité de Francfort était dès lors rompue. Aujourd’hui, les événements de 1870 sont ouvertement exposés et appréciés, dans leurs effets et dans leurs causes, par des historiens pour qui la France n’est rien de plus qu’un des facteurs de l’évolution universelle.

Le livre de M. Ernest Denis peut être considéré comme le type de cette sorte d’histoire morale et religieuse qui a passé de la Bible dans le protestantisme et du protestantisme dans l’Université de la République. M. Ernest Denis a raconté la formation de l’unité allemande dans un esprit purement idéaliste et mystique. M. Denis ne cache d’ailleurs ni ses procédés ni ses intentions. « Je ne me dissimule pas, écrit-il dans son introduction, combien ma conception de l’histoire s’éloigne de l’histoire dite scientifique qui est aujourd’hui en faveur. » M. Denis écrit en effet l’histoire dans un dessein apologétique. Il s’agit pour lui de montrer que la Liberté, la Justice et le Progrès, dieux de la politique et des armées, combattent pour les bons, c’est-à-dire pour les puissances protestantes et libérales, contre les méchants, c’est-à-dire contre les puissances de catholicisme et de réaction. Ce n’est pas l’Autriche, ce n’est pas la France, qui ont été vaincues à Sadowa et à Sedan : c’est l’autocratie des Habsbourg et la tyrannie des Napoléon. Et leur véritable vainqueur, ce fut l’esprit de Luther et de Kant. Cet esprit-là amène immanquablement la victoire dans le camp qui l’a choisi. Sadowa et Sedan furent un châtiment. Mais la France des Droits de l’Homme, la France de la République a bien mérité de l’idéal. M. Denis prophétise à notre pays, en récompense d’un culte irréprochable pour les immortels principes, des réparations certaines. Sa foi est entière. Il sait que les choses se passeront ainsi. Sa religion l’en assure. « Après Rosbach, Valmy », écrit-il. La monarchie fut châtiée à Rosbach, mais la démocratie — hoc signo vinces — fut couronnée dans les Ardennes par une infaillible Providence. Ainsi concevait-on, ou à peu près, l’histoire super flumina Babylonis. Ainsi la conçoit M. Ernest Denis, professeur très contemporain d’histoire moderne à l’Université de Paris.

Il va sans dire après cela que l’intérêt de la France est totalement étranger aux saintes écritures de M. Ernest Denis. Ni science ni réalisme. Nous sommes dans le domaine de la théologie pure. On sent que ce professeur ne dit jamais « nous » en parlant de la France que par un reste d’habitude. Mais la notion de France n’existe pas en réalité pour M. Denis. Il distingue, sur le sol français, des catholiques, des bourgeois, des bureaucrates, des prolétaires, de bons croyants de l’observance humanitaire et des croyants plus tièdes. Mais la France, il ne sait ce que c’est. À titre d’exemple, voici, à propos de la guerre de 1866 et de Sadowa, la manière dont M. le professeur Denis apprécie la victoire prussienne et ses conséquences. Recherchant « les causes de la catastrophe », il écarte d’abord la responsabilité personnelle (maladresse, hésitation, maladie) de Napoléon III. Ces causes pour lui sont toutes morales. La France, dans cette affaire, fut punie de n’avoir pas soutenu assez franchement le droit des peuples. Donc, ces causes, dit M. Denis,


il convient de les chercher dans l’évolution entière de la France nouvelle qui, tiraillée entre des tendances contradictoires, ne parvenait pas à opter entre la politique du passé et celle de l’avenir, entre les traditions conservatrices et l’optimisme révolutionnaire, entre les défenseurs de l’équilibre européen et les prophètes des nationalités. Les diplomates de carrière, dont Thiers fut à cette époque le porte-parole, demandaient que l’on maintînt les traités de Vienne qui, s’ils nous avaient enlevé les conquêtes de la Révolution, garantissaient notre sécurité en établissant sur nos frontières des petits États, divisés et contenus par leur ambition réciproque : il suffisait d’un geste, moins encore, d’une volonté d’abstention nettement formulée, pour arrêter les fracas des convoitises qui s’agitaient autour de nous… Les jeunes gens, les démocrates, les représentants des doctrines humanitaires, qui avaient préparé la révolution de 1848, rougissaient de ces calculs mesquins. Fallait-il imposer à la France le rôle qui avait jadis discrédité l’Autriche ? Le pays qui avait proclamé le premier le droit des peuples deviendrait le garde-chiourme des nations et n’aspirerait à d’autre gloire que celle de continuer la Sainte-Alliance ! Qu’il aidât au contraire les esclaves à briser leurs chaînes, et il trouverait dans leur reconnaissance une garantie plus sûre que dans les calculs mesquins des gouvernements ; les nations satisfaites oublieraient leurs rancunes, et une ère nouvelle de paix et de travail fécond s’ouvrirait sous l’hégémonie morale de la France. — Générosité téméraire et magnanime qui aurait peut-être réussi si elle avait été suivie avec une persévérante loyauté et sans arrière-pensée.


On voit que, depuis Edgar Quinet, la religion humanitaire s’est perfectionnée. Quinet voulait que la France fût « le Christ des nations ». M. Denis ajoute que c’est aussi le moyen de réussir et que les pures intentions morales, le sacrifice sans réticence, ne donnent pas seulement la gloire, et la palme du martyre, mais encore le succès.

Il est vrai que l’on se demande ce que M. Denis ferait du succès lui-même. Nous avons dit qu’il ne s’intéresse pas à la France. La preuve en est qu’après avoir résumé le grand discours prophétique de Thiers du 3 mai 1866, il nie que Thiers exprimât à ce moment autre chose que « les inquiétudes de la bourgeoisie traditionaliste ». En d’autres termes, le patriotisme est affaire de bourgeois et de réactionnaires. La France démocratique est affranchie de leurs inquiétudes. Ces vils intérêts matériels et politiques ne l’occupent pas. On reconnaît ici la théorie de la guerre des classes, la théorie de M. Gustave Hervé.

C’est la même théorie, mais avec le ton cagot en plus. Car M. Ernest Denis se soucie encore moins du prolétariat que de l’idéal, de la moralité supérieure de l’humanité et du sens mystique de l’histoire universelle. Les intentions l’intéressent plus que tout. Avec la patience, le scrupule et l’habileté du Torquemada romantique, il cherche au fond des consciences les tares et les impuretés. Il y a un bel exemple de cet esprit casuistique et inquisitorial dans le parallèle qu’il établit entre l’âme autrichienne et l’âme prussienne.

Pour M. Denis, ce n’est ni la politique de Bismarck ni l’effort héréditaire des Hohenzollern, ce n’est ni le fusil Dreyss ni la stratégie de Moltke qui ont décidé de la victoire à Sadowa. C’est le protestantisme, la liberté de conscience et l’individualisme qui sont vainqueurs de Rome, du catholicisme et du principe d’autorité, « c’est Luther et Kant qui l’emportent définitivement sur Canisius et Lamormain ».

Mais le luthéranisme et le kantisme de la Prusse ne satisfont pas encore complètement M. Denis. Il y découvre des lacunes et des scories. M. Ernest Denis, se voyant dans l’impossibilité de nier que les institutions monarchiques de la Prusse, la discipline de ses armées, son bon armement, son entraînement et son patriotisme intense aient fait pour la victoire au moins autant que Kant et que Luther, se garde bien de ne pas tenir compte de ces éléments-là. Ainsi le Loriquet de la légende, dont il s’égaye à ses heures, n’avait pas l’imprudence de mettre en doute que Bonaparte eût existé. Seulement il arrangeait la vie de Bonaparte à sa manière. M. Denis en use d’une façon encore plus subtile avec les gênantes réalités de l’histoire. Sans doute, dit-il, la Prusse avait une monarchie réactionnaire, un ministre machiavélique, un caporalisme étroit, un « chauvinisme inférieur ». Mais tout cela, qui, sans doute, engendre les vertus guerrières, « suppose d’ordinaire d’assez graves imperfections morales, la dureté, le mépris du faible et du vaincu, l’hypocrisie aussi ». Dès lors, les « imperfections morales » étant, dans la mythologie de notre professeur, ce qui fait échouer les plans des diplomates et battre les armées, il faut admettre que c’est en dépit de ces imperfections que la Prusse a été victorieuse, et que l’éternelle justice a passé condamnation sur elles, en faveur de l’excellence de la cause prussienne — celle de Luther et de Kant.

M. Ernest Denis, républicain très avancé, ne reproche qu’une chose à la politique étrangère de Napoléon III : c’est de n’avoir pas assez hardiment, de n’avoir pas intégralement appliqué le principe des nationalités. Il fallait que de ses mains, et au besoin du sang de ses soldats, la France aidât à la naissance de l’unité allemande comme elle avait aidé l’unité italienne. Il fallait jusqu’au bout, et quoi qu’il en pût coûter, faire triompher le « droit des peuples ». Napoléon III nous a entraînés dans sa catastrophe parce qu’il n’est pas allé assez loin dans la politique révolutionnaire et napoléonienne. C’est de l’idéalisme exaspéré, c’est du fanatisme. Mais c’est exactement conforme à l’esprit du testament de Sainte-Hélène comme à la thèse de M. Émile Ollivier.




V

Livre d’un disciple de M. Ranc
sur les « responsabilités de 1870 »

Lancée par M. Émile Ollivier dans l’été de 1906, en pleine lutte religieuse, la question du pouvoir temporel et de ses conséquences sur les événements de 1870 n’a plus été abandonnée. Elle venait à point pour servir les vues de l’anticléricalisme et seconder contre l’Église et les « fonctionnaires de l’étranger » la campagne de M. Clemenceau et d’une certaine presse qui s’était découvert tout à coup un nationalisme intransigeant. Aussi un écrivain de gauche, M. Henri Genevois, s’est-il empressé de donner une édition nouvelle et mise au point d’un ouvrage sur les « responsabilités générales » des événements de 1870-71 qui est, à la fois, une apologie du gouvernement de la défense nationale et de son œuvre, et un pamphlet contre les conservateurs et la politique traditionnelle de la France. Il est intéressant de parcourir ce livre, dont le patriotisme particulier est mis sous le patronage de M. Ranc. Nous ne rétablirons pas à son sujet les vérités et les réalités d’ordre historique et politique qui sont maintenant clairement établies dans la question des alliances de 1870. L’ouvrage du disciple, ami et protégé de M. Ranc, est un ouvrage de polémique. C’est à ce seul titre qu’on peut l’examiner.

La thèse est simple : ce qui a perdu la France, c’est son dévouement aux intérêts de Rome, c’est de n’avoir pas assez fait pour l’unité italienne. Un peu plus de sacrifices à l’Italie, et nous avions à jamais une alliance indéfectible. De 1849 à 1870, tout ce qui s’est fait pour l’Italie s’est fait pour la France, tout ce qui s’est fait pour le Saint-Siège s’est fait contre la France. La première expédition de Rome en 1849 ce fut « le premier acte de ce drame historique : la Trahison de la France, au profit de l’Église, dont le traité de Francfort fut l’épilogue, — et dont la séparation de l’Église et de l’État est la sanction tardive. Aboutissement fatal, longtemps attendu par tous ceux qui croient à cette injustice immanente qui sort des choses. » On voit l’actualité de la thèse : la séparation est ainsi présentée comme une réparation nationale, le châtiment du tort que la protection de l’indépendance du Saint-Siège a causé à la patrie.

Il est curieux d’observer que le point de vue auquel se placent les écrivains et les publicistes de l’opinion de M. Henri Genevois dans leurs jugements sur le second Empire n’est plus tout à fait celui des jours héroïques de l’opposition. Le Deux-Décembre est sans doute un crime abominable. Mais on en parle moins. La rhétorique des Châtiments n’a plus cours. On n’accable plus la mémoire de Badinguet des souvenirs du coup d’État. Napoléon III est devenu presque sympathique aux républicains. Ils retrouvent en lui la plupart de leurs principes et de leurs idées. Ils ne sont pas loin de l’appeler, comme M. Jean Guétary, « un grand méconnu ». Napoléon III était démocrate, révolutionnaire, socialiste. Il avait écrit l’Extinction du paupérisme et il était d’avis que, pour les riches, l’impôt est le meilleur des placements. Il n’y a rien à reprendre dans sa littérature. Son tort, son vrai tort n’est même pas d’avoir été dictateur et César : c’est d’être tombé, vers la fin de son règne, sous l’influence de l’impératrice, de n’avoir pas persévéré dans sa politique de gauche, d’avoir abandonné le principe des nationalités, la cause de l’unité italienne et de l’unité allemande, de s’être fait dans une certaine mesure le protecteur du catholicisme. Par un détour vraiment admirable, M. Henri Genevois plaint et même il excuse Napoléon III de s’être laissé endoctriner par le cléricalisme. C’est l’impératrice Eugénie, « l’Espagnole » comme il dit, qui est rendue responsable de tout le mal.

Il est bien vrai que si l’impératrice eut, comme on l’affirme, une politique personnelle, c’était la vraie politique traditionnelle de la France. Seulement elle fut inaugurée trop tard, quand les plus grosses fautes, les fautes irréparables, étaient commises, quand Sadowa était un fait accompli. Si l’impératrice a dit et a fait tout ce dont aujourd’hui on l’accuse, c’est elle qui a vu clair. On a raconté bien des fois que l’impératrice était légitimiste. On connaît le mot du duc de Morny, qu’Alphonse Daudet, alors jeune homme et qui lui servait de secrétaire, voulait quitter sous prétexte qu’il était royaliste : « Qu’est-ce que cela fait, répartit tranquillement Morny, l’impératrice l’est bien ! » M. Henri Genevois, qui ne manque pas de citer de nouveau cette anecdote, ajoute ceci : « L’impératrice avait repris un projet de la Restauration et s’était mis en tête de faire canoniser Louis XVI et Marie-Antoinette. La femme de Napoléon III voulait reprendre l’œuvre des Bourbons… » Plût au ciel qu’elle y eût réussi plus complètement et plus tôt et que son influence eût toujours été assez forte pour empêcher les fautes qu’elle voyait commettre et qui révoltaient son sentiment conservateur. Alors que l’empereur et avec lui toute l’opinion libérale s’engouait follement pour l’idée de l’Italie une, l’« Espagnole » voyait plus juste que tous les Havin et tous les Guéroult. Le catholicisme fut pour elle un bon inspirateur dans cette circonstance. Et si son ascendant avait pu l’emporter sur les chimères de Napoléon III, sur la pression des libéraux, sur les engagements pris à l’égard des révolutionnaires italiens, peut-être la funeste campagne de 1859 n’aurait-elle pas eu lieu. Et que de conséquences désastreuses eussent été évitées ! Du moins fit-elle tout son possible pour empêcher la reconnaissance du royaume d’Italie. Imbert de Saint-Amand, dans son livre sur le Règne de Napoléon III, a raconté cette scène qui, si elle est vraie, est à l’honneur de la souveraine :

Cavour venait de mourir. Un conseil des ministres se tenait au palais de Fontainebleau. L’impératrice y assistait. — M. le ministre, dit le souverain à M. Thouvenel, veuillez, je vous prie, renseigner le conseil sur l’état de nos relations avec l’Italie. — Le ministre tira de son portefeuille et se mit à lire le rapport concluant à la reconnaissance du nouveau royaume. Au milieu de la lecture, la souveraine se leva brusquement, avec les signes d’une violente agitation. Des larmes jaillissaient de ses yeux. Elle quitta la salle reconduite par le maréchal Vaillant, sur la prière de l’empereur.

En face de cette scène, M. Henri Genevois en place une autre qui fait pendant. Elle est rapportée par le sceptique Mérimée dans une lettre à Panizzi. « Il y a quelques jours », raconte Mérimée le 11 juillet 1862 :

la princesse Mathilde avait eu l’imprudence d’aller à la messe à Saint-Gratien, où elle a une maison de campagne. Le curé s’est avisé de faire une prière improvisée pour que le bon Dieu ouvrît les yeux des grands de la terre et leur inspirât de ne plus persécuter le vicaire de Jésus-Christ. La princesse s’est levée furieuse et est sortie de l’église sur-le-champ.

Le rapprochement est piquant. Et l’événement a montré depuis laquelle avait raison de l’impératrice Eugénie ou de la princesse Mathilde. L’une avait réagi en catholique, l’autre en pure « napoléonienne ». Et c’est la première qui voyait en même temps l’intérêt de la France. Ses larmes, tout Français clairvoyant eût dû les verser, quand fut reconnu le royaume d’Italie. N’était-ce pas Proudhon lui-même, peu suspect de cléricalisme, qui annonçait les malheurs que nous amènerait l’unité italienne, qui nous menaçait de l’ingratitude prochaine de la nouvelle nation ? Autant que l’impératrice, Proudhon était opposé à la reconnaissance du royaume de Victor-Emmanuel. Il accusait la presse française de manquer de patriotisme. Il demandait ironiquement si « les suffrages du Siècle, de l’Opinion nationale, de la Presse, du Temps peut-être et des Débats valaient les trois cents évêques venus à Rome des cinq parties du monde qui votèrent dernièrement l’adresse au Saint-Père ». Et dans cette courageuse et historique brochure qui s’appelle la Fédération et l’unité en Italie, et qu’on pourra toujours utilement opposer à la thèse anticléricale sur la question italienne, il écrivait encore ces lignes prophétiques :

Des faiseurs d’amplifications croient avoir tout dit quand ils ont parlé des races latines ! Ignorent-ils ou feignent-ils d’ignorer que les États les plus antagonistes sont justement les États limitrophes, et les nations les moins faites pour s’unir celles qui se ressemblent le plus ? En politique nos ennemis sont nos voisins : cet axiome est aussi sûr que pas un de Machiavel. En 1854, l’Autriche a étonné le monde par son ingratitude envers la Russie, sa bienfaitrice : c’est que l’Autriche, pour les trois quarts de sa population, est, comme la Russie, un empire slave, et que si ces deux grands États ont des intérêts semblables, précisément pour cela ils sont contraires. Fallait-il nous donner à nous-mêmes le régal de l’ingratitude italienne ? Certes, elle n’a pas attendu, pour se produire, que l’unité fût formée. Elle éclate tous les jours, depuis quatre ans, dans les imprécations des tribunaux, dans les articles des journaux, et jusque dans les protestations d’amour et de reconnaissance adressées par le parlement de Turin à Napoléon III.


Proudhon avait, pour exprimer sa pensée, sa dialectique et sa verve. L’impératrice n’avait que des larmes, des nerfs et des intrigues de femme. La « camarilla semi-bonapartiste et semi-jacobine », comme la définissait si bien Proudhon lui-même, l’emporta : elle flattait à la fois l’erreur de l’opinion et la chimère de l’empereur. Mais c’étaient le philosophe indépendant et l’impératrice espagnole, avec ce que le pays gardait, de patriotes intelligents et de purs traditionnels, qui avaient discerné où se trouvait l’intérêt de la France et qui l’avaient défendu.

VI

Quand il n'y avait pas d'Allemagne

Une curieuse dispute s’est élevée en juillet 1906 entre le Messager d’Alsace-Lorraine, organe de la tradition alsacienne de fidélité par goût et par choix à la France, et la Strassburger Post, organe de la germanisation et de l’Empire.

Un rédacteur hambourgeois de ce journal officiel du statthalter a découvert qu’Edmond About, dans un roman intitulé Madelon et paru avant la guerre de 1870, nomme les Alsaciens des « Allemands ». Il reste étonné et joyeux de sa trouvaille. Et il demande avec insistance aux annexés ce qu’ils en pensent. — N’est-ce pas, leur fait-il observer, l’aveu que les Français eux-mêmes n’ont jamais considéré l’Alsace comme terre française ? la justification des prétentions allemandes sur la rive gauche du Rhin ? l’excuse et la raison d’être de la guerre de 1870 et du traité de Francfort ? En vous annexant à l’Empire, nous vous traitions comme des frères égarés et vous répondiez : « Nous ne sommes pas du tout vos frères. » Vous l’étiez si bien que ces compatriotes français que vous faites profession de chérir si fort vous regardaient eux-mêmes comme des étrangers, comme des Allemands. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Le Messager d’Alsace-Lorraine a répondu très bien, très vite, très aisément.

Qu’Edmond About, rétorque-t-il à l’écrivain de Hambourg, ait nommé les Alsaciens des Allemands, que d’autres l’aient fait comme lui, que les compatriotes de Kléber eux-mêmes aient pris ce nom, cela ne prouve absolument rien en faveur de votre thèse et ne comporte pas les conséquences que vous en tirez. Il y a seulement trente-six ans, au mois de juillet 1870, il n’y avait pas d’Allemagne. L’Allemagne n’existait pas pour les chancelleries d’Europe qui ne connaissaient que la Prusse, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg et une vingtaine de menus États. Le mot allemand[3] avait un sens en géographie, en ethnographie, en linguistique, en littérature, comme les mots scandinave, slave ou celte aujourd’hui. Mais il n’en avait aucun en politique. Edmond About disait très naturellement des Alsaciens que c’étaient des Allemands, et il les nommait ainsi dans ses livres, comme M. Pierre Loti appelle Ramuntcho un Basque et M. Emmanuel Delbousquet ses personnages des Catalans. Personne n’a jamais songé à nier que le dialecte alsacien fût un idiome germanique, ni que les Francs, les Alamans, les Burgondes et les Ripuaires fussent des tribus d’outre-Rhin. Vous embrouillez de mauvaise foi les faits et les dates et vous confondez le domaine de la politique et celui de la littérature. Soyez certain que depuis le traité de Francfort personne en France ni en Alsace ne songe plus à nommer les Alsaciens des Allemands, car le mot allemand revêt un sens nouveau, celui de participant de votre communauté nouvelle et de fraîche date, où les annexés ne sont entrés que par violence et contre leur vœu.

Mais le Messager d’Alsace-Lorraine va plus loin. S’il explique le mot dont s’est servi About, il ne partage ni n’excuse l’état d’esprit dont cette expression témoigne chez l’écrivain libéral du second Empire.

Dans ce roman de Madelon, Edmond About parlait, comme d’une chose fort risible et matière à plaisanterie, d’un certain Mathias von Teufelsschwanz, prince de la confédération germanique, qui projette de partir en guerre contre l’ennemi héréditaire et de lui reprendre l’Alsace. Il va sans dire que, l’ironie n’étant pas précisément le fait des gens de Hambourg, le correspondant de la Strassburger Post ne comprend rien à cette fantaisie dans la manière de la Grande-Duchesse de Gerolstein et qu’il y voit une nouvelle reconnaissance des droits de l’Allemagne et des torts de la France. Ici encore le Messager, après avoir fait justice du contresens, n’a pas eu de peine à répondre. Et sa réponse dépasse ses contradicteurs et va fort loin.

Quand About mettait en scène le personnage ridicule de Mathias von Teufelsschwanz (littéralement Mathias qui tire le diable par la queue), il traduisait l’opinion libérale, remplie de tendresse pour le peuple allemand, les idées allemandes, la sentimentalité germanique, mais accoutumée à traiter par le mépris et la dérision les princes et les gouvernements réduits à l’impuissance durant tout le siècle.

Les espoirs allemands, dit le Messager, paraissaient alors tellement chimériques, que, pour des hommes comme About, ils ne pouvaient être que l’objet de plaisanteries. Par frivolité, par négligence, par une coupable présomption nationale (ajoutons : par aveuglement libéral) le protégé de Napoléon III, ainsi que la plupart des Français de la fin du second Empire, négligeait d’accorder de l’importance à ce qui se passait outre-Rhin. Le malheureux ne se doutait pas que Mathias von Teufelsschwanz n’était pas une fiction, que loin d’être ridicule, il avait toutes les capacités d’un grand prince et qu’il s’appelait en réalité Guillaume Ier. Personne alors à de rares exceptions près, ne croyait au réveil national des Germanies. Qui donc pouvait se douter que le vieil esprit de conquêtes et de rapines du Saint-Empire n’était pas à jamais disparu ? On avait foi en l’Allemagne rêveuse et mystique tant prônée par Mme de Staël, et tous les efforts vers la force et l’unité semblaient être les soubresauts de l’impuissance. Un peuple de penseurs et de poètes : cette folie était enracinée dans tous les cerveaux. Renan y croyait, Taine y croyait. Les écrivains de la Revue germanique en avaient fait un Credo. Qui donc aurait pu s’attendre au sanglant démenti de 1870 ?

Le Messager fait toucher ici du doigt la grande illusion libérale, romantique, révolutionnaire, qui eut son point de départ avec Mme de Staël et fut représentée jusque sur le trône de Napoléon III. La politique des nationalités se rattache étroitement à la littérature romantique. Il y a un lien entre Magenta et Corinne. Il y en a un entre Sadowa, Sedan et le livre De l’Allemagne. On croyait, on voulait croire à la vertueuse, à la philosophique Germanie. Pourtant n’est-ce pas Gœthe lui-même qui disait, précisément après avoir lu l’ouvrage de Mme de Staël, que les Français avaient tort de trop compter sur la candeur allemande ? C’est de la candeur française qu’il eût bien mieux valu parler. Aussi Gœthe en plaisantait-il, non sans lourdeur : « Ils ne consolideront pas leur coffre-fort, disait-il en parlant de nous, et on le leur volera. » Ce qui s’est accompli à la lettre. Et il ajoutait, ce grand connaisseur et bon juge de ses compatriotes : « Mais si l’on veut apprendre à connaître la malhonnêteté des Allemands dans toute son étendue, il faut se tenir au courant de leur littérature. » Mme de Staël et ses successeurs, qui croyaient la connaître, ne l’avaient jamais lue qu’avec les yeux de la foi, de la tendresse et de l’illusion. De là l’origine de tant de catastrophes. De là cette incapacité de voir, de comprendre et de prévoir qui entraîna les conséquences trop connues que résume fort bien le Messager d’Alsace-Lorraine, sans craindre de raviver le chagrin de ses amis et de ses lecteurs par l’évocation des fautes commises et des occasions perdues :

Si l’on avait été capable de prévoir les événements, aurait-on attendu qu’il fût trop tard ? Entre 1830 et 1866, vingt occasions eussent été bonnes pour arrêter les efforts allemands. En 1866 encore, et même après Sadowa, — Bismarck lui-même en a fait l’aveu, — 50 000 hommes faisant une démonstration sur le Rhin auraient suffi à paralyser la Prusse. Six mois après, il était trop tard. La face de l’Europe allait changer.

Ce pauvre bonhomme d’About ne comprit tout cela que quand on le chassa de Saverne. Ses domestiques allemands, ses braves paysans allemands, à qui il serrait la main, étaient pour les nationalistes d’outre-Rhin des frères reconquis. About devait écrire Alsace. Cela suffira-t-il pour l’excuser d’avoir, dans Madelon, ignoré que la montée de la nouvelle Allemagne se préparait ?


Voilà de ces questions pour lesquelles la réponse part toute seule. « Ce pauvre homme d’About ! » Le Messager dit bien : tout l’esprit d’About ne fait pas que dans cette affaire il n’ait figure de dupe. Et son livre émouvant d’Alsace, écrit après, ne vaut pas telle page fameuse écrite avant, et où son collègue et son ami Prévost-Paradol prédisait avec tant de certitude le conflit qui devait, cette fois, créer des Allemands.

Quand il n’y avait pas d’Allemagne, il est évident que la France avait une autre situation en Europe que celle que la fondation de l’unité lui a faite. Mais il est également vrai de dire que la langue, la littérature, la civilisation française, gagnaient elles-mêmes en prestige à l’émiettement des États germaniques. Pour ce prestige, pour cette influence, on peut dire que la date fatale, ce n’est pas 1866 ni 1870, comme en politique. Le déclin remonte plus haut : il commence à l’année 1813, aux guerres d’indépendance, au réveil du nationalisme dont les guerres de la Révolution et la domination napoléonienne furent la cause dans les pays d’outre-Rhin. Ici encore nous allons saisir le dommage qu’ont causé à la France les idées révolutionnaires et la conception romantique.

On sait que l’Académie de Berlin, en l’année 1783, mit au concours les questions suivantes proposées par Mérian, un Bâlois d’ailleurs, et lui-même de langue allemande : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle en Europe ? Est-il à présumer que la langue française conservera cette prérogative ? » On sait aussi que Rivarol, ayant répondu à ces questions, vit couronner son discours, resté célèbre. Ce qu’on ne savait pas, ce que M. Maurice Pellisson nous a appris par un article du Mercure de France, c’est que le discours de Rivarol partagea le prix avec une dissertation écrite en allemand par un Wurtembergeois. Or ce lauréat, nommé Schwab, n’avait pas soutenu autre chose que la thèse même de Rivarol, et il avait abondé comme lui dans le sens qui répondait aux vœux de l’Académie de Berlin. L’universalité de la langue française est due à ses hautes qualités, à ses caractères de politesse et de civilisation, et tout fait croire, tout engage à souhaiter qu’elle conserve, pour le bien de la culture, des prérogatives méritées. Le français, disait Schwab, est et doit être le langage des hommes civilisés. Auprès de lui, tous les autres idiomes ne sont que jargons. Aucun ne peut rivaliser avec lui, aucun ne possède ces « qualités contagieuses », parce que le français est l’expression de quelque chose de supérieur que Schwab nomme la « politesse française » et qu’il définit ainsi :

Cette politesse tient le milieu entre la timidité et la licence effrénée ; elle arrête les explosions des passions insociables ; dans sa bouche, les vérités désagréables qu’on ne saurait taire perdent ce qu’elles ont d’amer ; elle loue avec grâce et délicatesse ; elle représente les bienfaits rendus à un ami comme un soulagement donné à son propre cœur ; elle rapproche tous les états de la société et rétablit en quelque manière parmi les hommes l’égalité primitive. En un mot, c’est la plus belle fleur de l’humanité et elle suppose toujours une certaine bonté d’âme.

Et notre apologiste wurtembergeois concluait fortement son mémoire en prophétisant des destinées contraires à notre langue et à la sienne : « l’allemand ne peut être et ne deviendra jamais l’instrument universel de communication entre les Européens », tandis que, « non seulement nous ne devons pas être jaloux de l’empire de la langue française, mais nous devons réunir nos vœux et nos efforts pour qu’elle devienne universelle ». À quoi le Bâlois Mérian ajoutait ces considérations :

Les Académies ne sont d’aucun pays particulier, mais de tous les pays, comme les sciences qu’elles cultivent et la vérité qu’elles professent. Elles doivent donc parler un langage intelligible à toutes les nations : et l’allemand n’est point ce langage. Leibnitz n’osa en faire celui de la Société royale instituée sous ses auspices avant la nôtre. Ce grand homme ne s’en servit pas lui-même et pour aucun usage important. C’est au contraire en français qu’il exposa ses plus belles découvertes physiques et géométriques, qu’il traita les sujets de la plus profonde philosophie et publia ses admirables écrits qui ont rempli la terre de la célébrité de son nom.


Ainsi s’exprimaient en 1784 à Berlin des savants de langue allemande. C’est sous l’invocation de Leibnitz qu’ils se plaçaient avec raison. Leibnitz avait prévu le mal, dont souffre aujourd’hui le monde scientifique, de la multiplication des langues. Il savait que, dès que l’usage du latin cesserait d’être universel, la science et avec elle la civilisation courraient les plus grands dangers. Il considérait comme une régression de l’esprit humain que chacun exprimât dans sa langue les vérités d’ordre général et d’utilité universelle. C’est pourquoi il voulait qu’à défaut du latin le français fût adopté par tout le monde savant. Si son exemple avait prévalu, si l’état d’esprit des Schwab et des Mérian (qui était, d’ailleurs, celui du grand Frédéric, lequel ignorait presque l’allemand), si cet état d’esprit avait duré, les savants d’aujourd’hui n’en seraient pas à inventer le pauvre idiome nommé Esperanto.

Mais cet état d’esprit ne dura pas. Un demi-siècle après le concours de l’Académie de Berlin, notre langue était honnie en Allemagne. On trouve dans les Parerga et Paralipomena, dont une partie touchant les choses du style et du langage a été traduite par M. Dietrich, une page violente où Schopenhauer, qui connaissait si bien notre langue et notre littérature et en avait tiré tant de profit, traite le français comme voici :

Ce plus misérable des jargons romans, cette pire mutilation des mots latins, cette langue qui devrait professer un profond respect pour sa sœur aînée, beaucoup plus noble qu’elle : l’italien ; cette langue qui a pour propriété exclusive la répugnante nasale, en, on, un, ainsi que le hoquetant et abominable accent sur la dernière syllabe, tandis que toutes les autres langues ont la longue pénultième douce et calmante ; cette langue où il n’y a pas de mètre et seulement la rime, et le plus souvent sur é ou sur an, ce qui exclut la forme poétique, — cette misérable langue…

Qui a pu dicter à Schopenhauer ce chapelet d’injures ? D’où vient qu’il nomme ailleurs un « jargon dégoûtant » la langue dont Leibnitz et Frédéric II se servaient par élection et préférence ? D’où vient une si profonde contradiction entre l’opinion des académiciens berlinois de 1784 et celle du philosophe de 1850 ?

Sans, doute, dans cet espace de temps, la littérature allemande s’était enrichie. Sans doute elle avait eu Schiller et Gœthe. Mais l’Allemagne du XVIIIe siècle avait Lessing. La vraie raison n’est pas là. Elle est dans le grand mouvement d’indépendance et de nationalisme causé par la folle hégémonie napoléonienne. Elle est consécutive à Leipzig et à Waterloo, aux désastres de l’Empire mourant. Elle s’explique par l’invasion de la France et la double entrée des Alliés à Paris. On voit par cet exemple le tort que nous ont causé les erreurs des temps révolutionnaires. Loin de porter sur leurs ailes le nom français, les idées de 1789 lui ont finalement causé un mortel dommage. Non seulement Napoléon a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait reçue. Non seulement il a rétréci ses frontières matérielles. Il faut encore dire que lui et le système dont il procède ont restreint les limites spirituelles de la France, et nui par là à l’humanité et à la civilisation mêmes.


  1. Sous-titre en français dans les Pensées et Souvenirs de Bismarck.
  2. « Avant de mépriser les espérances des socialistes et les menaces des anarchistes, il faudrait d’abord leur enlever leur raison d’être, et qui ne sait qu’ils en ont une ? Elle est éclatante. Déclarer la guerre à la guerre, réclamer le droit de vivre dans la paix et le travail, déclamer contre les États d’aujourd’hui et la politique homicide faite ou acceptée par les classes dirigeantes, cela est un très beau thème et très redoutable. » M. Ernest Lavisse écrivait ces lignes en 1887.
  3. Allemand, c’est All man, et l’on désigna ainsi dans le monde barbare de l’antiquité un ramassis de Germains sans origines certaines.