Savine (p. 276-282).


XXXIV


Je suis revenu à Aïn-Halib, profondément écœuré, indigné.

Ah ! je ne m’étais jamais fait d’illusions sur l’ignominie du système militaire ; mais c’est égal, il est des choses qu’on ne peut croire que lorsqu’on les a vues ; et j’en vois de drôles, depuis quelque temps.

La sonde que j’ai laissée tomber dans la fange soldatesque n’a pas pu trouver le fond ; quel bourbier de vilenies, quelle sentine de bassesses ! Je sens que le mépris m’empoigne et que le dégoût me monte au cœur. C’est curieux, cela : le militarisme arrive à concilier dans mon esprit ces choses inconciliables d’ordinaire : la haine et le mépris, le dégoût et la crainte.

Oui, la crainte. Une crainte particulière, par exemple. Celle probablement que peut faire éprouver l’appréhension du contact de l’ignoble chauve-souris ou du crapaud visqueux. Je n’avais pas ressenti cela, jusqu’à présent. Il est vrai que je n’avais guère eu connaissance que de la partie brutale du système, et que la partie plus particulièrement jésuitique était restée voilée à mes yeux. Maintenant que j’ai tout vu, maintenant que j’ai vu Tartufe porter des épaulettes et Laubardemont un panache, maintenant que je sais qu’il me faut redouter non seulement la griffe du tigre, mais la dent de la vipère et le dard du scorpion, j’ai peur.

Sortirai-je jamais d’ici ? Encore quatre mois, mon Dieu !… comme c’est long ! Je passe des jours bien tristes et des nuits bien lugubres ! J’essaye, pourtant, d’atténuer la sensation trop forte du présent avec la vision de l’avenir. Je voudrais que cette image pût abolir dans mon esprit toutes les autres images et que le rose dont je l’enlumine mît un éclair de gaîté sur le fond noir de mes pensées… Un rien me trouble, le moindre incident me bouleverse. Les nerfs s’en mêlent.


Les petites peurs, les grandes craintes, les crâneries passagères, les longs affaissements, les vigoureux espoirs qui vous enlèvent avec l’élasticité d’un tremplin, et le filet lâche de la désespérance dans lequel on retombe, mou et flasque ― sans pouvoir se briser les os…


Je me suis fait un petit calendrier sur lequel, tous les soirs, j’efface une journée. J’en ai encore, des coups de crayon à donner !… Une superstition stupide s’est emparée de moi, aussi. Partout je cherche des présages, heureux ou malheureux, des indices d’une libération prochaine ou d’un événement cruel.

— Si le gros nuage gris, à gauche, a atteint la montagne avant le petit nuage blanc, à droite, ce sera bon signe pour moi.

Et, si c’est le nuage blanc qui arrive premier, j’ai toujours d’assez bons yeux pour m’apercevoir qu’un coin du nuage gris ― très léger, c’est vrai ― a atteint le but avant lui. Dans ce dernier cas, pourtant, je ne suis pas parfaitement tranquille. Ma conscience me reproche tout bas une indélicatesse coupable.

Je voudrais avoir un sou, pour jouer la chose à pile ou face. Comme ça, je ne pourrais pas tricher.


Je n’ai pas un sou ― heureusement. ― Car, si j’avais le malheur de perdre, je sens bien que je n’aurais pas la force de me rebiffer contre la décision de l’oracle, et que je serais sans aucun doute la victime de ma crédulité idiote, mais forcenée.


— Froissard, une lettre pour vous.

Le vaguemestre me tend une enveloppe que je dois ouvrir devant lui. Tiens, une lettre de mon cousin, du cousin qui m’envoyait de l’argent à El-Ksob, au temps des orgies sardanapalesques avec les Gitons callipyges. Mais, à propos, comment a-t-il pu savoir mon adresse, le cousin ? Qui diable a pu lui apprendre… Voyons la lettre.


« Mon cher cousin, ton secret est enfin dévoilé. Je sais tout. N’ayant pas reçu de tes nouvelles depuis quelque temps, j’ai été demander des renseignements au ministère de la guerre. Ces renseignements sont épouvantables… »

Et patati et patata. On lui a dit que j’avais été envoyé aux Compagnies de Discipline pour mauvaise conduite et indiscipline, etc. ― Un tas d’horreurs, quoi !

Le cousin se déclare scandalisé. Pauvre cousin !


« Personne n’y va, à ces Compagnies de Discipline. » Ça, c’est exagéré, cousin. Il vaudrait beaucoup mieux dire que tout le monde n’y va pas.

« Quel malheur que tu n’aies pas pu sortir de là ! Quelle tache sur ton existence ! Tu n’as pour ainsi dire plus de famille, maintenant… »


Et il entre dans de longs détails pour finir par me déclarer qu’à Paris, toutes les personnes que je connais me tourneront le dos…

Ça me permettra de leur flanquer plus facilement mon pied quelque part, si elles ne sont pas polies.

« Et qu’il faudra que j’aie un fier toupet pour oser me montrer dans les rues. »

J’aurai ce toupet-là, cousin ― et je ne mettrai pas de masque.

Allons, une feuille de papier, une plume, et vite, vite, une réponse à l’aimable parent. Il pourrait, malgré tout, avoir conservé des illusions sur mon compte, et je ne veux point lui en laisser. Ce serait abuser de sa candeur. Et puis, ça me fera du bien, d’écrire un peu ce que je pense. C’est capable de me remonter.


« On t’a dit vrai, cousin, on t’a dit vrai. Je t’avais monté un bateau. Je t’avais tiré une carotte… Je suis aux Compagnies de Discipline depuis bientôt trois ans. J’y ai été et j’y suis encore, physiquement et moralement, aussi malheureux qu’il est possible de l’être. On m’y a envoyé, t’a-t-on dit, d’abord pour mauvaise conduite, ― une expression assez élastique, entre parenthèses ― ce qui est à moitié faux ; ensuite pour indiscipline, ce qui est entièrement vrai.

« J’ai bu un coup par-ci par là, c’est exact ; j’ai fait la noce quelquefois, je l’avoue. C’est tout.

« Si j’étais un mauvais sujet invétéré, j’en ferais carrément l’aveu, car les potins et les cancans, vois-tu, je m’en fiche comme de Colin-Tampon. Voilà donc une des causes pour lesquelles m’ont envoyé à la Discipline ― tu peux lire bagne, avec la condamnation en moins, mais les tortures en plus ― des gens dont l’état d’ébriété est continuel, dix-neuf fois sur vingt grossiers par habitude et bêtes par nature, et chez lesquels l’absinthe et les règlements militaires combinés ont produit cette élévation intellectuelle et morale, et cette abnégation patriotique que nous aimons à admirer dans Bazaine ― et compagnie.

« La seconde cause de ma relégation ― passe-moi le mot, il est à la mode depuis que les bourgeois qui nous gouvernent ont pris le parti de reléguer ― surtout ne va pas lire : transporter ― à Cayenne, les récidivistes, leurs victimes ― la seconde cause de ma relégation loin des rangs de l’armée régulière, dis-je, c’est mon indiscipline. Ici, ma foi, je ne me défends point, oh ! point du tout. Je suis un indiscipliné, c’est vrai. Pas pour longtemps, pourtant ; car l’indiscipline ne pouvant exister qu’avec l’esclavage et le jour de la délivrance devant prochainement luire pour moi, j’espère être bientôt, non plus un indiscipliné, mais un insurgé.

« … Si je n’ai pas écrit plus tôt, si je suis resté si longtemps sans donner de mes nouvelles, si je n’ai pas avoué la vérité, je l’ai fait pour deux raisons que voici : d’abord, quand j’ai un verre de fiel à boire, j’aime à le boire seul ; ensuite, j’ai craint que l’un de vous n’eût l’idée d’aller intercéder en ma faveur, pleurer ma grâce auprès de tel ou tel empanaché influent. Voilà surtout ce que je redoutais, car je tiens à la garder tout entière, ma haine contre les tortionnaires à galons d’or et les voleurs à culotte de peau. Je n’ai jamais courbé l’échine devant eux et j’aurais eu honte de voir quelqu’un le faire pour moi… Ce sont des bandits, vois-tu, et ils m’ont fait souffrir autant qu’on peut faire souffrir un homme. Mais, au moins, je partirai d’ici en espérant que, de même qu’on a hissé le dernier pirate à la grande vergue de son navire, on pendra le dernier buveur de sang à la hampe du chiffon ensanglanté qui lui sert de drapeau. Je partirai avec l’espoir d’entendre bientôt sonner l’heure de la justice ― et la vengeance est le corollaire de la justice ― pour tous ceux qui ont eu faim, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui ont pleuré… »


Je viens de jeter la lettre à la boîte et je regrette presque, maintenant, de l’avoir envoyée. Ce pauvre cousin !… Et puis, tant pis, après tout ! Au diable la famille !


Ah ! la famille ! Elle peut se vanter d’avoir trouvé un fameux dissolvant dans l’armée.

Ce ne sont jamais les quatre pages couvertes du gribouillage paternel ou des pattes de mouche de la mère qu’il cherche dans l’enveloppe qu’il vient d’ouvrir, le militaire. Et, s’il ne trouve pas, entre les deux feuilles de papier, le mandat qu’il espère, il ne se donne guère la peine de la lire, la lettre. Il s’en moque pas mal, allez !

Et les réponses ! ― ces réponses qui sont des demandes ― des demandes qu’on passe une heure à entourer de cinq ou six phrases qui veulent avoir l’air d’être affectueuses !

La famille, elle est plus loin du soldat, soyez-en sûrs, que la France des Polonais.

Et, si vous ne le croyez pas, vous n’avez qu’à demander à un illettré, qui vous a prié d’écrire une lettre, ce qu’il désire que vous y mettiez.

— Ce que tu voudras, comme pour toi…

Comme pour toi, ― je n’ai jamais pu en tirer autre chose.


Comme pour toi !