Savine (p. 171-173).
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XVIII


Lâche ! Pourquoi ? Est-ce que ce Chaumiette qui vient de tirer sur moi n’a pas risqué sa vie, il y a déjà quelques mois, pour retirer Lucas du puits où il était tombé ? C’est un lâche, cet homme qui, pouvant se dérober aussi bien que les autres, presque convaincu qu’il ne remonterait du gouffre qu’un cadavre, n’a pas même voulu attendre, pour y descendre, qu’on eût préparé une corde solide ? Un lâche, lui qui courait chance, en se laissant entraîner par sa générosité, de se briser le crâne, comme l’autre, contre la pointe d’un rocher ? Un lâche, ce garçon hardi, aux sentiments mâles, que le danger n’effraye pas et que le péril ne fait pas blêmir ? Allons donc !…

Non, ce n’est pas un lâche. C’est un peureux. Un peureux qui se jettera dans le feu, aujourd’hui, pour sauver un camarade, et qui lui cassera la tête, demain, au moindre mot d’un chaouch. Son cœur n’est point bas ; il est timide. Son courage disparaît devant une consigne ; sa hardiesse tombe devant un mot d’ordre. Il est trop brave pour reculer ; il est trop poltron pour oser. Il a l’appréhension du châtiment, la crainte du règlement, la peur du galonné…


La peur, oui, c’est bien la principale colonne du temple soldatesque. L’armée : une boutique dans laquelle on passe les consciences à la lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante.

Ce n’est que par la peur que le système militaire a pu s’établir. Ce n’est que par la peur qu’il se maintient. Il doit peser sur les imaginations par la terreur, comme il doit remplir d’obscurité l’âme des peuples pour les empêcher de voir au delà de l’horizon stupide des frontières. Il doit s’entourer d’un appareil mystérieux, d’une sorte de pompe religieuse où l’horreur s’allie à la magnificence, où les fanfares retentissent au milieu des hurlements du carnage, où l’on distingue confusément, jetés pêle-mêle sur le manteau sanglant de la gloire, les panaches des généraux et les menottes des gendarmes, le bâton de maréchal et les douze balles du peloton d’exécution, les palmes du triomphe et les ossements des victimes.

Il lui faut cela pour que la foule s’étonne et le redoute, comme elle reste bouche bée devant un charlatan dont le clinquant et le panache l’attirent, mais dont elle se recule, craintive, aussitôt qu’elle a vu briller une pince dans la main de l’opérateur. Il faut cela pour que le peuple, toujours en extase devant le merveilleux qu’il ne cherche pas à approfondir, soit saisi, à son aspect, d’une frayeur vague qui confine parfois à l’admiration. Sauvage qui se prosterne, plein de terreur et de respect, devant l’arme à feu qu’il ne s’explique pas et qui doit le foudroyer.

Nous sommes ici trois cents hommes, l’écume de l’armée, le vomissement de tous les régiments, mélange confus de tous les caractères, scories de toutes les classes de la société. On peut trouver de tout, parmi nous, depuis le fils de famille jusqu’au rôdeur de barrières, depuis le lettré jusqu’à l’ignorant, depuis l’ouvrier jusqu’au mendigo tireur de pieds de biche, depuis le travailleur qui ne cane pas devant le turbin jusqu’au trimardeur qui va faire la chasse aux croûtes de pain avec un fusil de toile. Eh bien ! sur ces trois cents hommes, je suis sûr qu’il n’y en a pas vingt qui soient conscients, qui sachent pourquoi ils se sont irrités contre les prescriptions bêtes et les règlements atroces, pourquoi ils se sont soulevés contre la discipline, qui ne soient pas, au fond, des insurgés pour rire, des révoltés à la manque…

La peur les mène encore par l’oreille, ces réfractaires ; la peur, qui soutient tant d’abus et de préjugés pourris qu’on ficherait par terre en soufflant dessus, ― s’ils n’étaient pas étayés par les dos terrifiés d’imbéciles qui ne raisonnent point.