Savine (p. 145-153).
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XV


On travaille beaucoup à Aïn-Halib. On élève, à grands frais, un magasin de ravitaillement, un bordj pour les officiers, un Cercle et un hôpital. Ces bâtiments sont évidemment sous l’influence d’un mauvais esprit, car ils ont un mal du diable à se tenir debout. On dirait qu’ils sont fatigués avant d’être au monde et qu’ils n’ont aucune envie de figurer sur la carte de l’État-major ; au moindre vent, à la moindre averse, on les voit s’affaisser comme s’il leur prenait des faiblesses. Deux heures de mauvais temps détruisent l’ouvrage d’une semaine. L’hôpital surtout fait preuve d’une mauvaise volonté persistante. Voilà trois fois qu’on le reconstruit et trois fois qu’il s’écroule. L’énorme voûte de pierres qui lui sert de toiture abuse certainement de sa situation pour peser de tout son poids sur les deux murs latéraux ; et ceux-ci, fatigués des efforts qu’ils sont obligés de faire pour la soutenir, profitent de la première occasion, une méchante pluie par exemple, pour s’écarter comme les feuillets d’un livre qu’on a placé sur le dos. Il n’y a plus qu’à recommencer. Le capitaine du génie qui, aidé de quelques sapeurs, dirige les travaux, avoue bien qu’en faisant venir des tuiles, ce qui ne serait pas la mer à boire, on pourrait établir des couvertures un peu moins écrasantes pour les monuments. Seulement, ordre a été donné de former des voûtes, de couvrir en pierres. Et l’on forme des voûtes, et l’on couvre en pierres. Ça tient ce que ça tient. C’est toujours la France qui paye. Du reste, il déclare carrément qu’il se fiche de ça comme d’une guigne. On l’a envoyé à Aïn-Halib pour remettre debout des édifices peu solides, et il les remettra debout, malgré vent et marée. Il s’est mis à l’œuvre il y a un mois, paraît-il, et a commencé par faire tout flanquer par terre. Il a appris, le roublard, que la construction des bâtiments avait empli les poches de son prédécesseur, parti à Sfax pour y chercher la croix, et il ne veut pas paraître plus bête que lui. Il empochera même des bénéfices d’autant plus grands qu’il est décidé à employer les anciens matériaux. Il fait retailler les pierres et gratter soigneusement la chaux ou le plâtre qui y sont restés attachés.


La sueur de camisard ne coûte pas cher, on s’en aperçoit. Du matin au soir, il faut trimer comme des chevaux, bûcher comme des nègres, mouiller sa chemise. Et encore, si l’on n’attrapait que des calus aux mains, si l’on ne souffrait que des ampoules ! Si l’on n’avait pas perpétuellement les entrailles tordues par la faim, le visage souffleté par les injures bestiales et les menaces féroces des chaouchs ! Si l’on était traités en hommes, au moins, et non en nègres courbés sous la matraque !

Ah ! je comprends ceux qui désertent, ceux qui s’échappent, souvent sans armes et sans vivres, du bagne intolérable ; malheureux dont quelques-uns ne reparaissent plus, mais dont le plus grand nombre est ramené par les gendarmes ou par des Arabes qui viennent toucher une prime. Je comprends qu’ils essayent, au risque de la mort ou du conseil de guerre, de se soustraire aux traitements qu’on leur fait endurer et de reconquérir la liberté dont on les a dépouillés sans motifs.

Et comment ne pas les excuser, quand on en voit d’autres, âmes sensibles ou cerveaux plus faibles, amenés au suicide par les brutalités et les injustices des tortionnaires galonnés ? Poussés à bout, désolés, désespérés, accablés de douleur et de souffrance, ils se voient acculés dans la mort. Ils s’aperçoivent peu à peu que la vie ne leur est plus supportable. Plongés dans une misère noire et livrés à la faim angoissante, dégoûtés de tout, ils ne considèrent plus l’existence que comme une longue suite de souffrances que leur continuité même doit accroître. De jour en jour, ils envisagent la mort de plus près ; elle ne leur fait plus peur. Et, un beau matin, appuyant un canon de fusil sous leur menton, ils se font sauter la cervelle.

Queslier avait bien raison de le dire : il faut avoir rudement envie de se tirer de là pour endurer tout cela patiemment… Moi aussi, j’ai songé au suicide ; moi aussi, j’ai pensé à la désertion.


— Tu es fou, m’a dit Queslier. Déserter, ici, ce n’est pas possible, ou du moins c’est bien difficile. Si tu es repris, tu rallonges ton congé de plusieurs années, et, tu ne l’ignores pas, tu as quatre-vingt-dix chances sur cent contre toi. Te tuer, ce serait peut-être un peu moins bête, mais je ne te conseillerai d’employer ce moyen-là qu’à la dernière extrémité. Il me semble, d’ailleurs, que tu es assez fort pour supporter des souffrances qui poussent quelques malheureux à se donner la mort. Je sais bien que nous avons encore plus de deux ans et demi à tirer, mais, tu verras, ça se passera. Il faut seulement bien nous déterminer à sortir d’ici ; il faut que cette pensée-là ne nous quitte pas, et nous en sortirons.

— Et la menace du conseil de guerre toujours suspendue sur notre tête, pour quoi la comptes-tu ?

— Il faut lui échapper, au conseil de guerre ; il le faut, entends-tu ? Mais je te jure bien que si jamais, par malheur, je me voyais sur le point d’y passer….

— Eh bien ?

— Eh bien ! ce n’est pas à cinq ans ni à dix ans de prison qu’on me condamnerait…

— Tu te tuerais ?

— Non, je les laisserais me tuer. Mais avant…

Et il fait le geste de mettre en joue un pied-de-banc qui passe.


Pourquoi pas, après tout ? La violence n’appelle-t-elle pas la violence ? Et quel nom donner à ces lois pénales auxquelles l’armée est soumise ? De quel nom les flétrir ? de quel nom les stigmatiser ?

Tous les jours, à l’appel de midi, on nous fait former le cercle ; un cercle au milieu duquel se place un chaouch, un livret à la main, et autour duquel rôde l’adjudant, comme un chien qui cherche à mordre. Le chaouch fait, en ânonnant, appuyant sur les mots avec son insupportable accent corse, et comme pris d’un certain respect devant les feuillets infâmes, la lecture du code pénal. Oh ! ce code, tellement ignoble qu’il est horrible et tellement horrible qu’il est ignoble ! ce code qui n’a pour but que la vengeance pour le passé et la terreur pour l’avenir ! ce code où l’on entend revenir sans cesse ce mot : mort ! mort ! comme l’écho des lois féroces des temps barbares, comme le refrain de litanies sanglantes !…

Ah ! bourgeois stupide, toi qui demandes qu’on dégage le soldat de l’énorme pénalité qui pèse sur lui, tu es donc assez aveugle pour ne pas voir que c’est pour te défendre, toi et tes biens, qu’on a écrit ce code épouvantable ? Tu ne sais donc pas que ces lois sauvages sont ta sauvegarde ? Tu ne comprends donc pas qu’il les faut, ces lois, pour te permettre de digérer en paix et de mâcher tranquillement ton cure-dents en accolant bêtement l’un à l’autre ces deux mots inconciliables : Patrie et humanité ? Tu ne comprends donc pas que, sans ce code qui t’assure de leur obéissance, tu n’aurais bientôt plus d’esclaves pour maintenir le bœuf qui foule tes grains dans la grange et auquel tu as lié la bouche ?…


Esclaves ? Eh ! parbleu, oui ! nous le sommes, ilotes de l’armée, parias du militarisme, condamnés sans jugement à des travaux écrasants, condamnés à la faim, à la soif, à des tortures atroces, à la privation de tous moyens de distractions, aussi bien intellectuelles que physiques, à la privation de femmes, ― avec toutes ses conséquences monstrueuses ? Esclaves ? Oui, mais pas plus ― et moins peut-être ― que les autres, les bons soldats, ceux qu’on n’a pas revêtus de notre livrée lugubrement ridicule et qui se figurent stupidement porter un uniforme quand ils n’ont sur le dos qu’une casaque de forçat.

— Ça n’empêche pas que ceux-là, on les soigne, dit en riant d’un gros rire mon camarade de lit, un Bourguignon, bon garçon, pas très malin, nommé Chaumiette. Il n’y a pas de danger qu’on leur fasse faire des corvées de bois comme celle que nous allons faire… Tiens, entends-tu le clairon ?

Il s’agit, en effet, d’aller chercher du bois dans la montagne pour chauffer une fournée de chaux que le capitaine a fait préparer. On a établi, au milieu du camp, une grande balance où chacun, en arrivant, doit venir peser ses fagots et en faire constater le poids. Quand ce poids n’est pas atteint, il faut retourner chercher le complément.

— Viens avec moi, me dit Chaumiette. Je connais un coin où il y a beaucoup de bois. Nous trouverons de quoi faire notre charge. C’est le petit Lucas, tu sais, celui qui couche dans le marabout à côté du nôtre, qui m’a montré la place. Il va venir avec nous.

Le petit Lucas arrive.

— Vous savez, il ne faut rien en dire à personne… Juste dans cet endroit-là, il y a un vieux puits abandonné, très profond et, dedans, deux ou trois nids de pigeons. Les petits doivent commencer à être gros. S’ils sont bons à manger, j’irai les dénicher, nous les ferons cuire dans un ravin et nous boulotterons ça ce soir.


Au bout d’une heure de marche dans la montagne, nous sommes arrivés au fameux endroit : une petite vallée pierreuse au bout de laquelle poussent quelques buissons d’épines.

— Tenez, voyez-vous, dit Lucas, le puits est derrière les buissons.

Et il nous conduit auprès d’une large ouverture béante au ras du sol. Le puits n’a jamais été maçonné ; il a été percé à même la terre qui, par place, s’est éboulée, laissant par-ci par-là de grosses pierres qui font saillie le long des parois. Des arbustes, des plantes, ont poussé au hasard, verticalement ou horizontalement, entremêlant leurs branches et leurs feuilles et, formant un fouillis tel, dans le rétrécissement sombre du puits, qu’on n’en peut apercevoir le fond, desséché sans doute, à trente ou quarante mètres peut-être. À quelques pieds seulement de l’ouverture, deux nids de pigeons apparaissent entre les larges feuilles d’un figuier sauvage.

— Entendez-vous les cris des petits ? demande Lucas. Les voyez-vous ? Je vais descendre les chercher et je vous les passerai.

— Veux-tu qu’on t’attache avec des ceintures ? demande Chaumiette. Si tu allais tomber…

— Pas de danger.

Il descend en s’aidant des aspérités des parois, se retenant aux branches. Il tient les deux nids. Il nous les passe l’un après l’autre.

— Y en a-t-il, hein ? … Ah ! j’entends encore piauler en dessous…

Il se penche pendant que, agenouillés au bord du puits, Chaumiette et moi, nous cherchons à voir.

— Ah ! deux autres nids ! Tout…

Nous poussons un cri. La touffe d’herbe à laquelle se cramponnait Lucas s’est arrachée et il est tombé dans le gouffre, la tête la première, au milieu d’un grand bruit de branches cassées et de feuillages froissés, accompagné dans sa chute par une avalanche de sable et de pierres qu’on entend seules rouler encore.

— Lucas ! Lucas !…

Rien ne répond.

— Il nous faudrait des cordes, des ceintures, dit Chaumiette.

Nous grimpons sur un monticule et, de là, nous appelons à l’aide à grands cris. Une dizaine d’hommes accourent. Un chaouch aussi.

— Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?

— Lucas vient de tomber dans ce puits-là en faisant son fagot.

— Oui ? ricane le chaouch. En faisant son fagot ? Et ces deux nids de pigeons ?

— Vite, des ceintures, crie Chaumiette. Nouez-les bout à bout. Je vais m’attacher par le milieu du corps et je vais descendre. Il n’est peut-être pas mort. En tous cas, il faut le remonter. On ne peut pas le laisser là une minute de plus.

— Mais toi, tu risques ta vie aussi, en descendant là-dedans.

— Bah ! laisse donc. Qu’est-ce que ça fout ?

— Attends un peu, au moins, voilà des camarades qui arrivent. On pourrait doubler les ceintures…

Chaumiette n’a rien voulu entendre. Il dégringole rapidement, retenu par la corde formée avec les ceintures que nous tenons à plusieurs. Tout d’un coup, il s’arrête. On ne le voit plus, mais on entend sa voix sortir du puits.

— Tenez bien la corde… Je l’ai trouvé. Il ne remue plus. Passez-moi vite une autre corde, que je l’attache… Bon. Maintenant, tirez… doucement. Je le pousserai en dessous, tout en remontant.

Trois minutes après, nous hissons le corps encore chaud de Lucas. Il s’est fracassé le crâne sur un rocher. Chaumiette, les mains et les bras en sang, les vêtements déchirés, la figure égratignée par les ronces et les épines, remonte à son tour.

— Ah ! le pauvre gars ! il était tombé jusqu’au fond ! Il n’y a pas d’eau, dans ce puits-là… C’était plein de sang, par terre.

Le chaouch jette sur le cadavre son regard froidement idiot de bête méchante :

— Ça lui apprendra à aller chercher des nids au lieu de travailler…


Le soir, on nous a fait réunir pour nous lire un rapport spécial du capitaine :

« Le fusilier Lucas s’est tué, aujourd’hui, en tombant dans un puits. Il avait quitté le travail pour aller dénicher des nids de pigeons. Il est mort victime de son acte d’indiscipline et frappé aussi, sans doute, par la main de la Providence qui veut que nous fassions toujours preuve de mansuétude à l’égard des animaux et que nous ne les maltraitions point sans motif. Or, qu’y a-t-il de plus cruel que d’arracher du nid maternel, vivante image de la famille, de jeunes oiseaux sans plumes encore, pour les dévorer gloutonnement ? La punition qui frappe la désobéissance et l’inhumanité du fusilier Lucas doit servir d’exemple à tous les hommes de la compagnie et leur rappeler que Dieu, qui sonde nos cœurs, voit aussi toutes nos actions. »