Biographies des principaux astronomes/Laplace

Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 456-515).
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LAPLACE.

Rapporteur de la Commission de la Chambre des députés qui fut chargée, en 1842, d’examiner une proposition faite par le ministre de l’instruction publique touchant l’impression, aux frais de l’État, des œuvres de Laplace, je crus devoir tracer l’analyse succincte des principales découvertes de notre illustre compatriote. Plusieurs personnes ayant manifesté, avec trop de bienveillance peut-être, le vœu que cette analyse ne restât pas enfouie au milieu d’une multitude de documents législatifs et qu’elle partit dans l’Annuaire du Bureau des Longitudes, j’en pris occasion de la développer, afin de la rendre moins indigne de l’attention du public. La partie scientifique du travail présenté à la Chambre des députés se retrouvera ici tout entière. Le reste a paru pouvoir être supprimé. Je conserverai seulement quelques lignes du Rapport, destinées à caractériser le but de la loi proposée, et à faire connaître les dispositions qui ont été adoptées par les trois pouvoirs de l’État.

« Laplace a doté la France, l’Europe, le monde savant, de trois magnifiques compositions : le Traité de Mécanique céleste, l’Exposition du système du Monde, la Théorie analytique des probabilités. Aujourd’hui (1842), il n’existe plus chez les libraires de Paris aucun exemplaire de ce dernier ouvrage. L’édition de la Mécanique céleste elle-même sera bientôt épuisée. On voyait donc arriver avec peine le moment où les personnes vouées à l’étude des mathématiques transcendantes auraient été forcées, à défaut de l’ouvrage original, de demander à Philadelphie, à New-York, à Boston, la traduction anglaise que l’habile géomètre Bowditch a donnée du Traité capital de notre compatriote. Hâtons-nous de le dire, ces craintes n’étaient pas fondées. Réimprimer la Mécanique céleste, c’était pour la famille de l’illustre géomètre accomplir un devoir pieux ; aussi, madame de Laplace, si légitimement, si profondément attentive à tout ce qui peut rehausser l’éclat du nom qu’elle porte, n’avait nullement transigé avec des considérations financières : un petit domaine, voisin de Pont-l’Évêque, allait changer de mains, et la France lettrée n’eût pas été privée de la satisfaction qu’elle trouve à énumérer ses richesses astronomiques dans la langue nationale.

« La reproduction prochaine des Œuvres de Laplace reposait sur une garantie non moins assurée. Cédant à la fois à un sentiment filial, à un noble mouvement patriotique, à l’enthousiasme éclairé que les plus sérieuses études lui ont inspiré pour de brillantes découvertes, M. le général de Laplace s’était depuis longtemps préparé à devenir l’éditeur des sept volumes qui doivent immortaliser son père.

« Il est des gloires trop élevées, trop splendides, pour qu’elles puissent rester dans le domaine des choses privées. Aux gouvernements revient le soin de les préserver de l’indifférence ou de l’oubli ; de les offrir sans cesse aux regards, de les épancher par mille canaux, de les faire concourir, enfin, au bien général.

« Sans aucun doute, le ministre de l’instruction publique était pénétré de ces idées, lorsqu’à l’occasion d’une édition, devenue nécessaire, des Œuvres de Laplace, il vous a demandé de substituer la grande famille française à la famille personnelle de l’illustre géomètre. Nous donnons notre adhésion pleine et entière à cette proposition ; elle émane d’un sentiment national qui ne trouvera pas de contradicteurs dans cette enceinte. »

En réalité, la Chambre des députés n’avait à examiner et à résoudre que cette seule question : « Les ouvrages de Laplace ont-ils un mérite tellement transcendant, tellement exceptionnel, que leur réimpression dût être l’objet d’une délibération de grands pouvoirs de l’État ? » On a pensé qu’il ne fallait pas s’en rapporter seulement à la notoriété publique, qu’il était nécessaire de faire des brillantes découvertes de Laplace une analyse exacte, afin de mieux montrer l’importance de la décision à prendre. Qui pourrait dans l’avenir proposer en pareille matière de prononcer sur parole, lorsqu’on a voulu, avant d’émettre un vote si honorable pour la mémoire d’un grand homme, sonder, mesurer, apprécier minutieusement et sous toutes les faces des monuments tels que la Mécanique céleste et l’Exposition du système du monde. J’ai pensé que le travail rédigé au nom d’une Commission de l’un des grands pouvoirs de l’État, pourrait clore dignement cette série de biographies des principaux astronomes.

Le marquis de Laplace, pair de France, l’un des quarante de l’Académie française, membre de l’Académie des sciences et du Bureau des Longitudes, associé de toutes les grandes académies ou sociétés scientifiques de l’Europe, est né à Beaumont-en-Auge, d’un simple cultivateur, le 28 mars 1749 ; il est mort le 5 mars 1827.

Les tomes I et II de la Mécanique céleste ont été publiés en 1799 ; le tome III a paru en 1802, le tome IV en 1805 ; pour le tome V, les livres XI et XII, ont été publiés en 1823, les livres XIII, XIV et XV en 1826, et le livre XVI en 1828. La Théorie des probabilités date de 1812. Nous allons présenter l’histoire des principales découvertes astronomiques que renferment ces immortels ouvrages.


L’astronomie est la science dont l’esprit humain peut le plus justement se glorifier. Cette prééminence incontestée, elle la doit à l’élévation de son but, à la grandeur de ses moyens d’investigation, à la certitude, à l’utilité, à la magnificence inouïe de ses résultats.

Depuis l’origine des sociétés, l’étude du cours des astres a constamment attiré l’attention des gouvernements et des peuples. Plusieurs grands capitaines, des hommes d’État illustres, des écrivains, des philosophes, des orateurs éminents de la Grèce et de Rome, en firent leurs délices ; cependant, qu’il nous soit permis de le dire, l’astronomie vraiment digne de ce nom est une science toute moderne : elle ne date que du xvie siècle.

Trois grandes, trois brillantes phases ont marqué ses progrès.

En 1543, Copernic brisa d’une main ferme et hardie la majeure partie de l’échafaudage antique et vénéré dont les illusions des sens et l’orgueil des générations avaient rempli l’univers. La Terre cessa d’être le centre, le pivot des mouvements célestes ; elle alla modestement se ranger parmi les planètes ; son importance matérielle, dans l’ensemble des corps qui composent notre système solaire, se trouva presque réduits à celle d’un grain de sable.

Vingt-huit ans s’étaient écoulés depuis le jour où le chanoine de Thorn s’éteignait en tenant dans ses mains défaillantes le premier exemplaire de l’ouvrage qui devait répandre sur la Pologne une gloire si éclatante et si pure, lorsque Wittenberg vit naître un homme destiné à produire dans la science une révolution non moins féconde et plus difficile encore. Cet homme était Kepler. Doué de deux qualités qui semblent s’exclure mutuellement, une imagination volcanique et une opiniâtreté que ne rebutaient pas les calculs numériques les plus fastidieux, Kepler devina que les mouvements des astres devaient être liés les uns aux autres par des lois simples, ou, en nous servant de ses propres expressions, par des lois harmoniques. Ces lois, il entreprit de les découvrir. Mille tentatives infructueuses, des erreurs de chiffres, inséparables d’un travail colossal, ne l’empêchèrent pas un seul instant de marcher résolument vers le but qu’il avait cru entrevoir. Vingt-deux ans furent employés à cette recherche, sans qu’il faille s’en affliger ! Que sont, en vérité, vingt-deux ans de labeur, pour celui qui va devenir le législateur des mondes ; qui inscrira son nom en traits ineffaçables sur le frontispice d’un code immortel ; qui pourra s’écrier, en langage dithyrambique, et sans que personne s’avise d’y trouver à redire : « Le sort en est jeté ; j’écris mon livre ; on le lira dans l’âge présent ou dans la postérité, que m’importe ; il pourra attendre son lecteur : Dieu n’a-t-il pas attendu six mille ans un contemplateur de ses œuvres ! »

Rechercher une cause physique capable de faire parcourir aux planètes des courbes fermées ; placer dans des forces le principe de conservation du monde, et non dans les appuis solides, dans les sphères de cristal que nos ancêtres avaient rêvées ; étendre aux révolutions des astres les principes généraux de la mécanique des corps terrestres, telles étaient les questions qui restaient à résoudre après que Kepler eut publié ses découvertes. Des linéaments fort distincts de ces grands problèmes s’aperçoivent, çà et là, chez les anciens et chez les modernes, depuis Lucrèce et Plutarque jusqu’à Kepler, Boulliaud et Borelli. C’est à Newton, cependant, qu’il faut reporter le mérite de la solution. Ce grand homme, à l’exemple de plusieurs de ses prédécesseurs, introduisant entre les corps célestes une tendance au rapprochement, une attraction, fit surgir des lois de Kepler les caractères mathématiques de cette force, l’étendit à toutes les molécules matérielles du système solaire, et développa sa brillante découverte dans un ouvrage qui, encore aujourd’hui, est la production la plus éminente de l’intelligence humaine.

Le cœur se serre, lorsqu’en étudiant l’histoire des sciences on voit un si magnifique mouvement intellectuel s’opérer sans le concours de la France. L’astronomie pratique augmenta notre infériorité. Les moyens de recherches furent d’abord donnés inconsidérément à des étrangers, au détriment de nationaux pleine de savoir et de zèle. Ensuite, des intelligences supérieures luttèrent avec courage, mais inutilement, contre l’inhabileté de nos artistes. Pendant ce temps, Bradley, plus heureux de l’autre côté du détroit, s’immortalisait par la découverte de l’aberration et de la nutation.

Dans ces admirables révolutions de la science astronomique, le contingent de la France se composait, en 1740, de la détermination expérimentale de l’aplatissement de la Terre et de la découverte de la variation de la pesanteur à la surface de notre planète. C’étaient deux grandes choses ; notre pays, cependant, avait le droit de demander davantage : quand la France n’est pas sur le premier rang, elle a perdu sa place.

Ce rang, momentanément perdu, fut reconquis brillamment, et l’on en fut redevable à quatre géomètres.

Lorsque Newton, donnant à sa grande découverte une généralité que les lois de Kepler ne commandaient pas, imagina que les diverses planètes étaient non-seulement attirées par le Soleil, mais encore qu’elles s’attiraient réciproquement, il place au milieu des espaces célestes, des causes qui devaient inévitablement tout troubler. Les astronomes purent voir alors du premier coup d’œil, que dans aucune région du monde, voisins ou éloignée, les courbes, les lois keplériennes ne suffiraient à la représentation exacte des phénomènes ; que les mouvements simples, réguliers, dont les imaginations anciennes s’étaient complu à doter les astres, éprouveraient des perturbations nombreuses, considérables, perpétuellement changeantes. Prévoir plusieurs de ces perturbations, en assigner le sens, et, dans quelques cas fort rares, la valeur numérique, tel fut le but que Newton se proposa en écrivant ses Principes mathématiques de la Philosophie naturelle.

Malgré l’incomparable sagacité de son auteur, le livre des Principes n’offre qu’une ébauche des perturbations planétaires. Si cette ébauche sublime ne devint pas un tableau complet, on ne doit nullement l’imputer à un manque d’ardeur ou d’opiniâtreté ; les efforts du grand philosophe furent toujours surhumains, les questions qu’il ne résolut point n’étaient pas solubles à son époque. Quand les mathématiciens du continent entrèrent dans la carrière, quand ils voulurent établir sur des bases inébranlables le système newtonien et perfectionner théoriquement les Tables astronomiques, ils trouvèrent réellement sur leur route des difficultés contre lesquelles le génie de Newton s’était brisé.

Cinq géomètres, Clairaut, Euler, d’Alembert, Lagrange, Laplace, se partagèrent le monde dont Newton avait révélé l’existence. Ils l’explorèrent dans tous les sens, pénétrèrent dans des régions qu’on pouvait croire inaccessibles, y signalèrent des phénomènes sans nombre que l’observation n’avait pas encore saisis ; enfin, et c’est là leur gloire impérissable, ils rattachèrent à un seul principe, à une loi unique, ce que les mouvements célestes offraient de plus subtil, de plus mystérieux. La géométrie eut aussi la hardiesse de disposer de l’avenir ; les siècles, en se déroulant, viennent scrupuleusement ratifier les décisions de la science.

Nous ne nous occuperons pas des magnifiques travaux d’Euler. Nous placerons ici, au contraire, l’analyse rapide des découvertes de ses quatre rivaux, nos compatriotes[1].

Si un astre, la Lune par exemple, gravitait seulement vers le centre de la Terre, elle parcourrait mathématiquement une ellipse ; elle obéirait strictement aux lois de Kepler, ou, ce qui est la même chose, aux principes de mécanique développés par Newton dans les premiers chapitres de son immortel ouvrage.

Mettons présentement en action une seconde force ; tenons compte de l’attraction que le Soleil exerce sur la Lune ; au lieu de deux corps enfin prenons-en trois, l’ellipse képlérienne ne donnera plus qu’une idée grossière du mouvement de notre satellite. Ici, l’attraction du Soleil tendra à augmenter les dimensions de la première orbite, et les augmentera réellement ; là, au contraire, elle les diminuera. En certains points, la force solaire agira dans le sens même où l’astre se déplace, et le mouvement deviendra plus rapide ; ailleurs, l’effet sera inverse. En un mot, par l’introduction d’un troisième corps attractif, la plus grande complication, toutes les apparences du désordre succéderont à une marche simple, régulière, sur laquelle l’esprit se reposait avec complaisance.

Si Newton donna une solution complète de la question des mouvements célestes dans le cas de deux astres qui s’attirent l’un l’autre, il n’aborda même pas analytiquement le problème, infiniment plus difficile, des trois corps. Le problème des trois corps, c’est le nom sous lequel il est devenu célèbre, le problème de déterminer la marche d’un astre soumis à l’action attractive de deux autres astres, a été résolu, pour la première fois, par notre compatriote Clairaut. De cette solution datent les progrès importants que l’on fit déjà dans le siècle dernier, vers le perfectionnement des Tables de la Lune.

La plus belle découverte astronomique de l’antiquité est celle de la précession des équinoxes. Hipparque, à qui l’honneur en revient, signala toutes les conséquences de ce mouvement avec une parfaite netteté. Dans le nombre de ces conséquences, deux ont eu plus particulièrement le privilège d’attirer l’attention du public.

À cause de la précession des équinoxes, ce ne sont pas toujours les mêmes groupes étoilés, les mêmes constellations qu’on aperçoit au firmament pendant les nuits de chaque saison. Dans la suite des siècles, les constellations actuelles d’hiver deviendront des constellations d’été, et réciproquement.

À cause de la précession des équinoxes, le pôle n’occupe pas constamment la même place dans la sphère étoilée. L’astre assez brillant qu’on nomme aujourd’hui très-justement la Polaire, était fort éloigné du pôle au temps d’Hipparque ; il s’en retrouvera de nouveau éloigné dans quelques siècles. La dénomination de Polaire a été et sera donnée successivement à des étoiles très-distantes les unes des autres.

Quand on a eu le malheur, en cherchent l’explication des phénomènes naturels, de s’engager dans une fausse route, chaque observation précise jette le théoricien dans de nouvelles complications. Sept sphères de cristal emboîtées ne suffirent plus à la représentation des phénomènes, aussitôt que l’illustre astronome de Rhodes eut découvert la précession. Il fallut alors une huitième sphère pour rendre compte d’un mouvement auquel toutes les étoiles participent à la fois.

Après avoir arraché la Terre à sa prétendue immobilité, Copernic, au contraire, satisfit d’une manière très-simple aux circonstances les plus minutieuses de la précession. Il supposa que l’axe de rotation de la Terre ne reste pas exactement parallèle à lui-même ; qu’après chaque révolution entière de notre globe autour du Soleil cet axe s’est dévié d’une petite quantité ; en un mot, au lieu de faire marcher d’une certaine manière l’ensemble des étoiles circompolaires à la rencontre du pôle, il fit marcher le pôle à la rencontre des étoiles. Cette hypothèse débarrassa le mécanisme du monde de la plus grande complication que l’esprit de système y eût introduite. Un nouvel Alphonse aurait alors manqué de prétexte pour adresser à son synode astronomique les paroles profondes, si mal interprétées, que l’histoire attribue au roi de Castille (voir la Notice que j’ai consacrée à Alphonse X, p. 170).

Si la conception de Copernic, améliorée par Kepler, avait, comme on vient de le voir, notablement perfectionné le mécanisme des cieux, il restait encore à découvrir la force motrice qui, modifiant chaque année la position de l’axe du monde, lui faisait décrire en 26,000 ans environ un cercle entier d’à peu près 50 degrés de diamètre.

Newton devina que cette force provenait de l’action du Soleil et de la Lune sur les matières qui, dans les régions équatoriales, s’élèvent au-dessus d’une sphère dont le centre coïnciderait avec celui de la Terre, et aurait pour rayon la ligne menée de ce même centre à l’un des pôles : ainsi, il fit dépendre la précession des équinoxes de l’aplatissement du globe ; il déclara que sur une planète sphérique aucune précession n’existerait.

Tout cela était vrai, mais Newton ne parvint pas à l’établir mathématiquement. Or, ce grand homme avait introduit dans la philosophie cette règle sévère et juste : ne tenez pour certain que ce qui est démontré. La démonstration des idées newtoniennes sur la précession des équinoxes fut donc une grande découverte, et c’est à d’Alembert qu’en revient la gloire. L’illustre géomètre a donné une explication complète du mouvement général en vertu duquel l’axe du globe terrestre revient aux mêmes étoiles en 26,000 ans environ. Il a rattaché aussi à l’attraction la perturbation de la précession, découverte par Bradley ; l’oscillation remarquable que l’axe de la Terre éprouve sans cesse pendant son mouvement de progression, et dont la période (environ 18 ans) est exactement égale au temps que l’intersection de l’orbite de la Lune et de l’écliptique emploie à parcourir les 360 degrés de la circonférence entière.

Les géomètres, les astronomes se sont tout autant occupés, avec grande raison, de la forme, de la constitution physique que le globe terrestre pouvait avoir aux époques les plus reculées, que de la forme et de la constitution du globe actuel.

Dès que notre compatriote Richer eut découvert qu’un même corps, quelle qu’en soit la nature, pèse d’autant moins qu’on le transporte plus près des régions équinoxiales, tout le monde aperçut que la Terre, si elle fut originairement fluide, devait être renflée à l’équateur. Huygens et Newton firent davantage : ils calculèrent la différence du grand et du petit axe, l’excès du diamètre équatorial sur la ligne des pôles.

Le calcul de Huygens se fondait sur des propriétés de la force attractive, hypothétiques et entièrement inadmissibles ; celui de Newton sur un théorème qu’il aurait fallu démontrer. La théorie de Newton avait un défaut plus grave encore : elle constituait la Terre primitive et fluide, à l’état d’entière homogénéité. Lorsqu’en cherchant à résoudre de grands problèmes, on s’abandonne à de telles simplifications ; lorsque, pour éluder des difficultés de calcul, on s’éloigne si essentiellement des conditions naturelles et physiques, les résultats se rapportent à un monde idéal, ils ne sont vraiment que des jeux d’esprit.

Pour appliquer l’analyse mathématique d’une manière utile à la détermination de la figure de la Terre, il fallait bannir toute hypothèse d’homogénéité, toute similitude obligée entre les formes des couches superposées et inégalement denses ; il fallait examiner aussi le cas d’un noyau central solide. Cette généralité décuplait les difficultés ; elles n’arrêtèrent pas cependant Clairaut et d’Alembert. Grâce aux efforts de ces deux puissants géomètres, grâce à quelques développements essentiels dus à leurs successeurs immédiats, et particulièrement à l’illustre Legendre, la détermination théorique de la figure de la Terre a acquis toute la perfection désirable. Il règne maintenant le plus bel accord entre les résultats du calcul et ceux des mesures directes. La Terre a donc été originairement fluide, l’analyse nous a fait remonter jusqu’aux premiers âges de notre planète.

Au siècle d’Alexandre, les comètes n’étaient, pour la plupart des philosophes grecs, que de simples météores engendrés dans notre atmosphère. Le moyen âge, sans beaucoup s’inquiéter de leur nature, en fit des pronostics, des signes avant-coureurs d’événements sinistres. Régiomontanus, Tycho-Brahé, les placèrent par leurs observations au delà de la Lune ; Hévélius, Doërfel, etc., les firent circuler autour du Soleil ; Newton établit qu’elles se meuvent sous l’influence immédiate de la puissance attractive de cet astre, qu’elles ne décrivent pas des lignes droites, qu’elles obéissent aux lois de Kepler. Il fallait encore prouver que leurs orbites sont des courbes fermées, ou que la Terre voit la même comète à plusieurs reprises. Cette découverte était réservée à Halley. En recueillant minutieusement dans les récits des historiens, des chroniqueurs, et dans les annales astronomiques, les circonstances des apparitions de toutes les comètes un peu brillantes, ce savant ingénieux fit voir, par une discussion subtile et approfondie, que les comètes de 1682, de 1607 et de 1531, étaient au fond des apparitions successives d’un seul et même astre.

Cette identité entraînait une conséquence devant laquelle plus d’un astronome recula ; il fallait accorder que le temps de la révolution entière de la comète variait beaucoup ; que la variation pouvait aller jusqu’à 2 ans sur 76.

D’aussi grandes différences étaient-elles des perturbations occasionnées par l’action des planètes ?

La réponse à cette question devait faire entrer les comètes dans la catégorie des planètes ordinaires, ou les en tenir ai jamais écartées. Le calcul était difficile : Clairaut découvrit les moyens de l’effectuer. Le succès pouvait sembler incertain : Clairaut fit preuve de la plus grande hardiesse, car dans le courant de 1758 il entreprit de déterminer l’époque de l’année suivante où reparaîtrait la comète de 1682 ; il désigna les constellations, les étoiles qu’elle rencontrerait dans sa marche.

Ce n’était pas ici une de ces prédictions à long terme que les astrologues ou autres devins combinaient jadis très-artistement avec les tables de mortalité, de manière à ne point recevoir de démenti de leur vivant : l’événement allait arriver ; il ne s’agissait de rien moins que de créer une ère nouvelle pour l’astronomie cométaire, ou de jeter sur la science une défaveur dont elle se serait longtemps ressentie.

Clairaut trouva, par de savants, par de très-longs calculs, que les actions de Jupiter et de Saturne avaient dû retarder la marche de la comète ; que la durée de sa révolution entière, comparée à la précédente, s’en trouverait augmentée de 518 jours par l’attraction de Jupiter, et de 4100 par l’attraction de Saturne, formant un total de 618 jours, ou de plus d’un an et huit mois.

Jamais question astronomique n’excita une curiosité plus vive, plus légitime. Toutes les classes de la société attendaient avec un égal intérêt la réapparition annoncée. Un laboureur saxon, Palitszch, l’aperçut le premier. À partir de ce moment, d’une extrémité de l’Europe à l’autre, mille télescopes marquèrent chaque nuit des points de la route de l’astre à travers les constellations. La route fut toujours, dans les limites de la précision du calcul, celle que Clairaut avait assignée d’avance. La prédiction de l’illustre géomètre s’était accomplie à la fois dans le temps et dans l’espace ; l’astronomie venait de faire une grande, une importante conquête, et de détruire du même coup, comme c’est l’ordinaire, un préjugé honteux, invétéré. À partir du moment où il fut constaté que les retours des comètes pouvaient être prévus, calculés, ces astres perdirent définitivement leur ancien prestige. Les esprits les plus timides s’en inquiétèrent tout aussi peu que des éclipses, également calculables, de Soleil et de Lune. Les travaux de Clairaut avaient eu enfin dans le public plus de succès encore que l’argumentation savante, ingénieuse et spirituelle de Bayle.

Le firmament n’offre aux esprits réfléchis rien de plus curieux, de plus étrange que l’égalité des mouvements moyens angulaires de révolution et de rotation de notre satellite. À cause de cette égalité parfaite, la Lune présente toujours le même côté à la Terre. L’hémisphère que nous voyons aujourd’hui est précisément celui que voyaient nos ancêtres aux époques les plus reculées ; c’est exactement l’hémisphère qu’observeront nos arrière-neveux.

Les causes finales dont certains philosophes ont usé avec si peu de réserve pour rendre compte d’un grand nombre de phénomènes naturels, étaient, dans ce cas particulier, sans application possible. Comment prétendre, en effet, que les hommes pourraient avoir un intérêt quelconque à apercevoir sans cesse le même hémisphère de la Lune, à ne jamais entrevoir l’hémisphère opposé ? D’autre part, une égalité parfaite, mathématique, entre des éléments sans liaison nécessaire, tels que le mouvement de translation et de rotation d’un corps céleste donné, ne choquait pas moins les idées de probabilité. Il y avait d’ailleurs deux autres coïncidences numériques tout aussi extraordinaires : une orientation identique, relativement aux étoiles, de l’équateur et de l’orbite de la Lune ; des mouvements de précession de ces deux plans, exactement égaux. Cet ensemble de phénomènes singuliers, découverts par J.-D. Cassini, constituait le code mathématique de ce qu’on a appelé la libration de la Lune.

La libration était encore une vaste et très-fâcheuse lacune de l’astronomie physique, quand Lagrange la fit dépendre d’une circonstance, dans la figure de notre satellite, non observable de la Terre, quand il la rattacha complétement aux principes de l’attraction universelle.

À l’époque où la Lune se solidifia, elle prit, sous l’action de la Terre, une forme moins régulière, moins simple que si aucun corps attractif étranger ne s’était trouvé à proximité. L’action de notre globe rendit elliptique un équateur qui, sans cela, aurait été circulaire. Cette action n’empêcha pas l’équateur lunaire d’être partout renflé, mais la proéminence du diamètre équatorial dirigé vers la Terre, devint quatre fois plus considérable que celle du diamètre que nous voyons perpendiculairement.

La Lune s’offrirait donc à un observateur situé dans l’espace et qui pourrait l’examiner transversalement, comme un corps allongé vers la Terre, comme une sorte de pendule sans point de suspension. Quand un pendule est écarté de la verticale, l’action de la pesanteur l’y ramène ; quand le grand axe de la Lune s’éloigne de sa direction habituelle, la Terre le force également à y revenir.

Voilà donc l’étrange phénomène complétement expliqué, sans recourir à une égalité, en quelque sorte miraculeuse, entre deux mouvements de rotation et de translation entièrement indépendante. Les hommes ne verront jamais qu’une face de la Lune. Les observations nous l’avaient appris ; maintenant, nous savons de plus que cela est dû à une cause physique calculable et visible seulement avec les yeux de l’esprit ; que cela est dû à l’allongement qu’un diamètre de la Lune éprouva, quand l’astre passa de l’état liquide à l’état solide, sous l’action attractive de la Terre.

S’il avait existé, à l’origine, une petite différence entre les mouvements de rotation et de révolution de la Lune, l’attraction de la Terre aurait amené ces mouvements à une égalité rigoureuse. Cette attraction eût de même suffi pour faire disparaître un léger défaut de coïncidence entre les lignes résultant des intersections de l’équateur et de l’orbite lunaires avec le plan de l’écliptique.

Le travail où Lagrange rattacha avec tant de bonheur les lois de la libration aux principes de la pesanteur universelle, si capital par le fond, n’est pas moins remarquable par la forme. Après l’avoir lu, tout le monde comprend que le mot élégance ait été appliqué à des Mémoires de mathématiques.

Nous nous sommes contentés dans cette analyse, d’effleurer les découvertes astronomiques de Clairaut, de d’Alembert, de Lagrange. Nous serons un peu moins concis en parlant des Œuvres de Laplace.

Après avoir énuméré les forces, si multipliées, qui devaient résulter des actions mutuelles des planètes et des satellites de notre système solaire, Newton, le grand Newton n’osa pas entreprendre de saisir l’ensemble de leurs effets. Au milieu du dédale d’augmentations et de diminutions de vitesse, de variations de forme dans les orbites, de changements de distances et d’inclinaisons que ces forces devaient évidemment produire, la plus savante géométrie elle-même ne serait pas parvenue à trouver un fil conducteur solide et fidèle. Cette complication extrême donna naissance à une pensée décourageante. Des forces si nombreuses, si variables de position, si différentes d’intensité, ne semblaient pouvoir se maintenir perpétuellement en balance que par une sorte de miracle. Newton alla jusqu’à supposer que le système planétaire ne renfermait pas en lui-même des éléments de conservation indéfinie ; il croyait qu’une main puissante devait intervenir de temps à autre pour réparer le désordre. Euler, quoique plus avancé que Newton dans la connaissance des perturbations planétaires, n’admettait pas non plus que le système solaire fût constitué de manière à durer éternellement.

Jamais plus grande question philosophique ne s’était offerte à la curiosité des hommes. Laplace l’aborda avec hardiesse, constance et bonheur. Les recherches profondes et longtemps continuées de l’illustre géomètre, établirent, avec une entière évidence, que les ellipses planétaires sont perpétuellement variables ; que les extrémités de leurs grands diamètres parcourent le ciel ; qu’indépendamment d’un mouvement oscillatoire, les plans des orbites éprouvent un déplacement en vertu duquel leurs traces sur le plan de l’orbite terrestre sont chaque année dirigées vers des étoiles différentes. Au milieu de ce chaos apparent, il est une chose qui reste constante ou qui n’est sujette qu’à de petits changements périodiques : c’est le grand axe de chaque orbite, et conséquemment le temps de la révolution de chaque planète ; c’est la quantité qui aurait dû principalement varier, suivant les préoccupations savantes de Newton et d’Euler.

La pesanteur universelle suffit à la conservation du système solaire ; elle maintient les formes et les inclinaisons des orbites dans un état moyen autour duquel les variations sont légères ; la variété n’entraîne pas le désordre ; le monde offre des harmonies, des perfections dont Newton lui-même doutait. Cela dépend de circonstances que le calcul a dévoilées à Laplace, et qui, sur de vagues aperçus, ne sembleraient pas devoir exercer une si grande influence. À des planètes se mouvant toutes dans le même sens, dans des orbites d’une faible ellipticité, et dans des plans peu inclinés les uns aux autres, substituez des conditions différentes, et la stabilité du monde sera de nouveau mise en question, et, suivant toute probabilité, il en résultera un épouvantable chaos.

Quoique, depuis le travail que nous venons de citer, l’invariabilité des grands axes des orbites planétaires ait été encore mieux démontrée, c’est-à-dire à l’aide de plus d’extension dans les approximations analytiques[2], elle n’en restera pas moins une des admirables découvertes de l’auteur de la Mécanique céleste. Les dates, sur de pareils sujets, ne sont pas un luxe d’érudition : le Mémoire où Laplace donna ses résultats sur l’invariabilité des moyens mouvements ou des grands axes, est de 1773 ; c’est en 1784 seulement, qu’il déduisit la stabilité des autres éléments du système, de la petite masse des planètes, de la faible ellipticité des orbites, et de la similitude de direction dans les mouvements de circulation de ces astres autour du Soleil.

La découverte dont je viens de rendre compte ne permettait plus, du moins dans notre système solaire, de considérer l’attraction newtonienne comme une cause de désordre ; mais était-il impossible que d’autres forces se mêlassent à celle-là et produisissent les perturbations graduellement croissantes que Newton et Euler redoutaient ? Des faits positifs semblaient justifier ces craintes.

Les observations anciennes, comparées aux observations modernes, dévoilaient une accélération continuelle dans les mouvements de la Lune et de Jupiter, une diminution non moins manifeste dans le mouvement de Saturne. De ces variations résultaient les plus étranges conséquences.

D’après les causes présumées de ces perturbations, dire d’un astre que sa vitesse augmentait de siècle en siècle, c’était déclarer en termes équivalents qu’il se rapprochait du centre de mouvement. L’astre, au contraire, s’éloignait de ce même centre, quand sa vitesse se ralentissait.

Ainsi, chose singulière, notre système planétaire semblait destiné à perdre Saturne, son plus mystérieux ornement ; à voir cette planète, accompagnée de l’anneau et des sept satellites, s’enfoncer graduellement dans les régions inconnues où l’œil armé des plus puissants télescopes n’a jamais pénétré. Jupiter, d’autre part, ce globe à côté duquel le nôtre est si peu de chose, serait allé, par une marche inverse, s’engloutir dans la matière incandescente du Soleil ; les hommes enfin, auraient vu la Lune se précipiter sur la Terre.

Rien de douteux, de systématique, n’entrait dans ces prévisions sinistres. L’incertitude ne pouvait rouler que sur les dates précises des catastrophes. On savait cependant qu’elles seraient fort éloignées ; aussi, ni les dissertations techniques, ni les descriptions animées de certains poëtes, n’intéressèrent le public.

Il n’en fut pas ainsi des Sociétés savantes. Là on voyait avec douleur notre système planétaire marcher à sa ruine. L’Académie des sciences appela sur ces menaçantes perturbations l’attention des géomètres de tous les pays. Euler, Lagrange, descendirent dans l’arène. Jamais leur génie mathématique ne jeta un plus vif éclat ; toutefois, la question resta indécise. L’inutilité de pareils efforts semblait ne laisser de place qu’à la résignation, lorsque de deux coins obscurs, dédaignés des théories analytiques, l’auteur du traité de la Mécanique céleste fit surgir clairement les lois de ces grands phénomènes : les variations de vitesse de Jupiter, de Saturne, de la Lune, eurent alors des causes physiques évidentes et rentrèrent dans la catégorie des perturbations communes, périodiques, dépendantes de la pesanteur ; les changements si redoutés dans les dimensions des orbites, devinrent une simple oscillation renfermée entre d’étroites limites ; enfin, par la toute-puissance d’une formule mathématique, le monde matériel se trouva raffermi sur ses fondements.

Je ne puis quitter ce sujet sans nommer au moins les éléments de notre système solaire, desquels dépendent les variations de vitesse, si longtemps inexpliquées, de la Lune, de Jupiter et de Saturne.

Le gros du mouvement de la Terre autour du Soleil s’opère dans une ellipse dont la forme, par l’effet de perturbations, n’est pas toujours la même. Ces changements de forme sont périodiques ; tantôt la courbe, sans cesser d’être elliptique, se rapproche du cercle, et tantôt elle s’en écarte. Depuis les plus anciennes observations, l’excentricité de l’orbite terrestre a diminué d’année en année ; plus tard elle augmentera dans les mêmes limites et suivant les mêmes lois.

Or, Laplace a prouvé que la vitesse moyenne de circulation de la Lune autour de la Terre, est liée à la forme de l’ellipse que la Terre décrit autour du Soleil ; qu’une diminution dans l’excentricité de l’ellipse, entraîne inévitablement une augmentation dans la vitesse de notre satellite, et réciproquement ; enfin, qu’il suffit de cette cause pour rendre compte numériquement de l’accélération que la Lune a offerte dans sa marche depuis les temps les plus reculée jusqu’à notre époque.

L’origine des inégalités de vitesse de Jupiter et de Saturne sera, je l’espère, aussi facile à concevoir.

L’analyse mathématique n’est pas parvenue à représenter en termes finis la valeur des dérangements que chaque planète éprouve dans sa marche par l’action de toutes les autres. Cette valeur se présente, dans l’état actuel de la science, sous la forme d’une série indéfinie de termes, qui diminuent rapidement de grandeur à mesure qu’ils s’éloignent des premiers. Dans le calcul, on néglige ceux de ces termes qui, par leur rang, correspondent à des quantités au-dessous des erreurs d’observation ; mais il est des cas où le rang, dans la série, ne décidé pas seul si un terme sera petit ou grand : certains rapports numériques entre les éléments primitifs des planètes troublantes et troublées, peuvent donner à des termes, ordinairement négligeables, des valeurs sensibles. Ce cas se rencontre dans les perturbations de Saturne provenant de Jupiter, et dans les perturbations de Jupiter provenant de Saturne. Il existe entre les moyennes vitesses de ces deux grosses planètes, des rapports commensurables simples : cinq fois la vitesse de Saturne égale, à très-peu près, deux fois la vitesse de Jupiter ; des termes qui, sans cette circonstance, eussent été fort petits, acquièrent des valeurs considérables. De là résultent, dans les mouvements des deux astres, des inégalités à longue période, des perturbations dont le développement complet exige plus de 900 ans, et qui représentent à merveille toutes les bizarreries dévoilées par les observateurs.

N’est-on pas étonné de trouver dans la commensurabilité des mouvements de deux planètes, une cause de perturbation si influente ; de voir dépendre de cette rencontre numérique : « cinq fois le mouvement de Saturne est à peu près égal à deux fois le mouvement de Jupiter », la solution définitive d’une difficulté immense dont le génie d’Euler n’avait pas su triompher, et qui faisait douter que la pesanteur universelle suffît à l’explication des phénomènes du firmament ? La finesse de la conception et le résultat, sont ici également dignes d’admiration.

Nous venons d’expliquer comment Laplace démontra que le système solaire ne peut éprouver que de petites oscillations périodiques autour d’un certain état moyen. Voyons maintenant de quelle manière il réussit à déterminer les dimensions absolues des orbites.

Quelle est la distance du Soleil à la Terre ? Aucune question scientifique n’a plus occupé les hommes. Mathématiquement parlant, rien de plus simple ; il suffit, comme dans les opérations d’arpentage, de mener des deux extrémités d’une base connue, des lignes visuelles à l’objet inaccessible ; le reste est un calcul élémentaire. Malheureusement, dans le cas du Soleil, la distance est grande et les bases qu’on peut mesurer sur la Terre sont comparativement très-petites. En pareil cas les plus légères erreurs de visée exercent sur les résultats une influence énorme.

Au commencement du siècle dernier, Halley remarqua que certaines interpositions de Vénus entre la Terre et le Soleil, ou, pour employer une expression consacrée, que les passages de la planète sur le disque solaire, fourniraient dans chaque observatoire un moyen indirect de fixer la position du rayon visuel, très-supérieur en exactitude aux méthodes directes les plus parfaites.

Telle fut l’occasion, en 1761 et en 1769, des voyages scientifiques où, sans parler des stations d’Europe, la France fut représentée à l’île Rodrigue par Pingré, à l’île Saint-Domingue par Fleurieu, en Californie par l’abbé Chappe, à Pondichéry par Le Gentil. Aux mêmes époques l’Angleterre envoyait Maskelyne à Sainte-Hélène, Walles à la baie d’Hudson, Mason au cap de Bonne-Espérance, le capitaine Cook à Taïti, etc. Les observations de l’hémisphère sud, comparées à celles de l’Europe, et surtout aux observations qu’un astronome autrichien, le père Hell, était allé faire à Wardhus en Laponie, donnèrent pour la distance du Soleil le résultat qui depuis a figuré dans tous les traités d’astronomie et de navigation.

Aucun gouvernement n’hésita à fournir aux Académies les moyens, quelque dispendieux qu’ils fussent, d’établir convenablement leurs observateurs dans les régions les plus éloignées. Nous l’avons déjà remarqué, la détermination de distance projetée, paraissait exiger impérieusement une grande base ; de petites bases n’auraient point suffi. Eh bien, Laplace a résolu numériquement le problème, sans base d’aucune sorte ; il a déduit la distance du Soleil, d’observations de la Lune faites dans un seul et même lieu !

Le Soleil est pour notre satellite la cause de perturbations qui, évidemment, dépendent de la distance de l’immense globe enflammé à la Terre. Qui ne voit que ces perturbations diminueraient si la distance augmentait ; qu’elles augmenteraient, au contraire, si la distance diminuait ; que la distance enfin en règle la grandeur ?

L’observation donne la valeur numérique de ces perturbations ; la théorie, d’autre part, dévoile la relation générale mathématique qui les lie à la distance solaire et à d’autres éléments connus. Quand on est parvenu à ce terme, la détermination du rayon moyen de l’orbite terrestre devient une des opérations les plus simples de l’algèbre. Telle est la combinaison heureuse à l’aide de laquelle Laplace a résolu le grand, le célèbre problème de la parallaxe ; c’est ainsi que l’ingénieux géomètre a trouvé pour la distance moyenne du Soleil à la Terre, exprimée en rayons du globe terrestre, un nombre peu différent de celui qu’on avait déduit de tant de voyages pénibles, dispendieux. Suivant l’opinion de juges très-compétents, il pourrait même se faire que le résultat de la méthode indirecte méritât la préférence.

Les mouvements de la Lune ont été pour notre grand géomètre une mine féconde. Son regard pénétrant a su y découvrir des trésors inconnus. Il les a dégagés de tout ce qui les cachait à des yeux vulgaires, avec une habileté et une constance également dignes d’admiration. On nous pardonnera d’en citer un nouvel exemple.

La Terre maîtrise la Lune dans sa course. La Terre est aplatie. Un corps aplati n’attire pas comme une sphère. Il doit donc y avoir dans le mouvement, nous avons presque dit dans l’allure de la Lune, une sorte d’empreinte de l’aplatissement terrestre. Telle fut, dans son premier jet, la pensée de Laplace.

Il restait encore à décider, là gisait surtout la difficulté, si les traits caractéristiques que l’aplatissement de la Terre devait donner au mouvement de notre satellite, étaient assez sensibles, assez apparents, pour ne pas se confondre avec les erreurs d’observation ; il fallait aussi trouver la formule générale de ce genre de perturbations, afin de pouvoir, comme dans le cas de la parallaxe solaire, dégager l’inconnue.

L’ardeur et la puissance analytique de Laplace surmontèrent tous les obstacles. À la suite d’un travail qui avait exigé des attentions infinies, le grand géomètre découvrit dans le mouvement lunaire, deux perturbations, nettes et caractéristiques, dépendantes l’une et l’autre de l’aplatissement terrestre. La première affectait la portion du mouvement de notre satellite qui se mesure surtout avec l’instrument connu dans les observatoires sous le nom de lunette méridienne ; la seconde, s’effectuant à peu près dans la direction nord et sud, ne devait guère se manifester que par les observations d’un second instrument : le cercle mural. Ces deux inégalités de valeurs très-différentes, mesurées avec deux instruments entièrement distincts, liées à la cause qui les produit par les combinaisons analytiques les plus diverses, ont cependant conduit l’une et l’autre au même aplatissement. L’aplatissement, déduit ainsi des mouvements de la Lune, n’est pas, bien entendu, l’aplatissement particulier correspondant à telle ou telle contrée, l’aplatissement observé en France, en Angleterre, en Italie, en Laponie, dans l’Amérique du Nord, dans l’Inde, dans la région du cap de Bonne-Espérance ; car, la Terre ayant subi en divers temps et en divers lieux des soulèvements considérables, la régularité primitive de sa courbure en a été notablement troublée ; la Lune, et c’est là ce qui rend le résultat inappréciable, devait donner et a donné effectivement l’aplatissement général du globe, une sorte de moyenne entre les déterminations variées, obtenues avec d’énormes dépenses, un labeur infini, et à la suite de grands voyages exécutés par les astronomes de tous les pays de l’Europe.

J’ajouterai de courtes remarques dont le fond est emprunté à l’auteur de la Mécanique céleste ; elles semblent très-propres à mettre en relief, en complète lumière, ce que les méthodes dont je viens d’esquisser les traits principaux, renferment de profond, d’inattendu, presque de paradoxal.

Quels sont les éléments qu’il a fallu mettre en parallèle, pour arriver à des résultats exprimés jusqu’à la précision des plus petites décimales ?

D’une part, des formules mathématiques déduites du principe de l’attraction universelle ; de l’autre, certaines irrégularités observées dans les retours de la Lune au méridien.

Un géomètre observateur qui, depuis sa naissance, ne serait jamais sorti de son cabinet de travail, qui n’aurait jamais aperçu le ciel qu’à travers l’ouverture étroite et dirigée du nord au sud, dans le plan vertical de laquelle se meuvent les principaux instruments astronomiques ; à qui jamais rien n’aurait été révélé concernant les astres roulant au-dessus de sa tête, si ce n’est qu’ils s’attirent les uns les autres suivant la loi newtonienne, serait cependant arrivé, à force de science analytique, à découvrir que son humble, son étroite demeure appartenait à un globe aplati, ellipsoïdal, dont l’axe équatorial surpassait l’axe des pôles ou de rotation de un trois cent-sixième ; il aurait trouvé aussi, lui isolé, lui toujours immobile, sa véritable distance au Soleil.

C’est à d’Alembert qu’il faut remonter, comme je l’ai rappelé au commencement de cette Notice, pour trouver une explication mathématique satisfaisante du phénomène de la précession des équinoxes ; mais notre illustre compatriote, mais Euler, dont la solution vint après celle de d’Alembert, laissèrent entièrement de côté certaines circonstances physiques qui, cependant, ne semblaient pas pouvoir être négligées sans examen. Laplace a rempli cette lacune. Il a montré que la mer, malgré sa fluidité, que l’atmosphère, malgré ses courants, influent, l’une et l’autre, sur les mouvements de l’axe de la Terre ou de l’équateur, comme si elles formaient des masses solides adhérentes au sphéroïde terrestre.

L’axe autour duquel notre globe fait un tour entier chaque vingt-quatre heures, perce-t-il constamment le sphéroïde terrestre aux mêmes points matériels ? En d’autres termes, les pôles de rotation qui, d’année en année, correspondent à des étoiles différentes, se déplacent-ils aussi à la surface de la Terre ?

Dans le cas de l’affirmative, l’équateur se promène comme les pôles ; les latitudes terrestres sont variables ; aucune contrée, pendant la suite des siècles, ne jouira, même en moyenne, d’un climat constant ; les régions les plus diverses pourront tour à tour devenir circompolaires. Adoptez la supposition contraire, et tout prend le caractère d’une permanence admirable.

La question que je viens de soulever, une des plus capitales de l’astronomie, ne saurait être résolue d’après les seules observations, tant les anciennes latitudes terrestres sont incertaines. Laplace y a suppléé par l’analyse : le monde savant a appris du grand géomètre, qu’aucune cause liée à l’attraction universelle ne doit déplacer sensiblement, sur la surface du sphéroïde terrestre, l’axe autour duquel le monde paraît tourner. La mer, loin d’être un obstacle à la constante rotation de notre globe autour d’un même axe, ramènerait au contraire cet axe a un état permanent, à raison de la mobilité des eaux et des résistances que leurs oscillations éprouvent.

Tout ce que je viens d’indiquer sur la position de l’axe du monde doit être étendu à la durée du mouvement de rotation de la Terre, qui est l’unité, le véritable étalon du temps. L’importance de cet élément a conduit Laplace jusqu’à rechercher numériquement s’il pourrait être altéré par des causes intérieures, telles que des tremblements de terre et des volcans. À peine ai-je besoin de dire que le résultat a été négatif.

L’admirable travail de Lagrange sur la libration de la Lune, semblait avoir épuisé la matière. Il n’en était rien cependant.

Le mouvement de révolution de notre satellite autour de la Terre est assujetti à des perturbations, à des inégalités, dites séculaires, qui étaient inconnues à Lagrange ou qu’il négligea. Ces inégalités, à la longue, placent l’astre, sans parler des circonférences entières, à une demi-circonférence, à une circonférence et demie, etc., de la position qu’il occuperait sans cela. Si le mouvement de rotation ne participait pas à de telles perturbations, la Lune dans la suite des temps nous présenterait successivement toutes les parties de sa surface.

Cet événement n’arrivera, point ; l’hémisphère de la Lune, actuellement invisible, restera invisible à tout jamais. Laplace a montré en effet que la Terre, par son attraction, introduit dans le mouvement de rotation du sphéroïde lunaire les inégalités séculaires qui existent dans le mouvement de révolution.

De pareilles recherches présentent la puissance de l’analyse mathématique dans tout son éclat. La synthèse aurait conduit bien difficilement à la découverte de vérités si profondément enveloppées dans les actions complexes d’une multitude de forces.

Nous serions impardonnables si nous oubliions de mettre au premier rang des travaux de Laplace le perfectionnement des Tables de la Lune. Ce perfectionnement, en effet, avait pour but immédiat la rapidité des communications maritimes lointaines, et, ce qui primait de bien loin tout intérêt mercantile, la conservation de la vie des navigateurs.

Grâce à une sagacité sans pareille, à une persévérance sans limites, à une ardeur toujours juvénile et qui se communiqua à d’habiles collaborateurs, Laplace résolut le célèbre problème des longitudes, plus complétement qu’on n’avait osé l’espérer au point de vue scientifique, plus exactement que ne le demandait l’art nautique dans ses derniers raffinements. Le navire, jouet des vents et des tempêtes, n’a point à craindre aujourd’hui de s’égarer dans l’immensité de l’Océan. Un coup d’œil intelligent sur la sphère étoilée apprend au pilote, en tout lieu et toujours, quelle est sa distance au méridien de Paris.

L’extrême perfection des Tables actuelles de la Lune, donne à Laplace le droit d’être rangé parmi les bienfaiteurs de l’humanité.

Au commencement de l’année 1611, Galilée avait cru trouver dans les éclipses des satellites de Jupiter, une solution simple et rigoureuse du fameux problème nautique. Des négociations actives furent même commencées, dès lors, pour introduire la nouvelle méthode à bord des nombreux vaisseaux de l’Espagne et de la Hollande. Ces négociations échouèrent. De la discussion ressortit avec évidence que l’observation exacte des éclipses des satellites exigerait de puissantes lunettes ; or, des lunettes pareilles ne sauraient être employées sur un navire ballotté par les vagues.

La méthode de Galilée semblait du moins devoir conserver tous ses avantages en terre ferme et promettre à la géographie d’immenses perfectionnements. Ces espérances se trouvèrent elles-mêmes prématurées. Les mouvements des satellites de Jupiter ne sont pas, à beaucoup près, aussi simples que l’immortel inventeur de cette méthode des longitudes le supposait. Il a fallu que trois générations d’astronomes et de géomètres travaillassent avec persistance à débrouiller leurs plus fortes perturbations. Il a fallu enfin, pour que les Tables de ces petits astres acquissent toute la précision désirable et nécessaire, que Laplace portât au milieu d’eux le flambeau de l’analyse mathématique.

Aujourd’hui, les éphémérides nautiques renferment cinq, dix ans à l’avance, l’indication de l’heure où les satellites de Jupiter doivent s’éclipser et reparaître. Le calcul ne le cède pas en exactitude à l’observation directe. Dans ce groupe de satellites, considéré a part, Laplace a retrouvé des perturbations analogues à celles que les planètes éprouvent. La promptitude des révolutions y révèle, en un espace de temps assez court, des changements que les siècles seuls développeront dans le système solaire.

Quoique les satellites aient à peine un diamètre appréciable, même dans les meilleures lunettes, notre illustre compatriote a déterminé leurs masses. Il a découvert enfin, entre les mouvements, entre les positions relatives de ces petits astres, des rapports simples, extrêmement remarquables, qui ont été appelés les lois de Laplace. La postérité n’effacera pas cette désignation ; elle trouvera naturel que le nom d’un si grand astronome soit écrit dans le firmament à côté de celui de Kepler.

Citons deux ou trois des lois de Laplace :

Si, après avoir ajouté à la longitude moyenne du premier satellite le double de celle du troisième, on retranche de la somme le triple de la longitude moyenne du second, le résultat sera exactement égal à 180 degrés, ou à une demi-circonférence.

Ne serait-il pas vraiment extraordinaire que les trois satellites eussent été placés originairement aux distances de Jupiter et dans les positions respectives qui devaient maintenir constamment et avec rigueur les rapports précités ? Laplace a répondu à la question en montrant que ce rapport n’a pas eu besoin d’être rigoureux a l’origine. L’action mutuelle des satellites a dû l’amener à l’état mathématique actuel, si une seule fois les distances et les positions ont satisfait à la loi d’une manière approximative.

Cette première loi est également vraie quand on emploie les éléments synodiques. Il résulte de là, avec évidence, que les trois premiers satellites de Jupiter ne sauraient être éclipsés à la fois. On voit ce qu’il faut croire d’une observation récente tant célébrée, et durant laquelle certains astronomes ne virent momentanément aucun des quatre satellites autour de la planète. Cela n’autorisait nullement à les supposer éclipsés : un satellite disparaît quand il se projette sur la partie centrale du disque lumineux de Jupiter, et aussi lorsqu’il passe derrière le corps opaque de la planète.

Voici une seconde loi très-simple, à laquelle sont assujettis les mouvements moyens des mêmes satellites de Jupiter :

Si l’on ajoute au mouvement moyen du premier satellite le double du mouvement moyen du troisième, la somme est exactement égale à trois fois le mouvement moyen du second.

Cette rencontre numérique, parfaitement exacte, serait un des plus mystérieux phénomènes du système du monde, si Laplace n’avait prouvé que la loi a pu n’être qu’approchée à l’origine, et qu’il a suffi de l’action mutuelle des satellites pour la rendre rigoureuse.

L’illustre géomètre, poussant toujours ses recherches jusqu’à leurs dernières ramifications, arrive à ce résultat : L’action de Jupiter coordonne les mouvements de rotation des satellites, en telle sorte que, sans égard aux perturbations séculaires, la durée de la rotation du premier satellite, plus deux fois la durée de la rotation du troisième, forme une somme constamment égale à trois fois la durée de la rotation du second.

Par une déférence, une modestie, une timidité sans motifs plausibles, nos artistes, dans le siècle dernier, avaient livré aux Anglais le monopole de la construction des instruments d’astronomie. Aussi, avouons-le sans détour, à l’époque où Herschel, de l’autre côté de la Manche, faisait ses belles observations, il n’existait en France aucun moyen de les suivre, de les développer ; nous n’avions même pas de moyen de les vérifier. Heureusement pour l’honneur scientifique de notre pays, l’analyse mathématique est aussi un instrument puissant. Laplace le prouva si bien, dans une occasion solennelle, que du fond de son cabinet il prévit, il annonça minutieusement ce qu’allait apercevoir l’habile astronome de Windsor en se servant des plus grands télescopes qui soient jamais sortis de la main des hommes.

Lorsque Galilée, au commencement de 1610, dirigea sur Saturne une très-faible lunette exécutée récemment de ses mains, il vit que cette planète n’était pas un globe ordinaire, sans pouvoir cependant se rendre un compte exact de la forme réelle. L’expression tri-corps, par laquelle l’illustre physicien de Florence résuma ses réflexions, impliquait même une idée complétement erronée. Notre compatriote Roberval fut beaucoup mieux inspiré ; mais, faute d’avoir donné une comparaison détaillée de son hypothèse et des observations, il abandonna à Huygens l’honneur d’être considéré comme l’auteur de la vraie théorie des phénomènes que présente l’admirable planète.

Tout le monde sait aujourd’hui que Saturne se compose d’un globe 900 fois plus grand que la Terre, et d’un anneau. Cet anneau ne touche le globe intérieur en aucun point ; il en est partout éloigné de 32,000 kilomètres (8,000 lieues). Les observations portent la largeur de l’anneau à 118,000 kilomètres (12,000 lieues). L’épaisseur n’est certainement pas de 400 kilomètres (100 lieues).

Sauf une raie obscure qui, régnant dans toute l’étendue de l’anneau, le partage en deux parties d’inégale largeur et d’éclats dissemblables, cet étrange pont colossal sans piles n’avait jamais offert aux regards des observateurs les plus exercés, les plus habiles, ni tache, ni protubérance propre à décider s’il était immobile ou doué d’un mouvement de rotation.

Laplace considéra qu’il serait peu probable, si l’anneau était immobile, que ses parties constituantes résistassent par leur seule adhérence à l’action attractive et continuelle de la planète. Un mouvement de rotation s’offrit à sa pensée comme le principe de conservation, et il en détermina la vitesse nécessaire ; la vitesse ainsi calculée est égale à celle qu’Herschel déduisit plus tard d’observations extrêmement délicates !

Les deux parties de l’anneau étant placées à des distances différentes de la planète, ne pouvaient manquer d’éprouver, par l’action du Soleil, des mouvements de précession différents. Les plans des deux anneaux semblaient ainsi devoir être ordinairement inclinés l’un sur l’autre, tandis que l’observation les montre sans cesse confondus. Il fallait donc qu’il existât une cause capable de neutraliser l’action solaire. Dans un Mémoire publié en février 1789, Laplace trouva que cette cause devait être l’aplatissement de Saturne produit par un mouvement de rotation rapide de cette planète, mouvement dont Herschel annonça l’existence en novembre 1789.

On remarquera comment les yeux de l’esprit peuvent suppléer, en certains cas, aux plus puissants télescopes, et conduire à des découvertes astronomiques du premier ordre.

Descendons du ciel sur la Terre. Les découvertes de Laplace ne seront ni moins capitales ni moins dignes de son génie.

Les marées, ce phénomène qu’un ancien appelait avec désespoir le tombeau de la curiosité humaine, ont été rattachées par Laplace à une théorie analytique dans laquelle les conditions physiques de la question figurent pour la première fois. Aussi, les calculateurs, à l’immense avantage de la navigation sur nos côtes maritimes, se hasardent-ils aujourd’hui à prédire plusieurs années d’avance les circonstances d’heure et de hauteur des grandes marées, sans plus d’inquiétude sur le résultat que s’il s’agissait des phases d’une éclipse.

Il existe entre les phénomènes divers du flux, du reflux, et les actions attractives que le Soleil et la Lune exercent sur la nappe liquide qui recouvre les trois quarts du globe, une liaison intime, nécessaire, d’où Laplace, en s’aidant de vingt années d’observations de Brest, a fait surgir la valeur de la masse de notre satellite. La science sait aujourd’hui que 75 lunes seraient nécessaires pour former un poids équivalent à celui du globe terrestre, et elle en est redevable à l’étude attentive, minutieuse, des oscillations de l’Océan. Nous ne connaissons qu’un moyen d’ajouter à l’admiration profonde que tous les esprits attentifs éprouveront sans doute pour des théories susceptibles de pareilles conséquences. Une citation historique nous le fournira : nous rappellerons qu’en 1631, dans ses célèbres Dialogues, l’illustre Galilée était tellement éloigné de prévoir les liaisons mathématiques d’où Laplace a déduit des résultats si beaux, si évidents, si utiles, qu’il taxait d’ineptie la vague pensée que Kepler avait eue, d’attribuer à l’attraction lunaire une certaine part dans les mouvements journaliers et périodiques des flots de la mer.

Laplace ne se borna pas à étendre si largement, à perfectionner d’une manière si essentielle la théorie mathématique des marées ; il envisagea, de plus, le phénomène sous un jour entièrement nouveau ; c’est lui qui, le premier, traita de la stabilité de l’équilibre des mers.

Les systèmes de corps solides ou liquides sont sujets à deux genres d’équilibre qu’il faut soigneusement distinguer. Dans le premier, dans l’équilibre ferme ou stable, le système, légèrement écarté de sa position primitive, tend sans cesse à y revenir. Dans l’équilibre instable, au contraire, un ébranlement très-faible à l’origine, peut à la longue causer un déplacement énorme.

Si l’équilibre des flots est de cette dernière espèce, les vagues engendrées par l’action des vents, par des tremblements de terre, par des mouvements brusques du fond de la mer, ont pu s’élever dans le passé, elles pourront s’élever dans l’avenir jusqu’à la hauteur des plus hautes montagnes. Le géologue aura la satisfaction de puiser dans ces oscillations prodigieuses des explications rationnelles d’un grand nombre de phénomènes, mais le monde se trouvera exposé à de nouveaux, à de terribles cataclysmes.

Les hommes peuvent se rassurer : Laplace a prouvé que l’équilibre de l’Océan est stable, mais à la condition expresse, établie d’ailleurs par des faits constants, que la densité moyenne de la masse liquide soit inférieure à la densité moyenne de la Terre. À la mer actuelle, tout restant dans le même état, substituons un océan de mercure, et la stabilité aura disparu, et le liquide sortira fréquemment de ses limites pour aller ravager les continents jusque dans les régions neigeuses qui se perdent au milieu des nuages.

Ne remarque-t-on pas comment chaque recherche analytique de Laplace a fait ressortir dans l’univers et dans notre globe, des conditions d’ordre et de durée !

Il était impossible que le grand géomètre qui avait si bien réussi dans l’étude des marées de l’Océan ne s’occupât point des marées de l’atmosphère, qu’il ne soumît pas aux épreuves délicates et définitives d’un calcul rigoureux, les opinions, généralement répandues, touchant l’influence de la Lune sur la hauteur du baromètre et sur d’autres phénomènes météorologiques.

Laplace, en effet, a consacré un chapitre de son bel ouvrage à l’examen des fluctuations que la force attractive de la Lune peut opérer dans notre atmosphère. Il résulte de ces recherches, qu’à Paris le flux lunaire, mesuré sur le baromètre, n’est nullement sensible. La valeur de ce flux obtenue par la discussion d’une longue série d’observations, n’a pas dépassé deux centièmes de millimètre, quantité inférieure à celles dont il est possible de répondre dans l’état actuel de la science météorologique.

Le calcul que je viens de rappeler pourra être invoqué à l’appui des considérations auxquelles j’eus recours lorsque je voulus établir que, si la Lune modifie plus ou moins, suivant ses diverses phases, la hauteur du baromètre, ce n’est point par voie d’attraction.

Personne n’a été plus ingénieux que Laplace à saisir des rapports, des connexions intimes entre des phénomènes en apparence très-disparates ; personne ne s’est montré plus habile à tirer des conséquences importantes de ces rapprochements inattendus.

À la fin de ses jours, par exemple, il renversa d’un trait de plume, à l’aide de certaines observations de la Lune, les théories cosmogoniques, si longtemps à la mode, de Buffon et de Bailly.

D’après ces théories, la Terre marchait à une congélation inévitable et prochaine. Laplace, qui jamais ne se contenta d’une expression vague, chercha à déterminer, en nombres, la grande vitesse de refroidissement de notre globe, que Buffon avait si éloquemment, mais si gratuitement annoncée. Rien de plus simple, de mieux tissu, de plus démonstratif que l’enchaînement de déductions du célèbre géomètre.

Un corps diminue de dimensions quand il se refroidit. D’après les principes les plus élémentaires de la mécanique, un corps rotatif qui se resserre doit inévitablement tourner de plus en plus vite. Le jour, à toutes les époques, a eu pour durée le temps de la rotation de la Terre ; si la Terre se refroidit, le jour a sans cesse dût se raccourcir. Or, il est un moyen de découvrir si la durée du jour a varié : c’est d’examiner, dans chaque siècle, quel a été l’arc de la sphère céleste que la Lune parcourait pendant le temps que les astronomes de l’époque appelaient un jour, pendant le temps que la Terre employait à faire une révolution sur elle-même : la vitesse de la Lune, en effet, est indépendante de la durée du mouvement de rotation de notre globe.

Maintenant, prenez avec Laplace, dans les Tables connues, les valeurs les plus faibles, si vous voulez, des dilatations ou contractions que les corps solides éprouvent par des changements de température ; fouillez ensuite dans les annales de l’Astronomie grecque, arabe et moderne, pour y puiser la vitesse angulaire de la Lune, et le grand géomètre fera jaillir de ces données la preuve invincible qu’en 2,000 ans la température moyenne du globe n’a pas varié de la centième partie d’un degré centigrade.

Il n’est point de mouvement d’éloquence qui puisse résister à l’autorité d’une semblable argumentation, à la puissance de pareils chiffres. Les mathématiques ont été de tout temps les adversaires implacables des romans scientifiques.

La chute des corps, si elle n’était pas un phénomène de tous les instants, exciterait justement et au plus haut degré l’étonnement des hommes. Quoi de plus extraordinaire, en effet, que de voir une masse inerte, c’est-à-dire privée de volonté, une masse qui ne doit avoir aucune propension à marcher dans tel sens plutôt que dans tel autre, se précipiter vers la Terre dès qu’elle cesse d’être soutenue !

La nature engendre la pesanteur des corps par des voies tellement cachées, tellement en dehors de la portée de nos sens et des ressources ordinaires de l’intelligence humaine, que les philosophes qui, dans l’antiquité, croyaient pouvoir tout expliquer mécaniquement, d’après de simples évolutions d’atomes, en exceptèrent la pesanteur.

Descartes essaya ce que Leucippe, Démocrite, Épicure et leurs écoles avaient cru impossible.

Il fit dépendre la chute des corps terrestres de l’action d’un tourbillon de matière très-subtile circulant autour de notre globe. Les perfectionnements réels que l’illustre Huygens apporta à l’ingénieuse conception de notre compatriote furent loin, cependant, de lui donner la netteté et la précision, ces attributs caractéristiques de la vérité.

Ceux-là apprécient bien mal le sens, la portée d’une des plus grandes questions dont les modernes se soient occupés, qui voient Newton sortir victorieux d’une lutte dans laquelle ses deux immortels prédécesseurs avaient échoué. Newton n’a pas plus découvert la cause de la gravité que ne l’avait fait Galilée. Deux corps en présence se rapprochent. Newton ne cherche pas la nature de la force qui produit cet effet. La force existe, il l’appelle du mot d’attraction, mais en avertissant que le terme n’implique sous sa plume aucune idée arrêtée touchant le mode d’action physique suivant lequel la gravitation naît et s’exerce.

La force attractive une fois admise en point de fait, Newton la suit et l’étudie dans les phénomènes terrestres, dans les révolutions de la Lune, des planètes, des satellites, des comètes, et, comme nous l’avons déjà dit, il fait jaillir de cette étude incomparable, les caractères mathématiques, simples, universels, des forces qui président aux mouvements de tous les astres dont se compose notre système solaire.

Les vifs applaudissements du monde savant n’empêchèrent pas l’immortel auteur des Principes mathématiques de la Philosophie naturelle, d’entendre quelques voix isolées prononcer, à l’occasion de l’attraction universelle, les mots de qualités occultes. Ce mot fit sortir Newton et ses disciples les plus dévoués, les plus enthousiastes, de la réserve qu’ils croyaient devoir s’imposer. Alors on relégua dans la classe des ignorants ceux qui ont considéré l’attraction comme une propriété essentielle de la matière, comme l’indice mystérieux d’une sorte de charme ; qui ont supposé que deux corps peuvent agir l’un sur l’autre sans l’intermédiaire d’un troisième corps : alors, cette puissance devint en chaque lieu, soit la résultante de l’effort que fait un certain fluide (l’éther) pour se porter des régions libres de l’espace ou sa densité est au maximum, vers les corps planétaires autour desquels il existe dans un plus grand état de raréfaction, soit la conséquence de l’impulsion d’un milieu fluide quelconque.

Newton ne s’est jamais expliqué catégoriquement sur la manière dont pourrait naître une impulsion, cause physique de la puissance attractive de la matière, du moins dans notre système solaire. Mais nous avons aujourd’hui de fortes raisons de supposer qu’en écrivant le mot impulsion, le grand géomètre songeait aux idées systématiques de Varignon et de Fatio de Duillier, retrouvées plus tard et perfectionnées par Lesage : ces idées, en effet, lui avaient été communiquées avant toute publication.

D’après les idées de Lesage, il y aurait dans les régions de l’espace, des corpuscules se mouvant suivant toutes les directions possibles et avec une excessive rapidité. L’auteur donnait à ces corpuscules le nom de corpuscules ultra-mondains. Leur ensemble composait le fluide gravifique, si cependant la désignation de fluide pouvait être appliquée à un assemblage de particules n’ayant entre elles aucune liaison.

Un corps unique, placé au milieu d’un pareil océan de corpuscules mobiles, resterait en repos, puisqu’il serait également poussé dans tous les sens. Au contraire, deux corps devraient marcher l’un vers l’autre, car ils se feraient réciproquement écran ; car leurs surfaces en regard ne seraient plus frappées dans la direction de la ligne qui les joindrait, par les corpuscules ultra-mondains ; car il existerait alors des courants dont l’effet ne serait plus détruit par des courants contraires. On voit d’ailleurs aisément que deux corps plongés dans le fluide gravifique tendraient à se rapprocher avec une intensité qui varierait en raison inverse du carré des distances.

Si l’attraction est le résultat de l’impulsion d’un fluide, son action doit employer un temps fini à franchir les espaces immenses qui séparent les corps célestes. Le Soleil serait donc subitement anéanti, qu’après la catastrophe, la Terre, mathématiquement parlant, ressentirait son attraction encore pendant quelque temps. Le contraire arriverait à la naissance subite d’une planète : un certain temps s’écoulerait avant que l’action attractive du nouvel astre se fit sentir sur notre globe.

Plusieurs géomètres du dernier siècle croyaient que l’attraction ne se transmettait pas instantanément d’un corps à l’autre ; ils l’avaient même douée d’une vitesse de propagation assez faible. Daniel Bernoulli, par exemple, voulant expliquer comment la plus grande marée arrive sur nos côtes un jour et demi après les syzygies, c’est-à-dire un jour et demi après les époques où le Soleil et la Lune se sont trouvés le plus favorablement situés pour la production de ce magnifique phénomène, admit que l’action lunaire employait tout ce temps (un jour et demi) à se transmettre de la Lune à la mer. Une si faible vitesse ne pourrait pas se concilier avec l’explication mécanique de la pesanteur dont nous avons parlé. L’explication suppose en effet impérieusement, que la vitesse propre des corps célestes est insensible comparativement à celle du fluide gravifique.

Avant d’avoir trouvé que la diminution actuelle d’excentricité de l’orbite terrestre est la cause réelle de l’accélération observée dans le mouvement de la Lune, Laplace, de son côté, avait cherché si cette accélération mystérieuse ne dépendrait pas de la propagation successive de l’attraction.

Le calcul, un moment, rendit la supposition plausible. Il montra que la propagation graduelle de l’attraction introduirait inévitablement dans le mouvement de notre satellite une perturbation proportionnelle au carré du temps écoulé à partir de toute époque ; que pour représenter numériquement les résultats des observations astronomiques, il ne serait nullement nécessaire d’attribuer à l’attraction de petites vitesses ; qu’une propagation huit millions de fois plus rapide que celle de la lumière satisferait à tous les phénomènes.

Quoique la vraie cause de l’accélération de la Lune soit actuellement bien connue, l’ingénieux calcul dont je viens de parler n’en conserve pas moins sa place dans la science. Au point de vue mathématique, la perturbation dépendante de la propagation successive de l’attraction que ce calcul signale, a une existence certaine. La liaison entre la vitesse et la perturbation est telle, qu’une des deux quantités conduit à la connaissance numérique de l’autre. Or, en donnant à la perturbation la valeur maximum que les observations comportent lorsqu’elles sont corrigées de l’accélération connue provenant du changement d’excentricité de l’orbe terrestre, on trouve pour la vitesse de la force attractive : Cinquante millions de fois la vitesse de la lumière.

En se rappelant que se nombre est une limite en moins, et que la vitesse des rayons lumineux égale 77,000 lieues par seconde, les physiciens qui prétendent expliquer l’attraction par l’impulsion d’un fluide, verront à quelles prodigieuses vitesses ils doivent satisfaire.

Le lecteur remarquera ici de nouveau, avec quelle sagacité Laplace savait saisir les phénomènes propres à jeter du jour sur les questions les plus ardues de la physique céleste ; avec quel bonheur il les explorait et en faisait jaillir des conséquences numériques devant lesquelles l’esprit reste confondu.

L’auteur de la Mécanique céleste admettait, comme Newton, que la lumière se compose de molécules matérielles d’une excessive ténuité et douées, dans le vide, d’une vitesse de 77,000 lieues par seconde. Toutefois, on doit prévenir ceux qui voudraient se prévaloir de cette imposante autorité, que le principal argument de Laplace en faveur du système de l’émission, était la possibilité d’y tout soumettre à des calculs simples et rigoureux, tandis que la théorie des ondes présentait et qu’elle offre encore aujourd’hui aux analystes d’immenses difficultés. Il était naturel qu’un géomètre qui avait si élégamment rattaché les lois de la réfraction simple que la lumière subit dans l’atmosphère, les lois de la réfraction double qu’elle éprouve dans certains cristaux, à des forces attractives et répulsives, n’abandonnât pas cette voie avant d’avoir mathématiquement reconnu l’impossibilité d’arriver de la même manière à des explications plausibles des phénomènes de la diffraction et de la polarisation. Au reste, le soin que Laplace prit toujours de pousser autant que possible ses recherches jusqu’aux déductions numériques, permettra aux physiciens qui entreprendront une comparaison complète des deux théories rivales de la lumière, de puiser dans la Mécanique céleste les données de plusieurs rapprochements pleins d’intérêt et très-piquants.

La lumière est-elle une émanation du Soleil ? cet astre lance-t-il à chaque instant et dans toutes les directions une partie de sa propre substance ? diminue-t-il graduellement de volume et de masse ? L’attraction solaire sur notre globe deviendra alors de moins en moins considérable ; le rayon de l’orbite terrestre, au contraire, ne pourra manquer de s’accroître, et la longueur de l’année recevra une augmentation correspondante.

Voilà ce qui, pour tout le monde, résulte d’un premier aperçu. En appliquant le calcul analytique à la question, en descendent ensuite aux applications numériques à l’aide des résultats les plus précis de l’observation sur la durée de l’année dans les différents siècles, Laplace a prouvé que 2,000 ans d’une émission constante de lumière n’ont pas diminué la masse du Soleil de la deux-millionième partie de sa valeur primitive.

Notre illustre compatriote ne se propose jamais rien de vague, d’indécis. Son objet constant est l’explication de quelque grand phénomène naturel, d’après les règles inflexibles de l’analyse mathématique. Aucun physicien, aucun géomètre ne se tint plus soigneusement en garde contre l’esprit de système. Personne ne redouta davantage les erreurs scientifiques que l’imagination enfante quand elle ne reste pas circonscrite dans les limites des faits, du calcul et de l’analogie. Une fois, une seule fois, Laplace s’élança, comme Kepler, comme Descartes, comme Leibnitz, comme Buffon, dans la région des conjectures. Sa conception ne fut alors rien moins qu’une cosmogonie.

Toutes les planètes circulent autour du Soleil, de l’occident à l’orient, et dans des plans qui forment entre eux des angles peu considérables.

Les satellites se meuvent autour de leurs planètes respectives comme les planètes autour du Soleil, c’est-à-dire de l’occident à l’orient.

Les planètes et les satellites dont on a pu observer les mouvements de rotation, tournent également sur leurs centres de l’occident à l’orient.

Enfin, le mouvement de rotation du Soleil s’opère aussi de l’occident à l’orient.

Voilà donc un total de quarante-trois mouvements semblablement dirigés. Par le calcul des probabilités, il y a plus de quatre milliards à parier contre un que cette similitude dans la direction de tant de mouvements n’est pas l’effet du hasard.

Buffon est, je crois, le premier qui ait essayé de rendre compte de cette singularité de notre système solaire. « Voulant s’abstenir d’avoir recours, dans l’explication des phénomènes, aux causes qui sont hors de la nature, » le célèbre académicien chercha une origine physique à ce qu’il y a de commun dans le mouvement de tant d’astres ; de tant d’astres différents par leurs grandeurs, par leurs formes, par leurs distances au centre principal d’attraction. Cette origine, il crut la trouver en faisant cette triple supposition : une comète tombe obliquement sur le Soleil ; elle poussa devant elle un torrent de matière fluide ; cette matière, transportée, suivant ses divers degrés de légèreté, plus ou moins loin du Soleil, forma, par concentration, toutes les planètes connues.

L’hypothèse hardie de Buffon est sujette à d’insurmontables difficultés. Je vais indiquer en peu de mots le système cosmogonique que Laplace substitua à celui de l’illustre auteur de l’Histoire naturelle.

Suivant Laplace, le Soleil était, à une époque reculée, le noyau central d’une immense nébuleuse qui avait une température très-élevée et s’étendait bien au delà de la région où se meut aujourd’hui Uranus, Alors aucune planète n’existait encore.

La nébuleuse solaire était douée d’un mouvement général de révolution dirigé de l’occident à l’orient. En se refroidissant, elle ne pouvait manquer d’éprouver une condensation graduelle et, dès lors, de tourner de plus en plus vite. Si la matière nébuleuse s’étendait originairement, dans la région équatoriale, jusqu’a la limite où la force centrifuge contre-balancait exactement l’action attractive du noyau, les molécules situées à cette limite durent, pendant la condensation, se séparer du reste de la matière atmosphérique et former une zone équatoriale, un anneau tournant séparément et avec sa vitesse primitive. On peut concevoir que des séparations analogues s’opérèrent à diverses époques, c’est-à-dire à plusieurs distances du noyau, dans les couches supérieures de la nébuleuse, et qu’elles donnèrent lieu à une succession d’anneaux distincts, contenus à peu près dans le même plan et doués de vitesses différentes.

Ceci une fois admis, on voit aisément que la conservation indéfinie des anneaux aurait exigé, sur toute leur circonférence, une régularité de composition très-peu probable. Chacun d’eux se rompit donc à son tour, en plusieurs masses qui furent douées, comme il est facile de le comprendre, d’un mouvement de rotation dirigé dans le sens du mouvement commun de révolution, et qui prirent, à cause de leur fluidité, des formes sphéroïdales.

Si l’on veut maintenant qu’un des sphéroïdes ait pu s’emparer de tous ceux qui provenaient du même anneau, il suffira de lui attribuer une masse supérieure à celle de tous les autres.

Dans chacune des planètes à l’état de vapeur dont nous venons de parler, l’esprit aperçoit un noyau central augmentant graduellement de masse, de grandeur, et une atmosphère qui offre à ses limites successives des phénomènes entièrement semblables à ceux que l’atmosphère solaire proprement dite nous avait présentés. Ici nous assistons à la naissance des satellites et à celle de l’anneau de Saturne.

Le système dont je viens de donner un aperçu a pour but de montrer comment une nébuleuse douée d’un mouvement général de rotation doit se transformer, à la longue, en un noyau central très-lumineux (un soleil), et en une série de planètes sphéroïdales distinctes, éloignées les unes des autres, circulant toutes autour du soleil central dans la direction du mouvement primitif de la nébulosité ; comment ces planètes doivent aussi avoir autour de leurs centres des mouvements de rotation semblablement dirigés ; comment, enfin, les satellites, quand il s’en est formé, ne peuvent manquer de tourner sur eux-mêmes et autour des planètes qui les entraînent, dans le sens de la rotation de ces planètes et de leur mouvement de circulation autour du Soleil.

Nous venons de retrouver, conformément aux principes de la mécanique, les forces dont étaient primitivement douées les particules de la nébuleuse, dans les mouvements de rotation et de circulation des masses compactes et distinctes auxquelles ces particules donnent naissance en s’agglomérant. Mais on n’a fait ainsi qu’un seul pas. Le mouvement de rotation primitif de la nébulosité ne se trouve point rattaché à de simples attractions ; ce mouvement semble impliquer l’action d’une force impulsive primordiale.

Laplace est loin de partager, à cet égard, l’opinion presque générale des philosophes et des géomètres. « Il ne croit pas que les attractions mutuelles de corps primitivement immobiles, doivent, à la longue, réunir tous ces corps à l’état de repos, autour de leur centre commun de gravité. » Il maintient, au contraire, que trois corps sans mouvement, parmi lesquels deux auraient beaucoup plus de masse que le troisième, ne s’aggloméreraient en une masse unique que dans des cas exceptionnels. En général, les deux corps les plus gros se réuniraient entre eux, tandis que le troisième circulerait autour du centre commun de gravité. L’attraction serait ainsi devenue la cause d’un genre de mouvement auquel l’impulsion semblait seule pouvoir donner naissance.

On pourrait croire, en vérité, qu’en exposant cette partie de son système, Laplace avait devant les yeux les paroles que Jean-Jacques a placées dans la bouche du vicaire savoyard, et qu’il voulait les réfuter :

« Newton a trouvé la loi de l’attraction, dit l’auteur d’Émile, mais l’attraction seule réduirait bientôt l’univers en une masse immobile : à cette loi il a fallu joindre une force projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes. Que Descartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons ; que Newton nous montre la main qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites. »

Suivant les idées cosmogoniques de Laplace, les comètes, à l’origine, n’ont point fait partie de notre système ; elles ne se sont pas formées aux dépens de la matière de l’immense nébuleuse solaire ; il faut les considérer comme de petites nébuleuses errantes que la force attractive du Soleil a déviées de leur route primitive. Celles de ces comètes qui pénétrèrent dans la grande nébulosité à l’époque de sa condensation et de la formation des planètes, tombèrent dans le Soleil en décrivant des spirales et durent, par leur action, écarter plus ou moins les plans des orbites planétaires du plan de l’équateur solaire avec lequel, sans cela, ils auraient coïncidé exactement.

Quant à la lumière zodiacale, cette pierre d’achoppement contre laquelle tant de réveries ont été se briser, elle se compose des parties les plus volatiles de la nébuleuse primitive ; Ces molécules, ne s’étant pas unies aux zones équatoriales successivement abandonnées dans le plan de l’équateur solaire, continuent à circuler aux distances où elles étaient primordialement et avec leur vitesse originaire. L’existence de cette matière extrêmement rare, dans la région qu’occupe la Terre et même seulement dans celle de Vénus, semblait inconciliable avec les lois de la Mécanique ; mais c’était lorsque, en mettant, par la pensée, la matière zodiacale dans la dépendance immédiate et intime de la photosphêre solaire proprement dite, on lui imprimait un mouvement angulaire de rotation égal à celui de cette photosphère, un mouvement à l’aide duquel sa révolution entière n’exigeait que vingt-cinq jours et demi.

Laplace présenta ses conjectures sur la formation du système solaire avec la défiance que doit inspirer tout ce qui n’est pas un résultat du calcul et de l’observation. Peut-être doit-on regretter qu’elles n’aient pas reçu de plus grands développements, surtout en ce qui concerne la division de la matière en anneaux distincts ; peut-être est-il fâcheux que l’illustre auteur ne se soit pas suffisamment expliqué touchant l’état physique primitif, l’état moléculaire de la nébuleuse aux dépens de laquelle se seraient formés le Soleil, les planètes, les satellites de notre système ; peut-être doit-on déplorer, en particulier, que Laplace ait cru pouvoir passer légèrement sur la possibilité, suivant lui évidente, de mouvements de circulation résultant de l’action de simples forces attractives, etc.

Nonobstant ces lacunes, les idées de l’auteur de la Mécanique céleste n’en sont pas moins les seules qui, par leur grandeur, leur cohérence, leur caractère mathématique, puissent être vraiment considérées comme formant une cosmogonie physique ; les seules qui trouvent aujourd’hui un puissant appui dans les résultats des études récentes des astronomes sur les nébulosités de toute grandeur et de toute forme dont le firmament est parsemé.

Dans cette analyse, nous avons cru devoir concentrer toute l’attention sur la Mécanique céleste. Le Système du monde et la Théorie analytique des Probabilités n’exigeraient pas moins de développements.

L’Exposition du Système du monde est la Mécanique céleste, débarrassée de ce grand attirail de formules analytiques par lequel doit indispensablement passer tout astronome qui, suivant l’expression de Platon, désire savoir quels chiffres gouvernent l’univers matériel. C’est dans l’Exposition du Système du monde que les personnes étrangères aux mathématiques puiseront une idée exacte et suffisante de l’esprit des méthodes auxquelles l’astronomie physique est redevable de ses étonnants progrès. Cet ouvrage, écrit avec une noble simplicité, a une exquise propriété d’expression, une correction scrupuleuse, est terminé par un abrégé de l’histoire de l’astronomie, classé aujourd’hui, d’un sentiment unanime, parmi les beaux monuments de la langue française. On a souvent exprimé le regret que César, dans ses immortels Commentaires, se soit borné à raconter ses propres campagnes : les commentaires astronomiques de Laplace remontent jusqu’à l’origine des sociétés. Les travaux entrepris dans tous les âges pour arracher au firmament des vérités nouvelles, s’y trouvent analysés avec justesse, clarté et profondeur : c’est le génie se faisant l’appréciateur impartial du génie. Laplace est toujours resté à la hauteur de cette grande mission ; son ouvrage sera lu avec respect tant que le flambeau de la science jettera quelque lueur.

Le calcul des probabilités, renferme dans de justes bornes, doit intéresser à un égal degré le mathématicien, l’expérimentateur et l’homme d’État. Depuis l’époque, déjà fort ancienne, où Pascal et Fermat en posèrent les premiers principes, il a rendu et rend chaque jour d’éminents services. C’est le calcul des probabilités qui, après avoir réglé les meilleures dispositions des Tables de population et de mortalité, apprend à tirer de tous ces nombres ordinairement si mal interprétés, des conséquences précises et utiles ; c’est le calcul des probabilités qui, seul, peut régler équitablement le taux des primes d’assurances, les mises dans les tontines, les retenues pour les caisses de pensions, les annuités, les escomptes, etc. ; c’est sous ses coups que la loterie et tant de piéges honteux, tendus avec astuce à la cupidité, à l’ignorance, ont définitivement disparu. Laplace a traité ces questions et d’autres beaucoup plus complexes, avec sa supériorité accoutumée. Pour tout dire en un seul mot, la Théorie analytique des Probabilités est digne de l’auteur de la Mécanique céleste.

Un philosophe dont le nom rappelle d’immortelles découvertes, disait à des auditeurs qui se laissaient fasciner par des réputations antiques et consacrées : « Songez, Messieurs, songez bien qu’en matière de science, l’autorité de mille ne vaut pas le plus humble raisonnement d’un seul. » Deux siècles ont passé sur ces paroles de Galilée, sans en affaiblir la valeur, sans en voiler la vérité. Aussi, au lieu d’étaler une longue liste d’admirateurs illustres des trois beaux ouvrages de Laplace, avons-nous préféré, pour ainsi parler, faire toucher du doigt quelques-unes des vérités grandioses que la géométrie y a déposées. Ne portons pas toutefois le rigorisme à l’extrême, et puisque le hasard a fait arriver dans nos mains quelques lettres inédites d’un de ces hommes de génie à qui la nature a donné la rare faculté de saisir du premier coup d’œil les points culminants des objets, qu’il nous soit permis d’en extraire deux ou trois appréciations brèves et caractéristiques, de la Mécanique céleste et du Traité des Probabilités.

Le 27 vendémiaire an x, après avoir reçu un volume de la Mécanique céleste, le général Bonaparte écrivait à Laplace : « Les premiers six mois dont je pourrai disposer, seront employés à lire votre bel ouvrage. » Il nous a paru que ces mots, les premiers six mois, enlèvent à la phrase le caractère d’un remercîment banal, et qu’ils renferment une juste appréciation de l’importance et de la difficulté de la matière.

Le 5 frimaire an xi, la lecture de quelques chapitres du volume que Laplace lui avait dédié, était pour le général « une occasion nouvelle de s’affliger que la force des circonstances l’eût dirigé dans une carrière qui l’éloignait de celle des sciences. »

« Au moins, ajoutait-il, je désire vivement que les générations futures, en lisant la Mécanique céleste, n’oublient pas l’estime et l’amitié que j’ai portées à son auteur. »

Le 17 prairial an xiii, le général, devenu empereur, écrivait de Milan : « La Mécanique céleste me semble appelée à donner un nouvel éclat au siècle où nous vivons. »

Enfin, le 12 août 1812, Napoléon, à qui le Traité du calcul des Probabilités venait d’arriver, écrivait de Witepsk la lettre que nous transcrivons textuellement :

« Il fut un temps où j’aurais lu avec intérêt votre Traité du calcul des Probabilités. Aujourd’hui je dois me borner à vous témoigner la satisfaction que j’éprouve, toutes les fois que je vous vois donner de nouveaux ouvrages qui perfectionnent et étendent la première des sciences et contribuent à l’illustration de la nation. L’avancement, le perfectionnement des mathématiques sont liés à la prospérité de l’État. »

Me voici parvenu au terme de la tâche que je m’étais imposée. On me pardonnera d’avoir exposé avec tant de détails, les principales découvertes dont la philosophie, l’astronomie, la navigation, ont été redevables à nos géomètres.

Il m’a paru qu’en retraçant ce passé glorieux, je montrais à nos contemporains toute l’étendue de leurs devoirs envers le pays. En effet, c’est aux nations surtout à se rappeler ce vieil adage : noblesse oblige !




  1. On nous demanderai peut-être pourquoi nous plaçons Lagrange parmi les géomètres français. Voici en deux mots notre réponse : Celui qui s’appelait Lagrange Tournier, les deux noms les plus français qu’il soit possible d’imaginer ; celui qui avait pour aïeul maternel M. Gros, et pour bisaïeul paternel un officier français, né à Paris, celui qui n’écrivit jamais qu’en français, et fut revêtu dans notre pays de hautes dignités pendant près de trente années, nous semble, quoique né à Turin, devoir être considéré comme Français.
  2. On peut voir sur cet objet de très-beaux Mémoires de Lagrange et de Poisson.