Biographie universelle des musiciens/Résumé philosophique de l’histoire de la musique

Meline, Cans et Compagnie (1p. xxxvii-lvi).
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RÉSUMÉ PHILOSOPHIQUE
de
L’HISTOIRE DE LA MUSIQUE.


[Ornement à insérer]


Moins il y a d’idées positives dans un art, plus il se prête à la transformation. N’étant pas destiné à reproduire par l’imitation certaines sensations connues, il n’y a point de modèle sur quoi il doive se régler ni à quoi on puisse le comparer. Pour se former une opinion de ses produits, on ne peut trouver qu’en lui-même la règle des jugemens qu’on en porte, et c’est le méconnaître que d’en chercher ailleurs. Telle est la musique. Bien différente de la peinture qui donne pour limite à l’imagination de l’artiste l’obligation d’imiter la nature, et de la poésie qui, dans ses fantaisies les plus audacieuses, ne peut être intelligible que par l’analogie de ses pensées avec de certaines idées générales, la musique ne fait jamais d’impression plus profonde que lorsqu’elle ne ressemble absolument à rien de ce qu’on a entendu ; lorsqu’elle crée à la fois et l’idée principale, et les moyens accessoires qui servent à développer celle-ci.

À vrai dire, la musique est un art d’émotion plutôt que de pensée : c’est en cela qu’elle se distingue des autres arts, qui ne remuent le cœur qu’après avoir frappé l’esprit. Or, les émotions peuvent se produire en nous de tant de manières ; elles sont si dissemblables selon les temps, les nations et les individus, qu’on ne saurait assigner de bornes à l’art qui les fait naître, et que non seulement les formes de cet art peuvent varier à l’infini, mais que le principe même sur lequel il repose peut se présenter sous des aspects très différens à des époques et chez des nations diverses.

De là vient que la poésie, la peinture et l’art statuaire ont reproduit depuis l’antiquité jusqu’à nos jours un certain nombre d’idées principales, moins considérable qu’on ne serait tenté de le croire, et sous des formes plus ou moins analogues ; la musique, au contraire, a varié plus de vingt fois radicalement dans sa constitution et dans ses effets ; elle a été soumise à des multitudes de transformations accessoires qui semblaient en faire autant d’art différens.

Les poèmes d’Homère, d’Hésiode, de Théocrite, de Pindare et d’Anacréon ont enfanté toute la poésie de l’antiquité latine, du moyen âge et des temps modernes ; on en trouve quelque chose dans les productions du génie le plus indépendant. Homère et Virgile vivent encore, même dans les poèmes du Dante : les idées créatrices de celui-ci ont développé les idées de Milton. La tragédie d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle se retrouve en partie dans la tragédie moderne ; Shakespeare lui-même, nonobstant l’originalité de ses conceptions, y a puisé des formes et des idées. Les fables de l’Inde et de la Grèce ont inspiré nos fabulistes. Nos bas-reliefs et nos statues ne diffèrent des produits du ciseau de Phidias ou de Praxitèles que par la supériorité de ceux-ci ; et même, à l’art des peintres grecs, les peintres modernes n’ont guère ajouté que la perspective et le coloris, c’est-à-dire, les modifications de la forme.

Mais qu’y a-t-il de commun entre la musique des Grecs, celle des Hindous, des Chinois, des Arabes, la psalmodie harmonique du moyen âge, le contrepoint des maîtres du seizième siècle et l’art de Beethoven, de Weber et de Rossini ? Chez tous ces peuples, à toutes ces époques, l’art semble n’avoir ni le même principe ni la même destination ; l’échelle même des sons, ce qu’en un mot nous appelons la gamme, a été tour à tour constitué de vingt manières diverses ; l’effet de chacune de ces gammes a été de donner à la musique une puissance particulière, et de lui faire produire des impressions qui n’auraient pu être le résultat d’aucune autre gamme. Avec l’une, l’harmonie est non seulement possible, elle est une nécessité ; avec l’autre, il ne peut y avoir que de la mélodie, et cette mélodie ne peut être que d’une certaine espèce. L’une engendre nécessairement la musique calme et religieuse, l’autre donne naissance aux mélodies expressives et passionnées. L’une place les sons à des distances égales d’une facile perception par leur étendue ; dans l’autre, ces distances sont irrationnelles et excessivement rapprochées. Enfin, l’une est essentiellement monotone, c’est-à-dire d’un seul ton ; dans l’autre, le passage d’un ton à un autre s’établit facilement, et la modulation y est inhérente. Chez de certains peuples, le rythme musical est le produit de la langue ; chez d’autres, il est le fruit même de la constitution de la musique.

De ce qui vient d’être dit, il faut conclure que c’est mal connaître l’essence de la musique que d’en faire un art d’imitation, comme certains écrivains, ou de vouloir assigner des limites à ses transformations, erreur commune à beaucoup de musiciens, ou enfin de lui chercher en dehors d’elle-même des règles pour en juger.

De vives discussions se sont élevées à différentes époques sur la prééminence des anciens et des modernes dans la musique, sur la connaissance que les Grecs et les Latins ont pu avoir de l’harmonie, sur les préférences à accorder aux écoles musicales de l’Allemagne, de la France ou de l’Italie, et sur les avantages ou les défauts de certains systèmes. Dans ces disputes, d’assez mauvais raisonnemens ont été faits en faveur des diverses opinions, parce qu’on a voulu comparer des choses qui n’ont point d’analogie, et parce qu’on n’a pas vu que ce qu’on attaquait ou défendait de part et d’autre était produit nécessairement par un principe ; principe qu’il fallait chercher ou dans la constitution primitive de la gamme, ou dans les modifications successives qui y furent introduites, et qui ont fini par en changer la nature. Avant tout, il fallait chercher quelles doivent être les conséquences de telle ou telle échelle mélodique ; quelles sont les affinités et les rapports des sons qui les composent ; enfin, à quelles limites les combinaisons de ces sons s’arrêtent. Alors seulement on aurait pu se faire une idée nette et de l’art particulier appartenant à chacune de ces échelles, et des circonstances qui ont dirigé les artistes dans leurs travaux ; mais personne n’y a songé. De là vient qu’en général on n’a que des notions fausses de la musique et de son histoire.

Convaincu de la vérité que je viens d’énoncer, je vais essayer de ramener cette histoire à son véritable point de vue, et je me propose de faire connaître les causes réelles des diverses transformations que la musique a éprouvées depuis l’antiquité jusqu’à l’époque actuelle. Dans cet aperçu philosophique, je me trouverai sans doute en opposition sur bien des choses avec les opinions de beaucoup d’écrivains ; mais c’est précisément pour cela que j’ai pris la plume.

L’Inde est aujourd’hui reconnue pour une des parties de la terre qui ont été les plus anciennement occupées, et dont les populations ont le mieux conservé l’empreinte de leur origine antique. Les monumens de l’ancienne mythologie de ces peuples se rencontrent à chaque pas, et ceux de leur littérature sacrée nous instruisent de l’état de leurs arts et de leur civilisation jusque dans les temps les plus reculés. L’Inde et la Chine, qui, dans les mœurs et dans les usages ont peu subi l’influence des révolutions, sont donc les deux pays par lesquels je dois commencer l’aperçu philosophique de l’histoire de la musique.

Rien n’est plus difficile que de se former une idée juste d’une musique dont les élémens sont absolument différens de ceux qui servent de base à la musique qu’on a entendue pendant toute sa vie : les musiciens les plus instruits ont beaucoup de peine à se défendre en pareil cas des préjugés de leur oreille. Un exemple prouvera ce que j’avance.

M. Villoteau, ancien artiste de l’Opéra, était du nombre des savans qui suivirent le général Bonaparte dans l’expédition d’Égypte. Sa destination était de recueillir des renseignemens sur la musique des divers peuples de l’Orient qui habitent en cette contrée. Dès sont arrivée au Caire, il prit un maître de musique arabe qui, suivant la coutume de ces musiciens, faisait consister ses leçons à chanter des airs que son élève devait retenir : car, dans ce pays, l’artiste le plus habile est celui qui sait de routine le plus grand nombre de ces airs. M. Villoteau, qui se proposait de rassembler beaucoup de mélodies originales du pays où il se trouvait, se mit à écrire sous la dictée de son maître ; et remarquant, pendant qu’il notait sa musique, que l’instituteur détonnait de temps en temps, il eut soin de corriger toutes les fautes qui lui semblaient être faites par celui-ci. Son travail terminé, il voulut chanter l’air qu’on venait de lui enseigner, mais l’Arabe l’arrêta dès les premières phrases en lui disant qu’il chantait faux. Là-dessus, grande discussion entre le disciple et le maître, chacun assurant que ses intonations sont inattaquables, et ne pouvant entendre l’autre sans se boucher les oreilles. À la fin, M. Villoteau imagina qu’il pouvait y avoir dans cette dispute quelque cause singulière qui méritait d’être examinée ; il se fit apporter un Eoud, espèce de luth dont le manche est divisé suivant les règles de l’échelle musicale des Arabes ; l’inspection de cet instrument lui fit découvrir, à sa grande surprise, que les élémens de la musique qu’il savait et de celle qu’il voulait apprendre étaient absolument différens. Les intervalles des sons ne se ressemblaient pas, et l’éducation du musicien français le rendait aussi inhabile à saisir ceux des chants de l’Arabie qu’à les exécuter. Le temps, une patience à toute épreuve, et des exercices multipliés finirent par modifier les dispositions de son organe musical, et par le rendre apte à comprendre ces gammes étranges qui avaient d’abord blessé son oreille.

Qu’on juge, d’après cette anecdote, de la situation où se trouve un homme qui n’est que médiocrement musicien, à l’audition d’une musique absolument nouvelle pour lui. Quelle que soit l’attention qu’il y prête, il n’en peut saisir les élémens que d’une manière imparfaite. C’est à cette cause qu’il faut attribuer les contradictions et l’obscurité qui règnent dans ce que les voyageurs ont écrit sur la musique des peuples qu’ils ont visités. William Jones, président de la Société Asiatique de Calcutta, et William Ouseley, savans hommes dont les écrits ont contribué puissamment à nous faire connaître l’Orient, ne sont pas à l’abri de tout reproche à cet égard : ils ont étudié avec une louable persévérance les livres originaux qui traitent de la musique des Hindous, et malgré la difficulté de les entendre, ils en ont assez bien compris les choses les plus importantes ; mais lorsqu’il leur fallut appliquer ce qu’il avaient lu à ce qu’ils entendaient faire par les musiciens hindous, leurs idées se brouillèrent, et ils ne purent éviter des contradictions de plusieurs espèces. Ce n’est pas sans peine que je suis parvenu à discerner dans leurs ouvrages le faux et le vrai. Quoiqu’ils aient dit tous deux que les mélodies de l’Inde ne diffèrent de celle de l’Europe que par leur caractère passionné, on verra par la suite que la constitution de l’échelle musicale qui sert de base à ces mélodies n’est pas moins extraordinaire que celle de la gamme des Arabes.

Ainsi que tous les peuples anciens, les Hindous donnent à la musique une origine divine. Selon eux, Brahma lui-même, ou du moins Sereswati, déesse de la parole, ont inventé cet art, et leur fils Nareda a complété leur ouvrage par l’invention du vina, le plus ancien et le plus singulier de tous les instrumens de l’Inde. Bientôt, quatre systèmes de classification des modes de musique furent imaginés ; chaque royaume de l’Inde ancienne eut le sien. Ces systèmes ou matas avaient chacun une tonalité propre qui donnait naissance à des mélodies d’un caractère particulier. Le plus parfait des matas fut inventé par Bhérat, un des sages de l’antiquité.

Les effets merveilleux que les écrivains de la Grèce ont attribués à leur ancienne musique ne sont rien en comparaison de ceux qui étaient produits par les mélodies antiques de l’Inde. Orphée apprivoisait les animaux féroces aux sons de sa lyre, et les chants d’Amphion bâtissaient des murailles ; mais qu’est-ce que cela auprès de la puissance des ragas composés par le dieu Mahedo, et par sa femme Parbutea ? Au milieu d’un beau jour, Mia-tusine, chanteur fameux du temps de l’empereur Akber, chante un de ces ragas destiné à la nuit, et le pouvoir de la musique est si grand que le soleil disparaît et qu’une obscurité environne le palais, aussi loin que le son de la voix peut s’étendre. Une autre de ces mélodies, le raga d’heepuck, possédait la funeste propriété de consumer le musicien qui la chantait. Ce même empereur Akber, dont il vient d’être parlé, ordonna à l’un de ses musiciens, nommé Naik-Gopaul, de lui faire entendre cette mélodie, étant plongé jusqu’au cou dans la rivière Djemnah : le malheureux obéit ; mais à peine eut-il commencé l’air magique, que des flammes s’élancèrent de son corps et le réduisirent en cendres. Un troisième chant, appelé le Mais mulaar raug, avait le pouvoir de faire tomber d’abondantes pluies ; et l’on cite à ce sujet l’histoire d’une jeune fille qui, exerçant un jour sa voix sur ce raga, attira des nuages de toutes parts, et fit tomber sur les moissons de riz du Bengale une pluis douce et rafraîchissante. De pareilles traditions indiquent l’existence très ancienne d’un art chez un peuple.

La doctrine de l’ancienne musique de l’Inde a été exposée dans des livres écrits dans la langue sacrée, dite sanscrit. Quelques-uns de ces livres ont été conservés jusqu’à l’époque actuelle : c’est dans cette source que sir William Jones[1] et M. Ouseley[2] ont puisé les renseignemens qu’ils ont publiés sur la musique des Hindous. Parmi ces ouvrages, il en est deux qui paraissent remonter à la plus haute antiquité. L’un, sous le titre de Ragavibodha (Doctrine des modes musicaux) a été écrit par Soma, qui fut à la fois chanteur, joueur célèbre de vina, poète élégant et théoricien. L’autre est intitulé Sangita Narayana : il fait partie d’une sorte d’encyclopédie connue sous le titre de Devanagari[3]. La doctrine exposée dans ces deux ouvrages n’est pas identique, car leurs auteurs ont mis des différences assez considérables dans le nombre et dans la forme des modes musicaux. Dans le tableau de ces modes que je vais donner, j’ai essayé de les accorder en ce qui concerne les choses les plus importantes.

Tous les anciens livres sur la musique des Hindous divisent cet art en trois parties appelées gana (chant), vadya (percussion) et nitrya (danse). La première renferme tout ce qui est relatif à l’ordre des sons et au rythme ; la seconde comprend l’art de jouer de tous les instruments ; la troisième est relative à la pantomime, à la danse et à l’art théâtral.

Dans la langue sanscrite, le mot raga, que nous traduisons par mode, signifie exactement une passion, une affection de l’ame : c’est pour cela que Bhérat dit que chaque mode est destiné à éveiller une sensation. Suivant les traditions fabuleuses, au temps de Crishna il y avait seize mille de ces modes : Soma assure qu’il est possible d’en former neuf cent soixante variétés dans l’étendue de l’échelle musicale ; mais il réduit ce nombre à trente-un, qui sont ceux dont le caractère particulier est le plus sensible. Dans le Sangita Narayana, le nombre des modes est aussi fixé à trente-un, mais, ainsi que je l’ai dit, ce livre n’est pas toujours d’accord avec Soma sur le nom et la forme de ces modes. M. Paterson, qui a donné une notice sur la gamme ou échelle musicale des Hindous, dans les Mémoires de la Société Asiatique de Calcutta, fixe le nombre des rayas à six, et celui des modes secondaires ou rauginas à trente. On verra par la suite que cette division est en effet la seule qui soit admissible.

Un mode est une certaine disposition des notes ou des sons dont l’échelle musicale est formée. Comme dans la musique des Européens modernes, le nombre de ces sons est fixé à sept : on les nomme sa, ri, ga, ma, pa, dha, ni. Le nom de la première note d’un mode est swara, c’est-à-dire le son par excellence, comme dans notre musique nous disons tonique. La gamme complète d’un mode est appelée swaragrama. Les noms des notes sa, ri, ga, ma, na, aha, ni, sont abrégées de sardja, richabda, gandhora, madhyama, panchama, dhaivata et nichâda.

Les musiciens hindous divisent leur échelle musicale en vingt-deux parties qui correspondent à peu près à des quarts de ton ; ces vingt-deux parties sont disposées de la manière suivante :

sa, ri, ga, ma, pa, dha, ni, sa.
4 3 2 4 4 3 2

Ce tableau nous fait voir une différence importante entre la constitution de l’échelle musicale des Hindous et celle de la gamme des Européens ; car dans la première, l’intervalle est moindre du deuxième son au troisième, et du sixième au septième, que du premier au second, et du cinquième au sixième ; tandis que selon la théorie mathématique, c’est précisément le contraire dans notre gamme Et remarquez que cette différence est si considérable dans la gamme hindoue, que l’oreille d’un homme habitué à notre musique ne pourrait pas en être frappée sans éprouver la sensation la plus pénible. De très légères différences ont lieu dans la justesse absolue des intervalles, eu égard aux affinités variables de la musique européenne, et nous ne les remarquons pas à cause de la petitesse de ces différences ; mais un quart de ton ! Lorsque nous sommes péniblement affectés à l’audition d’un chanteur ou d’un instrumentiste, et que nous nous écrions qu’il chante ou qu’il joue faux, il est bien rare qu’il ait détonné d’un quart de ton. Qu’on juge, d’après cela, de l’effet que produirait sur nous le retour fréquent de l’altération considérable qui se reproduit deux fois dans l’étendue de l’échelle musicale des habitans de l’Inde !

Soma dit que le quart de ton ne peut se rendre d’une manière sensible sur le vina, mais que les différences du nombre des quarts de ton dans les intervalles de l’échelle musicale influent d’une manière très sensible sur le caractère et l’effet de chaque mode Au premier aspect, ces propositions sont contradictoires ; cependant elles n’énoncent rien que de vrai ; car le vina ayant un certain nombre de chevalets sur lesquels les doigts appuient sur les cordes pour varier les intonations, le quart de ton isolé ne peut pas plus s’y faire sentir que sur le manche d’une guitare où le doigt de l’artiste prendrait diverses positions dans l’intérieur d’une case : tous les instruments à touches fixes sont dans le même cas. Mais il n’en est pas moins vrai que les cordes du vina étant accordées d’après la théorie exposée ci-dessus, la différence du nombre des quarts de ton dans la composition des intervalles doit en effet imprimer à chaque mode un caractère particulier.

Les six ragas ou modes principaux appelés par Soma bhairava, malava, sriraga, hindola, dipaca et megha, ne sont pas présentés exactement de la même manière dans le Sangita Narayana. À les considérer avec attention, on ne trouve pas dans tous une différence sensible, et d’autres modes, qui ne sont pas présentés comme principaux par les écrivains hindous, s’offrent cependant à nous sous des formes peu analogues à ceux-ci. Guidé par d’autres principes que les auteurs anglais qui ont essayé de nous faire connaître ces modes, je vais les donner ici dans l’ordre de leurs caractères distinctifs de tonalité. La traduction des syllabes de la musique de l’Inde que je présenterai en notes de la musique moderne, n’est ni ne saurait être d’une exactitude rigoureuse, car il n’est aucun signe dans notre notation qui puisse exprimer des intervalles de trois quarts de ton ; ces signes existassent-ils, nous n’en pourrions tirer aucun avantage, de pareils intervalles étant absolument étrangers aux habitudes de notre sens musical. Ce n’est donc que comme une approximation que je donne la traduction des gammes indiennes.

Les sons qui ont le plus d’analogie avec les notes de la musique des Hindous appelées sa, ri, ga, ma, pa, dha, ni, sont ceux que nous appelons la, si, ut, ré, mi, fa, sol. Ces notes se disposent de la manière suivante dans le mode bhairava :

dha, ni, sa, ri, ga, ma, pa.
fa, sol, la, si, ut, re, mi.

Les syllabes écrites en caractères italiques sont des notes variables dans leur intonation : le chanteur les élève ou abaisse un peu selon le caractère du chant, pour donner une certaine grace à sa mélodie. C’est un effet original qui ne se rencontre que dans la constitution des modes indiens.

Le mode bhairava est, comme on vient de le voir, fondé sur une gamme de fa dont le si serait bécarre. Une pareille gamme est absolument contraire à toutes nos habitudes mélodiques et harmoniques ; car le demi ton que nous avons besoin d’entendre entre la troisième et la quatrième note de toute gamme majeure ne s’y trouve pas, et la note pa, c’est-à-dire la cinquième qui, dans toute gamme européenne, est une note d’aplomb sur laquelle se font les repos de mélodie et d’harmonie, est variable dans le mode bhairava, ou tantôt élevée, tantôt baissée. Remarquons encore que pour compléter la gamme il faudrait répéter dha à l’octave ; or, il n’y aurait point alors de note sensible à cette gamme ; car, suivant la distribution des vingt-deux srutis ou quarts de ton dans l’échelle musicale, il y a quatre quarts de ton entre pa et dha.

Le mode sriraga semble au premier abord avoir plus d’analogie avec notre échelle, car il se présente sous l’aspect d’une gamme du ton d’ut commençant par la cinquième note, ainsi qu’on peut le voir ici :

ni, sa, ri, ga, ma, pa, dha.
sol, la, si, ut, re, mi, fa.

Mais cette ressemblance disparaît bientôt lorsqu’on remarque qu’il y a dans ce mode quatre notes (sol, si, ut, fa) qui sont variables et qui peuvent être alternativement élevées ou abaissées d’un sruti ou quart de ton, suivant le caractère de la mélodie. Le mode malava, qui est composé des mêmes notes, a plus de ressemblance avec notre musique, n’y ayant qu’une seule note, ga ou ut, qui varie d’un quart de ton.

Le mode hindola offre une bizarrerie qui se reproduit dans le cinquième mode principal, et dans plusieurs modes secondaires : cette bizarrerie consiste à n’avoir que cinq notes au lieu de sept. En voici la disposition :

ma, x dha, ni, sa, x ga.
re, x fa, sol, la, x ut.

Ici, comme on le voit, il n’y a pas de son mobile, mais dans le mode dipaca, qui est le cinquième principal, il y a une note supprimée et deux variables. Voici sa gamme :

ra, x ma, pa, dha, ni, sa.
si, x re, mi, fa, sol, la.

Le plus bizarre de tous ces modes à notes supprimées et variables est le mode secondaire mellari, qui est le trente-troisième. Telle en est la disposition qu’il serait à peu près impossible à une intelligence musicale de l’Europe de comprendre la formation d’une mélodie avec les élémens qu’il renferme. Ce mode est trop curieux pour que je n’en donne pas ici la gamme :

dha, x sa, ri, x ma, pa.
fa, x la, si, x re, mi.

Le sixième et dernier mode principal, Megha, manque dans le livre de Soma, mais il se trouve dans le Narayana. C’est la gamme de fa avec le si bécarre, comme le mode bhairava, mais sans note variable. L’examen du système de musique des Chinois me fournira l’occasion de revenir sur cette gamme singulière.

Mon intention n’est pas d’analyser ici les trente modes secondaires appelés raciginas : ce soin serait inutile pour le but que je veux atteindre, et ne pourrait que faire naître l’ennui chez le lecteur. Il me suffira de dire que leur examen ne fait pas découvrir ce qui leur a fait donner le nom de modes secondaires, car leurs formes sont aussi originales, aussi significatives que celles des modes principaux. Plusieurs offrent à la vérité des gammes semblables en apparence ; ainsi, suivant la nomenclature de Soma, les modes varati, bhairavi, saindhavi, bengali, malavasri, dhanyasi, vasanti, gonstaizi, romaeri, lelità, cambodi, nettà, zaccà, et désacri, semblent être tous des gammes du ton de la mineur sans note sensible (sol dièse), à l’exception des intervalles de trois quarts de ton qui n’existent pas dans notre musique ; mais un léger examen fait voir que toutes ces gammes diffèrent entre elles par quelque suppression de note ou par la mutation des sons variables ; en sorte que l’effet de l’une est absolument différent de l’effet d’une autre.

Bien que les noms des trente-six modes soient semblables dans le livre de Soma, dans le Sangita Narayana, et dans l’ouvrage d’un écrivain nommé Myrzakhan, néanmoins les formes de ces modes sont très différentes chez ces divers auteurs ; plusieurs gammes de Soma qui ont de l’analogie avec nos gammes mineures, sont majeures dans le Sangita Narayana, et les notes variables sont disposées d’une autre manière ; ce qui augmente beaucoup le nombre des modes.

Certes, si je me sui fait comprendre dans l’exposé que je viens de faire des élémens de la musique des Hindous, le lecteur doit avoir acquis comme moi la conviction qu’un art semblable est tout différent de celui qui chez nous porte le même nom ; qu’en un mot, c’est un autre art. Chez nous la tonalité est tout uniforme, toute régulière : nous n’avons que deux modes, l’un majeur, l’autre mineur : toutes les gammes majeures sont faites sur le même modèle ; toutes les mineures se ressemblent. Dans la musique des Hindous au contraire, les modes, ou si l’on veut, les gammes, sont en grand nombre, et toutes sont différentes par quelque endroit. Enfin nous n’avons que deux intervalles simples d’un son à un autre : ce sont le demi-ton et le ton ; les Hindous en ont un troisième (le trois-quarts-de-ton), dont il nous est impossible de comprendre l’emploi systématique.

Que penser, d’après cela des assertions de William Jones et de M. Ouseley, qui vantent la douceur des mélodies de l’Inde, et qui parlent à plusieurs reprises de l’effet agréable de ces mélodies sur leur oreille ? Sir W. Jones assure qu’il n’a point aperçu de différence sensible entre la tonalité des modes Hindous et celle de la musique européenne ; il cite à ce sujet le témoignage d’un allemand, professeur de musique établi dans l’Inde, qui, ayant accompagné un joueur de vina sur son violon, n’avait pas eu de peine à s’accorder avec lui, et celui d’un Anglais, nommé M. Shore, dont le clavecin avait très bien accompagné la voix d’un chanteur hindou, dans un mode majeur. Il me semble que ces faits ne peuvent s’expliquer que par une altération lente et progressive de l’ancienne conformation des modes de l’ancienne musique indienne. Les communications entre l’Inde et la Perse remontent à l’antiquité ; elles ont pu exercer quelque influence sur l’altération des modes hindous. Dans le conte persan intitulé les quatre Derviches, il est question d’un concert où quatre musiciens sont représentés jouant des préludes sur divers instrumens de musique, dans des modes principaux appelés perdahs, dans des modes moyens (skobahs), et dans des modes secondaires (guskhahs), puis chantant une chanson de Hafiz dans le percha ou mode authentique rast qui est en effet un des modes principaux de la musique des Persans et des Arabes). W. Jones nous apprend qu’un musicien de l’hindoustani, nommé Amin, qui a écrit sur son art, fixe à une époque antérieure au règne de Parriz l’introduction des sept modes principaux de la musique des Persans dans l’Inde. Il fait aussi remarquer que le nom hijeja donné à un mode, dans un livre sanscrit, n’est pas indien, mais persan, et que ce n’est qu’une corruption de hijaz. Il y a donc lieu de croire que l’ancien système de tonalité de la musique des Hindous aura commencé à s’altérer après l’introduction des modes de la musique persane dans l’Inde. D’ailleurs, depuis le seizième siècle, les communications ont été fréquentes entre les habitans de ce pays et les Européens. Les Portugais, les Hollandais, les Français et les Anglais, qui, tour à tour y ont eu des établissemens, y ont exercé une domination plus ou moins étendue ; il y ont introduit leur musique, et pendant trois cents ans ont porté des atteintes plus ou moins grave à l’organisation musicale des Hindous et à l’ancien système de leur tonalité ; en sorte qu’il est vraisemblable que les signes caractéristiques de cette tonalité se sont insensiblement altérés, affaiblis, et ont fini par ne laisser que peu d’analogie entre la musique des Hindous de l’époque actuelle et celle de l’antiquité. S’il en était autrement, si l’accord du vina était autrefois ce qu’il est aujourd’hui, la théorie exposée par Soma et par les autres anciens musiciens serait dépourvue de sens : on ne pourrait la considérer que comme un rêve. Au reste, je ne pense pas que la similitude entre la tonalité actuelle de la musique des Hindous, et celle de la musique européenne soit telle que le dit l’écrivain anglais, et je crois qu’un examen approfondi y ferait encore découvrir d’assez grandes différences.

W. Jones nous a appris lui-même à nous mettre en garde contre ses opinions relatives à la tonalité de la musique des Hindous, par la traduction qu’il a donné en notation européenne d’un air tiré du livre de Soma. De son aveu cet air est dans le mode hindola, qui a quelque analogie avec notre ton de la mineur, sauf la troisième note qui tient le milieu entre ut bécarre et ut dièse, à un quart de ton de distance, et avec la singulière suppression de la deuxième et de la cinquième note, c’est-à-dire de si et de mi. Jones avoue que ces suppressions doivent être faites dans le mode hindola. Cependant, dans la traduction, il supplée à ces notes qui manquent dans l’original, et il écrit l’air en la majeur, avouant toutefois que, pour se conformer à l’expression langoureuse des paroles, on pourrait l’écrire dans le mode mineur. On peut voir à la planche 1re de musique, à la suite de ce résumé, fig. 1, cet air défiguré par W. Jones[4] ; la fig. 2 représente ce même air dans sa forme réelle. Il pourra donner une idée assez juste de l’ancienne musique des Hindous, à l’exception des intervalles altérés d’un quart de ton, dont il est impossible que nous ayons d’autres notions que celle d’un son faux.

Croyons donc Paterson lorsqu’il dit, dans son Mémoire sur l’échelle musicale des Hindous, qu’il y a une difficulté à peu près insurmontable à noter dans notre musique les raugs et rangines (mélodies), parce que notre système ne fournit pas de signes qui puissent exprimer certains intervalles.

En dépit des impressions désagréables que font sur notre oreille les anciennes gammes de la musique de l’Inde, et les mélodies qui en sont le produit, nous pouvons comprendre qu’il y a dans tout cela un principe particulier d’art qui mérite toute notre attention : ce principe est celui d’une expression passionnée qui a besoin d’une multitude d’accens pour tous les genres d’affections. C’est ce que les musiciens hindous ont très bien compris quand ils ont dit que chaque mode est l’expression d’une passion. Toutes ces formes de gammes, ces trois sortes d’intervalles simples, ces sons variables, Cees notes supprimées, étaient autant d’élémens divers d’une langue passionnée qui se multipliaient les uns par les autres. Dans une telle musique, les rapports rationnels des sons étaient nuls ; mais les accens expressifs étaient abondans ; avantage qui devait l’emporter sur toute autre considération chez un peuple fanatique et voluptueux. Gardons-nous donc de comparer cette musique à la nôtre, pour en apprécier les qualités ou les défauts : considérons-la en elle-même, et nous serons convaincus que des hommes étrangers par leur éducation au sentiment de ces rapports exacts, ne pouvaient en comprendre la nécessité, émus qu’ils étaient d’une sensibilité musicale autre que la nôtre.

Faut-il que je dise que des gammes semblables à celles de la musique des Hindous sont absolument inharmoniques ? Non sans doute ; mes lecteurs l’ont déjà deviné. Quels accords pourraient résulter des intervalles bizarres qu’on y rencontre ? Quels enchaînemens d’harmonie pourraient se faire dans ces gammes, privées souvent d’une partie de leurs notes naturelles et altérées dans d’autres ? On conçoit que rien de tout cela n’est possible avec de semblables élémens. Ne nous étonnons donc pas de voir Jones, Ouseley et les autres écrivains qui ont traité de la musique des Hindous, déclarer qu’ils n’ont rien entendu dans l’Inde qui ressemblât à de l’harmonie : cette circonstance seule me confirmerait dans l’opinion où je suis que les anciens modes hindous ne sont pas encore entièrement perdus. Les chanteurs s’accompagnent, il est vrai, avec le vina ; mais cet instrument ne leur sert que pour jouer des ritournelles ou pour charger la mélodie d’ornemens.

On trouve dans l’Inde le plus ancien exemple de notation musicale qui existe vraisemblablement aujourd’hui. Cinq notes de l’échelle des sons y sont représentées par les consonnes du nom de ces notes ; les deux autres le sont par les voyelles brèves a et i. La substitution de voyelles longues aux brèves double la valeur de chaque note ; d’autres signes particuliers servent à représenter des valeurs plus longues encore. Les octaves inférieures ou supérieures de l’échelle, la liaison des notes, l’accélération du mouvement, les agrémens de l’exécution, et le doigté du vina, s’expriment par des petits cercles, des ellipses, des lignes courbes ou droites, horizontales ou verticales, placés de diverses manières. La fin d’un chant est marquée par une fleur de lotos. À l’égard de la mesure et du rhythme, on les détermine par la prosodie poétique. En général la mesure diffère peu de celle de la musique européenne ; il n’en est pas de même du rythme ; celui-ci est soumis à des inégalités qui donnent aux mélodies de l’Inde un caractère original.

La Chine est, après l’Inde, le plus où se trouvent les plus anciennes traditions et les plus vieux monumens des arts et des sciences. Nous connaissons peu la musique des Chinois ; ce que nous en ont appris les missionnaires est insuffisant. Toutefois, le peu de notions que nous en avons acquises nous démontrent que cet art a été fait sur d’autres principes que les nôtres par ce peuple singulier. Nous avons à cet égard le témoignage des Chinois eux-mêmes. Lorsque le P. Amiot leur faisait entendre sur le clavecin et sur la flûte les plus beaux morceaux de la musique de son temps, il remarquait sur la physionomie des hommes les plus éclairés un air d’ennui et de distraction : il ne tarda point à acquérir la preuve que cette musique n’avait en effet aucun charme pour des oreilles chinoises. « Les airs de notre musique, lui dit un lettré, passent de l’oreille au cœur. Nous les sentons, nous les comprenons ; ceux que vous venez de jouer ne font pas sur nous cet effet. Les airs de notre ancienne musique était bien autre chose encore : il suffisait de les entendre pour être ravi de plaisir. Tous nos livres en font un éloge pompeux ; mais ils nous apprennent en même temps que nous avons beaucoup perdu de l’excellente méthode qu’employaient nos ancêtres pour opérer de si merveilleux effets. » Lors de l’ambassade de lord Macartney à la Chine, on lui tint à peu près le même langage après avoir entendu ses musiciens.

On voit que c’est partout le même système : partout l’art est représenté comme ayant opéré des miracles dans l’antiquité, et comme ayant dégénéré ensuite. Le jésuite Amiot ne pouvait juger que des sensations produites en lui par la musique des Chinois modernes, et cette musique n’était pas de nature à lui plaire. Il avait espéré convaincre les Chinois de la supériorité de celle qu’il apportait de l’Europe, et il ne réussit pas plus à opérer leur conversion à cet égard que les Chinois à lui faire aimer leurs mélodies. Chacun resta dans l’opinion qu’il tenait de l’éducation de ses organes.

Il faut rendre justice au missionnaire : il ne négligea rien pour s’instruire de cet art si nouveau pour lui, et il se mit à lire les livres qui traitent de la musique ancienne et moderne des Chinois. Ces livres sont au nombre de soixante-neuf, à quoi il faut ajouter quelques ouvrages qu’Amiot n’a pas connus ou dont il ne parle pas ; entre autres l’encyclopédie littéraire de la Chine, écrite par Ma-Touan-lin en 1319, où tout ce qui est relatif à la musique est traité dans la quinzième section, divisée en quinze livres. Malheureusement l’esprit philosophique manquait au bon jésuite, et ses connaissances dans la théorie de l’art n’étaient pas assez profondes pour le travail qu’il avait entrepris. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’il ait bien entendu ce qu’il a lu dans les livres chinois, et il y a lieu de douter qu’il ait lu en effet tous ceux qu’il cite. Quoi qu’il en soit, il envoya d’abord en France la traduction d’un ancien ouvrage de Ly-choang-ty sur la musique, puis il fournit un long mémoire sur le même sujet. Le premier de ces ouvrages paraît être perdu ; le second a été publié dans la collection des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, etc., des Chinois, par les missionnaires de Peking : il en forme le sixième volume. J’en ai tiré ce que je vais dire de la musique de ce peuple, ne conservant des fastidieuses dissertations d’Amiot que ce qui est incontestable et de quelque importance.

Chez tous les peuples de l’antiquité, la musique a été en honneur à cause de son effet moral ; de là vient que la plupart des législateurs l’ont considérée comme un élément de gouvernement. Cette idée se retrouve dans l’Inde, à la Chine, en Égypte et dans la Grèce. Les Chinois l’ont conservée par tradition. Cette tradition dit : La connaissance des tons et des sons est intimement unie à la science du gouvernement, et celui qui comprend la musique est capable de gouverner[5]. « En effet (dit Ma-touan-lin), la bonne et la mauvaise musique ont une certaine relation à l’ordre et au désordre qui règnent dans l’état. Les trois premières dynasties régnèrent pendant une longue suite d’années, elles firent beaucoup de bien au peuple et le peuple exprima son contentement par la musique. » Le même écrivain dit dans un autre endroit : « L’histoire rapport que lorsque l’empereur des Soui, durant les années K’hai houang (de 581 à 600 de l’ère chrétienne), régla ce qui concernait la musique, il consulta deux sages, Ho-Soui et Wan-pao-tchong, sur ce qu’il convenait de faire ; le sentiment de Ho-Soui fut suivi et celui de Wan-pao-tchong rejeté. Ce dernier, la première fois qu’il entendit la nouvelle musique, s’écria, les larmes aux yeux, que les airs et les sons (les intervalles) étaient efféminés, dépourvus d’harmonie et dignes de mépris, et il prédit que l’empire tomberait bientôt. Mais doit-on dire que si le système de Wan-pao-tchong avait été adopté, la dynastie des Soui aurait été conservée ? certainement non ; mais nous pouvons présumer que, quoique Wan-pao-tchong ne fût pas capable de composer un morceau de musique qui pût sauver les Soui de leur ruine, cependant il avait assez de pénétration pour conjecturer, d’après le genre de musique qu’ils adoptaient, leur chute prochaine, et sous ce rapport, on ne peut lui refuser une intelligence supérieure et miraculeuse qui surpassait celle des autres hommes. »

Ces idées de l’effet moral de la musique et de son influence sur la situation politique des états sont à peu près celles que Platon a exprimées dans sa république et dans plusieurs autres ouvrages : elles sont plus raisonnables qu’on ne le croit communément. Platon, ainsi que les philosophes les plus célèbres de la Chine, considérait la simplicité des mœurs et le calme des passions comme le fondement le plus solide du maintien de la constitution et de la tranquillité d’un royaume ou d’une république : or, il est de certains systèmes de tonalité dans la musique qui ont un caractère calme et religieux et qui donnent naissance à des mélodies douces et dépouillées de passion, comme il en est qui ont pour résultat nécessaire l’expression vive et passionnée, ainsi que je le ferai voir en avançant dans ce résumé philosophique de l’histoire de la musique. À l’audition de la musique d’un peuple, il est donc facile de juger de son état moral, de ses passions, de ses dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, et enfin de la pureté de ses mœurs ou de ses penchans à la mollesse. Quoi qu’on fasse, on ne donnera jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité austère et sans l’harmonie consonante du plain-chant ; il n’y aura d’expression passionnée et dramatique possible qu’avec une tonalité susceptible de beaucoup de modulations, comme celle de la musique moderne ; enfin, il n’y aura d’accens langoureux, tendres, mous, efféminés, qu’avec une échelle divisée par de petits intervalles, comme les gammes des habitans de la Perse et de l’Arabie, ou avec des multitudes d’intervalles inégaux comme les modes des Hindous. L’inspection de la musique d’un peuple peut donc donner une idée assez juste de son état moral, et Platon et les philosophes chinois n’ont pas été à cet égard dans une erreur aussi grande qu’on pourrait le croire ; seulement ils se sont trompés en ce qu’ils ont considéré comme la cause ce qui n’est originairement que l’effet.

Le merveilleux ne manque jamais dans l’histoire des arts chez les peuples anciens ; les Chinois en ont mis dans l’origine de leur système de musique. Hoang-ty, disent-ils, venait de conquérir l’empire (2776 ans avant l’ère chrétienne) et de mettre sous le joug tous ceux qui s’étaient rangés sous les étendards de son compétiteur Tché-yeou. N’ayant plus d’ennemis à combattre, il s’appliqua à rendre ses sujets heureux. Ce fut vers ce temps qu’il donna ordre à Lyng-lun, l’un des principaux personnages de sa cour, de travailler à régler la musique. Lyng-lun se transporta dans le pays de Si-joung, dont la position est au nord-ouest de la Chine. Là est une haute montagne où croissent de beaux bambous. Chaque bambou est partagé dans sa longueur par plusieurs nœuds qui, séparés les uns des autres, forment un tuyau particulier. Lyng-lun prit un de ces tuyaux, le coupa entre deux nœuds, en ota la moelle, souffla dans le tuyau, et il en sortit un son qui n’était ni plus haut ni plus bas que le ton qu’il prenait lui-même lorsqu’il parlait, sans être affecté d’aucune passion[6]. Non loin de l’endroit où Lyng-lun se trouvait, la source du fleuve Hoang-ho, sortant de la terre en bouillonnant, faisait aussi entendre un son ; or il se trouva que, par un hasard merveilleux, ce sont était précisément à l’unisson de celui que Lyng-lun avait tiré de son tuyau.

Le miracle ne s’arrête pas là, car un Foung-hoang (oiseau qui s’est perdu à la Chine, comme le phénix chez d’autres peuples) vint, accompagné de sa femelle, se percher sur un arbre voisin. Là, le mâle fit entendre des sons dont le plus grave était aussi à l’unisson de celui du tuyau de Lyng-lun et du fleuve Hoang-ho ; successivement il produisit plusieurs autres sons qui formaient entre eux six demi-tons parfaits ; et sa femelle chanta à son tour six demi-tons imparfaits. Lyng-lun n’eut pas plus tôt entendu cette merveille qu’il coupa douze tuyaux (les Chinois ont oublié qu’il en fallait treize) à l’unisson des douze demi-tons fournis par la voix des Foung-hoang, et ravi de sa découverte, il porta ces tuyaux à l’empereur, qui ordonna que les douze demi-tons trouvés d’une manière si miraculeuse seraient la règle de l’échelle musicale. On donna à ces notes de la gamme le nom de lu.

Tous les chefs de dynastie qui se succédèrent à la Chine donnèrent des soins à la musique de leur empire ; mais, suivant les historiens du pays, il y en eut qui, au lieu de contribuer à sa perfection, en altérèrent les principes. Après l’extinction des Hans, des guerres continuelles désolèrent l’empire, et les mœurs des Tartares vinrent se mêler à celles des Chinois. Le pays, divisé en petites souverainetés, ne conserva pas un système de musique uniforme. L’extinction d’une multitude de petites dynasties, et la réunion de toutes les parties de la Chine sous la race des Tang, dans l’année 618 de l’ère chrétienne, firent renaître les règles découvertes par Lyng-lun. Parmi les lettrés qui s’appliquèrent à débrouiller le chaos de l’antiquité, deux savans, Sou-sieou-sun et Tchang-ouen-cheou, s’occupèrent de musique. Ils donnèrent par extrait ce qu’il y avait de meilleur dans les ouvrages des auteurs qui les avaient précédés, et en particulier dans ceux de King-fang, qui vivait vers l’an 58 de l’ère vulgaire, et de Lin-tcheou-kieou, contemporain et ami de Confucius.

Cinq dynasties régnèrent après les Tang dans le court espace de temps compris entre les années 907 et 860. Alors la Chine redevint guerrière, et la musique fut négligée comme les autres arts, ou du moins altérée dans son système fondamental. Les empereurs de la famille des Soung vinrent ensuite réparer les désastres de ces temps de malheur, et s’appliquèrent à rendre à la musique son ancien éclat. Il paraît que depuis lors le système de la gamme n’a plus changé et que l’art a été rétabli dans ses anciens principes.

Le résultat de la conservation perpétuelle d’un système de tonalité ou de la forme de la gamme est l’impossibilité absolue de progrès dans l’art : de là vient que la musique des peuples orientaux, et en particulier des Chinois, est restée à peu près stationnaire depuis bien des siècles, sauf quelques légères modifications qu’il serait assez difficile d’apprécier aujourd’hui. Quant aux regrets exprimés par les philosophes et les lettrés de la Chine sur la perte de la musique ancienne et des miracles qu’elle opérait, il ne faut y voir que cet amour du merveilleux qui existe chez tous les peuples et qui fait croire aveuglément aux choses surnaturelles. Dans la forme de la gamme ou de l’échelle mélodique de la musique chinoise, il n’y a point de variété possible : il y a donc lieu de croire que cette musique est aujourd’hui peu différente de ce qu’elle était autrefois. Il est bien vrai que dans la traduction que M. Klaproth a donnée d’un passage de la préface du livre de Ma-touan-lin, il est dit : « Je parlerai des six mesures, et je finirai par ce qui appartient aux huit tons. Je distinguerai dans chacune de ses particularité le mode Ya ou du grand (c’est-à-dire le mode chinois), le Hou, ou mode étranger, et le Sou ou mode vulgaire ; » mais il n’est pas certain que ces huit tons dont parle l’auteur ne sont pas les huit sons de la gamme complète, car on sait que la plupart des littérateurs écrivent ton pour son lorsqu’il s’agit d’une note quelconque de la gamme. Il y a lieu de croire que dans ce passage le mot ton a été pris dans cette acception, car le P. Amiot dit positivement (Mém. p. 157) que, suivant les Chinois, le ton est un son modifié qui a quelque durée.

La gamme, l’unique gamme de la musique des Chinois est composée de sept sons, auxquels on donne les noms de koung, chang, kio, pien-tché, tché, yu, pieu-koung ; ces noms de notes correspondent aux notes d’une gamme du ton de fa dont le si serait bécarre, comme on le voit dans ce tableau :

koung, chang, kio, pien-tché, tché, yu, pien-koung
fa, sol, la si, ut, ré, mi.

Les mots pien-tché et pien-koung indiquent, comme on vient de le voir les deux demi-tons de la gamme ; leur traduction exacte est : qui se résout sur tché, qui se résout sur koung. Il suit de là que ces deux notes sont nécessairement des notes appellatives d’autres notes supérieures, et qu’elles répondent à ce que nous appelons dans notre musique des notes sensibles.

Telle est la force d’appellation de ces notes dans la musique chinoise, que pien-tché et pien-koung ne sont jamais suivies d’autres notes inférieures. En cela, la gamme de la Chine diffère donc essentiellement de la gamme européenne, puisque celle-ci n’a qu’une note sensible, tandis qu’elle en a deux.

Mais ce n’est pas la seule différence qui existe entre cette gamme et la nôtre ; il en est une autre bien plus remarquable dans la distance du troisième son au quatrième, qui, au lieu d’être d’un demi ton, est d’un ton entier, en sorte qu’il n’y a qu’un demi-ton entre la quatrième et la cinquième note. La forme de cette gamme donne à la musique des Chinois un caractère étrange à notre oreille. Cette forme se retrouve dans l’ancienne gamme majeure des mélodies écossaises. Burney a fort bien remarqué cette similitude[7], et le docteur Lind, qui a résidé long-temps à la Chine, affirme que tous les airs qu’il y a entendus ressemblent aux vieilles mélodies écossaises. Il faut cependant remarquer que les Écossais ont aussi une gamme mineure, et que les Chinois ne paraissent point connaître ce mode musical ; il est du moins certain que le P. Amiot ne dit rien de l’existence d’un mode semblable dans la musique chinoise.

Souvent les deux demi-tons pien-tché et pien-koung sont entièrement supprimés ; dans ce cas, la gamme des mélodies n’est composée que de cinq notes fa, sol, la, ut, ré, ce qui leur donne un caractère étrange. Il y a des insrtumens qui n’ont que ces cinq notes.

Il est encore un point par où le système musical des Chinois diffère du système européen ; cette différence consiste dans la division de leur échelle

  1. On the musical modes of the Hindus (in Asiatic researches, tom. 3, pag. 55, édit. de Londres.
  2. Oriental Collections, Londres 1797, in-4o.
  3. Outre ces deux ouvrages, le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de M. Jones fait encore connaître les titres de quelques autres qui ont la musique des Hindous pour objet. Ce sont : 1o Raga Darpana, traduit du sanscrit en persan ; 2o Patriataka, en sanscrit ; 3o Hazar Dhurpæd, traité de la musique vocale ; 4o Shams-al-aswat (la mer des tons). Voyez W. Jones, Works, tom. 6, pag. 449, Londres, 1799.
  4. Malgré ses efforts, sir W. Jones n’a pu donner à la mélodie dont il s’agit le caractère de la tonalité de notre ton de la majeur ; car dans cette même mélodie, le rapport de sol dièse à re, qui se fait sentir partout, établit l’idée de la gamme des Chinois, dont il sera parlé plus loin, c’est-à-dire, d’une gamme dont la quatrième note est plus élevée d’un demi ton qu’elle ne l’est dans notre gamme majeure.
  5. V. la notice de M. Klaproth sur l’Encyclopédie littéraire de la Chine, par Ma-touan-lin, intitulée : Wen hian thong K’hao, Paris, imprimerie royale, 1831, in-8o de 70 p. V. aussi la Revue musicale, t. 12, p. 316 et suiv.
  6. Tout est surnaturel dans cette histoire, car en vain soufflerait-on dans un tuyau de bambou ouvert aux deux bouts ; il n’en sortirait que du vent au lieu de son. Un tuyau de cette espèce ne résonne que lorsqu’une de ses extrémités, taillée en biseau, est bouchée en partie.
  7. A general history of music, t. 1, p. 31.