Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/SAY (Jean-Baptiste)

Collectif
A. Thoisnier Desplaces (Tome 38p. 176-182).

SAY (Jean-Baptiste), économiste célèbre, naquit à Lyon, le 3 janvier 1737, d’une famille de réfugiés protestants. Il était l’aîné de trois garçons. Son père, négociant honorable, lui fit donner une éducation solide et l’envoya en Angleterre pour y apprendre la langue anglaise et acquérir la connaissance des affaires commerciales. Ce fut alors qu’une circonstance, en apparence futile, produisit sur son esprit une impression profonde et détermina peut-être son goût pour l’étude de l’économie politique. À l’époque où il était en pension dans un village près de Londres l’impôt des portes et fenêtres très rigoureux en Angleterre venait d’être voté. Le jeune Say occupait une petite chambre éclairée par deux fenêtres : son maître trouva tout simple d’en faire condamner une pour échapper à la taxe : « Me voilà donc privé d’une fenêtre sans que le trésor en soit plus riche, se dit tout bas le jeune économiste ; à quoi servira donc cet impôt ? » Et trente ans plus tard, il publia, dans son Cours complet d’économie politique, le chapitre curieux des Impôts qui ne apportent rien au fisc. En revenant d’Angleterre, J.-B. Say fut placé en qualité de commis dans une maison de banque. Il attribuait lui-même aux habitudes d’ordre qu’il avait contractées dans cet austère noviciat la rectitude de jugement et les tendances positives de son esprit. Il n’estimait l’aisance qu’il eut toujours et la fortune qu’il n’eut jamais qu’en raison de l’indépendance qu’elles peuvent assurer à l’esprit et quelquefois au caractère. « On voit, écrivait-il vers la fin de sa vie, beaucoup de personnes qui ont trop de respect pour l’argent et cela dégoûte. On en voit aussi qui en ont trop peu et elles tombent dans la misère. Que n’a-t-on pour l’argent tout le respect qu’il mérite et rien de plus ? » J.-B. Say entra bientôt dans les bureaux d’une compagnie d’assurances dirigée par Clavière, qui fut depuis ministre des finances. Clavière lui ayant prêté un exemplaire de l’Essai sur la richesse des nations, le jeune commis, saisi d’admiration pour le génie d’Adam Smith, se hâta d’acheter l’ouvrage et ne s’en sépara plus. Il était alors âgé de vingt-quatre ans, et son premier début littéraire fut une brochure sur la liberté de la presse (1789, in-8o). Elle n’était pas très-bonne, et, quoiqu’il eût pu s’en consoler beaucoup plus tard en lisant celles de notre temps, il ne se pardonna jamais l’enflure et le mauvais goût qui déparaient ce premier essai. Mirabeau l’employa quelque temps après à la rédaction du Courrier de Provence, ce qui le lia d’amitié avec les principaux écrivains de l’époque, et lorsqu’en 1792 l’invasion de la Champagne appela la France aux combats, ils partirent presque tous organisés en compagnie des arts. À peine arrive de l’armée, J.-B. Say épousa, le 25 mai 1793, mademoiselle Deloches, fille d’un ancien avocat aux conseils, et cette union si bien assortie, qui devait durer près de quarante ans fixa définitivement le jeune écrivain à Paris. Les catastrophes financières de l’époque avaient détruit la fortune de son père et ne lui permettaient guère de tenter la sienne dans le commerce. Il se voua dès lors sans réserve au culte des sciences et des lettres non moins profané un moment que tous les autres cultes. Il fonda en 1794 avec Chamfort, Ginguené, Amaury, Duval et Andrieux le premier recueil littéraire sorti des orages de notre révolution, la Décade philosophique[1]. Ce fut comme la résurrection du goût et des principes en littérature, en morale et en politique. J.-B. Say conserva pendant six années la rédaction en chef de ce recueil, dont la collection jusqu’en 1807 forme cinquante-quatre volumes. Il y avait fait un excellent apprentissage des grandes questions dont la France poursuivait la solution au milieu des tempêtes lorsqu’il fut nommé en décembre 1799 membre du tribunal sous le consulat de Bonaparte. C’était précisément à ce moment qu’allait finir le règne des tribuns. J.-B. Say sincèrement dévoué aux intérêts de la liberté ne tarda point à s’en apercevoir. Il s’occupait de travaux financiers et de réformes économiques sans perdre aucune occasion de protester contre les empiètements du nouveau César, et fut bientôt après éliminé du tribunat. Le premier consul, qui avait devine la portée de son esprit essaya de le séduire mais ne put vaincre sa répugnance naturelle pour les impôts de consommation. J.-B. Say se démit des fonctions lucratives de receveur des droits réunis du département de l’Allier auxquelles il avait été nommé. Il lui fallut chercher dans l’industrie, l’indépendance que lui refusaient les emplois publics et il organisa une filature de coton. On le voit dans les galeries du conservatoire des arts et métiers qu’un jour il devait illustrer par son enseignement, étudier comme un simple ouvrier les procédés de la fabrication, monter et démonter les métiers, assisté de son fils, qui lui servait de rattacheur. La ténacité de son caractère ne fut rebutée par aucun obstacle. Il s’établit dans le département de l’Oise, puis sur une plus vaste échelle dans celui du Pas-de-Calais, tour à tour ingénieur, architecte, mécanicien, potier de terre, et dans ce rude exercice de toutes les professions, il apprit à connaître et à analyser les procédés des arts. C’est ainsi qu’il a pu apprécier les inconvénients relatifs au choix des emplacements pour les manufactures, à l’insuffisance des débouchés, au mauvais état des routes et des canaux, et donner aux entrepreneurs d’industrie les leçons de sa propre expérience. En l’an 5 (1797), la classe des sciences morales et politiques de l’Institut de France avait mis au concours la question suivante : « Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? » Puis celle-ci : « Quelles sont les institutions les plus favorables pour atteindre un tel but ? » Et comme il est arrivé quelquefois de nos jours en pareille occurrence, l’Institut avait dû garder son prix, parce que la question n’était pas de celles qu’on pût résoudre dans un mémoire académique. J.-B. Say concourut sans succès en envoyant une nouvelle sentimentale, intitulée Olbie. Olbie est une succursale de Salente dont l’Idoménée est un peu pâle, quoique plein de bonnes intentions. Il propose aux Olbiens pour livre de morale un Traité d’économie politique, que J.-B. Say se chargera de leur fournir en 1803. C’est en effet à cette époque qu’a paru la première édition du grand ouvrage de ce célèbre économiste, et ce livre aurait produit une plus grande sensation si la France, distraite de l’étude par la gloire, n’eût réservé alors toute son admiration pour un seul homme. Le Traité d’économie politique, même avant les perfectionnements que cet ouvrage a reçus dans ses éditions successives, était déjà une œuvre originale et considérable. Quelque opinion qu’on eût des doctrines de l’auteur, son livre était principalement remarquable par la méthode, la clarté et l’esprit d’observation. Adam Smith avait découvert sans doute les vérités fondamentales de la science, à peine entrevues par les physiocrates du 18e siècle ; il les avait démontrées d’une manière admirable ; mais son livre immortel avait besoin d’être mis à la portée de toutes les intelligences et au service de toutes les nations. Quelques démonstrations essentielles y manquaient ; des faits très-importants n’étaient pas à leur place. J.-B. Say a remis tout en ordre, créé la nomenclature, rectifié les définitions et donné à la science une base solide en même temps que des limites régulières. L’économie politique n’est à ses yeux que l’exposé des lois qui régissent la production, la distribution et la consommation des richesses. Les richesses se produisent au moyen des trois grandes branches qui résument tous les travaux matériels : l’agriculture, l’industrie et le commerce. Les capitaux et les fonds de terre sont les principaux instruments de la production. Le travail de l’homme, combiné avec celui de la nature et des machines, donne la vie à tout cet ensemble de ressources qui composent le fonds commun des sociétés. Mais ce qui assure une renommée durable à J.-B. Say, ce sont les démonstrations neuves et irrésistibles dont il a appuyé sa théorie des débouchés. Cette théorie, fondée sur l’observation scrupuleuse des faits, a prouvé que les nations ne payaient les produits qu’avec des produits, et que toute loi qui leur défend d’acheter les empêche de vendre. Tous les peuples sont donc solidaires dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; les guerres sont des folies qui ruinent même le vainqueur, et déjà l’on peut juger ; par la sollicitude des gouvernements à cet égard, que les principes de J.-B. Say ont pénétré dans les conseils des rois. Il a démontré comme une vérité mathématique et pratique ce qui ne paraissait qu’une utopie philosophique ; il a convié toutes les nations aux douceurs de la paix par l’attrait de leur intérêt personnel. On peut juger si cette publication dut paraître intempestive à l’époque des guerres acharnées qui désolaient toute l’Europe, J.-B. Say prêchait la liberté du commerce en présence du blocus continental, l’allégement des taxes en regard de l’exagération croissante des droits réunis, l’économie des capitaux au centre du plus effroyable gaspillage dont le monde ait été témoin. Combien tous ces événements donnaient raison à ses doctrines ! et combien il devait gémir de voir la banqueroute devenue deux fois, en moins de dix ans, une arme de guerre et comme un moyen de gouvernement ! Pour comble d’amertume, les événements qui offensaient si profondément ses opinions économiques ne menaçaient pas moins sa position manufacturière ; l’excès des droits sur les matières premières, les prohibitions, les confiscations rendaient son industrie périlleuse, et il la céda tout entière à un associé pour revenir à Paris vers la fin de 1812. Le souvenir de ce temps douloureux ne s’effaça jamais entièrement de sa mémoire et lui dicta plus tard quelques paroles passionnées, les seules qui déparent la sévère impartialité de ses écrits. Il ne voulut voir dans l’empereur qu’un grand dissipateur de capitaux, qu’un inflexible consommateur d’hommes. Vers la fin de sa vie, l’âge même n’avait pas apaisé ce farouche ressentiment. Aussi le vit-on applaudir à la chute de l’empire, sans être attaché à la restauration, qui ne tarda point à tromper ses espérances. Il profita néanmoins des libertés de 1814 pour donner une seconde édition de son Traité, très-supérieure à la première et bien mieux accueillie. La paix ouvrait alors une carrière nouvelle à l’économie politique. Les mers, longtemps fermées, étaient redevenues libres ; l’Angleterre, écrasée sous le poids de sa dette et réduite au régime du papier-monnaie, allait bientôt reprendre les payements en espèces ; les crises manufacturières ne devaient pas tarder à éclater sous l’empire de la concurrence illimitée. On n’avait vu à l’œuvre qu’une seule partie des théories économiques d’Adam Smith et de J.-B. Say. La rareté des capitaux, détournés par la guerre, n’avait pas encore permis aux entrepreneurs des luttes semblables à celles de nos jours ; la rareté des bras laissait encore aux classes ouvrières quelques chances favorables pour débattre le prix des salaires. L’Europe ne connaissait que les difficultés économiques de la guerre ; il lui manquait l’expérience des embarras de la paix, plus graves peut-être et d’une solution plus compliquée. Toutefois ces embarras ne se manifestèrent pas dans les premières années de repos, dont J.-B. Say profita pour retourner en Angleterre avec la mission de constater la situation industrielle de ce pays. Il y fut accueilli avec beaucoup de distinction par les plus grands économistes de l’époque, Ricardo, Malthus et Jeremy Bentham. On le fit même asseoir à Glasgow dans la chaire d’Adam Smith, honneur insigne dont il se montra profondément touché. La brochure qu’il publia à son retour, sous le titre : De l’Angleterre et des Anglais, témoignait vivement de son antipathie pour les profusions des gouvernements et contenait plusieurs avertissements d’une nature vraiment prophétique. Cet écrit fut suivi du Catéchisme d’économie politique, ouvrage élémentaire excellent, où l’auteur a réuni dans un petit nombre de pages et sous la forme familière du dialogue les principes fondamentaux de la science. À ce moment d’arrêt dans sa vie, J.-B. Say voulut se recueillir en lui-même et jeter un regard philosophique sur les choses de ce monde. Il fit imprimer sous le titre de Petit Volume un recueil de pensées écrites à la manière de Franklin et empreintes d’une finesse naïve, où domine toujours la verve caustique de son esprit. Ce petit livre le peint mieux que ses autres œuvres, tel qu’il était dans sa vie privée, sceptique, railleur, ennemi de tout préjugé, sévère pour lui-même autant que pour autrui, indépendant, laborieux, économe. Il aimait la critique, et il en profitait quand elle était fondée. « Il y a un point, disait-il, sur lequel il faut se résigner quand on écrit : c’est d’être lu légèrement et d’être jugé du haut en bas. » La verve de son esprit aimait surtout à s’exercer aux dépens des hommes sans convictions, dont le nombre est toujours grand aux époques de trouble et de changements politiques. Voici comment il en parle : « Un homme sans principes se rencontre avec un homme qui a des principes. Ils causent ensemble ; ils se méprisent tous les deux. Quel est celui qui a le plus de mépris pour l’autre ? Vous croyez que c’est celui qui a des principes ? Vous vous trompez ; c’est celui qui n’en a pas. » Ces courtes citations du Petit Volume de J.-B. Say suffiront pour donner une idée de la nature originale de son esprit. On conçoit combien elle eut à s’exercer durant la réaction économique qui signala les premières années de la restauration. Elle avait promis, dans un accès d’enthousiasme, la suppression des droits réunis, que la nécessité força pourtant de conserver sous le nom de contributions indirectes ; on nomma à ce sujet une commission dont J.-B. Say fut membre, mais il refusa de prendre part à des travaux désormais inutiles et revint à ses études favorites. Il fit paraître presque en même temps la troisième édition de son Traité et deux écrits intéressants sur la Navigation intérieure de la France. Le succès croissant de ses doctrines appelait chaque jour davantage l’attention du public sur sa personne. On le lisait avec ardeur, on désira l’entendre ; il donna ses premières leçons à l’athénée royal de Paris, pendant deux hivers, avec un grand succès, et presque aussitôt la quatrième édition du Traité, déjà traduit dans plusieurs langues et considéré dans toute l’Europe comme un livre classique. L’économie politique se popularisait de plus en plus sous son influence ; les princes mêmes n’en dédaignaient pas l’étude, et J.-B. Say en compta plusieurs parmi ses élèves. Cependant, à mesure qu’il s’efforçait de maintenir la science dans de justes limites par la précision rigoureuse du langage et la justesse de ses déductions, des athlètes célèbres le forçaient de descendre dans l’arène et engageaient avec lui une lutte énergique. Ses trois plus dignes adversaires furent Malthus, Ricardo et Sismondi. Le premier venait de publier son Essai sur le principe de la population et une théorie hasardée de quelques-uns des phénomènes les plus intéressants de la production. J.-B. Say lui adressa cinq lettres remarquables, qui ont été imprimées dans la collection de ses œuvres posthumes et qui méritent d’être lues avec attention, quoiqu’elles traitent de quelques points de controverse plutôt que des vrais intérêts de la science. C’est au terrible livre sur la population que J.-B. Say aurait dû s’attaquer ; mais il en adopta pleinement toutes les conclusions, si durement commentées et développées par Ricardo, dans son ouvrage sur le Principe de l’impôt. Nous ne parlerons point de leurs débats dogmatiques sur la théorie du fermage, ni des protestations éloquentes de Sismondi sur les abus de la concurrence et des instruments du crédit. Ces grandes luttes se sont reproduites plus formidables de nos jours. Au moment où elles s’engageaient d’une manière si digne et si grave entre les fondateurs de l’économie politique, nul n’aurait osé supposer qu’elles descendraient un jour sur la place publique, et que le fléau du paupérisme, signalé par Malthus, s’étendrait comme un vaste réseau sur toute l’Angleterre. Ces illustres penseurs avaient le sentiment profond du mal qui affligeait la société industrielle ; mais ils étaient loin d’en prévoir toutes les conséquences. La liberté leur semblait assez forte et assez ingénieuse pour se suffire ; ils ne lui demandaient que de la retenue et de la tempérance en toute chose. Malthus condamnait au célibat les deux tiers de l’espèce humaine ; il grondait les enfants qui s’avisaient de naître sans revenus et leur annonçait la famine d’une voix paternelle, tandis que Sismondi demandait grâce pour eux aux machines et pour leurs pères aux banquiers. Ricardo supputait froidement le contingent nécessaire de victime à immoler sur les autels de la concurrence, comme un général calcule la perte d’hommes indispensable pour enlever une redoute. Tel était le caractère des débats établis au foyer même de la science économique, lorsque J.-B. Say fut appelé à la professer au conservatoire des arts et métiers, à la suite d’un travail remarquable présenté au baron Thénard sur l’utilité de l’enseignement industriel. Il en avait très-bien signalé l’importance au milieu du développement désordonné de toutes les industries : aussi mit-il tous ses soins à lui donner un caractère d’application immédiate. Sa vieille expérience de manufacturier lui fut d’un grand secours dans cette tâche difficile, où il aurait obtenu le plus grand succès si ses leçons orales avaient été improvisées. Malgré la promptitude naturelle de son esprit et la sûreté de sa mémoire. J.-B. Say ne put jamais se décider à cette épreuve périlleuse, et il prit le parti de lire toutes ses leçons. Il craignait les longueurs et les redites ; il aimait mieux éclairer que séduire ; il préférait la qualité des auditeurs à la quantité. Le nombre des siens avait toujours été borné : il conçut l’heureuse idée de l’agrandir, en publiant ses leçons du conservatoire, sous le titre de Cour complet d’économie politique pratique, ouvrage considérable, que les industriels préféreront toujours à son Traité, quoiqu’il n’en ait pas la belle ordonnance, la précision et la méthode. J.-B. Say a réuni dans cette vaste encyclopédie économique les faits destinés à justifier ses théories et à les éclairer. On sent qu’il éprouvait déjà le contre-coup de la réaction qui s’opérait dans le monde contre les doctrines anglaises. Il en avait lui-même attaqué quelques-unes, mais il adoptait pleinement toutes les autres. À l’heure où il vivait et en France surtout, l’abus des travailleurs dans les manufactures n’avait pas encore légitimé le cri d’alarme poussé par Sismondi et motivé les lois promulguées depuis. Le Cours complet d’économie politique obtint un grand et beau succès, même après la publication de la cinquième édition du Traité, qui restera toujours, selon nous, le premier titre de J.-B. Say à l’estime de ses contemporains. On n’y trouve aucune trace des systèmes hardis qui commencèrent à se faire jour et à escalader la science après la révolution de 1830. Ce vain bruit d’utopies expirait à sa porte. Il n’entamait de discussion qui avec des adversaires sérieux et ne se laissait point étourdir par le fracas des rues. Il travaillait à l’amélioration des classes pauvres, sans rechercher leur faveur ni craindre leur blâme. Il disait des vérités austères aux peuples et aux rois, avec l’impartialité dédaigneuse d’un philosophe uniquement occupé des intérêts de la science et de l’humanité. Toute la presse française se pénétrait de ses doctrines, sans en connaître l’auteur, qui vivait à l’écart, entouré de sa famille et d’un petit cercle d’amis dévoués. C’est là qu’il recevait, une fois par semaine, les hommes les plus distingués de son temps et les savants étrangers, dont aucun ne manquait de venir lui rendre hommage. La haute supériorité de son esprit se révélait dans ces conversations intimes qu’il savait animer par des saillies originales et une richesse de connaissances inépuisable. Il aimait à railler les hommes du pouvoir, et il ne laissait passer aucune occasion de stigmatiser les mauvais livres et les mauvaises mesures en économie politique. Les lois de douane restrictives qui ont chargé de droits les fers, les laines, les bestiaux, et qui n’ont été modifiées que dans ces derniers temps, n’ont pas eu d’adversaire plus prononcé. Nul n’a travaillé avec plus de persévérance à dépopulariser la guerre, les entraves, les prohibitions ; à faire apprécier l’importance des travaux publics, des routes, des canaux. Jamais, d’ailleurs, à aucune autre époque de l’histoire, la science n’avait eu l’occasion de faire de plus magnifiques expériences. La splendeur des événements politiques pâlit devant la gravité des questions économiques et sociales, résolues ou posées dans le courant de ce siècle. À peine J.-B. Say avait-il annoncé la dernière heure du système colonial que nous perdions St-Domingue et les Espagnols l’Amérique tout entière. L’Angleterre elle-même était forcée de capituler sur cette grave question en modifiant, au profit de la liberté commerciale, le monopole suranné de la compagnie des Indes. La faillite des banques provinciales de la Grande-Bretagne et de celles des États-Unis témoignaient de la justesse de ses vues en matière de crédit ; l’association des douanes allemandes devenait la première protestation officielle des gouvernements contre le système prohibitif. Une simple querelle de tarif avait manqué jeter la discorde au sein de l’Union américaine, et toutes les tempêtes amoncelées ne commençaient à se dissiper qu’en présence du souverain maître des peuples et des rois, l’intérêt général de l’humanité. Ce sera l’éternel honneur de J.-B. Say, d’avoir soutenu, démontré, proclamé l’excellence de ces principes et leur domination irrévocable sur la politique du monde. Heureux s’il avait réussi à résoudre aussi complétement les problèmes redoutables du paupérisme et de la concurrence ! Il a laissé cette pénible tache à ses successeurs ; mais la sienne a été assez belle et assez bien remplie pour suffire à sa gloire. On l’a vu détourner des yeux du triste spectacle de la misère des classes ouvrières en Angleterre ; il ne l’a jamais connue dans sa hideuse profondeur. Il n’avait gardé souvenir que des merveilles de l’industrie, sans entendre le cri des souffrances qu’elle traîne à sa suite dans l’état présent de son organisation. Il admirait la puissance des grands capitaux sans redouter leur despotisme. Son cœur compatissait vivement aux maux de ses semblables ; mais il lui était resté quelque chose du fatalisme de Malthus et de l’école économique anglaise. Quand il vit s’élever, après le mouvement de 1830, les bannières inconnues et menaçantes des écoles nouvelles, il parut éprouver une sorte de surprise ; il ne voulut jamais aller à la rencontre de cet horizon nébuleux derrière lequel on prétendait traiter les grandes questions de l’avenir. Il refusa de se commettre avec des gens qui ne parlaient plus ni la langue économique ni la langue française. Il garda le silence le plus absolu. Déjà même il éprouvait une sorte de lassitude, causée par son application continuelle au travail. Le gouvernement de juillet venait de lui confier la chaire d’économie politique du collège de France, et il s’y était dévoué tout entier avec sa fidélité habituelle au devoir, quand la mort de sa femme le frappa du coup le plus terrible. Madame Say avait répandu sur l’existence de son mari un charme inexprimable ; elle réunissait au plus haut degré la dignité du caractère, l’élévation de l’esprit, la simplicité bienveillante des manières. Ce stoïcien, en perdant sa femme, se sentit frappé à mort. Dès ce moment, sa santé alla toujours en déclinant. Plusieurs attaques d’apoplexie avaient cédé aux soins du docteur Duméril, son médecin et son ami ; une dernière, plus forte que les autres, mit fin à ses jours le 15 novembre 1832. J.-B. Say était âgé de 66 ans ; il laissait quatre enfants, deux fils et deux filles ; l’une d’elles était la femme de l’honorable Ch. Comte, dont l’Académie des sciences morales et politiques devait bientôt avoir à déplorer la mort prématurée. Les services éminents que ce grand économiste a rendus à la science sont désormais appréciés de l’Europe tout entière, malgré l’injustice avec laquelle certains écrivains ont essayé de les méconnaître. C’est J.-B. Say qui a constitué l’économie politique à l’état de science d’application, en assignant au travail et aux capitaux leur véritable rôle dans la production industrielle et en déterminant de la manière la plus précise les fonctions de la monnaie et les conditions du crédit ; c’est lui qui a fondé le nouveau droit des nations en frappant dans sa base le système suranné de la balance de commerce, source de tant de guerres funestes et d’erreurs économiques. Grâce à l’heureuse influence des écrits de J.-B-Say, les peuples les plus belliqueux ont tourné leur activité vers les travaux plus durables, la puissance a passé du côté de la richesse. La seule question importante que J.-B. Say n’ait pas pu résoudre est celle de la distribution équitable des profits du travail, qui excite aujourd’hui à si juste titre la sollicitude des gouvernements. Aussi longtemps qu’il y aura des millions d’hommes privés des premières nécessités de la vie, au sein d’une société riche de tant de capitaux et de tant de machines, la tâche des économistes ne sera pas finie. La civilisation est appelée à couvrir d’une protection commune, comme fait le soleil, le riche et le pauvre, le fort et le faible, l’habitant des villes et celui des campagnes. Il faudra bien réfléchir longtemps encore sur un système de production qui nous force de chercher des consommateurs aux extrémités du monde, quand à nos propres portes, au sein de notre patrie, nous avons des travailleurs qui manquent de tout ! Le grand effort des économistes de l’école de J.-B. Say a été de conquérir la liberté pour le travail ; la tâche de ses successeurs sera de l’organiser. J.-B. Say est mort comme il avait vécu, fidèle à ses doctrines économiques, philosophiques, politiques, quelque peu susceptible et fier, comme un homme sûr de lui-même et qui n’a jamais baissé le front devant aucun pouvoir, peuple ou rois, mais toujours sincèrement préoccupé des intérêts de l’humanité. Ses habitudes de travail avaient quelque chose de l’austérité de son caractère ; ses livres, ses notes, ses cahiers, toujours parfaitement en ordre comme ses idées, témoignaient à toute heure du jour de son dévouement à la science. Il entretenait avec les plus grands économistes de son temps une correspondance active, qui tenait de la polémique et dans laquelle il excellait à traiter les plus hautes questions. Il était classique en littérature, plus voltairien que protestant dans ses croyances et de l’école de Condillac en philosophie. En toute chose, d’ailleurs, sa tolérance était à la hauteur de ses opinions. Une de ses parentes, née comme lui dans la religion réformée, mais beaucoup plus orthodoxe, lui avait envoyé une Bible annotée quelques jours ayant sa mort. « Je vous remercie beaucoup, lui écrivait-il, ma chère cousine, du présent que sous m’ayez fait ; mais je n’ai pas d’inquiétude pour mon salut, tant est grande ma confiance en la bonté infinie du Créateur. Son existence m’est révélée par ses œuvres et je n’ai besoin d’aucune révélation pour savoir ce que j’en dois penser. Toutefois, il y a un point sur lequel mes convictions ont le bonheur de s’accorder avec les vôtres, c’est que nous devons être remplis d’indulgence les uns envers les autres et faire du bien à notre prochain selon notre pouvoir et notre position. J’ai l’intime persuasion que cela suffit pour être sauvé, et il n’est pas possible qu’aucun de mes semblables soit plus tranquille que moi sur l’issue de cette question ; mais en même temps je sens une extrême reconnaissance pour tous ceux qui pensent comme vous que cela ne suffit pas. » J.-B. Say n’appartenait en France à aucun corps savant ; mais il était membre des principales académies de l’Europe ; l’académie des sciences de St-Pétersbourg, celles de Madrid, de Berlin, de Naples le comptaient parmi leurs associés. Sa place était marquée au sein de l’Académie des sciences morales et politiques ; mais il y avait à peine quinze jours que cette savante compagnie venait d’être rétablie quand la mort le frappa subitement. Voici l’indication bibliographique des différents ouvrages de J.-B. Say dont nous avons rendu compte dans le cours de cette notice : 1o la Liberté de la presse, Paris, 1789, in-8o (anonyme) ; 2o Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, Paris, 1800, in-8o ; 3o Traité d’économie politique, ou Simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses, Paris, 1803, 2 vol. in-8o ; 2e édit., entièrement refondue et augmentée d’un epitome des principes fondamentaux de l’économie politique, Paris, 1814, 2 vol. in-8o ; 3e édit., 1817 ; 4e, 1819 : 5e, 1826, 3 vol. in-8o. Toutes ces éditions ont été revues par l’auteur, excepté la sixième, publiée par son fils, 1841, 1 vol. grand in-8o. Le Traité d’économie politique a été traduit dans toutes les langues de l’Europe. Une traduction espagnole, entre autres, par don Juan-Sanchez Rivera, a paru à Bordeaux, 1822, 4 vol. in-12 ; 5e édit., Paris, 1836, 4 vol. in-12. 4o De l’Angleterre et des Anglais, Paris. 1815, in-8o ; 3e édit., 1816, in-8o ; 5o Catéchisme d’économie politique, ou Instruction familière, qui montre de quelle manière les richesses sont produites, distribuées et consommées dans la société, ouvrage fondé sur des faits et utile aux différentes classes d’hommes, en ce qu’il indique les avantages que chacun peut retirer de sa position et de ses talents, Paris, 1815, in-12 ; 2e édit., entièrement refondue et augmentée de notes, Paris, 1822. in-12 ; nouvelle édition, avec une préface par Ch. Comte, gendre de l’auteur, Paris, 1835, in-12 ; trad. en espagnol. Paris, 1822, in-12 ; 6o Petit volume, contenant quelques aperçus des hommes et de la société, Paris, 1817-1818, in-18 ; 3e édit., refondue par l’auteur et publiée, sur les manuscrits laissés par l’auteur, par Horace Say, son fils, Paris, 1839, 1 vol. grand in-12 ; 7o Des canaux de navigation dans l’état actuel de la France, Paris, 1818, in-8o ; 8o De l’importance du port de la Villette, Paris, 1818, in-8o ; 9o Lettres à Malthus sur différents sujets d’économie politique, notamment sur les causes de la stagnation du commerce, Paris, 1820, in-8o ; trad. en espagnol, Paris, 1827, in-12 ; 10o Économie politique sur la balance des consommations avec les productions, Paris, 1824, in-8o ; 11o Essai historique sur l’origine, les progrès et les résultats probables de la souveraineté des Anglais aux Indes, Paris, 1824, in-8o. Ces deux derniers opuscules sont extraits de la Revue encyclopédique. 12o Économie politique. Esquisse de l’économie politique moderne, de sa nomenclature, de son histoire et de sa bibliographie, Paris, 1826, in-8o. Cet article a été inséré dans l’Encyclopédie progressive et traduit en espagnol sous le titre d’Introduccion a la economia politica, Paris, 1827, in-18 ; 13o Programme du cours d’économie industrielle en 1828-1829 (au conservatoire des arts et métiers), in-8o ; 14o Cours complet d’économie politique pratique, Paris, 1828-1830, 6 vol. in-8o ; 2e édit., 1840 ; 3e édit., augmentée de notes par Horace Say, Paris, 1852, 2 vol grand in-8o ; 15o Mélanges et correspondance d’économie politique, ouvrage posthume, publié, avec une notice historique sur la vie et les ouvrages de Say, par Ch. Comte, son gendre, Paris, 1833, in-8o. Outre les lettres à Malthus, déjà imprimées en 1820, on y trouve la correspondance de Say avec Dupont de Nemours, Th. Jefferson, Dav. Ricardo. etc. 16o Un grand nombre d’articles dans la Décade philosophique, la Revue encyclopédique, le Dictionnaire de la conversation et autres recueils. Say avait même fourni dans sa jeunesse quelques morceaux de poésie à l’Almanach des Muses. Il a rédigé l’Abrégé de la vie de Franklin, placé en tête de la Science du bonhomme Richard, édition de 1794 (voy. Franklin). Il a ajouté des notes explicatives et critiques aux Principes de l’économie politique et de l’impôt de David Ricardo, trad. de l’anglais par Constancio, Paris, 1819, 2 vol. in-8o (voy. Ricardo) ; puis au Cours d’économie politique de Henri Storch, édition de Paris, 1823, 4 vol. in-8o. Enfin il a traduit de l’anglais le Nouveau voyage en Suisse, par miss Helena-Maria Williams, Paris, 1798, 2 vol. in-8o. Le Journal des économistes de mars 1847 a publié une lettre inédite de J.-B. Say sur la banque de France. Une édition complète des œuvres de J.-B. Say fait partie de la Collection des principaux économistes, publiée, à Paris, par l’éditeur Guillaumin ; le Cours complet d’économie politique pratique, augmenté de notes par Horace Say, le fils de l’auteur, forme les tomes 10 et 11 de ce recueil (2 vol. grand in-8o) ; le tome 12, mis au jour en 1848, est consacré aux œuvres diverses ; on y trouve le Catéchisme d’économie politique, la Correspondance générale, etc., le tout précédé d’une notice sur la vie et les travaux de l’auteur, avec des notes, par Ch. Comte, Eug. Daire et Horace Say. Le Catéchisme forme la 5e édition de cet ouvrage, et, parmi les fragments inédits, on remarque celui qui concerne la Théorie de M. Ferrier sur l’argent-monnaie, capital par excellence. La notice biographique a servi en grande partie à celle que M. Clément a insérée dans le Dictionnaire d’économie politique (Paris, Guillaumin, 1853), t. 2, p. 591-596. — Des deux frères de J.-B. Say, l’un (Horace) fut blessé au bras droit en 1799, pendant le siège de St-Jean d’Acre, où il servait avec distinction en qualité de chef de bataillon du génie, et mourut à Césarée par suite de l’amputation[2] ; l’autre (Louis-Auguste), né à Lyon, le 9 mars 1774, est mort le 6 mars 1840, à Paris, où il s’était retiré après avoir été longtemps raffineur de sucre à Nantes. Celui-ci est auteur de quelques écrits économiques peu importants, dans lesquels il affectait de redresser de prétendues erreurs de son frère, sans s’apercevoir qu’il avait grand besoin lui-même qu’on redressât les siennes[3]. Bl-I.



  1. À cette époque, J.-B, Say changea son prénom en celui d’Atticus.
  2. Horace Say avait concouru avec son frère, en 1797, à la rédaction de la Décade philosophique, et il avait fourni un Cours de fortifications au Journal de l’école polytechnique (t. 1, 1794).
  3. Les ouvrages de Louis Say sont : 1o Principales causes de la richesse ou de la misère des peuples et des particuliers, Paris, 1815 ; 2o Considérations sur l’industrie et la législation, sous le rapport de leur influence sur la richesse des États, et examen critique des principaux ouvrages qui ont paru sur l’économie politique, Paris, 1822, in-8o ; 3o Traité élémentaire de la richesse individuelle et de la richesse publique, et éclaircissements sur les principales questions d’économie politique, Paris, 1827, in-8o ; une traduction en anglais fut imprimée à Nantes en 1829 ; 4oÉtude sur la richesse des nations, et réfutation des principales erreurs en économie politique, Paris, 1836, in-8o ; 5o Influence de la morale et des dogmes religieux sur la richesse des nations, Nantes (sans date) ; réimprimée dans le Traité élémentaire de la richesse.