Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/SAVONAROLA (Frère Jérôme)

Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843
Tome 38 page 150

SAVONAROLA (Frère Jérôme)


SAVONAROLA (Frère Jérôme), petit-fils du précédent, religieux de l’ordre de St-Dominique et célèbre prédicateur, naquit à Ferrare le 21 septembre 1452. Il vint à Florence en 1488 et fut nommé prieur du couvent de St-Marc. Laurent de Médicis était alors à la tête de la république : la liberté n’existait plus que de nom ; tout dans l’Etat dépendait de la volonté d’un seul homme ; et les Florentins, pour se consoler, se plongeaient dans tes vices et la mollesse, Savonarola joignait une grande pureté de mœurs, une grande élévation d’âme à une éloquence entraînante. Il attaqua le pouvoir des Médicis dans le dérèglement qu’ils avaient encouragé, et dont ils tiraient parti ; il exhorta avec ferveur à la réforme de l’Etat et de l’Eglise ; et, prenant les vœux ardents d’une âme probe pour des révélations, il annonça comme prochaine une ère nouvelle de liberté et de foi, qui succéderait aux calamités dont l’Italie était menacée. Laurent de Médicis fut témoin, pendant quatre ans, des efforts de Savonarola pour réformer l’Etat ; mais il respecta les vertus du moine et la pureté de son zèle ; il le fit même venir à son lit de mort, en 1492, et-là, Jérôme lui demanda de renoncer au pouvoir qu’il avait usurpé et de rendre la liberté à sa patrie. Après la mort de Laurent, le crédit de Savonarola alla croissant chaque jour à Florence. Il eut, comme ambassadeur de la république, plusieurs conférences avec Charles VIII, roi de France, et il montra, en parlant au conquérant, ce courage religieux qu’aucun courage humain ne peut égaler. Après le départ du toi, il prêcha devant les seigneuries et tous les citoyens assemblés ; son discours était divisé en quatre parties : la crainte de Dieu, l’amour de la république, l’oubli des injures passées, l’égalité des droits pour l’avenir. Ce discours fit une profonde impression, et, le 23 décembre 1494, la république de Florence fut reconstituée selon les conseils de Savonarola. Cependant Alexandre VI occupait la chaire de St-Pierre, et la conduite de ce pape et de sa famille était un scandale pour toute la chrétienté. Savonarola, dans ses prédications, fit plusieurs fois allusion aux désordres de l’Eglise romaine, et au besoin qu’elle avait d’être réformée dans son chef et dans ses membres. Alexandre, de son côté, ne put voir avec indifférence attaquer un pouvoir dont il abusait si étrangement. Il somma le prédicateur, à plusieurs reprises, de venir à Rome pour y rendre compte de sa foi, et il appuya ses sommations d’une menace d’excommunication contre le moine et d’interdit contre la république, s’il n’était pas obéi. Les Florentins firent, à plusieurs reprises, révoquer la citation, et ils mirent beaucoup de chaleur à défendre Savonarola, qui pendant quelque temps s’abstint de prêcher ; mais son ami frère Dominique de Pescia, qui était animé d’un même zèle, et qui l’égalait presque en éloquence et en talents, occupait la chaire à sa place. Avant la fin de l’année 1495, Savonarola recommença cependant à prêcher, et l’affluence était si grande à ses sermons que l’ancienne cathédrale de Florence ne suffisait point à contenir les auditeurs, et qu’on fut obligé d’y construire de vastes galeries pour doubler le nombre des places. Le changement dans les mœurs produit par ces prédicateurs parut bientôt avec évidence ; et cette ville, naguère la plus corrompue, devint la plus modeste et la plus pieuse de l’Italie. Mais cette réforme suscita bientôt de nouveaux ennemis à Jérôme Savonarola : il se trouvait avoir en même temps pour adversaires tous les amis des Médicis, tous ceux du pape Alexandre, tous les libertins, qui supportaient avec impatience la réforme de leurs dérèglements, enfin tous les ordres religieux, jaloux de celui de St-Dominique. Les augustins et les franciscains témoignèrent leur haine contre le moine avec plus d’acharnement que les autres. On prêchait dans plusieurs églises contre Savonarola. Le frère Mariano de Chinarrano adressait au pape la prière de retrancher ce monstre de l’Eglise de Dieu ; et les libertins, excités par les moines, l’outragèrent jusque dans la chaire où il annonçait une religion épurée. Sur ces entrefaites, on découvrit à Florence une conspiration en faveur des Médicis ; les conjurés, condamnés à mort, en appelèrent au peuple ; mais, quoique Savonarola eût laissé cet appel ouvert pour les sentences capitales, il ne crut pas devoir le permettre pour des délits politiques, où une délibération entre des citoyens de partis opposés aurait été plus près d’une guerre civile que d’un jugement. Cependant le rejet de l’appel au peuple et le sang qu’il avait laissé verser par une sentence juste lui firent dès lors un tort considérable dans l’opinion. Alexandre VI avait de nouveau interdit aux dominicains de prêcher et de célébrer la messe, et il avait frappé frère Jérôme d’excommunication lorsque celui-ci, après avoir obéi quelques mois, remonta dans la chaire pour les fêtes de Noël, 1497, et attaqua, devant une assemblée plus nombreuse que jamais, les procédures intentées contre lui, et toute la conduite du pape qui les dirigeait ; on vit alors tous les prêtres refuser l’absolution, la communion et la sépulture à ceux qui avaient fréquenté les prédications de Savonarola, et celui-ci exciter cependant de plus en plus l’exaltation du peuple. Il fut suivi par tout son précédent auditoire au couvent de St-Marc, lorsqu’il fut obligé d’abandonner la cathédrale (1)[1]. Il se croyait sous l’inspiration immédiate de la Providence et prenait les mouvements de son zèle pour des ordres divins et ses pronostics pour des prophéties. Cependant l’enthousiasme de Savonarola et sa pleine confiance dans un secours céleste se trouvèrent tout à coup en opposition avec un enthousiasme non moins vif et une confiance non moins entière. Un moine franciscain, nommé frère François de Pouille, prêchant à l’église de Ste-Croix, se déclara prêt à entrer dans un bûcher ardent pour prouver, en en sortant sain et sauf, que l’excommunication lancée par le saint-père était juste et légitime, pourvu que de son côté frère Jérôme Savonarola y entrât aussi et essayât de prouver par un miracle la vérité de ses prophéties. Frère Dominique de Pescia accepta le déni pour lui-même, croyant son maître appelé à de plus hautes destinées, et il déclara se sentir assuré que Dieu opérerait un miracle en sa faveur. Un peuple avide d’émotions et de spectacles pressa aussitôt les combattants d’entrer dans cette étrange arène, et le gouvernement de Florence fut forcé de permettre cette épreuve miraculeuse pour se décider entre les excommunications du saint-siège et les prophéties du moine inspiré. Cependant le frère François voulait entrer dans le feu avec Savonarola seulement et non point avec son disciple : mais deux autres moines, Pilli et Rondiuelli, s’offrirent à la place du franciscain, et presque tous les moines dominicains de la province de Savonarola, une foule de prêtres et de séculiers, et même des femmes et des enfants sollicitèrent la faveur d’entrer dans le bûcher à la place de Savonarola. Enfin il fut arrêté, avec l’approbation de la seigneurie et de dix citoyens députés à cet effet, cinq par chaque parti, que frère Dominique et Rondinelli entreraient, le 17 avril 1498, dans une espère de corridor ménagé au travers d’un bûcher de quarante brasses florentines de longueur (la brasse est d’environ vingt-deux pouces). Le corridor avait une brasse de largeur, et de droite et de gauche, le gros bois de chêne destiné à brûler était entremêlé de fagots et d’épines pour que l’embrasement fût plus rapide. Ce bûcher, qu’on ne pouvait voir sans frissonner, était élevé au milieu d’une estrade, sur la grande place du palais, à Florence. Cette place se remplit d’une foule immense, et, vers midi environ, frère Jérôme, frère Dominique et tous les moines dominicains arrivèrent revêtus d’habits sacerdotaux, chantant des hymnes et portant le St-Sacrement à la main. Les franciscains accompagnèrent de leur côté frère Rondinelli, mais en silence et sans cérémonie, et celui-ci déclara qu’il venait avec l’intention de se soumettre à une mort certaine, mais qu’il le faisait par pure charité chrétienne, afin de prouver que Savonarola n’avait pas le don des miracles, et pour que frère Dominique périt dans le bûcher avec lui. Cependant, lorsque les franciscains virent frère Dominique se préparer à entrer dans le feu avec l’Eucharistie à la main, ils crièrent au sacrilège et à la profanation. Ils lui firent poser successivement l’hostie et ses habits sacerdotaux, et ils élevèrent une foule de disputes sur la manière de procéder à l’épreuve. Plusieurs heures s’écoulèrent pendant cette discussion. Enfin une pluie violente et inattendue força les champions et tout le peuple à se retirer en rendant l’épreuve impossible. Après cette attente trompée, tout l’enthousiasme des Florentines se dissipa. Frère Jérôme devint l’objet du ridicule et du mépris. Le lendemain, dans un sermon à St-Mare, Savonarola prit congé de son auditoire de la manière la plus touchante, déclarant qu’il prévoyait la persécution dont il allait être victime, mais qu’il se dévouait de bon cœur à la mort pour le troupeau qu’il avait formé. En effet, le soir même, un grand tumulte éclata dans la ville parmi ses adversaires. On vint attaquer le couvent de St-Marc, où il logeait, et, pendant que ses ennemis combattaient autour de ce couvent contre un petit nombre de ses partisans enfermés avec lui, on massacrait et l’on pillait dans d’autres quartiers de la ville ceux qui passaient pour lui être favorables. Enfin la seigneurie envoya ordre aux moines de St-Marc de livrer Savonarola avec frère Dominique de Pescia et frère Silvestre Maruffi. Comme on les conduisait en prison, ils furent accablés d’outrages par la populace. Savonarola fut appliqué à la torture, et, comme il était très-faible et très-délicat, il confessa à plusieurs reprises ce dont on l’accusait, se rétractant ensuite dès qu’il était détaché de l’estrapade. Alexandre VI, à qui on avait annoncé par un courrier cette résolution, députa deux juges pour instruire ce procès à Florence. Ceux-ci recommencèrent à mettre à la torture Savonarola, qui autant de fois cédait à la violence des tourments et se rétractait dès qu’ils étaient suspendus. Enfin, il fut condamné à mort par ses juges avec les deux moines ses disciples. Il fut dégradé et brûlé avec eux, le 23 mai 1498, sur la même place où, cinq semaines auparavant, frère Dominique avait offert d’entrer dans le bûcher. Comme, en lisant sa sentence à Jérôme, on lui déclara qu’on le séparait de l’Église militante, il répondit que désormais il appartenait à l’Église triomphante. Frère Silvestre, en mourant, s’écria à haute vois : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Tous trois attendirent et subirent le dernier supplice avec constance. Leurs cendres furent jetées dans l’Arno ; mais quelques reliques furent sauvées et sont conservées jusqu’à ce jour à Florence avec une grande vénération, ainsi que la cellule du frère Jérôme que l’on montre encore aux étrangers qui visitent le couvent de St-Marc. Le Triumphis crucis de Savonarola, Florence, 1492, in-fol., et ses autres écrits ascétiques ne sont plus recherchés maintenant que par ceux qui font collection des éditions du 15e siècle. Balesdens les a recueillis eu 6 volumes in-12, Leyde, 1633. La Vie de Savonarola, par J.-F. Pic de la Mirandole, insérée dans le Recueil de Bates, Londres, 1681. in-4o, et reproduite en 1674, avec de grandes additions (voy. QUETIF), le présente comme un saint. Une autre Vie anonyme, attribuée au P. Nic. Scarponio, jésuite, Genève, Florence 1[2], 1781, est une satire sanglante. Une troisième, insérée dans les Memorie istoriche di letterati Ferraresi de J.-A. Barotti, Ferrare, 1792, t. 1er, p. 68 et suiv., est écrite dans un esprit tout différent.

S. S-i.


  1. (1) Le zèle avec lequel il prêcha contre les mauvais livres fut si efficace, que les Florentins apportèrent d’eux-mêmes dans la place publique les Décaméron, les Dante, les Pétrarque, et tout ce qu’ils avaient de tableaux et de dessins licencieux, et ils les brûlèrent le dernier jour du carnaval 1497. C’est ce qui a rendu si rares les premières éditions de ces ouvrages. Aussi le Boccace de Valdarfer, 1471, dont on croit qu’il n’existe plus que trois exemplaires, a été vendu cinquante-deux mille francs à la vente Roxburghe, en 1812, et, sept ans après, le même exemplaire fut encore vendu environ vingt-trois mille francs.
  2. (1) Savonarola a été depuis quelque année l’objet d’études sérieuses ; nous indiquerons un mémoire de l’abbé Hacquard dans le Recueil des mémoires de l’académie des sciences morales, politiques et arts de Seine-et-Oise, t. 1er, Versailles, 1847 ; l’Histoire de Savonarole, par P.-J. Carle, docteur en théologie, 1842, in-8o ; l’ouvrage allemand de F.-K. Meier (Berlin, 1836), indiqué comme le résultat de l’examen de pièces inédites : Savonarola, sa vie et ses écrits, par M. Porrens, 1853, 2 vol. in-8o ; ce dernier ouvrage a fourni à la Quaterly Review (juillet 1854), l’occasion d’un long article. On trouve dans le catalogue de la bibliothèque du comte Boutourla, Florence, 1840, in-8o, une longue énumération d’opuscules écrits par Savonarola ; M. Audin de Rians a fait paraître à Florence, en 1847, ses Poésies, en y joignant une réimpression du Traité du gouvernement de Florence et une Bibliografia de tractati politici e scientifici dello stesso autore. B-N-T.