Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/Préface

Texte établi par Michaud, A. Thoisnier Desplaces (Tome 1p. i-x).
AVIS DE L’ÉDITEUR

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Une seconde édition de la Biographie universelle était devenue indispensable. La première était épuisée, et d’ailleurs elle avait besoin d’une révision nouvelle et d’immenses augmentations. Nous ne nous sommes dissimulé l’étendue ni du travail ni de la responsabilité que nous impose cette entreprise. Mais par nos efforts et les puissants appuis qui nous entourent, nous avons le ferme espoir de ne pas rester au-dessous de ses difficultés.

Dans le Discours préliminaire que nous publions à la suite de cet Avis, un de nos écrivains les plus purs et de nos plus célèbres académiciens, M. Charles NODIER a tracé largement l’historique de cet ouvrage, il en a fait ressortir l’importance et le mérite. Notre tâche est plus modeste. Elle consiste à faire connaître en peu de mots les améliorations de toute espèce introduites dans le premier volume qui inaugure cette publication, et en même temps à donner la mesure de celles que l’on doit attendre des volumes suivants.

Un nombre considérable d’anciens articles de la première édition ont été ou annotés ou entièrement refaits ; les uns parce qu’ils étaient incomplets ; les autres parce qu’ils n’avaient point placé dans leur vrai jour des personnages d’une haute importance historique. Parmi ces derniers, nous citerons d’abord Abailard, ce philosophe illustre, qui, dans la première édition, n’avait été envisagé que sous le populaire aspect de sa vie romanesque, et dont M. Winter, dans un article remarquable et nouveau, a indiqué la doctrine, et montré l’influence et l’action sur l’esprit de son siècle ; puis d’Alembert, dont le premier biographe avait fort bien apprécié les découvertes scientifiques, mais sans faire la part des travaux littéraires de cet homme célèbre. Cette lacune a été comblée, et aujourd’hui le savant n’éclipse plus en entier le littérateur et le philosophe. Des notes étendues, d’un grand intérêt pour la science et l’histoire, ont été aussi ajoutées à plusieurs articles, et on remarquera principalement celles dont des mains savantes ont enrichi les notices importantes d’Alexandre le Grand et d’Alfred le Grand.

Nous donnons au surplus la liste des noms qui ont paru exiger cette révision ou partielle ou entière :

Aaron (Pietro) ; Aaron Al-Réchyd ; Aaronowicz (Isaac) ; Abailard ; Albatucci ; Abbas le Grand ; Abbon ; Abercromby ; Abildgaar (Nicolas) ; Abington (Mistriss) ; Abraham (David et Nicolas) ; Abucara ; Acarie (Pierre) Ache (le comte d’) ; Achillas ; Acloque ; Acton (le ministre) ; Acton (le général) ; Adam de la Halle ; Adamnan (Saint) ; Adenés ; Adhémar (Guillaume), troubadour du 12e siècle ; Adhémar (le vicomte) ; Apgatias : Agathon ; Agnès Sorelle ; Aiguillon (le duc d’) ; Aimeric de Péguilain ; Aimoin ; Akbar, empereur mogol ; Alain (Nicolas) ; Alain de Solminihac ; Alain de Lille ; Alain d’Auxerre ; Alary (Jean) ; Alberoni ; Albertini (François) ; Albinus ; Albrechts-Berger ; Albuquerque (don Juan Alphonse d’-) ; Alcée ; Alcinoüs ; Alcman ; Alcock (Jean) ; Aldhelm ; Aldrewald ; Aldrich (Henri) ; Aldrovande ; Alençon (les seigneurs d’) ; d’Alembert ; Alessandri ; Alexandra ; Alexandre (saint) ; Alexandre le Grand ; Alexandre d’Egée ; Alexandre de Bernay ; Alexandre (Noël) ; Alexandre (Guillaume) ; Alexis (le poëte) ; Alfieri ; Alfred le Grand ; Amasis ; Anaximènes (de Lampsaque).

Ces perfectionnements n’étaient encore qu’une portion de notre œuvre. Un travail plus difficile, plus essentiel peut-être devait appeler notre attention. C’était la rédaction des notices totalement inédites de ceux de nos contemporains qui, devenus par la mort la propriété de l’histoire, ne figurent ni dans la première édition ni dans le Supplément. Au premier rang, pour l’intérêt anecdotique, l’importance et la difficulté scientifique, nous placerons l’article Ampère. M. Arago s’est chargé de retracer la vie de son illustre confrère, et il l’a fait à la fois avec cette profondeur de pensées et ce charme de style qui caractérisent tous les écrits dus à la plume du secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.

Ces notices inédites embrassent déjà, dans ce seul volume, les faits les plus variés et les plus curieux de l’époque actuelle. L’Asie, sur laquelle aujourd’hui les yeux du monde sont fixés, s’y trouve représentée par deux hommes différents de naissance, de civilisation, de génie, mais qui tous deux ont joué un rôle considérable dans la transformation de ces vieux peuples. La Suède, l’Espagne, l’Italie, y possèdent leurs représentants. La politique prussienne et la littérature allemande y figurent par l’un des personnages les plus distingués de l’Allemagne, et la France moderne enfin lui fournit une large part d’originaux et de caractères.

Voici les noms nouveaux que contient le premier volume :

Abbas-Mirza, prince persan ; Abraham (Usque) ; Abraham (ben David) ; Abraham (ben Isaac,) ; Abraham (fils de Salomon Sarchi) ; Abrial (le comte) ; Absalon (l’abbé) ; Aculo, aventurier anglais ; Adam. de Perseigne ; Adlerscreutz. Adlersparre, les deux chefs principaux de la révolution de 1809 en Suède ; Agricola (Martin) ; Aguilar ; Aguado ; Aigrefeuille (d’) ; Aimeric de Sarlat, troubadour provençal ; Akhtal, (poëte arabe) ; Alamundar, roi sarrasin du 6e siècle ; Albergafi (Nicolas) ; Albéric (le cardinal) ; Albicus ; Albrand (Fortuné), orientaliste ; Albrizzi (la comtesse) ; Alçacova (dom Pedre d’) ; Aldric (Saint) ; Alexius ; Alibaud ; Alibert (le médecin) ; Allart (le général) ; Allen (Thomas) ; Ampère ; Ancillon, ministre de Prusse et savant distingué ; Anglada, médecin.

Chaque jour vient impitoyablement augmenter cette galerie nécrologique. Sans même anticiper sur les arrêts funèbres de l’avenir, il serait trop long d’énumérer ici les têtes éminentes dans la politique, dans les arts, dans les sciences, qui ont agrandi de nos jours le domaine de la biographie.

On a répété jusqu’à la monotonie que la Biographie universelle contenait des erreurs ; cela n’avait rien de bien incroyable pour ceux qui savent apprécier les immenses difficultés et les écueils sans nombre d’une pareille entreprise. Mais il était juste d’ajouter que l’éditeur, M. Michaud junior, sollicitait lui-même des rectifications, qu’il les accueillait avec empressement, et préparait ainsi de longue main les matériaux d’une seconde édition, plus exacte et plus parfaite. Nous jouissons aujourd’hui des fruits de sa prévoyance, et, grâce aux documents que nous possédons, nous pouvons garantir qu’on ne retrouvera dans ce nouveau travail aucune de ces fautes presque inévitables dans le premier.

Si de la partie morale nous passons à la partie matérielle, on pourra voir que nous ne sommes pas restés au-dessous des progrès que n’a cessé de faire la typographie. Notre réimpression, confiée à d’habiles imprimeurs, MM. Schneider et Langrand, se distinguera par son élégance, par la netteté des caractères fondus exprès ; elle se recommandera surtout par une fidélité scrupuleuse dans les nombreuses citations qui se présentent à chaque page, et par une invariable régularité dans l’orthographe. Sous ce rapport, le premier éditeur s’était vu contraint en quelque sorte d’accorder beaucoup trop aux systèmes divers de ses collaborateurs ; cette fois, l’éditeur a eu toute sa liberté ; il a tout soumis au même système d’orthographe, tout ramené à la même marche typographique, et n’a reculé devant aucun sacrifice pour parvenir à cette correction rigoureuse, l’un des premiers mérites d’un ouvrage sérieux.

Toutefois, si des inexactitudes pouvaient encore échapper à cette expurgation, elles ne seraient pas irréparables. Grâce à l’emploi des clichés, elles disparaîtraient à mesure qu’elles seraient signalées. Par ce procédé, récente découverte de l’art typographique, nous pouvons affirmer que nos dispositions sont combinées de telle sorte qu’à chaque nouveau tirage les lacunes importantes formées dans ce recueil, par la succession des générations et des temps, seront facilement comblées, et de cette façon, même dans un avenir lointain, le souscripteur, ayant la faculté de remplacer le volume ou les volumes devenus insuffisants, pourra toujours avoir dans sa bibliothèque une Biographie réellement universelle et complète.

Quoique chaque volume de l’ancienne édition contînt la matière de cinq ou six volumes ordinaires, nous avons adopté un format spécial qui nous permet encore de renfermer plus de deux volumes de cette ancienne édition dans un volume de la nouvelle, tout en employant un caractère beaucoup plus net, beaucoup plus lisible, et en laissant une marge de luxe.

Ainsi nous donnerons dans trente ou quarante volumes un ouvrage qui en forme déjà près de quatre-vingts dans l’ancienne édition, et pourtant en y joignant les articles nouveaux, il se trouvera encore augmenté de la matière de plus de trente autre volumes.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE


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La conception de la Biographie universelle sera comptée, assurément, au nombre des conceptions les plus grandes, les plus utiles de notre siècle.

Évoquer successivement, distribuer sans confusion et peindre dans un même cadre tous les personnages de l’histoire, tous les savants, tous les écrivains ; retracer leurs actions, apprécier leur caractère, leur génie, leurs ouvrages ; confondre dans une espèce de suprême jugement toutes les époques, tous les pays, toutes les opinions, toutes les gloires, toutes les célébrités, tous les crimes enfin et toutes les vertus qui ont marqué le passage des races et des temps écoulés, c’était une idée si féconde qu’elle est presque effrayante par son immensité. C’était une entreprise non moins vaste, non moins savante, et d’exécution plus difficile peut-être que celle de cette Encyclopédie si vantée, que l’absence de méthode et de système a fait nommer la Babel des connaissances humaines.

En effet, ce titre de Biographie universelle imposait aux hommes qui avaient le courage de l’adopter des obligations dont les éditeurs de tous les dictionnaires historiques connus jusqu’alors avaient pu s’affranchir.

Il fallait recueillir, interroger, comparer les innombrables documents, où se trouve dispersée l’histoire des individus et des peuples. Il fallait ensuite coordonner ces matériaux, les rattacher à un centre commun, les grouper autour d’un plan uniforme ; puis, la plume à la main, ne rien dire de faux, ne rien omettre de vrai, selon le précepte de Salluste ; n’être jamais au-dessus ni au-dessous de son récit, à l’exemple de Tite-Live. L’histoire des faits étant mêlée inséparablement avec celle des hommes, le biographe doit, tout autant que l’historien, creuser profondément son sujet, s’élever naturellement jusqu’à la grandeur de ses types, redescendre sans efforts jusqu’aux particularités individuelles, et semer les enseignements et la pensée dans le tissu de ses narrations. Autrement la Biographie n’est plus qu’une nomenclature sans mouvement et sans âme ; qu’une sèche compilation dénuée de sanction morale et d’autorité philosophique.

Dirigés par ces principes, les fondateurs de la Biographie universelle s’éloignèrent judicieusement des systèmes suivis par leurs devanciers, et n’en adoptèrent, en réalité que l’ordre alphabétique, indispensable dans ces sortes de compositions. Mais la concision substantielle et vive qui facilité l’étude et l’appréciation de tant de noms et d’événements divers ; l’art d’éclairer et de guider le jugement au milieu d’une longue succession d’hommes et de choses si souvent sans enchaînement et sans analogie, l’unité de conception et de but, une analyse nerveuse constamment proportionnée à l’importance et à l’intérêt des sujets ; ce sont là, les qualités qui appartiennent exclusivement aux auteurs de ce beau monument historique. Aussi ne leur refuse-t-on pas l’honneur d’avoir, les premiers, éclairci les difficultés et posé les modèles du genre. On a pu les imiter, les suivre dans la carrière qu’ils ont ouverte, mais personne ne les a dépassés.

Pour obtenir cet admirable ensemble, il fallait plus que le concours de tout ce que la France possédait de penseurs profonds et d’écrivains habiles, plus que de l’érudition, plus que de la critique, de la philosophie et du style : il fallait que les collaborateurs si multipliés de la Biographie universelle, notables de la science et des lettres, habitués à faire école, et pénétrés par conséquent du sentiment de leur autorité personnelle, consentissent à se communiquer leurs travaux dans de fréquentes réunions, et à soumettre la pensée de chacun à l’examen de tous. Il appartenait à des hommes supérieurs de donner l’exemple de cet échange fraternel d’idées, de ce sacrifice de la raison individuelle à la raison collective, et de cette abnégation dans l’intérêt général, seuls capables de produire l’identité de plan.

C’est dans ces réunions que l’auteur du Printemps d’un proscrit sentit, pour la première fois, se révéler sa vocation pour l’histoire ; c’est là que le littérateur dans lequel on ne voyait encore que le plus brillant élève de Delille, donnait, avec autant de convenance que d’aménité, des conseils pleins le discernement à des historiens de profession, et s’exerçait aux méditations qui depuis ont valu à la France littéraire l’Histoire des Croisades.

À côté du savant Michaud, Suard, le Nestor de la Biographie, traçait des chefs-d’œuvre du genre ; Auger, son digne successeur à l’Académie française, marchait sur ses pas ; autour d’eux se pressaient tous les beaux génies de l’époque, les Cuvier, les Delambre, les Biot, les Sismondi, les Ginguené, les Villenave, les de Feletz, les de Sacy, les Benjamin Constant, les Raoul-Rochette, les Clavier, les Boissonade, les Rémusat, les Walkenaer, les Visconti, les Malte-Brun ; les Lally-Tollendal, les Guizot, les de Barante, les Daunou, les Lacretelle, les Artaud et madame de Staël ; plus tard, les Chateaubriand, les Villemain, les Humboldt, les Salvandy, les Cousin, les de Gérando, les Quatremère de Quincy, les Tissot, etc. : rare et admirable coalition de talents et de lumières, où ces intelligences, si puissantes isolément, venaient multiplier leur force par leur nombre ; où, sous une direction à la fois unique et commune, ces mains habiles s’appliquaient avec émulation à tailler et sculpter la pierre que chacun apportait à l’édifice de tous.

Tant d’esprits solides et élevés ne pouvaient manquer d’envisager de haut une telle œuvre. Elle devait ne faillir ni par l’excès de l’ambition, ni par l’excès de la modestie. Elle devait à la fois rester dans son genre et en atteindre les limites. Le genre historique a pour domaine les masses, au milieu desquelles il rencontre et décrit par intervalles une grande figure. L’historien peint à larges traits, déroule la série et l’enchaînement des faits ; les personnages ne sont, en quelque sorte, pour lui, que des accessoires, Le genre biographique, au contraire, a pour premier objet de reproduire l’individu tout entier, de le calquer, pour ainsi dire, et de le suivre jusque dans les recoins intimes de sa vie. Mais là ne s’arrêtent point la mission et la prérogative du biographe : il s’élève jusqu’à la moralité de l’histoire, il en conteste ou en sanctionne les arrêts, il s’anime et se colore aux grands événements politiques, scientifiques, sociaux, dont son héros a été une part, selon l’expression du poëte épique. Ce mérite, oublié depuis Plutarque, est le but que s’était proposé cette réunion d’écrivains, constellation sans rivale, comme sans exemple jusqu’ici dans les fastes de la science.

Commencée en 1810, la Biographie universelle, tant dans les cinquante-deux premiers volumes que dans les tomes supplémentaires, s’est enrichie des articles de plus de trois cents collaborateurs français ou étrangers, qui presque tous faisaient l’orgueil de l’institut et des premiers corps savants de l’Europe. Hélas ! depuis longtemps un grand nombre de ces hommes célèbres ne vivent plus que dans leurs écrits. Cuvier, Benjamin Constant, de Bonald ; Delambre, Daunou. Ginguené, Klaproth, de Sacy, Sismondi, de Gérando, Visconti, et tant d’autres, âpres avoir consacré leur génie et leurs veilles à ce grand ouvrage, sont venus réclamer leur place dans cette nécropole des illustrations politiques, guerrières, scientifiques et littéraires de l’univers.

Mais l’intelligence humaine est comme la nature, éphémère et mortelle dans l’individu, perpétuelle dans l’espèce. À mesure que la vieillesse et la mort éclaircissaient cette phalange brillante, des noms nouveaux, des esprits jeunes et nourris au sein de la science et des idées modernes, venaient continuer et féconder sa gloire. C’est ainsi que la Biographie universelle a eu le bonheur de se recruter constamment parmi les notabilités les plus justement entourées de l’estime publique. Depuis quinze ans, par exemple, MM J.-V. Leclerc, Campenon, Arago, Michelet, Duyal, Capefigue, Naudet, Guigniaut, Fourier, Letronne, de Prony, Durozoir, Parisot, Viguier, Buchon, de Balzac, et une foule d’autres savants célèbres et de littérateurs distingués ; ont fourni tant à l’œuvre première qu’au Supplément des travaux d’une haute importance. Enfin la signature des auteurs au bas de leurs articles ajouterait encore à toutes ces garanties si d’ailleurs ces articles n’étaient frappés du type particulier au talent de chacun d’eux.

Pendant plus de trente années, M. Michaud junior s’est spécialement voué à cette création, à la fois comme éditeur et comme rédacteur d’articles nombreux, fruits de longues études et de laborieuses recherches sur notre histoire politique et militaire. Témoin et acteur de nos grandes campagnes, il les a retracées dans ses notices avec une fermeté d’aperçus, une sévérité de critique, une rigide connaissance des faits qui a osé contredire et convaincre d’erreur des autorités légèrement acceptées. Avec ses seules ressources et les suffrages du public, il a, malgré l’indifférence des protecteurs officiels des lettres, conduit à sa fin l’œuvre encyclopédique, sans contredit la plus remarquable et la plus parfaite que possède aucun peuple et l’a augmentée d’un Supplément, qui viendra se confondre dans cette édition nouvelle, dirigée aussi par ses conseils et son expérience, et placée sous les auspices de sa renommée.

Cependant le travail primitif n’était-il pas susceptible d’améliorations réelles ? Si l’opinion publique revient toujours au sentiment du juste et du vrai, sa première appréciation n’est pas toujours infaillible, et il lui faut du temps pour s’affranchir de ses préjugés. C’est ainsi que, sur la foi d’une prévention qui s’attachait peut-être inévitablement au nom et à la position de quelques-uns de ses auteurs, des concurrences envieuses ont répandu que la Biographie universelle était une œuvre de parti, suspecte, selon les hommes et les temps, d’un faux enthousiasme ou d’une intolérance fanatique. L’ensemble de cette immense composition, l’esprit général qui la domine, répondent d’eux-mêmes à ce reproche, et la nomenclature seule de ses collaborateurs, hommes de tous les pays, de toutes les spécialités, de toutes les croyances religieuses et politiques, repousse victorieusement cette injuste accusation.

Toutefois il faut reconnaître que quelques articles n’ont pu se soustraire à cet empire de la passion qu’expliquent, mais ne justifient pas, les circonstances au milieu desquelles ils furent publiés. Avouons qu’en présence de ces rapides changements qui depuis 1810 ont remué le monde, certaines pages de la Biographie, dues à la plume d’écrivains mêlés eux-mêmes aux choses et aux luttes du temps, ne pouvaient être écrites avec cette liberté de penser, condition essentielle de l’histoire. Sous le gouvernement impérial, le régime de la censure ; sous la restauration, les réticences commandées par un nouvel ordre d’idées et d’intérêts, ont dû également faire obstacle à la manifestation libre et complète de la vérité. Mais si alors les dissensions civiles ont pu obscurcir les intelligences les plus hautes, égarer quelquefois les cœurs les plus droits, rien de semblable qu’existe aujourd’hui. Trois ou quatre révolutions successives ont mûri les esprits, apaise les passions, expliqué les événements, rendu aux opinions plus de calme et d’impartialité. Sous ce rapport, elles ont avancé l’œuvre de la postérité.

Ces jugements précipités, ces vestiges de querelles, éteintes, ces tableaux ; ces portraits incomplets, seront ou effacés ou soigneusement revus, autant que possible, par les auteurs eux-mêmes, et cette épuration importante recommanderait suffisamment à la faveur publique cette réimpression.

Mais ce n’est point l’unique perfectionnement par lequel elle se distinguera. Dans ces derniers temps, l’histoire, la géographie, l’archéologie, la philologie, la théorie de la science et la théorie de l’art ont marché à pas de géant et répandu des flots de lumière sur les connaissances humaines. Dans une encyclopédie biographique aussi vaste, la critique, l’expérience, le temps devaient nécessairement signaler des erreurs et des lacunes. Pour notre histoire, par exemple, M. Augustin Thierry écrivait au début de sa carrière : « La vraie histoire nationale, celle qui mériterait de devenir populaire, est encore ensevelie dans la poussière des chroniques contemporaines. » En effet, l’école des Guizot, des Sismondi, des Thierry, des Michelet, ne nous avait pas appris encore l’art de puiser dans ces sources naïves et originales, non-seulement la vie publique et anecdotique des hommes célèbres, mais en quelque sorte la biographie des races et des générations. De là, dans les premiers volumes, quelques parties arides, sans couleur ; et certaines autres, traitées pourtant par un publiciste ingénieux, dans lesquelles on a pu remarquer une négligence systématique ou involontaire des souvenirs de notre antiquité nationale.

Des progrès encore plus sensibles ont été faits dans l’étude des annales étrangères. Les orientalistes modernes ont soulevé la plus grande partie du voile mystérieux qui dérobait à nos regards le berceau des peuples et de la civilisation de l’Asie. Grâce aux travaux d’Anquetil-Duperron, de W. Jones, de Wilfort, d’Abel de Rémusat, de Wilson, de Coolebrooke et de leurs savants continuateurs ; grâce aux patientes et courageuses explorations de Champollion, nous possédons maintenant des notions étendues et rationnelles sur l’Égypte, l’Inde et la Chine ; sur leurs systèmes de philosophie, de théologie ; sur leur antiquité sociale et littéraire. Enfin, en Orient comme en Occident, de grandes existences oubliées ou perdues dans la nuit des âges, des guerriers, des poëtes, des philosophes qui ont influé sur leurs pays ou sur leur siècle, ont été remis en scène et rétablis dans leur importance historique, par la sagacité avec laquelle de savants investigateurs ont su depuis quelques années, renouer la chaîne des traditions.

Ces erreurs à rectifier, ces lacunes à combler, qui nuisent à l’ensemble et à la majesté de l’œuvre, cet ensemble lui-même et ses détails à mettre au niveau de l’état de la science et des connaissances actuelles, telles sont les principales réformes que nous devons réaliser.

Pour remplir convenablement cette tache délicate, la nouvelle édition, dont la révision est spécialement confiée aux soins et à la capacité d’un jeune savant, M. Winter, s’appuiera sur les talents les plus distingués de l’Académie et de l’université. Elle s’est en outre assuré le concours de tous ces hommes dont le nom rappelle une vie toute consacrée aux travaux de l’histoire et de la philosophie, deux sciences inséparables. Cette aristocratie du savoir sera suivie et secondée par de jeunes littérateurs, pénétrés de ces fortes études historiques qui sont une des gloires de notre époque.

Quant à la partie bibliographique, on n’a point oublié que MM. Pillet, Beuchot, de Fortia, Lefebvre et Philbert l’ont successivement traitée, revue et complétée dans tous les volumes de la première édition ; les sages et immenses travaux de M. Weiss ont surtout acquis, dans cette partie si piquante et si précieuse de la collaboration, une célébrité aujourd’hui européenne ; la seconde édition, avec l’aide des mêmes bibliographes qui profiteront des faits acquis à la critique et spécialement par les lumineuses recherches de M. Brunet, acquerra sur ce point toute la perfection désirable.

Enfin, tous les jours la mort lègue à l’histoire une foule de noms diversement, inégalement célèbres, qui pour nous ont d’autant plus d’attrait qu’ils se mêlent et s’incorporent à toutes ces grandes vicissitudes dont nos générations gardent l’empreinte et le souvenir. Sous ce rapport, nous offrirons un ouvrage tout à fait nouveau, destiné à remplir avec assurance la carrière dont le Supplément lui-même n’avait pu atteindre le but.

Ainsi la nouvelle édition de la Biographie universelle peut être considérée à la fois comme la fusion et le complément de deux grands ouvrages, avec lesquels elle est identique par sa nature, mais dont elle se distingue par toutes les dissemblances qui caractérisent les époques de leur publication respective. Elle rangera la première édition, le Supplément, les articles inédits, dans toute l’exactitude de leur ordre alphabétique, et simplifiera par là les recherches du lecteur. Elle donnera lieu, sans doute, à beaucoup d’additions, de révisions, de correction, de vérifications, de recherches curieuses et nouvelles dans le rapport et la concordance faits ; mais on n’aura pas le droit de la comparer, comme on l’a fait, non sans raison, des dernières éditions de Moréri, à ce vaisseau de Thésée qui était toujours le même et toujours différent. Le monument ne sera pas changé dans son plan, dans son exécution, dans son aspect, mais il sera soumis à un arrangement plus régulier, aux lois d’une unité plus parfaite dans sa distribution intérieure ; il sera embelli et restauré dans ses ornements, plus harmonieux à l’œil, plus correct dans ses détails, plus sévère et plus pur dans toutes ses parties, plus digne en un mot de l’estime du monde savant et des suffrages du public.

CH. NODIER


de l’Académie française