Biographie universelle ancienne et moderne/2e éd., 1843/PRÉMARE (Le P. Joseph-Henri)
Tome 34 page 310
PRÉMARE (Le P. Joseph-Henri)
PRÉMARE (Le P. Joseph-Henri), savant jésuite français, est celui des missionnaires de la Chine qui a fait les plus grands progrès dans la littérature de cet empire, et qui a le mieux approfondi la théorie de la langue et les antiquités chinoises. On ignore le lieu et l’époque de sa naissance ; mais on sait qu’il était du nombre des jésuites qui partirent de la Rochelle, le 7 mars 1698, pour aller prêcher l’Évangile à la Chine. Il fit son voyage en sept mois sur le vaisseau l’Amphitrite, dans la compagnie des PP. Bouvet, Domenge, Baborier. Il y avait en tout sur ce vaisseau onze missionnaires jésuites, parmi lesquels plusieurs ont jeté beaucoup d’éclat sur la mission de la Chine. Le P. Prémare arriva le 6 octobre à Sancian, et, le 17 février de l’année suivante, il écrivit au P. de la Chaise une relation de son voyage (l)[1], avec quelques détails qu’il avait recueillis au sujet du cap de Bonne-Espérance, de Batavia, d’Achen et de Malacca. Dans les premiers temps de son séjour, il dut s’occuper uniquement d’étudier la langue pour se mettre en état de remplir ses fonctions dans les provinces. On apprend par une lettre qu’il adressa au P. le Gobien, le 1er novembre 1700 (2)[2], qu’il était à cette époque à Youan-tcheou-fou, dans le Kiangsi ; et on aperçoit aisément qu’il était encore sous l’influence de ces impressions dont un voyageur a tant de peine de se garantir au premier abord et de se guérir par la suite. Le côté faible des institutions chinoises l’avait uniquement frappé jusque-là ; et ces abus, inévitables dans l’administration d’un vaste empire, et dont tant de voyageurs superficiels ont fait des tableaux plus ou moins rembrunis, étaient tout ce qu’il avait eu le temps de remarquer. Le savant missionnaire avait conçu des Chinois une opinion plus favorable, et il reconnaissait pleinement la fausseté de ses préventions quand il écrivit la lettre (3)[3] où il réfute si complètement les fables et les absurdités dont sont chargées les Relations traduites de l’arabe par l’abbé Renaudot, et dont les notes et les additions du traducteur sont loin d’être exemptes. Ce livre célèbre, dont plusieurs passages ne dépareraient pas la collection des contes arabes, a de tout temps excité l’indignation des missionnaires de la Chine, parmi lesquels plusieurs se sont attachés a en relever les inexactitudes ; mais la réfutation du P. Prémare est la plus complète et la plus solide. Dès lors ce savant s’était consacré à l’étude de la langue et de la littéraire chinoises, non plus comme la plupart des autres missionnaires, dans l’unique vue de remplir les devoirs ordinaires de la prédication, mais en homme qui voulait, à l’exemple des plus illustres d’entre eux, se mettre en état d’écrire en chinois sur des sujets de religion et chercher lui-même dans les monuments nationaux des armes pour repousser l’erreur et faire triompher la vérité. Ses succès, dans cette nouvelle carrière, furent si marqués qu’au bout de quelques années il put composer en chinois des livres qu’on estime pour l’élégance du style. Ce fut en s’occupant de recherches approfondies sur les antiquités chinoises que le P. Prémare se trouva conduit à embrasser un système singulier qui avait séduit plusieurs des missionnaires de la Chine, et, ce qui est bien remarquable, précisément ceux qui avaient le mieux étudié les anciens auteurs chinois. Ce système, dont nous avons déjà dit un mot dans un autre article (voy. Fouquet), consistait à rechercher dans le King et dans les monuments littéraires des siècles qui avaient précédé l’incendie des livres, des traces de traditions qu’on supposait transmises aux auteurs de ces livres par les patriarches fondateurs de l’empire chinois. Le sens quelquefois obscur de certains passages, les interprétations diverses qu’on en avait données à différentes époques, les allégories contenues dans le livre des Vers, les énigmes du livre des Sorts, l’analyse de quelques Symboles, étaient, pour les missionnaires prévenus de ces idées, autant d’arguments propres à les fortifier dans une opinion qu’ils regardaient comme favorable à la propagation du christianisme. C’étaient certainement dans cette vue, et non pour exciter une vaine curiosité, qu’ils s’attachaient à répandre ces notions extraordinaires. Mais la persévérance que le P. Prémare et les autres mirent à soutenir ces idées et les conséquences outrées que quelques-uns d’entre eux voulaient en déduire leur attirèrent beaucoup de désagrément de la part de ceux qui ne partageaient pas leur manière de voir, et qui en rattachaient l’examen à la grande querelle des jésuites et des dominicains sur l’esprit des rites et des cérémonies chinoises et sur l'athéisme prétendu des lettrés. Des hommes moins passionnés ne laissaient pas de désapprouver les opinions des jésuites sur l’antiquité chinoise ; et Fourmont, à qui le P. Prémare avait fait part de ses idées à cet égard, avoue qu’elles ne lui avaient jamais paru vraisemblables, parce que, dit-il, les anciens Chinois n’étaient pas prophètes. Il était bien naturel d’accueillir avec défiance un système si étrange et dont les suites pouvaient paraitre si graves ; mais, ce qui était moins juste, c’était de suspecter les lumières ou la bonne foi d’hommes respectables qui n’étaient pas moins distingués par leur science que par leur probité. On eût mieux fait d’examiner les faits sur lesquels reposaient leurs assertions, et de voir si ces faits n’étaient pas susceptibles d’interprétations plus naturelles que celles qu’ils proposaient. C’est ce que peu de personnes pouvaient essayer à cette époque et ce qui a été fait depuis de manière à justifier complètement le P. Prémare et ses compagnons des allégations injustes dont ils avaient été l’objet. On a reconnu, en lisant sans préjugés ces mêmes livres, qu’ils contenaient en effet des vestiges nombreux d’opinions et de doctrines nées dans l’Occident et qui avaient du être portées à la Chine a des époques très-reculées. Mais on a fait voir en même temps que ces opinions et ces doctrines, où le P. Prémare avait cru voir des débris des traditions sacrées ou des notions anticipées du christianisme, appartenaient à cette théologie orientale à laquelle Pythagore, Platon et l’école entière des Néoplatoniciens ont fait de si nombreux emprunts (1)[4]. Les PP. Prémare, Bouvet, Fouquet et plusieurs autres étaient donc tout aussi fondés à rechercher des idées et des dogmes analogues à ceux du christianisme dans le Sing-li, le I-hing, l’Invariable milieu, et dans les écrits de Tchouang-tseu, de Lao-tseu et de Hoaï-nan-tseu, que l’avaient été Eusèbe, Lactance et St-Clément d’Alexandrie à voir des prophéties dans les livres du faux Orphée ou d’Hermès le Trismégiste. On voit que ces rapprochements, qu’on attribuait à un faible où à une sorte de travers d’esprit, montrent au contraire, dans ceux qui les ont proposés, une vaste érudition et une profonde connaissance des ouvrages philosophiques des Chinois. Les faits recueillis par le P. Prémare étaient exacts ; sa manière de les expliquer se ressentait seule de l’influence sous laquelle il avait entrepris ses recherches. Il y a lieu de croire que, d’après cette explication, on lira avec moins de défaveur un morceaux très-intéressant du même auteur, intitulé Recherches sur les temps antérieurs à ceux dont parle le Chou-king et sur la mythologie chinoise, et inséré par Deguignes à la tête du Chouking, traduit par le P. Gaubil, sous la forme d’un discours préliminaire. Le P. Amiot a traité (2)[5] avec beaucoup de sévérité cet ouvrage, le seul, avec les courts extraits donnés par Deshautesrayes (voy. ce nom), où les personnes qui ne savent pas le chinois puissent chercher quelques extraits des plus anciens livres sur les traditions fabuleuses de la Chine. Il en veut surtout aux nombreuses citations dont ces Recherches sont appuyées. On voit, selon lui, d’un seul coup d’œil que deux ou trois auteurs très-peu volumineux ont pu les fournir toutes. Cette innocente supercherie est effectivement facile à reconnaître, au peu de précision des indications, dans les mémoires de plusieurs missionnaires, et notamment du P. Cibot et du P. Amiot lui-même ; mais le P. Prémare n’avait pas besoin d’y recourir. Ses lectures immenses et, la variété de ses connaissances en fait de livres chinois anciens ou modernes sont trop bien attestées d’ailleurs, et il n’en faudrait d’autre preuve que sa Notitia linguae Sinicae, le plus remarquable et le plus important de tous ses ouvrages, le meilleur, sans contredit, de tous ceux que les Européens ont composés jusqu’ici sur ces matières. Ce n’est ni une simple grammaire, comme l’auteur le dit lui-même trop modestement, ni une rhétorique, comme Fourmont l’a donné à entendre, c’est un traité de littérature presque complet où le P. Prémare n’a pas seulement réuni tout ce qu’il avait recueilli sur l’usage des particules et les règles grammaticales des Chinois, mais où il a fait entrer aussi un grand nombre d’observations sur le style, les locutions particulières à la langue antique et à l’idiome commun, les proverbes, les signes les plus usités ; le tout appuyé d’une foule d’exemples cités textuellement, traduits et commentés quand cela était nécessaire. Quittant la route battue des grammairiens latins que tous ses devanciers, Varo, Montigny, Castorano, avaient pris pour modèles, l’auteur s’est créé une méthode toute nouvelle, ou plutôt il a cherché à rendre toute méthode superflue en substituant aux règles les phrases mêmes d’après lesquelles on peut les recomposer. Ce seul mot renferme à la fois l’éloge du travail du P. Prémare et la seule critique fondée dont il offre le sujet. L’auteur a jugé les autres par lui-même, et il a cru que l’on consentirait comme lui à apprendre le chinois par la pratique au lieu de l’étudier par la théorie. Il a peut-être, ainsi qu’on l’a dit ailleurs (1)[6], trop considéré les cas particuliers au lieu de les réunir en forme d’observations générales. Ce sont enfin des matériaux excellents pour un ouvrage à faire, plutôt qu’un ouvrage véritablement achevé. Cette forme que le P. Prémare a laissée à sa notice est ce qui l’empêcha dans le temps de la faire graver à la Chine, et ce qui s’opposera toujours à ce qu’on la publie en Europe. En trois petits volumes, in-4o, elle ne contient guère moins de douze mille exemples et de cinquante mille caractères chinois. Elle a été publiée à Malacca ; (Cura et sumptibus collegii anglosinici, 1831, grand in-4o de 262 pages et 88 pages d’index. On ne peut dire que le plan qui y est suivi convienne à un livre élémentaire destiné aux commençants ; mais quand on a déjà une teinture de la langue on peut puiser dans cet ouvrage les notions de littérature qu’autrement on ne pourrait se procurer que par une lecture assidue des meilleurs écrivains chinois, continuée pendant de longues années. Le P. Prémare, qui, depuis 1727, entretenait avec Fourmont une correspondance suivie et qui montrait dans toutes ses lettres le plus grand empressement pour fournir à cet académicien tous les secours qu’il réclamait de lui, dut croire qu’il lui causerait un plaisir singulier en lui annonçant, à la fin de 1728, qu’il lui envoyait une grammaire à l’aide de laquelle on pourrait a l’avenir faire de rapides progrès dans étude du chinois. Malheureusement Fourmont avait aussi rédigé une grammaire, ou, pour mieux dire, il avait traduit de l’espagnol celle du P. Varo (1)[7]. Le fruit des peines qu’il s’était données, les mérites qu’il croyait avoir acquis, tout lui sembla anéanti en un moment par cette annonce d’un livre avec lequel il sentait bien que le sien ne pourrait soutenir la concurrence. Il faut voir avec quelle naïve désolation il raconte cet événement (2)[8], car c’en fut véritablement un pour lui. Il se hâta de remettre lui-même à la bibliothèque de Paris, avant l’arrivée de l’ouvrage de son ami, le manuscrit de la Grammatica sinica, de le faire coter et parapher par l’abbé Bignon ; et quand la Notice du P. Prémare lui fut parvenue, il s’autorisa de ces précautions pour composer lui-même un examen comparatif des deux ouvrages et faire voir qu’ils étaient d’accord sur les points importants, quoique le sien fût meilleur. Il publia ensuite le résultat de cette comparaison dans la préface de sa Grammaire. Le P. Prémare n’existait plus a l’époque où parut ce livre ; l’ouvrage de celui-ci fut perdu de vue. Le manuscrit autographe du P. Prémare, que possède la bibliothèque de Paris, est en trois petits volumes in-4o, et non pas en cinq, comme le dit Fourmont, sur papier de Chine, plié double ; les caractères sont d’une main chinoise, l’écriture latine en est difficile a lire en plusieurs endroits. Il en a été fait sur cet original une copie très-exacte, à l’effet de garantir les savants de la crainte qu’on pouvait avoir qu’un manuscrit si précieux, sous tant de rapports différents, ne vint un jour à se perdre ou à se détruire. Outre cette Grammaire, le P. Prémare avait encore fait, en compagnie avec le P. Hervieu, un Dictionnaire latin-chinois. Il avait mis en chinois presque tout ce qu’on trouve dans Danet, sans oublier une seule phrase qui donne aux mots un sens et un usage nouveaux. Cet ouvrage formait un gros volume in-4o. On ignore s’il a été envoyé en Europe. Prémare avait aussi traduit du chinois un drame intitulé Tchao chi kou-eul (l’orphelin de la maison de Tchao). Cette pièce, qui a fourni à Voltaire quelques situations dans son Orphelin de la Chine, a été recueillie par Duhalde (3)[9] ; et jusqu’à la publication de la comédie traduite en anglais par M. Davis, c’était le seul échantillon sur lequel on pût juger en Europe du théâtre chinois. On doit encore an P. Prémare l’acquisition d’un grand nombre de livres chinois qu’il a envoyés à Fourmout pour la bibliothèque de Paris, et parmi lesquels il faut distinguer la collection de cent pièces de théâtre, composées sous la seule dynastie des Youan (1)[10], les treize livres classiques, plusieurs romans et recueils de poésie, etc. La correspondance du P. Prémare était fort étendue ; et, à en juger par les quatre lettres entières et par divers extraits des autres qui ont été publiés, elle devait contenir beaucoup de détails intéressants. Malheureusement Fourmont, qui était celui auquel le missionnaire écrivait le plus souvent, n’en a presque conservé aucune, ou du moins il ne s’en est trouvé qu’une seule dans ses papiers. Nous connaissons trois ouvrages du P. Prémare, écrits en chinois, la Vie de St. Joseph (Catal. de Fourmont, no 275), qu’il avait composée en 1718 ou 1719 ; — le Lou-chou chi-i, ou Véritable sens des six classes de caractères (idem, no 20), ouvrage où l’auteur expose, sur l’origine des caractères chinois, ces hypothèses singulières dont nous avons parlé plus haut ; — enfin un petit traité sur les attributs de Dieu, qu’il a inséré dans sa Notitia linguae sinicae comme un exemple de la manière dont on peut écrire en chinois sur les matières de religion. On possède encore à la bibliothèque de Paris quelques traités en latin et en français qui tous ont pour objet d’établir, de développer et de justifier les systèmes d’explication des caractères et des antiquités de la Chine embrassés par les PP. Bouvet et Prémare. Plusieurs de ces traités sont de la main du P. Prémare, et composés par lui en partie sur les matériaux recueillis par le premier. On y trouve aussi les originaux de plusieurs de ses lettres adressées au confesseur de Louis XV et à d’autres personnes. On a vu plus haut que trois de ses lettres avaient été publiées dans le recueil des Lettres édifiantes. Une quatrième, qui était restée dans les papiers de Fourmont, a été donnée par Klaproth dans les Annales encyclopédiques ; elle renferme un jugement très-sévère et très fondé sur la Grammaire de Fourmont, adressé à Fourmont lui-même et exprimé avec une candeur et une sincérité dignes d’éloges. Le P. Prémare avait eu trois attaques d’apoplexie en 1731, et l’on craignait que la paralysie n’en fût la suite. On attribuait ces accidents à la trop grande ardeur avec laquelle il s’était livré à l’étude du chinois. Il survécut peu d’années aux premières atteintes de ce mal, et mourut à la Chine vers 1734 ou 1735. Il est fâcheux de laisser des lacunes si multipliées au sujet des dates et des autres circonstances de la vie d’un missionnaire aussi illustre. La faute en est aux rédacteurs des Lettres édifiantes qui ont négligé de rendre au P. Prémare un hommage qu’ils ont payé à la mémoire de plusieurs de ses compagnons qui n’avaient pas rendu aux lettres de si importants services. A. R—T.
- ↑ Lettres édifiantes, t 16, p. 336.
- ↑ Lettres édifiantes, t. 16, p. 392.
- ↑ Lettres édifiantes, t. 21, p. 183.
- ↑ (1) On peut voir les preuves et les développement : de cette assertion dans un Mémoire sur la vie et les opinions de Lao-tseu, philosophe chinois du 6e siècle avant notre ère, mémoire lu à l’Académie en 1630, et qui fait partie du tome 7 de ses Mémoires.
- ↑ (2) Mém. chin., t. 2, p. 140.
- ↑ (1)Élém. de la gramm. chin., préf. p. X.
- ↑ (1) Voyez les circonstances de ce plagiat dans les Éléments de la grammaire chinoise, préf., p. XIV.
- ↑ (2) Catalogue des ouvrages de M. Fourmont l’ainé, p. 100.
- ↑ (3) Description de la Chine, t. 3, p. 341, in-fol.
- ↑ Cette dynastie n’a régné que cent neuf ans, de 1259 à 1368