Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BERGHES, Jean DE GLYMES, marquis DE

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BERGHES, Jean DE GLYMES, marquis DE



BERGHES (Jean DE GLYMES, marquis DE), diplomate, mort en Espagne dans la fleur de l’âge, le 21 mai 1567, était l’aîné des enfants d’Antoine de Glymes, seigneur de Berg-op-Zoom, créé marquis De Berghes par lettres patentes de Charles-Quint (mai 1533), et de Jacqueline de Croy, fille de Henri, comte de Porcéan, seigneur d’Arschot. Jean parcourut toute la carrière des honneurs, si largement ouverte à sa famille, pour aboutir à une fin malheureuse. Il fut chambellan de Charles-Quint, chevalier de la Toison d’or le 21 février 1555, grand bailli et capitaine général du Hainaut, gouverneur de Valenciennes et de Cambrai le 12 mars 1560, grand veneur du Brabant et de la Flandre. Par ses qualités peu communes, par la noblesse de son caractère, par sa fidélité chevaleresque envers son roi, il se montra jusqu’à la fin digne des faveurs dont il fut l’objet ; mais il ne s’en laissa jamais éblouir, et il y renonça spontanément, sans regret et sans arrière-pensée, quand la voix intérieure lui en fit un devoir. Libéral sincère à une époque d’intolérance et de sombre fanatisme, il refusa courageusement d’allumer les bûchers dressés par Philippe II : peut-être se creusa-t-il ainsi une tombe prématurée[1]. Victime ou non, il dut mourir le cœur navré de n’avoir pu rien faire pour son pays et de sentir peser sur lui des soupçons immérités[2] ; mais son âme dut paraître sereine devant le tribunal de Dieu, car elle n’avait jamais connu les capitulations de conscience.

On sait peu de chose de la jeunesse du marquis De Berghes. Il eut pour précepteur le jurisconsulte Charles du Moulin ; les leçons et les conseils de cet homme illustre paraissent avoir exercé sur son esprit une influence durable. L’indépendance de ses idées ne porta point préjudice à son crédit auprès de Charles-Quint ; mais il fut relativement tenu à distance sous le règne suivant, bien que son mérite et sa loyauté ne pussent être révoqués en doute. Lorsque Philippe II, avant de partir pour l’Espagne, s’occupa d’arranger les affaires des Pays-Bas, Jean de Berghes ne fut point désigné immédiatement, ainsi que plusieurs l’ont cru, pour gouverner la province de Hainaut : cette fonction échut à son beau-père, Jean de Lannoy, et c’est seulement après la mort de ce dernier, arrivée quelques mois plus tard, qu’il obtint la confiance royale, grâce à l’intervention de Marguerite de Parme. Dès son installation, Jean de Berghes se trouva dans la situation la plus difficile. Une sourde agitation s’était produite en Belgique le lendemain de l’embarquement de Philippe II. Les dernières mesures du gouvernement, souverainement impopulaires, produisaient déjà leurs effets. La présence des soldats espagnols dans le pays était un grave sujet d’inquiétude ; la création de nouveaux évêchés (voir les articles Maximilien et Robert de Berghes), plus ou moins indifférente peut-être à toute autre époque, était regardée par la population comme le prélude d’une violente persécution religieuse ; car on ne pouvait se méprendre sur les intentions du roi à l’égard des hérétiques. Les édits intolérants de Charles-Quint avaient été confirmés par son fils ; les guerres contre la France en avaient seules retardé l’exécution. On voyait dans les chefs des nouveaux diocèses autant d’odieux inquisiteurs. On en voulait surtout à Granvelle, récemment promu au cardinalat et devenu le premier conseiller de Marguerite : pour avoir des suppliants, disait-on, il voulait faire des malheureux et des coupables. Le clergé n’était pas plus satisfait que les partisans secrets de la réforme : les monastères allaient être ruinés au profit des évêques à doter ; les intentions des fondateurs ne seraient donc plus respectées. Ne pouvant rien obtenir de Marguerite, les états de Brabant députèrent à Philippe II un interprète de leurs doléances ; en même temps, ils envoyèrent à Rome, sans le dire tout haut, Charles du Moulin, chargé de lettres pressantes du prince d’Orange et surtout de Jean de Berghes. Ces démarches mécontentèrent Philippe sans amener aucun résultat, si ce n’est l’éloignement des troupes étrangères. Cependant les religionnaires ne se laissèrent point intimider : il y eut, en 1562, des prêches publics à Tournai et à Valenciennes ; on se permit même de chanter au grand soleil les psaumes de Marot. Marguerite écrivit en toute hâte aux gouverneurs Montigny et De Berghes, en ce moment à Bréda, où ils étaient allés complimenter le prince d’Orange, qui venait de se marier en Allemagne. Montigny accourut à Tournai, fit brûler une quantité de livres hérétiques et mettre à mort le prédicant. A Valenciennes, Jean de Berghes ordonna l’arrestation de deux calvinistes ; mais il différa leur supplice, malgré les ordres formels de la gouvernante, et s’en fut trouver à Liége son frère Robert, dont la santé avait éprouvé une rude atteinte. Il prolongea son séjour en cette ville ; Marguerite l’ayant sommé finalement de revenir à son poste, il répondit sans détour « qu’il n’était ni de son honneur ni de sa charge, de se faire le bourreau des hérétiques. » Le roi, informé de ce qui se passait, regarda dès lors le marquis De Berghes comme un des chefs de l’opposition. Cette opinion, pour le dire en passant, fut constamment ratifiée par les lettres de Granvelle. Le magistrat de Valenciennes reçut des injonctions relativement à l’exécution des prisonniers : il voulut obéir ; le peuple s’émut, fit tomber sur les archers une grêle de pierres et dispersa les fagots préparés pour le supplice. On força la prison ; mais pour montrer clairement que cet acte n’avait rien de séditieux, on n’en retira que les deux sectaires, et l’on fit savoir incontinent au magistrat que tout rentrerait dans l’ordre, du moment où l’on serait assuré qu’il serait loisible aux réformés de pratiquer librement leur culte. Marguerite, effrayée, essaya de contenir les esprits jusqu’à l’arrivée de Berghes, qui était encore à Liége. Celui-ci se montra dès qu’il entendit parler d’émeute et de désordres ; mais il trouva la ville parfaitement paisible. Il y eut néanmoins quelques poursuites ; le calme se rétablit : mais qui pouvait répondre de l’avenir ?

Les adversaires des mesures de rigueur demandèrent le concours des états généraux ; Berghes voulut même provoquer une assemblée des évêques, prélats et docteurs, qui se serait occupée de réformes ecclésiastiques. La duchesse résista et se plaignit à Philippe II de l’attitude du gouverneur du Hainaut. Le roi approuva sa sœur ; quant à Berghes, il reçut l’ordre de ne plus s’absenter ; c’était un moyen, dans la pensée de Philippe, de l’amener à résilier ses fonctions. Le marquis fit la sourde oreille, passa son temps à négocier avec le chapitre de Liége au sujet de l’abdication de son frère Robert, et parut ne s’inquiéter guère de la propagande que faisaient les protestants à Valenciennes. « Il est abusif de punir de mort les délits en matière de religion, » disait-il souvent, et Granvelle ne manquait pas de rapporter ces paroles au roi. Montigny, de son côté, commençait à devenir suspect ; son beau zèle de Tournai s’était singulièrement refroidi. Embarras sur embarras : Granvelle était devenu le point de mire de l’opposition : une ligue venait de se former contre lui entre le prince d’Orange, les comtes d’Egmont, de Hornes et de Meghen ; Berghes et Montigny n’avaient pas été des derniers à y entrer. Ils demandèrent positivement le renvoi du cardinal. La réponse royale se fit attendre ; Philippe temporisa, suivant le conseil du duc d’Albe, pour travailler à diviser les mécontents[3]. Granvelle avait rêvé la défection du comte d’Egmont ; il n’y réussit pas. Loin de là, le cardinal s’étant rendu à Malines, d’Orange et d’Egmont reparurent au conseil d’État, dont ils s’étaient depuis quelque temps absentés, pour dire qu’ils n’y remettraient plus le pied, si leur adversaire y revenait encore. Au fond, Marguerite ne se sentait pas à l’aise sous la tutelle de Granvelle ; aussi bien commençait-elle à reconnaître l’impossibilité d’une réconciliation. Son secrétaire Armenteros partit pour Madrid, avec mission d’exposer franchement au roi le pour et le contre. En même temps elle fit venir d’Orange et De Berghes (celui-ci menait toute l’affaire, s’il faut s’en rapporter aux lettres du cardinal), pour les exhorter à prendre les rênes du gouvernement. Cependant le roi se renfermait dans un mutisme absolu ; les seigneurs ne contenaient plus leur impatience. L’esprit public commençait à s’émouvoir : des pasquinades circulaient ; on affectait de porter partout une livrée particulière adoptée par les seigneurs : un chaperon de fou, allusion au chapeau de cardinal, disait-on ; des têtes figurées sur les ailerons des manches : les têtes de Granvelle et de son second le duc d’Arschot, supposait-on. Sans montrer de la défiance envers les seigneurs, Marguerite pria d’Egmont de supprimer ces insignes : il les remplaça par un faisceau de flèches, ce qui donna lieu à de nouveaux commentaires. Enfin Marguerite insista elle-même pour le départ de Granvelle : d’Egmont lui avait dit que s’il se montrait encore, on ne pouvait répondre de rien. Il fallut céder (13 mars 1564) : le cardinal se retira dans son pays natal, à Besancon, sauf à exercer ultérieurement, sur les affaires des Pays-Bas, une influence que son éloignement de Bruxelles ne devait affaiblir en aucune manière.

L’orage semblait apaisé ; mais le roi n’entendait pas transiger avec les religionnaires. Or l’inquisition inspirait aux Belges une horreur indescriptible : on vit se renouveler à Bruges, à Bruxelles, à Anvers, les scènes de Valenciennes. Le peuple murmura contre la publication des décrets du concile de Trente. D’accord avec les états, la régente envoya d’Egmont à Madrid, pour exposer au roi la situation déplorable du pays. L’ambassadeur fut bien reçu ; on lui laissa croire tout ce qu’il voulut ; mais à peine rentré en Belgique, il vit s’évanouir illusions et espérances. Philippe brûlait ses vaisseaux ; il ne cédait rien. « Nous allons voir, s’écria Guillaume d’Orange, une sanglante tragédie. » Et en effet le gouvernement n’eût pu mieux s’y prendre pour désaffectionner toutes les classes de la population. Marguerite ne cessait d’avertir le roi : on ne pouvait compter, écrivait-elle, sur la coopération des gouverneurs, et pourtant Philippe les connaissait pour des serviteurs fidèles. Le marquis De Berghes offrit sa démission de toutes ses charges plutôt que de se prêter à l’exécution des placards contre les hérétiques ; la plupart de ses collègues envoyèrent à la gouvernante des remontrances dans le même sens ; les quatre chefs-villes du Brabant protestèrent contre l’inquisition. Berghes et ses amis se réunirent à Bréda, puis à Hoogstraeten, pour se concerter ; ces allées et ces venues, dont le but restait un mystère, plongeaient Marguerite dans la plus pénible anxiété. Les événements se précipitèrent : les nobles signèrent leur fameux compromis[4] et exposèrent solennellement à la régente les griefs de la nation. Elle promit de soumettre au roi la requête des confédérés ; cette mission délicate, périlleuse même, fut confiée au marquis De Berghes et au seigneur de Montigny, frère puîné du comte de Hornes.

Il eût été difficile de choisir des députés personnellement plus désagréables à Philippe[5] ; mais la nécessité faisait loi. Aux yeux du roi, Montigny était un mauvais catholique ; il avait mangé publiquement de la viande à Tournai, pendant le carême. Quant à Berghes, on sait quelles étaient ses opinions sur l’intervention du bras séculier dans les affaires de conscience ; enfin l’un et l’autre passaient pour avoir blâmé hautement la conduite de leur souverain. Ils ne se décidèrent à partir qu’avec la plus grande répugnance. D’abord il n’avait été question que de Berghes ; mais le marquis déclara formellement qu’il ne quitterait pas Bruxelles sans Montigny, qui s’était acquitté avec honneur d’une première mission à la cour de Madrid. Un courrier les précéda, porteur d’une lettre de Marguerite : la régente engageait le roi à témoigner de la bienveillance aux deux envoyés, à faire même des efforts pour les gagner. Mais l’opinion de Philippe était formée ; d’ailleurs ses autres correspondants, Granvelle entre autres, ne manquaient jamais de représenter Berghes et Montigny, et surtout le premier, comme les instigateurs de tout ce qui était arrivé (Correspondance de Philippe II, t. I, pp. 411, 417, 425, etc.). Le départ des négociateurs avait été fixé au 30 avril 1566. Le dimanche 28, il arriva que Berghes, jouant au mail dans le Parc, fut frappé, à la jambe, d’une pelote qui lui fit tant de mal, qu’il se mit au lit avec la fièvre. On crut d’abord que ses souffrances étaient feintes : Marguerite le fit visiter par son médecin ; celui-ci déclara que le blessé ne serait pas en état de se mettre en route avant un mois. Montigny refusa d’abord de partir seul ; il fallut de longs pourparlers pour l’y décider, d’autant plus que Berghes regardait le voyage comme inutile. Enfin il quitta Bruxelles le 30 mai ; le 17 juin, il était à Madrid, où Philippe, qui savait dissimuler, lui accorda coup sur coup deux longues audiences et le traita de manière à le tranquilliser sur ses dispositions à l’égard des seigneurs belges. Montigny s’y laissa prendre ; or, presque au même moment, le roi écrivait à la duchesse une lettre où il ne déguisait point ses véritables sentiments ! Montigny, se conformant à ses instructions, insista sur l’urgente nécessité d’abolir l’inquisition, d’accorder un pardon général, enfin de sanctionner un projet de modération des placards, projet dont il était porteur[6]. Philippe répondit que c’étaient là choses de grande conséquence, demandant mûre réflexion. Un conseil composé d’Espagnols et de Belges s’assembla au château de Valsain ; mais l’ambassadeur en demeura exclu, à sa grande mortification. On lui communiqua les résolutions prises à la suite de longs débats : elles étaient très-peu claires à l’endroit de l’inquisition. Il se plaignit ; on lui répondit que le roi était le maître ; il répliqua que son devoir l’obligeait à protester, et s’exprima si nettement à cet égard, parlant à Philippe lui-même, qu’il le fit changer de couleur (hasta que puso color a S. M.). La position de Montigny était d’autant plus pénible que Berghes n’arrivait pas. Celui-ci avait pu partir le ler juillet ; mais il avançait à petites journées, presque toujours en chariot ; sa blessure le faisait encore souffrir, et la fatigue du voyage avait réveillé d’anciennes infirmités ; peut-être aussi, ajoute M. Gachard, pressentait-il vaguement la fin qui l’attendait en Espagne. Il envoya Aguilara, son majordome, à Montigny, afin de savoir si le roi tenait absolument à l’entretenir, ou s’il n’obtiendrait pas, en égard à sa mauvaise santé, l’autorisation de retourner aux Pays-Bas. Le roi insista pour le voir : le 17 août, Berghes arriva au château de Valsain. Circonstance qui aurait dû lui donner à réfléchir, il ne reçut point, comme Montigny, la visite des principaux seigneurs de la cour ; toutefois le roi, qu’il voyait tous les jours en s’acquittant de ses fonctions de gentilhomme de la chambre, ne lui fit pas mauvais accueil. De nouvelles conférences eurent lieu, mais n’aboutirent à rien : il est évident que Philippe ne cherchait qu’à amuser les envoyés belges. Au moment où l’on s’y attendait le moins, l’heure fatale sonna. Une dépêche de Marguerite de Parme apporta la nouvelle du saccagement des églises et des excès de tout genre commis par les iconoclastes ; la gouvernante entrait dans le détail des concessions que ces tristes événements lui avaient arrachées. L’indignation, l’exaspération des Espagnols contre les Belges ne connurent plus de limites ; Berghes et Montigny étaient consternés, désespérés. Philippe tomba gravement malade et ne se guérit que pour songer à la vengeance. Il se renferma dans son palais de Madrid, ne se montrant plus à personne, contre son habitude, n’assistant pas même à la messe ; enfin, le 19 octobre, il convoqua ses ministres pour arrêter un parti décisif. On croit avec quelque raison qu’il avait déjà conçu, à ce moment, le projet d’envoyer aux Pays-Bas l’implacable duc d’Albe. Berghes et Montigny lui proposèrent de designer Ruy Gomez, prince d’Eboli ; mais leurs sympathies pour ce personnage auraient suffi pour le dissuader de ce choix ; d’ailleurs il avait besoin de Ruy Gomez pour surveiller son fils Don Carlos et le tenir éloigné de sa personne. L’historien Cabrera insinue que les envoyés belges, à bout de ressources, engagèrent le prince d’Espagne à se rendre dans nos provinces, lui offrant de prendre les armes en sa faveur s’il y allait contre le gré du roi. Mais l’ensemble de leur conduite, leur constante fidélité, l’absence de tout document pouvant faire supposer que Don Carlos fût désiré des Beiges, enfin le caractère même du fils de Philippe II, bien connu des personnages les plus influents des Pays-Bas, tout contribue à démentir une pareille assertion[7]. Philippe se décida donc pour le duc d’Albe et ordonna des armements considérables. Berghes et Montigny, considérant leur mission comme terminée, demandèrent leur congé : ils essuyèrent un refus. Leur sort était décidé dans l’esprit du roi ; « ils étaient voués l’un et l’autre à une mort ignominieuse[8]. » Ils réclamèrent inutilement l’intervention de Marguerite : la duchesse avait elle-même recommandé à son frère, par lettre du 18 novembre, de les retenir en Espagne jusqu’à la fin des troubles. La santé de Berghes, déjà compromise, empira tout à fait : il se voyait injustement soupçonné, réduit à l’impuissance, éloigné de tous ceux qui lui étaient chers ; et il ne pouvait douter que l’obstination et la colère du roi n’entrainassent en Belgique une série de bouleversements dont les conséquences étaient incalculables. Il fut pris d’un accès de fièvre et il eut, dit une relation de l’époque, le bonheur d’y succomber à temps[9]. Le bruit courut qu’il avait été empoisonné ; il n’est pas nécessaire de le supposer. Philippe était, ce semble, assez sûr de son fait. Le 16 mai, il ordonna au prince d’Eboli d’aller voir le marquis, et de lui accorder au nom du roi, mais seulement dans le cas où la guérison paraîtrait à peu près impossible, la permission de retourner aux Pays-Bas ; s’il y avait quelque chance de rétablissement, Ruy Gomez devait se contenter de lui faire espérer cette permission. « S’il meurt, » ajoutait-il dans son billet autographe et confidentiel, « il faudra lui faire de magnifiques obsèques ; il sera bien, en cette occasion, de montrer le regret que le roi et ses ministres ont de sa mort, et le cas qu’ils font des seigneurs des Pays-Bas ! » En même temps Ruy Gomez fut averti d’avoir l’œil sur Montigny, « qui pourrait vouloir s’échapper. » Le malheureux collègue de Berghes dut effectivement bientôt se considérer comme prisonnier. L’arrestation des comtes d’Egmont et de Homes aux Pays-Bas fut le signal de la sienne : son procès subit de longs délais, mais sa captivité devient de plus en plus étroite. Enfin, le 16 octobre 1570, il fut étranglé en secret dans le château de Simancas : on publia naturellement qu’il était mort de maladie, et ses funérailles ne furent pas moins pompeuses que celles du marquis de Berghes.

Les biens de Montigny furent confisqués. Ceux de Berghes tentèrent aussi la convoitise du gouvernement, qui n’aimait pas de voir certaines maisons devenir trop puissantes. La duchesse reçut l’ordre de mettre bonne garde en la ville de Berg-op-Zoom et aux biens du marquis, « pour qu’au cas, comme cela pourrait être, qu’il fût impliqué et coupable dans les troubles des Pays-Bas, on puisse avec plus de facilité disposer de ceux-ci. » Le marquis, n’ayant point d’enfants, avait testé en faveur de sa nièce Marguerite de Mérode, à condition qu’elle épouserait un de ses neveux. Cette jeune personne ne paraissant pas avoir été élevée dans les principes de la religion catholique, la duchesse eut mission de tâcher « de l’avoir sous la main, ainsi que le neveu auquel elle était destinée. » Le seigneur de Mérode ne se montra pas pressé de confier sa fille à des mains étrangères ; quant à la question de confiscation, le président Viglius déclara à la gouvernante que « le marquis étant mort au service du roi et en présence de Sa Majesté, il ne pouvait être procédé contre ses biens que par la voie de la justice : il fallait donc d’abord qu’on instruisît son procès et qu’il fût condamné. » Marguerite approuva cet avis et en écrivit au roi. L’affaire traîna en longueur. Enfin le marquisat fut remis à la nièce de Jean de Berghes après la Pacification de Gand. Elle en fit le relief le 22 février 1578. Marguerite de Mérode était alors l’épouse de Jean de Witthem, seigneur de Beersel.

Alphonse Le Roy.

Gachard, Corresp. de Philippe II, t. I et II. — Strada, De Bello Belgico, l. II, III, IV et VI. — Bentivoglio, Guerra di Fiandra, l. II et III. — Van Meteren, Hist. des Pays-Bas, l. II et III. (On trouve le portrait de Jean de Berghes dans l’édition française de cet ouvrage, la Haye, 1618, fol. 51, verso). — Loyens, Synopsis, etc. (Brux. 1672, in-4o). — Schiller, Abfall der Niederlände. — Prescott, Hist. du règne de Philippe II, liv. II et III. — Altmeyer, les Gueux de mer, p. 161. — Th. Juste, Le comte d’Egmont et le comte de Hornes, passim. — Goethals, Dict. généal., au mot Glymes, etc.


  1. « La bonne opinion qu’il avait du roi, dit Van Meteren, lui raccourcit la vie. »
  2. Voir Strada, liv. VI.
  3. « Il faut faire des caresses à d’Egmont pour le détacher de la ligue, écrivait le duc d’Albe. Quant à ceux qui méritent qu’on leur coupe la tête, il faut dissimuler avec eux, jusqu’à ce que cela puisse se faire. » (Corresp. de Philippe II, t. I, p. 272.)
  4. Jean de Berghes n’apposa pas son nom au bas de cet acte. Le comte De Berghe, qui figure parmi les signataires, portait le prénom de Guillaume et appartenait à une famille gueldroise.
  5. Voir Gachard, Don Carlos et Philippe II. ch. XI. p. 339, et Prescott, Hist. du règne de Philippe II, t. III, ch. VI.
  6. Voir dans Gachard, ouv. cité, p. 342, un extrait de ce projet. « Quelle modération ! s’écrie Schiller. Das Volk sie in seinem Unwillen anstatt Moderation (milderung) Moorderation (d. i. Mörderung) nannte. » Ed. de Carlsruhe, p. 273.
  7. Gachard, ouv. cité, p. 365.
  8. Id., ibid., p. 380.
  9. « Le marquis de Berghes ayant eu, le 13 (mai), une rechute très-violente de fièvre, avec chambres de sang, est mort le 21 au matin. » Lettre de Montigny à la duchesse de Parme (Corresp. de Philippe II, t. I, p. 540).