Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BELGIOJOSO, Louis-Charles-Marie, comte DE BARBIANO et

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BELGIOJOSO, Louis-Charles-Marie, comte DE BARBIANO et



BELGIOJOSO (Louis-Charles-Marie, comte DE BARBIANO et), ministre plénipotentiaire pour le gouvernement des Pays-Bas, né le 2 janvier 1728, fils puîné d’Antoine de Belgiojoso, créé prince de l’empire par Joseph II, le 2 août 1769, et de Barbe-Louise-Élisabeth, comtesse d’Adda.

Le comte Barbiano de Belgiojoso suivit d’abord la carrière des armes. En 1764, Marie-Thérèse le nomma son ministre à la cour de Stockholm ; elle fut si satisfaite de la manière dont il remplit cette mission qu’en 1770 elle lui confia l’ambassade beaucoup plus importante de Londres, et presque en même temps le nomma conseiller d’État intime actuel ; deux ans plus tard, elle l’éleva au grade de général-major dans ses armées. Joseph II, ayant conçu le dessein d’aller visiter la Erance, voulut avoir auprès de lui, dans ce voyage, le comte de Belgiojoso : « Je ferai venir Belgiojoso de Londres à Paris, » écrivit-il à son_ frère Léopold[1] « pour y faire sa connaissance : car c’est un homme que je ne connais pas du tout, et dont on me dit un bien infini. Ses dépêches sont très-sages. » Belgiojoso accompagna en effet l’empereur, en 1777, durant son séjour à Paris, et les excursions qu’il fit à Brest, à Bordeaux, à Bayonne, en Biscaye, à Tonlon et à Lyon ; lorsqu’au mois de juillet, Joseph II reprit le chemin de l’Allemagne, il retourna à son poste à Londres.

Le prince Georges-Adam de Starhemberg (voir ce nom), qui, sous le gouvernement du duc Charles de Lorraine, avait occupé la place de ministre plénipotentiaire aux Pays-Bas, et, après la mort de ce prince, avait été chargé du gouvernement général ad interim, en attendant la prise de possession de cette dignité par l’archiduchesse Marie-Christine et le duc Albert de Saxe-Teschen, sollicitait avec instance, son rappel. Joseph II le lui accorda en 1783, et choisit, pour le remplacer, le comte de Belgiojoso[2]. Le nouveau ministre plénipotentiaire arriva à Bruxelles au mois de juin ; il entra immédiatement dans l’exercice de ses fonctions.

Les circonstances étaient difficiles pour les dépositaires du pouvoir dans les provinces belgiques. Joseph II, qu’animaient incontestablement des intentions droites, mais qui manquait de sens pratique et se laissait trop souvent entraîner par la légèreté et l’impétuosité de son caractère, avait imaginé de mettre à exécution, de gré ou de force, dans un pays attaché plus qu’aucun autre à ses priviléges, à ses lois, à ses coutumes, tout un système de réformes et de changements. Déjà il y avait introduit la tolérance civile (13 octobre 1781), affranchi les ordres monastiques de toute dépendance d’une autorité étrangère (28 novembre 1781), défendu de s’adresser à la cour de Rome pour des dispenses (5 décembre 1781), supprimé un grand nombre de couvents (17 mars 1783). À ces mesures succédèrent un édit défendant de placéter les provisions délivrées par la cour de Rome en matière de bénéfices ecclésiastiques (24 novembre 1783) ; un autre édit qui faisait du mariage un contrat civil (26 septembre 1784) ; la suppression des kermesses si chères au peuple, l’abolition des confréries, la réglementation des processions et des pèlerinages (11 février, 8 avril, 7 mai 1786) ; l’établissement du séminaire général, qui entraînait la fermeture des séminaires épiscopaux (16 octobre 1786) ; enfin les deux diplômes du 1er janvier 1787, dont l’un substituait aux trois conseils collatéraux institués par Charles-Quint un conseil unique, dit du gouvernement général, dont la présidence était attribuée au ministre plénipotentiaire, divisait les provinces en neuf cercles placés chacun sous l’administration d’un intendant, faisait cesser l’existence des députations permanentes des états, etc., et l’autre supprimait toutes les cours de justice souveraines et provinciales, ainsi que les juridictions municipales et seigneuriales, au lieu desquelles étaient établis soixante-quatre tribunaux de première instance, deux cours d’appel et un conseil souverain siégeant à Bruxelles. Pour mieux pénétrer de ses vues le comte de Belgiojoso, l’empereur l’appela à Vienne au commencement de 1787.

Les premières réformes avaient excité des réclamations nombreuses, surtout parce qu’elles avaient été faites sans le concours des états, représentants naturels et légaux du pays ; mais, dans le nombre, il y en avait qui étaient loin d’être mal vues d’une partie de la nation : les diplômes du 1er janvier 1787 donnèrent lieu à l’explosion d’un mécontentement universel. On n’ignorait pas que les gouverneurs généraux ne les avaient promulgués qu’avec déplaisir ; tout le monde s’en prit au ministre plénipotentiaire, comme si c’était lui qui en fût l’auteur. Belgiojoso avait eu le tort d’apporter, dans ses relations avec les divers ordres de l’État, une morgue et un ton de dédain qui lui avaient aliéné les esprits : l’impopularité dont il était déjà l’objet eut bientôt le caractère d’une haine déclarée[3] ; le peuple alla jusqu’à lui attribuer la cherté des denrées alimentaires qui se fit sentir dans l’hiver de 1787, s’imaginant que la liberté accordée à l’exportation du bétail et des céréales en était la cause. Des placards furent affichés où on le signalait à la vindicte publique, où l’on provoquait la population à se porter à des voies de fait contre sa personne[4] ; on osa même lui adresser directement, d’une ville de Hainaut, une lettre qui contenait ces paroles brutales : « Apprends que les Hannoniens sont aussi courageux, que les Brabançons. Tu as appaisé leur courroux par la menace qu’ils t’ont faite. Tes jours étaient en danger. Ne dissipes pas tes craintes ; remplis les vues du monarque, ou de ton palais ne sors jamais, Italien chaud, violent et traître. » Il arrivait fréquemment qu’à sa sortie du théâtre, il fût accueilli par des huées[5]. Lorsqu’éclatèrent, dans la nuit du 27 au 28 mai et dans la journée du 30, les émeutes qui obligèrent les gouverneurs généraux à révoquer toutes les infractions faites à la Joyeuse-Entrée, de quelque nature qu’elles fussent, sa vie eût été exposée à de grands dangers, si des bourgeois bien intentionnés n’avaient envoyé quelques-uns d’entre eux pour garder sa demeure et veiller à sa sûreté personnelle.

On sait qu’à la suite de ces événements, Joseph II manda à Vienne des députés de toutes les provinces des Pays-Bas, et qu’il y fit venir aussi les gouverneurs généraux et le ministre plénipotentiaire, en commettant le gouvernement, par intérim, aux soins du général comte de Murray (voir ce nom), commandant des armes. L’archiduchesse Marie-Christine et le duc son époux quittèrent Bruxelles dans la nuit du 18 au 19 juillet ; le comte de Belgiojoso en partit dans la soirée du 19, pour n’y plus jamais revenir : l’empereur lui donna pour successeur le comte de Trauttmansdorff (voir ce nom), dont l’administration fut bien plus malheureuse encore que la sienne. Il mourut à Vienne, sans alliance, en 1802.

Dans un petit livre, plein d’anecdotes curieuses sur les derniers temps du régime autrichien, qui parut il y a une quarantaine d’années, on lit, à propos de l’hôtel que le gouvernement fit construire pour les ministres plénipotentiaires, au Parc (aujourd’hui le palais du roi) : « Le premier qui vint occuper ce palais fut le comte de Belgiojoso, Italien plein d’esprit, que Joseph II affectionnait beaucoup, et dont le nom est fameux dans les fastes de la galanterie. Ce ministre fit élever, à grands frais, dans le Parc, un petit temple, en forme de rotonde, orné par les mains de la Volupté : il l’avait dédié à Vénus, patronne qu’il servait avec une dévotion bien méritoire sans doute, si parfois Son Excellence n’avait négligé les affaires publiques, pour se livrer avec trop d’assiduité à son culte[6] » Belgiojoso mérite-t-il en effet le reproche de négligence que lui adresse l’écrivain auquel nous empruntons ces lignes ? Nous ne saurions le dire : ce qui est certain, c’est qu’il apportait, dans le maniement des affaires de l’État, des principes en harmonie avec le progrès de la civilisation et des lumières ; nous en citerons un exemple. Une bande d’environ quatre-vingts vagabonds, qui avait commis toutes sortes de vols et de brigandages dans les campagnes, fut appréhendée, en 1784, par les gens du prévôt de l’hôtel et amenée dans les prisons de Bruxelles. Les juges assesseurs de l’office du prévôt, pour découvrir les complices de ces vagabonds, ordonnèrent que les principaux d’entre eux fussent appliqués à la question. Comme, d’après une décision récente de l’empereur, aucune sentence portant condamnation à la torture ne pouvait-être exécutée sans que le gouvernement l’eût autorisé[7], cette affaire fut soumise aux gouverneurs généraux. Le conseil privé, après l’avoir examinée, « considérant qu’il s’agissait d’une bande de plusieurs centaines de vagabonds, la plupart étrangers, qui jetaient la terreur par tout le pays, et qu’il y aurait une disparate avec le pays de Liége, où la question avait lieu et où déjà il y avait une grande partie de ces brigands arrêtés, si l’on ne se servait point de même de la torture aux Pays-Bas, » exprima l’avis que les sentences rendues par l’office du prévôt de l’hôtel fussent mises à exécution. Le secrétaire d’État, Henri de Crumpipen, aux opinions duquel sa longue expérience des affaires donnait un grand poids, appuya cet avis dans un mémoire. Les raisons alléguées par eux ne purent cependant persuader Belgiojoso, qui refusa l’autorisation demandée. Un écrit de sa main conservé aux Archives du royaume nous fait connaître les motifs de son refus : « Je conviendrais volontiers, y dit-il, du résultat de ce mémoire, si la torture, quelque modérée qu’elle puisse être dans ce pays-ci, pût faciliter la découverte des complices ou les preuves des crimes qu’on doit punir. Mais, comme il est clair comme le jour que la torture ne peut jamais remplir le but que le conseil veut atteindre, puisqu’aucune douleur ne fera dire à un coquin endurci dans le crime et dont les fibres sont peu sensibles un aveu qui doit le conduire à la mort, tandis qu’un innocent qui soit d’un tempérament fort sensible, à la seule vue d’une douleur que sa constitution l’empêche de pouvoir souffrir, avouera de grand cœur ce qu’il n’aura jamais fait, et courra par préférence à une mort dont la souffrance est celle d’un moment, sans compter l’injustice de commencer par punir avant d’avoir prononcé pour coupable un accusé, si la torture que le conseil propose avec tant d’ardeur ne produit pas l’effet qu’il désire, s’il est prouvé qu’elle peut produire un effet contraire, je ne saurais convenir qu’il puisse jamais être nécessaire de faire un mal certain, pour n’opérer aucun bien dans aucun cas. La distinction d’un étranger d’avec un né dans le pays ne saurait jamais être admise par une bonne législation dans la justice criminelle. Elle doit être aveugle à cet égard. Elle doit démêler le coupable, pour le punir, de l’innocent pour l’absoudre….. Si douc la torture est inutile au but que se propose le conseil, si elle peut même faire avouer des crimes qui n’ont pas été commis, si elle est injuste dans le principe, puis-qu’elle punit des hommes dont le crime n’était pas prouvé, peut-on jamais approuver ce que le conseil propose ?….. Il faut toujours partir du principe, que tout juge doit supposer tout homme innocent jusqu’à ce que l’accusateur, soit particulier ou public, ait positivement et avec évidence prouvé le contraire. » De telles maximes proclamées et mises en pratique par le comte de Belgiojoso doivent l’absoudre des fautes qu’il put commettre pendant son ministère.

Gachard.

Archives impériales de cour et d’État, à Vienne. — Archive du royaume, à Bruxelles. — Gazette des Pays-Bas. années 1764, 1770, 1777, 1783, 1787. — Borgnet, Histoire des Belges à la fin du xviie siècle. — Gérard, Ferdinand Rapédius de Berg. — A. Galesloot, Un Prélude de la révolution brabançonne (Revue trimestrielle, 11e année, t. IV).


  1. Lettre du 29 octobre 1776.
  2. Lettres patentes données à Carlstadt, le 9 mai 1783. Belgiojoso y est qualifié « chevalier de Malte, conseiller d’État intime actuel, chambellan de l’empereur, lieutenant général des armées impériales, et colonel propriélaire d’un régiment d’infanterie de son nom. »
  3. « L’aliénation qu’il a eu le malheur de s’attirer déjà avant qu’il ait été question des nouvelles réformes, pour le mépris surtout qu’on croyait observee en lui à l’égard de cette nation, a tourné à cette heure en une aversion et une haine qui passent toute imagination… Nous le soutenons cependant, etc. » (Lettre du duc Albert de Saxe-Teschen au prince de Kaunitz, du 18 mai 1787.)
  4. Une de ces affiches portait :

    Peuple, ne crains pas la cavalerie,
    pour attaquer le ministre allant à la comédie.

    Une autre :

    Peuple infortuné,

    Prenez les armes pour vos députés ;
    Tranchez la tête à votre chancelier

    Et à votre ministre dénaturé.

    Une autre encore, en flamand, était ainsi conçue :

    Ieder een is versocht alle daegen ’s avonts sonder vreese op de Merckt te komen, om te gaen het huys van den minister van vier kanten met hem in de locht te doen springen.

         C’est-à-dire en français : « Un chacun est requis de se rendre tous les soirs, sans crainte sur la Grand’Place, pour aller de là à la maison du ministre et la faire sauter en l’air avec lui. »

  5. Lettre de Belgiojoso au prince de Kaunitz, du 22 mai 1787.
  6. Bruxelles, les palais de Laeken et de Tervueren ; par un vieux Belge. Bruxelles, 1824, Stapleaux. In-12, p. 2.
  7. Décret du 3 février 1784, adressé aux conseils de justice.