Biographie nationale de Belgique/Tome 1/BAUDOUIN Ier (roi de Jérusalem)

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BAUDOUIN Ier, roi de Jérusalem, troisième fils d’Eustache II, comte de Boulogne, et d’Ide de Lotharingie, fille de Godefroid III et sœur de Godefroid IV, ducs de Lothier, vivait au xie et au xiie siècle. Baudouin descendait, par sa mère, des anciens comtes de Verdun et d’Ardenne, qui se rattachaient à la Belgique actuelle par de si nombreux liens, notamment par le titre de marquis d’Anvers et par celui de comtes d’Eenham. Quel fut le lieu de sa naissance, nous ne le savons par aucun document contemporain. Mais une tradition, recueillie et confirmée par une suite de chroniqueurs dont quelques-uns remontent au xiiie siècle, lui assigne pour berceau, de même qu’à son frère Godefroid de Bouillon, soit Genappe, soit Baisy, localités brabançonnes qui constituaient des alleux appartenant à Ide de Lotharingie et que cette princesse vendit, en 1096, au monastère de Nivelles, au moment où ses fils s’apprêtaient à partir pour l’Orient avec la première armée des croisés.

Plus jeune de quelques années que Godefroid, et fils puîné d’Ide et d’Eustache de Boulogne, Baudouin fut destiné d’abord, comme cadet de famille, à entrer dans les ordres sacrés. Il était déjà pourvu de plusieurs riches bénéfices par les cathédrales de Reims, Liége et Cambrai, lorsqu’on le vit échanger tout à coup la robe des clercs contre la cotte de mailles des chevaliers et prendre pour femme Godehilde, épouse divorcée de Robert de Beaumont et fille de Raoul II, comte de Conches. Un fois entré dans la vie active des hommes de guerre, il ne tarda pas à manifester d’une manière éclatante sa vocation militaire dans plusieurs de ces luttes acharnées dont l’histoire des petites seigneuries féodales est remplie, et la légende nous apprend même comment, ayant été fait prisonnier, dans une de ces rencontres, par Robert, comte de Mortain, il fut délivré de sa captivité par l’intervention miraculeuse de saint Firmat. Aussi, lorsque la première croisade se mit en route vers Constantinople pour se diriger de là vers l’Asie Mineure et la terre sainte, vit-on Baudouin se ranger sous la bannière de son frère Godefroid, avec les autres seigneurs et hommes d’armes lotharingiens.

D’après le portrait que le chroniqueur Guillaume de Tyr a tracé de notre héros, Baudouin se distinguait parmi tous les croisés par la hauteur extraordinaire de sa taille. Sans être beau, il se faisait remarquer par la dignité de sa personne. Il avait la barbe et les cheveux bruns, le teint bistré, la lèvre supérieure un peu proéminente, et le nez recourbé en forme de bec d’aigle. Ses membres étaient robustes ; et, endurci à la fatigue, il était toujours le premier sous les armes au moment du danger. Cependant, même sous le harnais de l’homme de guerre, il avait conservé quelque chose de la prestance du clerc ; et, quand, plus tard, il eut été élevé au trône, la majestueuse gravité avec laquelle il portait la chlamyde royale l’eût fait prendre pour un prélat plutôt que pour un souverain. A la vérité, ces dehors solennels ne servaient qu’à mieux déguiser l’ambition dont le guerrier lotharingien était rempli ; car c’est avec raison que le poëte de la Jérusalem délivrée a pu le caractériser en ces termes :

Ma vede in Baldovin cupido ingeguo
Ch’ all’ umane grandezze intento aspira.

La première fois qu’il apparut sur la scène des événements qui signalèrent l’expédition chrétienne, ce fut lorsque Godefroid négocia avec Kalmany, roi de Hongrie, les conditions du passage de l’armée à travers ce royaume. Baudouin et sa femme, qui l’accompagnait, se trouvèrent au nombre des otages qui furent remis au souverain magyare jusqu’à ce que toutes les lances lotharingiennes eussent franchi le cours de la Save, limite méridionale de ses États. Un peu plus tard, pendant les derniers jours de l’année 1096, lorsque les guerriers chrétiens eurent planté leurs tentes sous les murs de Constantinople et que l’empereur Alexis eut défendu à ses sujets de leur fournir des vivres, ce fut Baudouin qui décida, par ses instances, son frère Godefroid à mettre le pays au pillage et qui prit sur lui de refouler dans la ville les troupes impériales, chargées de réprimer ces déprédations. Mais ce fut surtout au printemps de l’année suivante, quand l’armée, ayant pénétré dans l’Asie Mineure, eut mis le siége devant Nicée, que notre héros se signala par la bravoure chevaleresque avec laquelle il aida à disperser la formidable cavalerie que le roi seldjoucide Kilisch-Arslan amenait au secours de sa capitale. La sanglante bataille de Dorylée, qui se livra le 1er juillet de la même année, lui donna une nouvelle occasion d’affermir sa réputation de courage et d’intrépidité.

Après cette journée désastreuse, commença, on le sait, la marche laborieuse et pénible que l’armée eut à faire, pendant la dévorante chaleur de l’été, à travers les plaines arides de la Phrygie pour atteindre Antioche de Pisidie et se diriger de là vers cette Antioche de Syrie dont la prise coûta tant de sang et de travaux. Pendant que le gros des forces des croisés s’acheminait lentement de ce côté, Tancrède, à la tête de cinq cents lances, et Baudouin avec sept cents chevaliers et deux mille fantassins, prirent les devants afin d’éclairer le pays. Le premier fit route par Iconium vers Héraclée, d’où il se rabattit brusquement vers le sud et atteignit la ville de Tarse, si importante par son commerce. Ayant intimidé la faible garnison qui la défendait, il l’amena à se rendre aussitôt que l’armée des croisés elle-même approcherait, et obtint d’arborer provisoirement sa bannière sur les remparts. Sur ces entrefaites, Baudouin, qui s’était égaré avec ses hommes, arriva tout à coup devant Tarse, et, abusant de la supériorité de ses forces, il substitua sa bannière à celle de Tancrède, qui leva aussitôt ses tentes et se dirigea vers Adana. Mais à peine celui-ci se fut-il éloigné, qu’un détachement de trois cents chevaliers appartenant à Bohémond de Tarente se montra en vue de la place. Aussitôt Baudouin, faisant accroire à la garnison que c’était l’avant-garde de la grande armée, la somma de leur ouvrir les portes de la ville. Elle lui livra immédiatement plusieurs tours dans lesquelles il s’installa avec ses troupes. Les hommes de Bohémond s’étant approchés pendant ce temps, il leur interdit l’entrée de la forteresse et poussa même la cruauté jusqu’à leur refuser des vivres. De sorte qu’ils furent forcés de camper sous les remparts. Malheureusement, la garnison musulmane, profitant de l’obscurité de la nuit, pénétra furtivement dans le camp des croisés, les surprit pendant leur sommeil, en égorgea une partie et prit la fuite. Ce désastre causa naturellement une vive exaspération parmi ceux qui avaient échappé au massacre, et peu s’en fallut qu’ils n’en vinssent aux mains avec les gens de Baudouin, qui ne réussit que difficilement à apaiser leur colère.

Le hasard voulut que dans ce même moment une flotte de pirates flamands, hollandais et frisons, commandée par Guinemer de Boulogne et occupée, depuis huit ans, à faire, de la Méditerranée, le théâtre de leurs déprédations, entrât dans le port de Tarse. Ces hommes d’aventures, Baudouin n’eut pas de peine à les décider à le suivre. Ayant ainsi renforcé sa troupe, il se dirigea vers Mamistra, que Tancrède venait de conquérir et plaça ses tentes devant cette ville où la nouvelle s’était répandue de ce qui venait de se passer à Tarse. A l’arrivée des Lotharingiens, les compagnons de Tancrède ne purent retenir leur colère, et ils le décidèrent à tirer vengeance de l’odieuse conduite tenue envers leurs frères d’armes. Ils opérèrent donc une sortie et tuèrent un bon nombre des gens de Baudouin. Mais celui-ci, ayant promptement rallié les siens, refoula les assaillants dans la ville et en fit un grand carnage.

Cette lutte fratricide se termina par une réconciliation à laquelle Baudouin se montra d’autant plus disposé à accéder, qu’il venait d’apprendre que son frère Godefroid avait été dangereusement blessé en chassant un ours dans les escarpements du Taurus. À cette nouvelle, il se hâta de rejoindre l’armée, craignant que le commandement ne lui en échappât si Godefroid venait à succomber à sa blessure. Du reste, cette crainte fut bientôt justifiée par la froideur et le mépris que tous les barons, instruits des événements qui s’étaient passés à Tarse et à Mamistra, s’empressèrent de lui témoigner. Peut-être même Bohémond de Tarente n’eût-il pas manqué de lui demander compte de l’injure faite à son neveu Tancrède, s’il n’avait été retenu par l’estime et l’affection qu’il professait pour Godefroid de Bouillon.

Baudouin ne tarda pas à se sentir humilié du dédain qu’on lui montrait et du vide qui se faisait autour de lui. Aussi ne songea-t-il plus qu’à s’éloigner de l’armée. Pour cela il ne lui manquait qu’un prétexte ou une occasion. Cette occasion lui fut offerte par un Grec, nommé Pancrace, qui s’était attaché à son service pendant le siége de Nicée et qui, condamné aux galères pour avoir trahi à plusieurs reprises l’empereur son maître, était parvenu à s’évader de sa captivité. Le Byzantin lui suggéra l’idée de pénétrer dans l’Euphratène, dont la conquête, disait-il, n’offrirait pas la moindre difficulté. Aucun projet ne pouvait sourire à Baudouin autant que celui-là. Mais pas un chevalier ne voulut d’abord le suivre, et ce ne fut qu’à force de belles promesses qu’il réussit à en engager deux cents sous sa bannière. Les hommes de pied, chez qui la répulsion que tous éprouvaient pour son caractère orgueilleux fut plus prompte à céder à l’espoir d’un riche butin, se mirent à son service en plus grand nombre. Le succès de l’expédition dépassa toutes les espérances du guerrier lotharingien. En effet, les chrétiens de toute la région de l’Euphrate supérieur, qui ne subissaient qu’en frémissant le joug et les exactions des infidèles, lui ouvrirent partout volontairement les portes de leurs villes, et même on vit les musulmans abandonner leurs citadelles et leurs forteresses sans attendre qu’il vînt en personne les sommer de se rendre, tant était générale la crainte qu’inspirait son nom. C’est ainsi qu’il se trouva bientôt en possession des châteaux de Tellbascher, de Ravendan et d’un grand nombre d’autres qu’il fit occuper en partie par ses hommes, en partie par les chrétiens du pays, Arméniens ou Grecs. La nouvelle de cette conquête aussi rapide que prodigieuse ne tarda pas à se répandre de proche en proche dans toutes les régions voisines.

Au delà de l’Euphrate, Édesse était la seule ville qui ne fût pas occupée par les infidèles. Elle était gouvernée par un prince qui, après l’avoir administrée au nom de l’empereur de Byzance, s’était déclaré indépendant au moment où les musulmans avaient envahi la contrée. Mais l’âge avancé que ce chef avait atteint ne lui permettait plus de la défendre efficacement contre les hordes turques qui, rôdant presque sans relâche sous les murs de la place, en rançonnaient les habitants et se livraient dans les environs à des déprédations continuelles. Aussi, au bruit de l’approche des Latins, le conseil des douze notables qui administraient Édesse de concert avec leur chef, força-t-il le vieillard d’inviter le guerrier chrétien à prendre la ville sous sa protection, de consentir à partager avec lui l’autorité souveraine et de le désigner pour son successeur. Quoique Baudouin n’eût sous la main que quatre-vingts chevaliers, — car le reste de ses forces étaient nécessaires à la défense des châteaux forts qu’il avait conquis, — il s’avança vers l’Euphrate. Mais il ne tarda pas à rebrousser chemin vers Tellbascher, à la nouvelle que l’émir de Samosate lui avait dressé une embuscade non loin du fleuve. Il fit bien ; car l’émir le suivit jusqu’à Tellbascher et sembla même disposé un instant à entreprendre le siége de cette forteresse, quand on le vit tout à coup se retirer, le troisième jour. Alors Baudouin se hâta de rassembler les garnisons disséminées dans les différents châteaux qu’il avait conquis et s’achemina résolument vers Édesse. Sa marche fut presque une marche triomphale. Partout les citadelles et les places fortes s’ouvraient devant lui, et les Arméniens, venant à sa rencontre avec des croix et des bannières, lui baisaient les pieds et le bord de ses vêtements comme à leur libérateur. Les habitants d’Édesse surtout l’accueillirent avec des cris d’allégresse. Leur prince et tout le clergé vinrent au-devant de lui et l’introduisirent dans la ville en chantant des hymnes de joie.

Cependant le vieux chef édesséen se repentit bientôt de l’engagement qu’il avait contracté. Au lieu de partager avec Baudouin son autorité et ses revenus, il proposa de le prendre à sa solde, lui et les siens, à condition qu’ils se chargeraient de la défense de la ville. Mais, trop fier pour se faire le vassal d’un Grec qui n’était pas même de sang royal, le Lotharingien repoussa cette offre avec indignation et se disposa à quitter immédiatement Édesse. Aussitôt une vive agitation se manifesta parmi les habitants, et une émeute populaire allait éclater, quand le vieillard, se ravisant tout à coup, déclara qu’il adoptait le chevalier franc pour son fils et le serra, en présence de la foule, sur sa poitrine nue, selon l’usage oriental.

Baudouin n’eut pas de peine à justifier la confiance que les Édesséens avaient mise dans son épée. Son premier soin fut d’essayer de s’emparer de Samosate dont l’émir les mettait périodiquement à rançon et retenait en otage une partie de leurs enfants ; mais, n’ayant pu réussir à enlever cette ville de vive force, il la tint en échec au moyen de quelques postes fortifiés qu’il garnit de troupes et qui la mirent dans l’impossibilité d’inquiéter désormais les habitants d’Édesse. Ceux-ci conçurent alors le dessein de déposséder leur ancien chef de la part d’autorité qu’il s’était réservée. Leurs notables commencèrent par négocier avec lui les conditions de son abdication ; mais ils ne purent vaincre sa résistance. De sorte qu’il ne restait plus qu’à le déposer par la force. Une émeute fut donc organisée dans laquelle le vieillard fut tué à coups flèches en essayant de se sauver par la fuite. Baudouin ne s’ingéra point d’une manière ostensible dans ce complot ni dans ce crime. Cependant il en recueillit sans scrupule tous les bénéfices, et accepta la souveraineté d’Édesse avec le riche trésor que son prédécesseur avait amassé. Une fois investi du pouvoir suprême, il songea à consolider le nouvel État qu’il avait projeté de fonder. Plusieurs circonstances heureuses l’aidèrent à réaliser ce dessein. En effet, l’émir musulman de Samosate lui vendit cette ville pour dix mille deniers d’or, et bientôt un autre émir, Balak, lui céda à prix d’argent l’importante forteresse de Saroudsch qui, située entre Édesse et l’Euphrate, permettait à Baudouin de se tenir en communication avec la grande armée chrétienne.

C’est ainsi que se fonda ce puissant comté d’Édesse qui, durant la première période de l’existence du royaume de Jérusalem, en constitua au nord-est le principal boulevard et qui resta pendant quarante-cinq ans sous la domination latine.

Les chroniqueurs des croisades ne manquent pas de s’étendre sur les habitudes fastueuses du nouveau souverain d’Édesse, qui prit à cœur d’éblouir par son luxe les populations soumises à son autorité. Il avait laissé croître sa barbe à la mode orientale. Il faisait se prosterner devant lui ses sujets et prenait toujours ses repas étant assis les jambes croisées sur de somptueux tapis. Quand il allait visiter l’une ou l’autre ville de son comté, il y faisait son entrée précédé d’un groupe de cavaliers qui sonnaient du clairon, et partout où il allait, on voyait marcher devant lui un dignitaire de sa maison portant un bouclier d’or, sur lequel était figurée la forme héraldique d’une aigle aux ailes déployées. Sa première femme ayant succombé à la fatigue quand la grande armée eut atteint Marasch, dans la petite Arménie, il avait épousé en sécondes noces la fille d’un prince arménien que le chroniqueur Guillaume de Tyr nous fait connaître sous le nom de Tafroc. Mais ce lien ne l’empêcha point de faire de fréquentes infractions à la de fidélité conjugale, quoiqu’il ne se permît jamais de donner du scandale ni d’employer la violence à l’égard des femmes.

Pendant que les croisés, après la prise d’Antioche de Syrie, se trouvaient en proie à la peste, Baudouin offrit à une partie de leurs chefs, entre autres à son frère Godefroid, l’hospitalité dans son comté d’Édesse. Non content de les recevoir dans ses villes et dans ses châteaux situés sur les bords salubres de l’Euphrate, il leur fournit des vivres en abondance et les combla de riches présents. Mais cette générosité faillit lui devenir funeste. Les Edesséens s’en irritèrent, voyant avec dépit les latins s’installer presque en maîtres dans les forteresses, et leur prince, non-seulement donner le pas sur eux à ses compatriotes, mais encore tolérer toutes les exactions et les violences auxquelles il leur plaisait de se livrer. Leur mécontentement se transforma bientôt en un complot auquel prirent part quelques chefs musulmans établis dans le voisinage et qui eut pour objet d’assassiner le prince ou au moins de chasser tous les latins du comté. Heureusement, avant que la conspiration eût eu le temps d’éclater, elle fut dénoncée à Baudouin par un des principaux habitants d’Édesse que les conjurés avaient essayé vainement d’attirer dans leur parti. L’entreprise avorta de la sorte. Le comte fit saisir les coupables, ordonna que deux des chefs fussent aveuglés et ne rendit la liberté aux autres que moyennant une forte rançon, se contentant de faire mutiler ceux qui n’avaient pas de quoi racheter leur liberté. Les amendes imposées aux auteurs de ce complot produisirent la somme considérable de soixante mille besants, que Baudouin partagea libéralement entre ses compatriotes et ses adhérents, augmentant ainsi sa renommée de largesse et de magnificence.

Cependant il n’échappa à ce danger que pour se voir bientôt exposé à un autre péril. Sous prétexte de lui vendre le château d’Amacha, Balak, ancien émir de Saroudsch, voulut traîtreusement l’attirer dans cette place forte. Mais, prévenu par un de ses chevaliers, qui se défiait de la loyauté des gens de l’émir, Baudouin n’y envoya que dix de ses hommes, que les musulmans firent immédiatement mettre aux fers, croyant que le comte lui-même était du nombre. Quoique déçus dans leur attente, ils ne relâchèrent point les captifs, dont la plupart échappèrent par la fuite ou furent échangés contre des prisonniers tombés entre les mains des chrétiens ; deux seulement furent décapités.

Dans ces entrefaites, les croisés accomplirent la prise de Jérusalem. Ce fut le 8 juillet 1099 qu’ils s’emparèrent de la ville sainte. Ni Baudouin, ni Bohémond de Tarente n’eurent la gloire de concourir à ce grand fait d’armes, tous deux ayant trouvé à satisfaire leur ambition en se taillant un État presque souverain dans le territoire de l’empire d’Orient, l’un en créant à son profit le comté d’Édesse, l’autre en érigeant à son bénéfice la principauté d’Antioche. Vers la fin de l’automne seulement, Baudouin, après qu’il eut assuré ses possessions contre les attaques que les hordes musulmanes pourraient diriger contre elles pendant son absence, se décida à visiter Jérusalem et à y passer, avec Bohémond, les prochaines fêtes de Noël. Puis, ayant visité pieusement tous les lieux saints, il rentra dans son comté, où, l’année suivante, vers la fin d’août, il reçut la nouvelle de la mort de son frère Godefroid, qui avait fermé les yeux le 17 du même mois.

Prévoyant les divisions intestines qui, après sa mort, ne manqueraient pas de déchirer le royaume, Godefroid, avant de rendre le dernier soupir, avait fait jurer solennellement à Dagobert, patriarche de Jérusalem, qu’il mettrait en œuvre toute son influence pour assurer la couronne à un prince de la maison de Lotharingie. Cependant, à peine Godefroid eut-il expiré, que l’astucieux prélat faussa son serment et commença à intriguer pour faire porter au trône Bohémond de Tarente. D’autres manœuvraient pour faire conférer la pourpre à Raymond, comte de Toulouse. Au milieu de ces dissentiments, personne, si ce n’est quelques fidèles partisans de Godefroid, n’avait songé d’abord à Baudouin, à qui Tancrède surtout se montrait hostile pour l’injure qu’il avait reçue naguère sous les murs de Tarse. Mais, grâce à l’appui que les amis de Godefroid trouvèrent dans l’archidiacre Arnulf, gardien officiel du saint sépulcre, ils purent bientôt constituer un parti puissant en faveur de Baudouin. Averti par eux, celui-ci se hâta aussitôt de rappeler d’Antioche son neveu Baudouin du Bourg, fils de Hugues de Rhétel, pour l’investir du comté d’Édesse. Puis, ayant rassemblé quatre cents lances et mille hommes de pied, il s’achemina vers Jérusalem, dès les premiers jours d’octobre. Il se dirigea d’abord vers Antioche, où sa femme s’embarqua pour Jaffa ; ensuite, il prit route par Laodicée vers Tripoli, où il apprit que les Turcs occupaient avec des forces imposantes, entre Biblus et Bairouth, un étroit défilé qu’il devait traverser. Le passage paraissait impraticable même aux plus hardis. Baudouin le força la lance à la main, et augmenta encore par ce fait d’armes la réputation militaire dont il jouissait parmi les plus braves. Enfin, il entra à Jérusalem le 11 novembre ; et, après avoir, quelques jours plus tard, opére du côté d’Ascalon, d’Hébron et de Suse, une expédition qui lui donna une nouvelle occasion de se signaler, il reçut, malgré l’opposition du patriarche et de Tancrède, l’hommage de tous les barons du royaume qu’il confirma dans leurs fiefs. Pendant les fêtes de Noël, il se reconcilia avec Dagobert et fut solennellement couronné à Bethléem.

Ce ne fut pas sans rencontrer de grandes difficultés qu’il commença son règne. En effet, Tancrède refusa de le reconnaître pour son suzerain, et il fallut presque recourir à la force pour l’amener à déposer les fiefs de Caïfa, de Tibériade et d’autres dont il avait été investi naguère par Godefroid. Ce vassal rebelle étant parti pour Antioche dont il alla gouverner la principauté au nom de son parent Bohémond, le roi crut l’occasion favorable pour entamer à son tour le patriarche Dagobert, avec qui sa réconciliation avait été plus apparente que réelle. Il lui reprocha d’avoir faussé le serment prêté à Godefroid et produisit même une lettre adressée par le prélat à Bohémond pour engager celui-ci à tuer Baudouin pendant le voyage qu’ils avaient fait ensemble à Jérusalem en 1099. Ces accusations ne firent qu’envenimer la querelle, si bien que le roi, n’osant mettre lui-même la main sur le patriarche, le dénonça à la cour de Rome et le chargea, en outre, du fait d’avoir vendu un morceau de la vraie croix. Un légat du pape arriva bientôt, qui réussit à calmer l’irritation de Baudouin. Ce qui acheva d’amener un rapprochement entre le roi et le patriarche, ce fut la générosité dont celui-ci fit preuve en offrant une somme considérable au souverain dont il savait le trésor épuisé. Quoique, dès ce moment, la concorde se fût quelque peu rétablie dans le royaume, les premiers mois se passèrent sans qu’il fût possible de songer à agrandir ni même à compléter la conquête. Ce fut seulement vers la Pentecôte de l’année 1101 que le roi ouvrit la campagne. Elle fut signalée par le siége et la prise d’Arsuf et de Césarée. Elle le fut plus encore par une mémorable victoire que Baudouin remporta, le 7 septembre, entre Ascalon et Jaffa, sur une armée égyptienne qui ne comptait pas moins de onze mille cavaliers et vingt mille fantassins, et à laquelle le roi n’avait à opposer que deux cent soixante lances et neuf cents hommes de pied. Après cette bataille, où Baudouin fit des prodiges de valeur et d’où on le vit, au dire des chroniqueurs, sortir tout ruisselant du sang des ennemis qu’il avait abattus, force fut au roi de laisser dormir ses armes pendant plus de six mois, ses victoires elles mêmes ne servant qu’à éclaircir les rangs de sa petite armée, sans qu’une nouvelle lance y vînt remplir un vide. A la vérité, trois nouvelles expéditions s’étaient préparées en Europe pour venir au secours des latins d’Orient : la première en Italie, la seconde en France et la troisième en Allemagne. Mais le plus grand nombre des guerriers qui y prirent part trouvèrent, comme on sait, la mort avant d’avoir traversé les solitudes de la Phrygie. La bravoure souvent téméraire de Baudouin restait donc l’appui le plus puissant du royaume de Jérusalem. Cependant le roi n’avait pas été sans comprendre la nécessité de s’emparer du littoral de la Syrie, dont la possession devait ouvrir les ports de cette contrée à la navigation européenne et dispenser les armées chrétiennes de prendre, pour s’acheminer vers les lieux saints, le long et périlleux détour de l’Asie Mineure. Ce fut à atteindre ce but que Baudouin, dès ce moment, appliqua ses soins et ses forces, certain qu’il était, d’ailleurs, de se voir secondé à l’envi, dans son entreprise, par les Vénitiens, les Génois et les Pisans. De grands motifs politiques eussent dû lui commander de chercher, avant tout, à se rendre maître d’Ascalon, place d’armes importante qui mettait les garnisons turques du littoral en communication avec l’Égypte et où s’organisaient tous les ans des expéditions destinées à inquiéter la capitale même du royaume latin. Mais il ne se trouvait pas en force pour entreprendre une attaque contre cette formidable forteresse. Il songea donc à s’emparer d’abord de Saint-Jean-d’Acre, dont le port était un des plus sûrs qu’il y eût sur toute la côte. En 1103, il entreprit le siége de cette place ; mais il ne put réussir à la réduire par les armes. L’année suivante, il fut plus heureux ; ayant engagé une flotte de Génois, qui avait passé l’hiver à Laodicée, à concourir à l’attaque de la ville, en leur promettant, en cas de succès, le tiers des péages dont seraient à l’avenir frappés les navires qui y aborderaient, outre un quartier soumis à leur propre juridiction, il renouvela le siége au printemps suivant et força la garnison à se rendre. En 1104, il planta ses tentes devant Tripolis, que les Génois enfermèrent du côté de la mer ; mais il ne parvint à enlever cette ville que le 10 juin 1109. Vers la fin de l’hiver, il se porta devant Bairouth et, avec le secours des Pisans, il s’en rendit maître dans le courant du mois d’avril 1110. Avant la fin de la même année, il fut maître de Sidon, grâce à la coopération d’une flotte que Sigurd, roi de Norwége, avait conduite en Orient. Après cette nouvelle conquête, il ne lui restait plus, pour dominer tout le littoral de la Syrie, depuis Laocidée jusqu’à Jaffa, qu’à réduire la place de Tyr. Quoiqu’elle fût bâtie sur une île rendue inaccessible de tous les côtés par les eaux de la mer et défendue par trois enceintes de murailles, il entreprit de s’en emparer. Après avoir demandé vainement à l’empereur Alexis le secours d’une flotte, il fit rassembler devant la ville tous les navires qui se trouvaient dans les différents ports et coupa du côté de la terre toutes les communications des Tyriens à l’aide d’une armée de dix mille hommes. Mais, faute de moyens suffisants pour atteindre l’ennemi, ce siége, commencé à la fin de novembre 1111 et connu pour l’un des plus mémorables dont l’histoire des croisades fasse mention, il fut forcé de le lever vers le commencement de l’été suivant, non sans avoir accompli des prodiges de courage et d’audace.

Car il n’avait cessé d’être, sous la pourpre comme sous la cotte de mailles du guerrier, le chevalier le plus vaillant de son armée et le plus hardi à braver tous les dangers. Souvent même il poussait le courage jusqu’à la témérité. Un jour, se trouvant en présence de l’ennemi, il dit à Étienne de Blois qui lui recommandait de ne pas trop se hâter d’engager le combat :

— Quand même vous ne seriez pas tous avec moi, les païens qui sont là devant nous n’échapperaient point à mon épée.

Un autre jour, en 1103, comme il résidait à Jaffa, il sortit de la ville avec dix chevaliers pour se livrer au plaisir de la chasse, et s’aventura avec cette faible troupe jusque dans les forêts voisines de Césarée, lorsqu’on vint lui annoncer qu’une bande de soixante guerriers musulmans rôdait dans les environs et répandait l’épouvante dans toute la contrée. Bien que ni lui ni ses compagnons, tous simplement armés d’une épée, d’un arc et d’un trousseau de flèches, n’eussent ni cuirasse ni bouclier, il voulut se mettre à la recherche des ennemis ; et, les ayant atteints, il se jeta le premier au milieu d’eux, semant, comme toujours, la mort et la terreur autour de lui. Mais, au moment où, arrêté tout à coup devant un buisson, il détournait son cheval, il fut frappé si vigoureusement d’un coup de lance par un musulman embusqué dans les broussailles, qu’il tomba à terre, baignant dans son sang et que ses compagnons le crurent mort. Surexcités par cette conviction et animés du désir de le venger, ils assaillirent les ennemis avec tant d’impétuosité et de fureur qu’ils en tuèrent un grand nombre et mirent le reste en fuite. Combien fut grande leur joie lorsque, ayant rejoint leur chef, ils reconnurent qu’il vivait encore ! Ils lui firent aussitôt une civière de branchages et le transportèrent à Jérusalem où, grâce aux soins d’un mire expérimenté, il ne tarda pas à guérir et à reprendre sa force première, bien que cette blessure fût regardee plus tard comme la cause déterminante de sa mort.

A l’esprit d’aventure qui constituait le fond de son caractère, Baudouin joignait une noblesse de sentiments tout à fait chevaleresque, dont il donna des preuves en plusieurs circonstances, même à ses ennemis. Ainsi, lorsque, en 1004, les habitants de Ptolemaïs eurent consenti à se rendre à condition de pouvoir se retirer avec tous leurs biens, et que les Génois se furent jetés sur ces infortunés pour les dépouiller et les égorger, il fallut toutes les supplications du patriarche Dagobert pour détourner le roi de lancer ses chevaliers sur ses propres alliés. Ainsi encore, en 1101, comme il revenait d’une expédition militaire avec un grand nombre de prisonniers qu’il avait faits au delà du Jourdain, il arriva que, chemin faisant, la femme d’un des principaux émirs arabes se sentit prise de mal d’enfant. Baudouin lui témoigna la plus vive sollicitude ; et, ne voulant pas l’exposer aux dangereuses fatigues de la route, lui procura un commode abri, lui laissa quelques-unes de ses esclaves pour l’assister, deux chamelles pour lui fournir du lait, et même le manteau dont il était couvert. Cet acte de charité porta ses fruits. En effet, au printemps de l’année suivante, une armée musulmane de vingt mille combattants ayant débouché d’Ascalon et pénétré jusque dans le voisinage de Rama, Baudouin fut forcé de s’enfermer dans cette ville avec une cinquantaine de lances, après avoir imprudemment engagé le combat et essuyé un sanglant échec. Il eût été perdu, si le chef arabe dont il avait si généreusement protégé la femme, ne l’eût aidé à regagner Jérusalem avec quelques-uns des siens.

Cependant la politique qu’il avait poursuivie en opérant la conquête de la plupart des villes maritimes de la Syrie, fut loin d’avoir les résultats qu’il en avait espérés ; car, durant tout le reste de son règne, on n’y vit plus aborder aucune flotte de croisés un peu importante. Puis, encore, quand la plus grande unité de vues était nécessaire pour affermir le royaume, le désordre était partout. D’un côté, c’était l’égoïsme du patriarche de Jérusalem qui ne s’occupait que de grossir son trésor au prix du sang des hommes d’armes. D’un autre côté, c’était l’égoïsme de la plupart des seigneurs qui, après avoir réussi à se tailler un domaine plus ou moins considérable dans le territoire conquis, songeaient avant tout à leur défense personnelle ou à leur agrandissement particulier et se préoccupaient médiocrement d’un plan commun d’opérations militaires. Souvent même éclataient parmi eux des querelles que l’ennemi ne se faisait jamais faute de mettre à profit pour organiser des campagnes contre l’un ou contre l’autre. Baudouin appliquait toutes ses forces à maintenir entre eux l’union et la concorde, sans y réussir toujours. Il vit même, en 1110, une formidable armée musulmane envahir le comté d’Édesse à la sollicitation de Tancrède, qui administrait la principauté d’Antioche au nom de Bohémond de Tarente, rentré en Europe avec l’intention d’y lever une armée. Dans cette grave circonstance, il fallut que le roi réunît toutes ses forces sur l’Euphrate pour sauver Édesse. Aussi les dernières années de son règne furent-elles singulièrement pénibles. Bien qu’il sentît que l’État dont il tenait les rênes était moins un royaume solidement assis qu’un camp passager, il n’en continua pas moins à se signaler par une foule de glorieux faits d’armes. Mais les forces dont il disposait étant trop peu nombreuses pour lui permettre de songer à quelque grande entreprise militaire, il fut réduit à se tenir simplement sur la défensive au milieu des hordes ennemies qui l’entouraient de toutes parts. A la vérité, Jérusalem voyait, tous les ans, affluer des pèlerins de toutes les contrées de l’Europe ; mais presque tous retournaient dans leurs foyers après avoir visité les lieux saints, et bien peu restaient pour aider leurs frères à consolider le royaume. La situation de Baudouin devint surtout critique lorsque survint, en 1112, la mort de Tancrède qui avait jusqu’alors si vaillamment défendu la principauté d’Antioche et dont le faible successeur, son neveu Roger, n’était pas capable de contenir, du côté du nord, les hordes musulmanes campées entre l’Euphrate et l’Oronte. En effet, au commencement de l’été suivant, une armée ennemie de trente mille hommes déboucha de cette contrée, à la voix du sultan de Bagdad, et traversa toute la Syrie orientale jusqu’à l’extrémité méridionale du lac de Tibériade, où elle resta campée durant trois mois entiers, pour dévaster tout le pays d’alentour. A la première apparition des musulmans, Baudouin s’était dirigé vers Ptolémaïs avec tout ce qu’il avait pu rassembler de forces. Se voyant à la tête de sept cents lances et de quatre mille fantassins, il avait marché résolument à l’ennemi, et lui avait offert la bataille dans le voisinage du mont Thabor. Mais sa témérité lui fut fatale. Au premier choc, quinze cents de ses hommes de pied et trente deux chevaliers tombèrent. Après une courte résistance, les autres furent mis dans une déroute si complète que le roi, entraîné par eux, laissa sa bannière et tout son camp au pouvoir du vainqueur. Ce désastre eut lieu le 30 juin. Trois jours après, Roger d’Antioche, le comte de Tripoli et Baudouin d’Édesse avec ses vassaux rejoignirent les débris de l’armée latine. Dès ce moment, le roi pouvait disposer de seize mille combattants, et il se trouvait en position de reprendre l’offensive. Mais il ne réussit point à faire accepter le combat aux ennemis qui, évitant toute rencontre, se bornèrent à dévaster le pays et à se retirer pas à pas.

Comme Baudouin, après la défaite qu’il venait d’essuyer, s’était jeté dans Ptolémaïs avec les restes de ses forces, il reçut dans cette ville un message qui lui annonça la prochaine arrivée de la veuve de Roger de Sicile, la duchesse Adélaïde, fille de Boniface de Montferrat, dont il se proposait de faire sa troisième femme. Car il avait répudié, en 1105, sa deuxième épouse, la fille du prince arménien Tafroc, parce qu’il suspectait sa vertu depuis que, en se rendant par mer d’Antioche à Jaffa, elle avait été poussée par une tempête dans une île occupée par les Sarrasins. La reine elle-même s’était retirée volontairement dans le couvent de Sainte-Anne, à Jérusalem, et y avait pris le voile. Mais un jour, sous prétexte de rendre visite à quelques parents et d’aller recueillir des dons pieux pour son monastère, elle était partie pour Constantinople avec le consentement du roi. Arrivée dans cette capitale, elle n’avait eu rien de plus pressé que de dépouiller sa robe de religieuse pour se livrer à toute sorte de débordements, justifiant ainsi les soupçons dont elle avait été l’objet. Dès ce moment Baudouin avait recherché la main d’une princesse qui fût une compagne digne de lui et qui lui apportât de quoi réparer son trésor épuisé par tant d’entreprises dispendieuses. D’après les conseils d’Arnulf, élevé en 1112 à la dignité de patriarche, il laissa tomber son choix sur la veuve de Roger, duc de Sicile, et celle-ci consentit à le prendre pour époux à condition que, si leur union restait stérile, le fils qu’elle avait eu de son premier mari succéderait au roi sur le trône de Jérusalem. Dans le courant du mois d’août, on vit cingler vers le port de Ptolémaïs un navire qui portait la duchesse. Il était protégé par deux galères à trois rangs de rames et accompagné de sept bâtiments chargés d’or, d’argent, de pierres précieuses, de vêtements de pourpre, d’armes magnifiques et de provisions de toute espèce. On raconte que le mât du vaisseau où se trouvait Adélaïde était couvert de plaques d’or fin. A la nouvelle de l’arrivée de sa riche fiancée, le roi envoya au-devant d’elle trois galères conduites par des marins expérimentés. Cependant, peu s’en fallut qu’elles ne fussent elles-mêmes capturées par les Turcs. En effet, poussées par une tempête du côté d’Ascalon, elles ne parvinrent qu’après un combat opiniâtre à échapper à la chasse que leur donnèrent plusieurs navires ascalonites. Heureusement la mer s’apaisa, et la brillante escadre de la duchesse entra dans le port de Ptolémaïs, où le roi l’attendait accompagné de tous ses barons et entouré d’un luxe dont l’appareil n’avait pas encore été vu dans le nouvel État latin. Les solennités du mariage accomplies, le couple royal prit la route de Jaffa et de là celle de Jérusalem.

Depuis cette époque, et pendant les années qui s’écoulèrent jusqu’à la fin du règne de Baudouin, on ne vit plus le sultan d’Égypte lancer, comme il avait en coutume auparavant de faire tous les ans, une armée sur le territoire du royaume. De sorte que le roi put désormais s’occuper tranquillement d’assurer la défense du pays en fortifiant les différents points de ses frontières où elles étaient le plus vulnérables. Parmi les forteresses dont il garnit de la sorte les limites du royaume, particulièrement du côté de l’Égypte, la plus importante fut celle de Mont-Royal, qu’il construisit en 1115 et qui devait servir à dominer la vallée d’El Gor, continuation méridionale de celle où dort la mer Morte. L’année suivante, il retourna dans cette région avec soixante chevaliers déterminés, s’avança jusqu’à la mer Rouge et s’apprêtait à gravir les rampes du Mont-Sinaï, quand les moines qui habitaient le monastère bâti sur la montagne sainte le dissuadèrent de cette ascension, de crainte que sa présence au milieu d’eux ne les rendît suspects aux Égyptiens. En effet, on ne tarda pas à apprendre qu’une horde armée se rassemblait dans le voisinage, et le roi jugea prudent de se retirer. Mais il se dirigea cette fois vers Hébron et Ascalon, d’où il revint à Jérusalem après avoir enlevé tous les troupeaux qu’il avait rencontrés sur sa route. Cette expédition hardie suggéra au visir égyptien Afdal l’idée de demander à Baudouin une trêve qui lui fut accordée sans difficulté. Aussi bien le roi méditait une entreprise d’un caractère plus aventureux encore. Il avait appris des moines du Sinaï que là il ne se trouvait plus qu’à trois journées de marche de Babylone, capitale et résidence du grand calife d’Égypte. Dès ce moment il ne rêva plus que la conquête de cette ville. Mais une grave maladie dont il fut atteint en 1117, à Ptolémaïs, le força de renoncer à ce projet ou plutôt d’y surseoir. Bientôt personne n’osa plus espérer qu’il en revînt, et lui-même crut fermement qu’il allait mourir, si bien qu’il prit toutes ses dispositions dernières. En ce moment le patriarche Arnulf lui représenta que le pape Pascal regardait comme entaché de nullité son mariage avec la duchesse Adélaïde et lui fit connaître qu’il eût à se séparer d’elle, la fille de Tafroc, sa femme légitime, vivant encore. Il parla avec tant d’autorité que le malade promit de soumettre la question à un synode de prélats, s’il échappait à la mort. Baudouin se rétablit en effet. Alors se réunit, dans l’église de la Sainte-Croix, à Ptolémaïs, un synode d’évêques et d’abbés qui déclara nulle l’unoin du roi avec Adélaïde et lui enjoignit de se séparer d’elle. La séparation eut lieu aussitôt, et l’infortunée princesse regagna la Sicile.

Au mois de mars 1118, quand Baudouin eut repris toutes ses forces, il se décida à faire une chevauchée en Égypte et à exercer des représailles dans les terres des infidèles, pour les dommages qu’ils avaient si souvent causés aux chrétiens par leurs brusques invasions. Accompagné de deux cent seize chevaliers et de quatre cents sergents d’armes expérimentés, il traversa sans obstacle le désert de Sur et atteignit le Nil à Farama, non loin de l’antique Peluse. Si grande était la terreur que son nom répandait parmi les populations, qu’on vit à son approche les habitants des principales villes s’enfuir et les laisser désertes. Il ne se croyait plus qu’à trois étapes de Babylone et résolut de surprendre cette capitale avant que les Égyptiens eussent eu le temps d’organiser une défense efficace. Mais, ne voulant pas laisser derrière lui la grande cité de Farama, il y fit mettre le feu et ordonna à ses hommes d’en démolir les murailles. Pendant qu’il aidait lui-même à ce travail, il éprouva subitement une vive inflammation à l’endroit où il avait été blessé en 1103 en chassant dans le voisinage de Césarée. Sentant qu’il n’avait plus longtemps à vivre, il rassembla autour de lui ses principaux chevaliers et leur annonça qu’il allait bientôt les quitter. Comme ils se répandaient en cris de douleur, il les consola lui-même. Puis, s’adressant à son cuisinier Addo, il exigea de lui une dernière preuve de fidélité et lui ordonna d’ouvrir son corps quand il aurait cessé de vivre, d’en ôter les viscères et de le remplir de sel et d’aromates. Ensuite on fit de quelques pieux de tente une civière sur laquelle on coucha le malade qui ne pouvait plus se tenir à cheval, et l’on reprit la route de Jérusalem en longeant la côte de la mer. Quand on eut atteint Al-Arish, personne ne douta plus que la fin du roi ne fût prochaine, et quelques-uns de ses compagnons lui demandèrent quel prince il regardait comme le plus digne de lui succéder. Il répondit que c’était son frère Eustache, si ce prince se décidait à revenir en Orient, et, à défaut d’Eustache, Baudouin du Bourg. Ayant dit ces mots, il expira doucement. Après quoi Addo sépara du corps les viscères qui furent enterrés à Al-Arisch, et l’on emporta le cadavre royal. Sans que les musulmans songeassent à les inquiéter, les chevaliers continuèrent leur route vers la ville sainte. Ils y arrivèrent le dimanche des Rameaux, au moment même où le patriarche et son clergé, après avoir béni les branches symboliques, descendaient processionnellement, avec toute la communauté des fidèles, du mont des Oliviers dans la vallée de Josaphat. Le cercueil qui contenait le roi ayant tout à coup apparu à leurs regards, les chants religieux firent silence, et des cris unanimes de douleur y succédèrent. La procession se reforma aussitôt et entra dans la ville avec le corps par la porte d’Or, c’est-à-dire par celle-là même par où le Christ y avait fait son entrée, à pareil jour, onze siècles auparavant. En même temps Baudouin du Bourg, qui venait, avec une nombreuse escorte, célébrer à Jérusalem les fêtes pascales, y arrivait par la porte de Damas. Quelques jours après, le roi fut enterré dans une des chapelles de l’église du Saint-Sépulcre, dans la chapelle dite d’Adam, où Godefroid reposait depuis dix-huit ans. On érigea sur ses restes une tombe de marbre blanc, sur laquelle on traça ces cinq vers :

Rex Baldewinus, Judas alter Machabeus,
Spes patrie, vigor ecclesie, virtus utriusque,
Quem formidabant, cui dona tributa ferebant
Cedar et Egyptus, Dan ac homicida Damascus.
Proh dolor ! in modico clauditur hoc tumulo.

Ce tombeau, de même que celui de Godefroid, fut respecté pendant plus de six siècles par les musulmans. Ils furent détruits tous deux par le sacrilège incendie que le clergé grec alluma, en 1808, dans l’église du Saint-Sépulcre pour avoir l’occasion d’en expulser les latins. Mais, si le monument où se trouvait si énergiquement résumée l’histoire de la vie de Baudouin a disparu, les actes héroïques de ce prince vivront éternellement dans l’histoire, et peut-être encore, à l’heure qu’il est, les musulmans du désert continuent-ils à jeter, en passant, ainsi que leurs aïeux firent pendant tout le moyen âge, quelque pierre au tertre sous lequel furent enfouis, près d’Al-Arisch, les viscères du plus redoutable ennemi de l’islamisme et qui est encore désigné par le nom de Hedsharath Barduil, ou tombeau de Baudouin.

André van Hasselt.

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