Biographie nationale de Belgique/Tome 1/AUDEFROY LE BASTARD

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AUDEFROY LE BASTARD, trouvère au xiiie siècle, né en Artois ou en Flandre. À l’époque du moyen âge, où la chevalerie jetait le plus grand éclat, on ne croyait pas déroger en s’adonnant aux Muses : et c’est parmi les plus vaillants hommes d’armes qu’on rencontre les meilleurs trouvères. Audefroy le Bastard était de noble maison, mais il ne paraît pas avoir jamais guerroyé. Tandis que son confrère en poésie, Quesnes de Béthune, plantait l’étendard de Flandre sur les murs de Constantinople, Audefroy ne songeait qu’à chanter ses amours ou celles d’autrui. Appartenait-il à l’Artois, et, comme on l’a pensé, à la ville même d’Arras ? Quelques mots flamands mêlés à son langage autorisent à le faire remonter plus haut vers le nord. Il faut noter encore que plusieurs de ses compositions sont dédiées au seigneur de Nesle, et qu’un châtelain de Bruges, à cette époque, s’est nommé Jean de Nesle.

Les meilleurs critiques sont d’accord pour saluer en lui un des princes de la poésie lyrique au moyen âge. On peut même lui attribuer l’invention de la romance. En effet, une partie de ses poésies se signale par l’usage d’un refrain, qui vient clore chaque couplet, sans subir, en général, aucune variation. Ces romances se chantaient : on a conservé la musique de quelques-unes d’entre elles. Elles constituent le plus précieux fleuron de sa couronne poétique, Ce sont de courtes épopées, pleines de couleur et d’émotion : rien ne nous introduit mieux dans la vie de ces temps à demi barbares, où la délicatesse des sentiments côtoie si souvent la rudesse des mœurs. Cinq d’entre elles ont été publiées : d’abord par Legrand d’Aussy, puis par M. Paulin Paris. Ce sont : Bele Isabeaus, Bele Idoine, Argentine, Bele Emmelos, Béatris. Toutes ces belles victimes de l’amour, mises en scène par l’auteur, finissent par recevoir la récompense de leur constance. Le poëte ne donne les beaux rôles de ses petits drames ni aux mères ni aux pères, il les réserve aux jeunes chevaliers. Le père de la belle Idoine commence par la faire fustiger jusqu’au sang. Puis il l’enferme :


Or est la bele Idoine en la tour seule mise,
Mais pour ce ne changea son cuer en nule guise :
Qu’èle est si de l’amour Garsilion esprise
Qu’il n’est rien en cest mont qu’èle tant aime et prise,
En pleurant le regrette, quar bien en est aprisc.
            Hé Diex !
        Qui d’amour sent dolour et paine
        Bien doit avoir joie prochaine.

Le père, de guerre lasse, fait de sa fille l’enjeu d’un tournoi :

Riches fu li tournois desous la tour antive,
Chascuns par sa proesce veut qu’Idoine soit sive.
Et la bele s’escrie : « Cuens Garsile saïve ! »
Li cuens qui chevalier ne doute ne esquive
A fait le jour vuidier maint cheval et mainte yve.
            Hé Diex ! etc.
Tout le tournoi veinqui, la pucèle a conquise,
Et li rois li donna, si l’a à femme prise,
Et sa terre l’emporte, à haute honor l’a mise, etc.

Nous admirerons en passant avec quelle aisance le poëte manie l’alexandrin, ce. vers si peu usité jusqu’à la renaissance. Peut-on rien trouver de mieux coupé et de plus harmonieux que la première strophe d’Argentine :

Au novel tems pascour que florist l’aubespine,
Espousa li cuens Guis la bien faite Argentine.
Tans furent bonemest, bras à bras, souz courtine
Que six biaus fils en ot. Puis li monstra haïne,
Pour ce que mieus amoit sa pucèle Sabine.
        Qui convent a à mal mari
        Souvent s’en part à cuer marri.

Les chansons d’Audefroy n’ont pas la variété ni l’intérêt de ses romances. Leur lyrisme amoureux est un peu monotone. Cependant les mêmes qualités de rhythme et de douce naïveté s’y font remarquer. Témoin, ce couplet :

        Oncques n’amai à repentir
        Ne si soi faire mesprison,

        Ains m’i fait loiaument tenir
        Espérance de guerredon,
        Et se j’ai servi en pardon
            Sans rien mérir
        Bien weil pour ma dame mourir,
            Si li est bon.

Il nous reste d’Audefroid le Bastard dix-sept pièces conservées en manuscrit à la Bibliothèque impériale de France.

F. Hennebert.

Le Romancero français, de M. Paulin Paris ; 1833.