Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ANNEESSENS, François

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ANNEESSENS (François), l’un des doyens du métier des Quatre Couronnés de Bruxelles, né dans cette ville, le 25 février 1660 et décapité le 19 septembre 1719.

Anneessens, qu’un supplice immérité a rendu célèbre, naquit dans la paroisse de Sainte-Catherine, de Josse Anneessens et de Catherine Van Hautem. Il fut admis, comme ardoisier, dans le métier dit des Quatre Couronnés (c’est-à-dire des maçons, des tailleurs de pierre, des sculpteurs et des couvreurs en ardoises). Il était aussi fabricant de chaises en cuir d’Espagne et en cette qualité, il appartenait à un métier qui dépendait de la nation de Saint-Christophe et de la gilde de la draperie. Il fut élu doyen en 1698, et peut-être aussi plus tard, car la liste des doyens de la nation de Saint-Christophe ne nous est parvenue que très-incomplète. Nous le voyons intervenir dans une décision de cette nation de Saint-Christophe, datée du 29 juillet 1699 et ayant pour but d’engager les syndics et les commissaires des nations à continuer leurs efforts pour le rétablissement des priviléges et du commerce. En 1700, il figure au nombre des quatre commissaires des « suppôts » ou membres du métier des Quatre Couronnés, et, le 26 mars 1706, il fut nommé l’un des trois commissaires chargés de conclure un accord, au nom de cette corporation, avec Matthieu de Saegher, ou de solliciter du magistrat l’autorisation de procéder contre ce maître maçon.

Quoique ne possédant pas une grande fortune, Anneessens jouissait de la considération publique. Il remplit fréquemment des fonctions qui le mirent en rapport avec des personnes notables de toute condition. Il devint l’un des chefs-doyens du Grand Serment de l’Arbalète, et fut, tour à tour, receveur de l’église du Sablon et maître de la fabrique de l’église de l’hôpital Saint-Jean. Ses qualités morales éclatèrent lors de son procès, pendant lequel il fit preuve d’une fermeté et d’une patience à toute épreuve. À l’heure de la mort, il déploya un courage qui frappa d’autant plus les esprits qu’il ne s’y mêlait aucune ostentation. Anneessens alliait à une piété sincère un sentiment profond de ses obligations comme citoyen, et mourut avec l’intime conviction qu’il n’avait fait que remplir son devoir.

La publication du Luyster van Braband, ce code des priviléges et chartes de la ville de Bruxelles, exerça évidemment une grande influence sur l’esprit d’Anneessens. On en trouve la preuve dans le souvenir qu’il avait gardé en prison de passages importants de ce livre. Le marquis de Prié l’accusa à tort d’avoir été banni en 1698 ou 1699 ; s’il prit part aux agitations de cette époque, ce ne fut que d’une manière peu apparente, car son nom ne figura pas alors sur la liste des doyens condamnés ou proscrits. Mais il conserva sans doute un vif ressentiment de l’humiliation que l’on infligea, en 1700, aux nations et métiers de Bruxelles, en leur imposant un règlement qui réduisait considérablement leurs droits et leurs prérogatives. Il ne faut donc pas s’étonner s’il saisit l’occasion de provoquer l’annulation de cet acte, qu’il considérait comme un attentat aux droits séculaires de la commune.

Dans les troubles qui éclatèrent en 1717, Anneessens devint nécessairement l’un des auteurs principaux du drame qui se termina par sa mort. Non-seulement il était l’un des doyens d’un métier très-considéré, mais il devint, en outre, le syndic (en flamand, boetmeester, littéralement le maître des amendes) de sa nation, c’est-à-dire l’organe, le chef des cinq métiers qui constituaient ce que l’on appelait la nation de Saint-Nicolas. Avec ses huit collègues, il représentait en réalité le troisième membre de la commune, les deux autres membres étaient : l’un le magistrat même, les administrateurs de la cité ; l’autre le large conseil, qui était composé de vingt-quatre magistrats sortis de fonctions. C’étaient les syndics qui portaient la parole au nom de leurs nations respectives, quand elles avaient quelque demande à adresser au magistrat ou au conseil de Brabant.

Anneessens réunissait les qualités nécessaires pour remplir ces importantes fonctions de manière à satisfaire ses commettants. « Quoiqu’il ne fût qu’un artisan et de médiocre extraction, » dit la Gazette de Rotterdam du 25 septembre 1719, « il avoit une éloquence naturelle, beaucoup de lecture et une parfaite connaissance des lois et des priviléges du pays, qu’il avoit soutenus, mais avec trop d’ardeur. » Une lettre du marquis de Prié atteste l’exactitude de ce portrait, mais en attribuant au doyen des intentions qui étaient loin de son esprit. « Ayant beaucoup lu, dit le marquis, et étant un demi-savant, il avoit assez de présomption et d’orgueil pour s’imaginer qu’il auroit pu mener le peuple de cette ville selon ses vues, et tenir tête au gouvernement sous le prétexte spécieux de maintenir les priviléges. Il s’étoit érigé en oracle ou, pour mieux dire, il égaroit par ses discours, d’abord sa nation, et ensuite les autres. Les réponses qu’il fit prouvent qu’il s’étoit figuré qu’il ne pouvoit pas être condamné pour avoir soutenu les intérêts et les priviléges de la bourgeoisie. »

Il n’est pas nécessaire de raconter ici toutes les péripéties des événements affligeants qui survinrent à Bruxelles de 1717 à 1719. On sait qu’en 1717, lorsque les doyens nouvellement élus furent invités à jurer d’observer le règlement additionnel de l’année 1700, ils se refusèrent à accomplir cette formalité. Ils alléguaient quelques raisons qui ne manquaient pas d’une certaine gravité et qui ne laissèrent pas que de produire de l’effet à Vienne, malgré l’art avec lequel le marquis de Prié, alors chargé de gouverner les Pays-Bas autrichiens, au nom du prince Eugène de Savoie, sut présenter ce débat de la manière la plus défavorable pour les doyens. Ce règlement, disaient-ils, n’avait jamais reçu l’approbation du roi Charles II ; il n’avait été mis en vigueur que pendant l’usurpation du duc d’Anjou (Philippe V, roi d’Espagne) et devait être considéré comme une innovation de ce prince illégitime. En outre, ce règlement émanant simplement du conseil de Brabant, était contraire à un décret des archiducs Albert et Isabelle, qui s’étaient réservé, à eux et à leurs successeurs, ducs et duchesses de Brabant, le droit d’apporter des modifications à l’organisation de la commune de Bruxelles.

Le marquis tenta de briser la résistance des doyens ; il obtint du conseil de Brabant deux décrets successifs qui l’autorisaient à se passer du consentement des doyens (11 juin et 24 juillet 1717) ; il recourut à l’Empereur, qui exigea le serment sur le règlement additionnel, mais en permettant aux doyens d’assembler provisoirement leur arrière-conseil d’après le mode prescrit par le règlement de 1619 ; il essaya de gagner, par des promesses et des menaces, un certain nombre de doyens ; mais ses efforts restèrent infructueux. Le doyen Van Yper ayant, sur les instances du bourgmestre, prêté le serment détesté, ses collègues quittèrent en désordre l’hôtel de ville, et le peuple, qui était réuni sur la place, se rua à la recherche du doyen infidèle, commença le pillage de sa maison, puis se jeta sur l’habitation du bourgmestre qu’il livra à la dévastation (24 mai 1718).

Le lendemain, les chefs de la garde bourgeoise prièrent le marquis de Prié de faire évacuer par la garnison les places d’armes qui se trouvaient en ville, et, malgré toute sa répugnance, le ministre dut y consentir, car la garnison était insuffisante pour maintenir l’ordre, et les bourgeois se montraient peu disposés à joindre leurs efforts aux siens. On reprocha depuis aux syndics des nations, et en particulier à Anneessens, d’avoir exigé alors la convocation des gardes bourgeoises. Or, lorsqu’ils demandèrent au magistrat cette convocation, les adelborsten, ou officiers des compagnies, étaient déjà appelés sous les armes. Anneessens aurait dit alors, suivant l’acte d’accusation porté contre lui, qu’il fallait laisser prêter l’ancien serment, sinon les bourgeois ne déposeraient pas les armes. Cette grave imputation ne fut pas prouvée.

Cependant le marquis, sur les instances pressantes du magistrat, consentit au rétablissement intégral de l’ancien serment ; toutefois il rencontra bientôt de nouvelles difficultés, les nations ayant exigé l’annulation des deux décrets portés contre eux par le conseil de Brabant. De Prié persistait à maintenir ces décrets dans l’espoir qu’il pourrait les mettre à exécution dès qu’il aurait réuni des forces suffisantes. Ses retards, ses tergiversations ne servirent qu’à augmenter l’irritation des esprits, et lorsque cette annulation tant désirée fut accordée (le 16 juillet), la populace, parvenue au comble de l’exaspération et grossie par une multitude de campagnards que la fête de la kermesse avait attirés, saccagea successivement plusieurs maisons et, dans le nombre, la chancellerie de Brabant.

On a représenté Anneessens comme ayant été l’instigateur de ces scènes de désordre. Certes, elles ont été la suite des débats prolongés du ministre et des nations ; mais il ressort à l’évidence des pièces du procès du doyen que celui-ci fit l’impossible pour prévenir et arrêter les pillages. Malgré son âge avancé, il prit les armes, courut de maison en maison pour essayer de réunir les gardes bourgeoises, et passa plusieurs heures à la chancellerie, afin de la préserver d’une nouvelle insulte. Il était si peu de connivence avec les émeutiers que ceux-ci le menacèrent de ruiner sa maison de fond en comble, si l’acte que le conseil de Brabant avait dépêché n’était pas conforme de mot en mot à la dernière requête présentée au nom des nations.

On reprocha à Anneessens d’avoir répondu à cette question : « Voyez donc dans quel état tout cela se trouve ! » par ces mots : « Ce n’est pas assez, morbleu ! ce n’est qu’une récompense bien méritée » et d’avoir proféré ces paroles avec une satisfaction mal déguisée. Le misérable qui attribua au doyen ces paroles criminelles se rétracta ensuite et se borna à affirmer qu’il s’était trouvé, après le pillage, avec Anneessens dans un cabinet de la chancellerie. Néanmoins le coup était porté et le ressentiment du conseil de Brabant contre le tribun populaire ne put que s’accroître lorsque ses membres entendirent formuler contre lui le reproche d’avoir contribué à la dévastation du lieu de leurs séances, du sanctuaire même de la justice. Aujourd’hui que le jour s’est fait sur cette procédure ténébreuse, on peut sans peine se convaincre des inexactitudes volontaires qui furent groupées en faisceau pour perdre le doyen.

Les scènes qui suivirent mirent le comble à l’indignation publique. À peine de Prié eut-il réuni un nombre considérable de troupes qu’il prescrivit aux doyens de prêter le serment sur le pied du règlement additionnel de 1700, sous peine de bannissement perpétuel et de confiscation des biens. Ses ordres étant restés sans résultat, il fit commencer, mais dans le plus grand secret, les procédures contre les syndics des nations, accusés d’avoir excité le peuple à la révolte et encouragé les autres doyens à résister aux volontés de l’Empereur. Le marquis voulait faire arrêter les doyens sans aucune formalité, à l’exemple de ce qui s’était pratiqué, vingt ans auparavant, du temps de l’électeur de Bavière. Ayant à sa disposition des forces suffisantes, il jugea inutile d’avoir égard aux lois et aux usages du pays, où il se considérait, sa correspondance le constate, comme le délégué d’un prince absolu. À l’entendre, le pays était trop heureux de vivre sous les lois de Charles VI. Mais les membres du conseil d’État auxquels de Prié communiqua ses desseins, les ayant désapprouvés, il se décida à prescrire des informations préalables et à agir « par les voies de justice régulières et accoutumées en pareil cas, à charge desdits coupables. »

L’arrestation des doyens suspects s’opéra de la manière la plus déshonorante pour ceux qui y prirent part. Sous prétexte de les entretenir de commandes pour les corps de la garnison, on appela Anneessens et son collègue De Haese chez le colonel Falck, qui demeurait rue Sainte-Anne, et à peine s’y trouvaient-ils qu’ils furent arrêtés et conduits au corps de garde de la place du Sablon, où l’on amena également les doyens Lejeune et Vander Borcht, qui avaient été attirés de la même façon chez le colonel Khevenhuller ; tous furent conduits à la prison dite la Steenporte, où le maçon Coppens vint les rejoindre (14 mars 1719). D’autres doyens, prévenus à temps, parvinrent à fuir. Dès que ces événements furent connus du peuple, il s’attroupa sur le marché et brûla l’échafaud que le marquis y avait fait dresser pour effrayer les pillards ; une potence ayant été élevée au même endroit, pendant la nuit, un bourgeois voulut en arracher l’échelle, mais des soldats accoururent et le tuèrent à coups de baïonnette. Le calme produit par la terreur régna alors dans Bruxelles ; cependant le marquis ne retira pas un grand honneur de son heureuse expédition, pour laquelle il avait tiré une si étrange part de la complaisance des officiers généraux. Le prince Eugène, entre autres, se montra peu satisfait de ce mode de procéder : « Il y a certaines choses, dit-il dans sa lettre du 31 mai 1719, dont on peut dispenser les officiers ; faute de quoi, on s’attire des odieusités et fait connoître de la foiblesse, dont le souvenir a quelquefois des longues suites, quoi qu’elles n’éclatent pas d’abord. »

Les procédures commencèrent immédiatement et durèrent six à sept mois. Le soin de recueillir les informations à charge des accusés fut confié à l’avocat fiscal Antoine-François Charliers, magistrat dur et inflexible, et au plus jeune conseiller de Brabant, Philippe-Clériarde Duchesne, qui devait sa nomination au marquis de Prié et qui, plus tard, accepta du roi de France, conquérant des Pays-Bas autrichiens, le poste de chancelier de Brabant. Servile pour le pouvoir légitime comme il le fut dans sa vieillesse pour l’étranger victorieux, le jeune conseiller déploya un zèle qui lui valut les éloges du marquis. Le conseiller d’État Hubert de Tombeur fut chargé de veiller à l’accélération des procédures, et le bourgmestre de Decker-Walhorn, qui était profondément détesté de ses concitoyens, accepta la triste mission de recueillir et de transmettre toutes les informations de nature à aggraver la situation des doyens.

Le marquis ne se contenta pas de stimuler l’ardeur de Charliers et de Duchesne ; il agit ouvertement et avec énergie sur les membres du conseil, afin de leur arracher une sentence aussi sévère que possible. Les trois plus anciens conseillers penchaient pour l’indulgence. De Prié, après les avoir signalés à la cour de Vienne, les fit venir en son hôtel pour leur déclarer ce qu’il attendait d’eux. Dans son impatience de faire tomber des têtes, il consulta le conseil d’État pour savoir s’il ne connaissait pas quelque expédient pour abréger les procédures, question que le conseil trouva assez étrange. De Prié aurait désiré qu’on fît appliquer à la torture les doyens, et surtout Anneessens, afin de les obliger à déclarer ceux qui avaient fomenté les troubles : il croyait ou feignait de croire qu’il y avait eu conspiration ; mais le conseil refusa fermement de se prêter à ces caprices de despote. Moins humain pour les hommes du peuple, il fit mettre à la question six malheureux pillards, à qui le bourreau ne put arracher un mot de nature à compromettre les doyens. Ceux-ci se seraient probablement montrés aussi fermes dans les tourments, et l’odieuse mesure réclamée par le ministre, si elle avait été accueillie, n’aurait probablement servi qu’à attiser la haine dont il était l’objet et à accroître le stigmate de honte qui s’est attaché à son nom.

Dès lors de Prié put prévoir l’exécration dont il devait être l’objet. Chacun s’occupait du sort des doyens ; un grand nombre de hauts personnages souhaitaient leur délivrance, des moines du haut de la chaire réclamèrent en leur faveur ; les états de Brabant s’intéressèrent à leur sort. Dans le magistrat de Bruxelles, plusieurs échevins s’entendirent et présentèrent au chancelier une requête qu’ils ne craignirent pas de signer. Mais plus l’opinion publique manifestait ses sympathies, plus le marquis se montrait impatient et haineux.

Anneessens avait été marié trois fois. Il épousa successivement : le 18 février 1681, Jeanne-Marie Eydelet, qui mourut le 18 février 1686 ; le 8 mars 1687, Florence Gilson, qui décéda le 7 décembre 1702, et, le 17 novembre 1703, Françoise Govaerts. Sa première femme lui donna un fils, Égide, qui se maria le 15 juillet 1713, à Anne-Françoise Bernaerts, et une fille, Anne-Marie, qui devint la femme de l’ardoisier Bulincx. Il eut de Florence Gilson quatre enfants : l’architecte Jean-André Anneessens, dont nous parlerons ci-après ; Nicolas-Joseph, qui s’allia, le 24 février 1718, à Marie-Florence Gilles ; Marie-Anne et Ange-Albert. Sa troisième union resta stérile.

La famille du doyen partageait les idées de son chef et son attachement aux priviléges de la commune. À en juger par la déposition du syndic Willems, sa dernière femme et ses filles regardaient avec le dernier mépris ceux des chefs des métiers qui avaient cédé aux injonctions ou aux obsessions des membres du gouvernement. L’architecte Anneessens demanda en vain l’élargissement de son père sous caution. Il était loin de se douter de l’acharnement avec lequel le marquis de Prié poursuivait sa victime et des manœuvres de toute espèce qui étaient employées pour pousser le conseil de Brabant dans les voies de la rigueur. Françoise Govaerts ne put même obtenir du tribunal qu’on laissât raser le prisonnier, et celui-ci dut marcher à la mort sans avoir la consolation de dire aux siens un suprême adieu.

Dès le 14 juin, Charliers présenta au conseil de Brabant un second acte d’accusation, beaucoup plus détaillé que celui qui avait précédé le décret de prise de corps, et qui fut accompagné de deux nouveaux décrets à charge d’autres doyens et des pillards.

Ce factum, véritable historique des troubles, est rédigé avec un art infini : on y entremêle constamment les actes posés par les doyens, et, en particulier, par Anneessens, et les scènes de violence et de pillage qui eurent lieu malgré eux ; tout est disposé, coordonné pour transformer le principal accusé en un révolutionnaire : ses démarches en qualité de syndic, ses propres discours, les paroles de ses collègues, des intentions qu’on lui suppose très-gratuitement ou qu’on lui attribue au moyen de témoignages évidemment controuvés. Le marquis de Prié et ses agents l’auraient volontiers élevé au rang de chef d’une grande conspiration ayant pour but d’enlever les Pays-Bas à l’Autriche, et ils comptaient, pour arriver à ce but, sur l’emploi de la torture, au moyen de laquelle on a tant de fois forcé des accusés à déclarer tout ce qu’on désirait leur faire avouer ; mais le refus du conseil de Brabant de concourir à cette machination infâme la fit avorter. Et tandis qu’on accumulait contre Anneessens les présomptions de culpabilité, on écarta avec soin les particularités de nature à atténuer ses torts, on passa sous silence ses tentatives pour protéger la chancellerie de Brabant, on dissimula la participation à certains de ses actes d’autres personnes dont on n’incriminait pas les intentions.

Pourquoi fut-il seul désigné à la hache du bourreau ? Pourquoi ses coaccusés, qui parfois se compromirent davantage ou furent plus violents, évitèrent-ils la peine capitale ? La raison de cette rigueur exceptionnelle est facile à saisir. Anneessens était une de ces individualités fortement trempées, que les despotes, grands et petits, haïssent jusqu’au fond de l’âme et poursuivent sans pitié : les connaissances qu’il devait à ses lectures, contrariaient leur inflexible volonté de maintenir la Belgique sous le joug, au nom d’un gouvernement qui montra toute sa faiblesse vis-à-vis de l’étranger dans l’affaire de la compagnie d’Ostende ; sa probité, son attachement à ses devoirs contrastaient avec la cupidité et la servilité de ces hommes qui le firent condamner et dont le nom déshonoré souille cette page de notre histoire.

Anneessens avait été longuement interrogé sur des faits nombreux, dont quelques-uns avaient été parfaitement élucidés par lui. Traduit en jugement devant le conseil, il entendit le procureur général demander qu’en cas de nécessité, « il fût appliqué à la torture ou examen rigoureux. » La cour n’admit pas cette requête barbare, mais elle refusa au doyen l’assistance d’un avocat et d’un procureur, contrairement aux dispositions formelles d’un décret du gouverneur général le marquis de Grana, du 18 juillet 1685. La partie était-elle égale ? D’un côté, de profonds légistes, de l’autre, un pauvre artisan n’ayant pour se défendre que sa conscience et le sentiment de ses droits de citoyen ; d’une part, des fonctionnaires s’entr’aidant, s’éclairant, s’appuyant sur les ressources de toute espèce que le pouvoir possède, de l’autre, un homme enfermé entre quatre murs, isolé de ses amis, séparé de ses coaccusés, n’ayant ni encre, ni plume pour mettre en ordre ses souvenirs et à qui on mesurait jusqu’au jour qui éclairait sa prison.

La sentence, qui porte la date du 9 septembre 1719, met à la charge d’Anneessens un grand nombre de chefs d’accusation, mais la plupart des griefs reprochés au doyen pouvaient l’être aussi aux autres syndics, qui y avaient coopéré. Quelques-uns sont de peu d’importance ou sont contredits par les dépositions des témoins assignés à la demande d’Anneessens. Quatre doyens, à peu près aussi coupables que lui, ne furent condamnés qu’à l’exil, et sept pillards furent voués à la potence. Le marquis de Prié, peu satisfait du résultat de ses efforts, se hâta cependant de faire exécuter la sentence, de crainte qu’on ne parvînt à obtenir de l’Empereur une commutation de peine. Anneessens reçut avec fermeté et résignation la nouvelle de sa condamnation et passa sa dernière nuit avec le père Janssens, jésuite, qu’il avait demandé pour confesseur.

Le mardi 19, les rues de Bruxelles virent s’opérer un formidable déploiement de troupes. Huit à dix mille hommes occupèrent tous les abords de la Steenporte, de la chancellerie et de la Grand’Place. En ce dernier endroit, huit bataillons de grenadiers et deux escadrons de cavalerie étaient rangés en bataille, sous les ordres du complaisant colonel Falck. Vers huit heures et demie, le doyen sortit de la Steenporte et prit place, vêtu seulement d’une robe de chambre, sur l’ignoble charrette du bourreau ; il avait le dos tourné au cheval et tenait un crucifix entre ses mains garrottées. Derrière la charrette marchaient les pillards condamnés, accompagnés aussi, chacun, par un père jésuite. Une escorte nombreuse précédait et suivait ce triste cortége. Les rues étaient presque désertes, et ceux que l’on y rencontrait ne se cachaient pas pour manifester leur douleur ou leur impuissante colère.

À la chancellerie, qui se rouvrait pour la première fois depuis les pillages, les condamnés furent conduits devant le conseil de Brabant. Après que le greffier Schouten eut lu sa sentence, Anneessens le pria de recommencer sa lecture ; puis, prenant la parole avec une présence d’esprit et une fermeté qui frappèrent ses juges, il rétorqua successivement les principaux faits qui lui étaient imputés. Comme il rappelait avec véhémence au chancelier qu’il avait exposé sa vie et sa fortune pour sauver l’hôtel de ce magistrat de la fureur du peuple, un des conseillers lui enjoignit de se taire : « Vous avez le droit de me juger, répartit-il, mais un jour vous comparaîtrez avec moi au tribunal céleste, et nous verrons alors si vous m’avez légalement condamné. » Et, comme le fiscal Charliers lui rappelait qu’il était devant ses juges : « Monsieur le fiscal, s’écria-t-il en montrant le crucifix, voilà l’image de mon juge et de tous les juges de la terre ! Seigneur, dit-il ensuite en levant les yeux au ciel, pardonnez-moi comme je leur pardonne, c’est tout ce que je puis dire. » On voulut en vain lui faire signer sa sentence, il répondit par un refus énergique et partit avec le même calme qu’il avait toujours montré.

Deux pillards furent fouettés sur la place de la Chancellerie ; puis le cortége se rendit sur la Grand’Place, où un échafaud était dressé au même endroit où les comtes d’Egmont et de Hornes avaient expiré. L’hôtel de ville et les maisons des métiers étaient déserts et l’on en avait fermé et masqué les fenêtres. Anneessens monta sans fléchir les degrés de l’échafaud et s’entretint quelque temps avec le père Janssens. Il voulut haranguer les rares spectateurs de cette scène, mais sa voix expira sous le roulement des tambours. Le bourreau lui ayant ôté sa perruque, il mit sur sa tête chauve un bonnet blanc, se laissa dépouiller de sa robe de chambre et garrotter, puis s’agenouilla devant un petit tas de sable, la face tournée vers l’hôtel de ville. Le bourreau lui ayant bandé les yeux, saisit son glaive et d’un seul coup fit tomber la tête de l’infortuné doyen.

Le greffier de la ville, Van Veen, à qui l’on doit une relation curieuse et exacte de la mort d’Anneessens et qui s’était placé à l’une des fenêtres de la maison le Cygne, pour mieux voir les phases de l’exécution, atteste qu’au moment où le coup mortel fut porté, les spectateurs firent retentir l’air de leurs gémissements. Ils se séparèrent en sanglotant et on entendit l’un d’eux s’écrier : « Adieu nos priviléges, leur défenseur n’est plus ! » Lorsque les accès de l’échafaud furent libres, ils se jetèrent sur le sable que le sang du doyen avait imbibé et se le disputèrent, l’un essayant d’en obtenir des parcelles à prix d’or, l’autre fouillant le sol entre les pavés pour retirer quelques fragments de ces débris précieux. « Je vais, » disait un Bruxellois qui avait acheté une pincée de ce sable au prix d’une couronne, « je vais faire enchâsser ce sable dans un bijou d’or, sous un pur cristal. Derrière cette relique on lira : Ceci est le sang de François Anneessens, doyen et syndic, décapité le 19 septembre 1719, pour avoir trop aimé sa patrie. » Plusieurs personnes de Bruxelles qui se glorifient de descendre du doyen, possèdent encore et conservent précieusement des parcelles de ce sable ensanglanté, et l’une d’elles, l’huissier De Groodt père, montre avec fierté le petit crucifix que son glorieux ancêtre tint entre les mains en allant à la mort.

À sept heures du soir, le bourreau vint enlever de l’échafaud le corps d’Anneessens et le plaça dans un cercueil, avec l’aide de son valet et de quelques religieux alexiens. Ceux-ci allaient l’emporter pour l’ensevelir, lorsqu’un groupe de jeunes gens se précipita sur eux, leur enleva le cercueil et le porta à l’église de Notre-Dame du Sablon, dont Anneessens avait été l’un des receveurs en qualité de dignitaire du grand serment de l’Arbalète. Mais ce temple étant resté fermé, le funèbre cortége se dirigea vers l’église de Notre-Dame de la Chapelle, dont la porte s’ouvrit pour lui donner passage. Le cercueil fut déposé dans le chœur, où le curé Van Limborch entonna les prières des morts, puis on descendit le corps du doyen dans une fosse creusée à la hâte derrière la chaire et que l’on se dépêcha de fermer par une maçonnerie.

Le lendemain, on célébra un service funèbre pour Anneessens, non-seulement à la Chapelle, mais encore à l’église de Saint-Géry, envers laquelle Anneessens s’était conduit comme un véritable bienfaiteur ; à Sainte-Catherine, dont le curé se glorifiait d’être son ami, et à l’hôpital Saint-Jean, où il avait été maître de la fabrique de l’église. On se disposait à en faire autant dans les autres paroisses, lorsque le marquis, exaspéré des honneurs que le clergé et la population presque entière rendaient à celui qu’il voulait faire considérer comme un misérable, intervint par des ordres sévères et fit également intervenir l’archevêque de Malines. Il aurait voulu faire poursuivre les auteurs de ces démonstrations et exhumer le corps d’Anneessens, mais le conseil d’État parvint à le détourner d’accomplir sa vengeance, en lui remontrant l’exaspération que cet éclat odieux inspirerait au peuple, et l’Empereur, mieux conseillé, enjoignit de laisser en repos le cadavre et les amis du doyen.

On a prétendu que le curé Van Limborch, voulant prévenir toute tentative d’exhumation, fit secrètement transporter le corps d’Anneessens dans le chœur de son église, qui dépendait de l’abbaye du Saint-Sépulcre de Cambrai, et échappait entièrement à la juridiction de l’archevêque de Malines. Suivant une autre version, on ouvrit le cercueil d’Anneessens lorsque Joseph II publia l’édit qui défendit les enterrements à l’intérieur des villes. Le corps du doyen fut trouvé, dit-on, dans un état de conservation parfaite ; la tête était encore reconnaissable et placée à côté du tronc. On le transporta alors, avec le plus grand secret, dans le chœur de la Vierge, où il est resté depuis lors. Le lieu de la sépulture, ajoute Verhulst, à qui j’emprunte ces détails, est indiqué par une simple pierre sans inscription et n’est connu que par un petit nombre de personnes.

En l’année 1727, les enfants du doyen s’adressèrent à l’archiduchesse Marie-Élisabeth, gouvernante générale des Pays-Bas, pour obtenir mainlevée du peu de biens de leur père qui avaient été confisqués. Ils firent valoir en leur faveur cette puissante considération que l’empereur Charles VI, en confiant le soin de nos provinces à l’archiduchesse, avait accordé une amnistie générale et illimitée à toutes les personnes impliquées dans les troubles. En cette occasion, le vieux Charliers, chargé par le conseil de Brabant de minuter un avis sur la requête de la famille d’Anneessens, prouva une fois de plus la dureté de son âme, dureté qui lui avait jadis mérité les éloges de son digne maître, le marquis de Prié.

Il y rappelle d’abord « l’énormité des crimes » dont le doyen a été « convaincu » et il ajoute que les suppliants n’ont aucun droit aux effets d’Anneessens, « qui ont appartenu à l’Empereur du moment que la sentence a été rendue ». Ainsi, dit-il en terminant, « ce seroit les récompenser pour les défits de leur père que de leur accorder leur demande, chose jusqu’à présent inouïe et de la dernière conséquence en matière de crime d’État et de lèse-majesté, et cela encore en faveur d’enfants qui, par les termes choquants dont ils osent se servir dans leur dernière remontrance, font paroître que le châtiment exemplaire de leur père n’a pas eu assez de force sur eux, qu’ils ne soient encore à présent conduits par un esprit d’audace et d’insolence. »

On peut mesurer dans ces lignes l’abîme qui séparait les juges d’Anneessens de ses nombreux admirateurs. Pour les premiers, dont l’opinion était uniquement dictée par le soin de leur intérêt personnel, le doyen n’était qu’un vil criminel ; quant aux seconds, en qui vivait cet amour de la liberté communale qui ne s’éteindra en Belgique que lorsqu’elle sera conquise et abâtardie, ils voyaient en lui le zélé défenseur des droits de la bourgeoisie, le martyr de la liberté. L’heure de la réhabilitation est arrivée, et aujourd’hui qu’on possède le texte des pièces du procès d’Anneessens, on peut certifier que sa condamnation doit être placée au rang des assassinats juridiques.

La pression que le marquis de Prié exerça sur le conseil de Brabant pour lui arracher une condamnation à mort constitue un fait digne de remarque : il est certain que, sans la funeste influence de cet étranger, le tribunal aurait été moins sévère, quelque irrité qu’il fût des scènes de violence dont la chancellerie avait été le théâtre. Lorsque, au xviiie siècle, plusieurs membres de ce corps purent prendre connaissance de la procédure intentée au doyen, ils ne cachèrent pas que, dans leur opinion, Anneessens ne méritait pas la mort. Bientôt le culte que le peuple avait voué à la mémoire de son courageux défenseur put librement se manifester. Dans la séance des représentants provisoires de la ville libre de Bruxelles, du 20 décembre 1792, l’avocat d’Outrepont, qui présidait l’assemblée, proposa de reviser le procès d’Anneessens, « afin de rendre aux mânes du doyen l’honneur que lui devait le peuple pour lequel il était mort. » Cette motion, couverte d’applaudissements, fut adoptée à l’unanimité, mais les évéments politiques la firent bientôt oublier. Quelques années après, lorsqu’on débaptisa la plupart des rues de Bruxelles, le nom d’Anneessens fut donné à la rue d’Arenberg : un humble doyen détrônait une des plus remarquables lignées féodales de la Belgique. Il vint même un jour où deux des membres principaux de notre aristocratie, les comtes Henri de Mérode-Westerloo et Amédée de Beauffort, rendirent à leur tour un solennel hommage à cet homme de bien, tombé victime des susceptibilités et des rancunes d’une coterie détestée. Sous l’empire de l’enthousiasme patriotique provoqué par la révolution de 1830, ils firent placer dans cette église de la Chapelle, où les restes du doyen avaient été furtivement déposés par les soins de l’amitié, un monument consacré à sa mémoire. Contre le pilier intermédiaire aux deux grandes arcades donnant accès dans la chapelle de Notre-Dame, on voit une tablette de marbre noir, ornée d’un médaillon de marbre blanc où les traits du doyen sont représentés en relief et autour duquel se dessine une guirlande de branches de chêne et de laurier de bronze. Plus bas, on lit l’inscription suivante :

IN MEMORIA ÆTERNA JUSTUS

                                              PS. CXI.
SUB HOC TUMULO IN PACE QUIESCIT
FRANCISCUS ANNEESSENS
BRUXELLENSIS
NATIONIS VULGO STI NICOLAI SYNDICUS
QUI JURAMENTIS FIDELITER SERVATIS
ET JUREJURANDIS PRIVILEGIISQUE
OPIFICIORUM CORPORUM URBIS HUJUS
RELIGIOSE DEFENSIS
AD EXTREMUM DUCTUS SUPPLICIUM FUIT
QUOD CUM FIRMA FIDUCIA IN CHRISTUM
SUPREMUM JUDICUM JUDICEM
INTURBABILI ANIMO SUBIVIT
SPRETA NECE MORIENDO VIR ILLE
PRO DEFENSIONE JURIUM SUI ORDINIS
NON FRANGENDÆ FIDEI INSIGNE DEDIT EXEMPLAR
OCCISUS EST ANNO ÆTATIS SUÆ LXX DIE VERO
19 SEPTEMBER 1719

R. I. P.
MEMORIÆ ANNEESSENS COMITES DE MERODE-WESTERLOO
ET AMEDEUS DE BEAUFFORT HUNC POSUERE LAPIDEM.1834

Depuis, le collége échevinal de Bruxelles, par résolution du 17 juin 1851, a donné le nom d’Anneessens à une rue nouvelle qui va de la place de la Senne à la rue T’Kint, et, à plusieurs reprises, le conseil communal de la même ville a manifesté l’intention de rendre un solennel hommage à la victime du marquis de Prié et de lui élever une statue sur la place qu’il arrosa jadis de son sang.

On a répété maintefois, en se basant sur une tradition que j’ai également recueillie, que le portrait d’Anneessens se trouvait sur un grand tableau peint par Jean Van Orley, en 1700, et qui est placé aujourd’hui dans le cabinet du secrétaire de la ville : c’est une erreur manifeste. Ce tableau représente les membres de la gilde de la draperie, en 1700 ; il a été exécuté à leurs frais ; or, à cette époque, Anneessens ne fut ni doyen, ni huit de la gilde, comme je m’en suis assuré.

Alph. Wauters.

Verhulst (membre de la classe des sciences de l’Académie royale de Belgique), Précis historique des troubles de Bruxelles, en 1718, avec des détails inédits sur le procès et l’exécution d’Anneessens. Bruxelles, 1832 ; in-32. — Levae, La Mort d’Anneessens, dans la Revue de Bruxelles (no d’octobre 1837). — Gachard, Documents inédits concernant les troubles de la Belgique sous le règne de Charles VI. Bruxelles, 1839 ; 2 vol. in-8o. — Henne et Wauters, Histoire de Bruxelles, t. II, pp. 189 à 247. — Galesloot, Procès de François Anneessens, doyen du corps des métiers de Bruxelles, publié avec notice et annotations. Bruxelles, 1862 et 1863 ; 2 vol. in-12. — Adolphe Mathieu, Anneessens (poëme accompagné de notes). Ixelles, 1865 ; in-18. Etc., etc.