Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ALIX DE LOUVAIN
ALIX DE LOUVAIN vivait au xiie siècle. Parmi les catastrophes qui signalèrent le premier siècle de la conquête normande en Angleterre, une des plus terribles sans contredit fut la mort tragique et prématurée de Guillaume, unique héritier légitime du roi Henri Ier. Ce jeune prince, qui, déjà solennellement agréé par les barons normands pour successeur de son père, avait le privilége d’être né sur le sol anglais et d’être issu d’une princesse anglo-saxonne, et qui rattachait ainsi par son berceau et par sa mère la race conquérante à la race conquise, avait péri misérablement dans un naufrage durant la nuit du 24 an 25 novembre 1120.
Le roi étant veuf et ne possédant plus d’autre enfant légitime qu’une fille, Mathilde, épouse de Henri V, empereur d’Allemagne, fut longtemps en proie à un morne désespoir. Cependant, quoiqu’il approchât déjà de la vieillesse, il voulut se remarier, espérant se créer une nouvelle famille, et prit pour seconde épouse Alix, fille de Godefroid le Barbu, premier duc de Lotharingie de la maison de Louvain.
Cette princesse, que les chroniqueurs du xiie siècle appellent tantôt Alix, Aléis ou Adeliza, tantôt Eliza, Athelinde ou Adèle, et dont Philippe Mouskès, de même que l’annaliste de Waverley, vante la rare beauté, l’esprit et la grâce, fut conduite en Angleterre par une suite nombreuse à la tête de laquelle se trouvait Francon, abbé d’Afflighem. La cérémonie du mariage s’accomplit en grande pompe à Windsor, immédiatement après la fête de la Chandeleur, l’an 1122, et, à la Pentecôte suivante, la jeune reine, à qui son époux avait assigné comme douaire le château et le comté d’Arundel, dans la province de Sussex, fut solennellement couronnée, dans l’abbaye de Westminster, par Raoul, archevêque de Canterbury.
Depuis le moment où la belle Alix fut unie au roi Henri, quelle action exerça-t-elle sur l’esprit et sur le cœur de ce monstre historique, qui fit maudire par un contemporain l’institution de la royauté comme une inspiratrice de crimes : res regia scelus ? Nous l’ignorons. Seulement il nous est permis de conclure que cette influence n’a dû guère être puissante ; car nous voyons le roi continuer à faire peser durement son épée sur les vaincus et ceux-ci continuer à protester par la bouche de tous leurs chroniqueurs contre les violences et les atrocités de leur maître et de ses barons. Évidemment un esprit délicat et jeune, comme l’était celui d’Alix, dut se sentir mal à l’aise à côté du farouche vieillard à qui elle était associée. Et ce fut là peut-être un des motifs qui lui inspirèrent de chercher un refuge intellectuel dans la sereine distraction des lettres ; car, dès ce moment, nous la voyons prendre une part active, sinon tout à fait directe, au développement de la poésie française chez les Normands.
On le sait, Guillaume le Conquérant ne s’était pas borné à déposséder les Anglo-Saxons et à saisir non-seulement leurs terres, mais encore leurs revenus et leurs meubles, pour les distribuer entre ses compagnons d’armes. Il voulut aussi confisquer la langue des vaincus et y substitua la langue française dans tous les actes publics, même dans les homélies religieuses et dans les cours de justice où un témoignage n’était valable que pour autant qu’il fût rendu dans l’idiome des vainqueurs. Si ce fut à cette époque surtout qu’on vit s’implanter dans la littérature française une foule de légendes et de traditions anglo-saxonnes, particulièrement celles du cycle d’Arthus, le héros national dont les vaincus attendaient la résurrection pour les venger des humiliations auxquelles ils étaient soumis, — on vit en même temps, grâce aux mesures du roi normand, s’opérer au delà du détroit l’intrusion d’une multitude de formes et de vocables français dont le mélange avec l’idiome indigène constitue la langue anglaise. Mais l’appât de la conquête n’avait pas uniquement tenté les hommes de guerre. Des aventuriers de toute espèce, jusqu’à des moines fugitifs, émigrèrent vers cette terre ouverte à tous les genres de rapacité, ceux-là pour s’approprier un simple champ avec métairie, ceux-ci pour s’emparer d’une église ou d’une plantureuse abbaye. Les poëtes et les ménestrels normands n’avaient pu manquer de prendre le même chemin, les uns pour essayer de s’attacher à quelque personnage nouveau, les autres pour égayer les loisirs des familles de tant de châtelains enrichis par l’épée.
De ce nombre fut probablement le poëte inconnu qui, parlant de la princesse belge, s’exprimait en ces termes :
Donna Aaliz la roïne,
Par qui valdrat lei divine.
Par qui creistrat lei de terre
Et remandrat tante guerre
Par les armes Henri le rei.
L’Histoire littéraire de la France nous fait connaître un autre trouvère qui entretint des relations poétiques avec Alix de Louvain : c’est le normand Philippe de Thaün, des environs de Caen, qui rima, sous le titre de Bestiaire, une sorte d’imitation du Physiologus de Théobald, et dédia son œuvre à l’épouse du roi Henri, ainsi qu’il le dit en ces vers :
Philippe de Thaün
En franceise raisun
Ad estrait le Bestiaire,
Un livre de grammaire,
Pur l’onur d’une gemme
Ki mult est bele femme ;
Aeliz est nomée,
Roïne corunée,
Roïne d’Angleterre.
Sa ame n’ait ja guerre.
En ebreu, en verté,
Est Alix laus de Dé.
Un troisième poëte, qui mentionne avec une sorte de déférence intime la princesse brabançonne, fut le trouvère normand Geoffroi Gaimar, à qui nous devons une chronique rimée sous le titre de L’Estorie des Engles, et qui fut probablement attaché à la cour d’Angleterre, comme il le fut plus tard à la maison de Raoul Fitz Gilbert, seigneur de Scampton en Lincolnshire. C’est à lui qu’Alix commanda un poëme à l’éloge du roi son époux. De cet éloge un Normand pouvait se charger sans scrupule. Le poëme lui-même nous ne le connaissons point ; mais ce fut sans doute un de ces rhythmes que les trouvères du moyen âge avaient coutume de réciter en les accompagnant d’une sorte de mélopée, puisque, selon le témoignage du poëte, il lui fut enjoint par la reine d’en noter par chant le premier vers :
Or, dit Gaimar, s’il ad garant,
Del rei Henri dirat avant.
Que, s’il en volt un poi parler
E de sa vie translater,
Tels mil choses en porrad dire
K’unkes Davit ne fist escrire,
Ke la roïne de Louvain
N’en tint le livre dans sa main.
Ele en fist fère un livre grant,
Le primer vers noter par chant.
Le mariage d’Alix avec Henri demeura stérile, et cette circonstance devait bientôt faire naître les plus graves complications.
L’empereur Henri V, étant mort le 22 mai 1125, sa veuve Mathilde revint auprès de son père à Windsor, et dès lors la jeune reine vit se ranimer quelque peu sa solitude. Aux fêtes de Noël qui suivirent, le château royal offrit un de ces spectacles solennels comme la chevalerie d’outre-Manche n’en avait admiré depuis longtemps. On y vit arriver tous les comtes et les barons du royaume et du duché, avec écuyers et pennons, puis tous les prélats de Normandie et d’Angleterre, avec chapelains, crosse et mitre. Le roi les avait convoqués pour les inviter à jurer fidélité à sa fille Mathilde et à lui obéir, après la mort de son père, comme ils eussent fait à lui-même. Tous prêtèrent ce serment, et l’un des premiers fut Étienne, fils du comte de Blois et d’Adèle, fille de Guillaume le Conquérant. Un an et demi plus tard, à la Pentecôte de 1127, une autre cérémonie royale s’accomplit à Rouen. Henri mariait en secondes noces sa fille Mathilde à ce Geoffroi, fils de Foulques, comte d’Anjou, à qui l’on donna le surnom de Plantagenêt, parce qu’il avait l’habitude de porter à son chaperon une branche de genêt en guise de plume. Croyant suffisant le serment prêté à son héritière à Windsor, il eut l’imprudence de procéder à cette union sans avoir préablement consulté les seigneurs au moins pour la forme ; et cette infraction aux usages féodaux devait amener, dans un avenir prochain, la commotion la plus profonde dans le royaume. À la vérité, lorsque Mathilde, ayant donné, en 1133, le jour à un fils, le roi convoqua une seconde fois les barons et les prélats d’Angleterre et de Normandie, et les requit de reconnaître pour ses successeurs les enfants de sa fille, après lui et après elle ; — ils le jurèrent de nouveau. Mais deux ans après, en 1135, Henri mourut dans son duché continental, à Saint-Denis-le-Formant d’où il fut transporté en Angleterre pour être inhumé à Reading, non loin de Windsor. Alors, qui le croirait ? on vit tous ces mêmes seigneurs, hommes d’épée et hommes d’Église, qui s’étaient engagés par serment à reconnaître et à soutenir la royauté de Mathilde et de ses enfants, se parjurer et conférer la couronne à Étienne de Blois.
Depuis le moment de cette usurpation, Alix disparut pour quelque temps de la scène de l’histoire. Probablement elle se retira dans son château d’Arundel, où nous la retrouvons un peu plus tard. Ce fut là peut-être que, d’après un chroniqueur normand, elle épousa en secondes noces ce Guillaume d Aubigny qui fut connu, depuis cette époque, sous le nom de comte d’Arundel et qui devait jouer bientôt un rôle si important dans les démêlés du roi Henri II avec Thomas Becket, bien qu’un autre écrivain (Chronic. Gervasii Cantuariens. ad ann. 1139) laisse planer quelque soupçon sur la légitimité du lien qui unissait Alix à ce seigneur. Quoi qu’il en soit, lorsque, après un règne de deux années, la popularité d’Étienne de Blois se fut usée et qu’une partie des barons et des prélats, se ressouvenant du serment qu’ils avaient prêté à la fille de Henri Ier, eurent commencé à se prononcer pour la royauté de cette princesse, Alix fut la première à offrir, dans la forteresse d’Arundel, à sa bru Mathilde un point d’appui d’où elle pût seconder les efforts de ses partisans.
On sait que la guerre civile, allumée par cette compétition royale, se prolongea avec des chances diverses jusqu’en 1153, et qu’elle se termina par un accord en vertu duquel la couronne serait définitivement dévolue aux Plantagenêts, après la mort d’Étienne de Blois, événement qui se réalisa en 1155.
Depuis 1139, Alix n’était plus intervenue personnellement dans cette lutte sanglante et acharnée, et son nom paraît entièrement effacé de l’histoire. Cependant elle donna encore signe de vie dans un acte de libéralité qu’elle signa en 1148. Cette charte, qui conféra au monastère d’Afflighem la possession de plusieurs domaines situés en Angleterre (terrœ in Iderswerda et Westernæredonc, in Vremdyc, Frondic et Pakinge), doit être considérée à la fois comme un patriotique hommage rendu à un établissement qui a toujours été un objet particulier des largesses des comtes de Louvain et des ducs de Brabant, et comme un pieux souvenir attaché à la tombe du frère de la donatrice, Henri, qui y était mort en 1140, sous l’habit de moine. Alix elle-même cessa de vivre le neuvième jour des calendes de mai (23 avril) 1151. Ses restes mortels furent inhumés dans l’église d’Afflighem, quoique son décès ne se trouve pas marqué dans l’obituaire de l’abbaye brabançonue.
Duchesne, Rerum normannicar. Scriptores. — Twysden, Histor. anglican. Scriptores. — Gale, Rerum anglican. Scriptores. — Dinteri Chronicon. — De La Rue. Essais historiques sur les bardes, les jongleurs et les trouvères. — Histoire littéraire de la France — Butkens, Trophées. — Aug. Thierry, Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands.