Biographie nationale de Belgique/Tome 1/ADENÈS

◄  - Tome 1 Tome 2  ►



ADENÈS ou ADANS, surnommé le Roi, poëte, né dans le Brabant, xiiie siècle. Sur cet écrivain, à coup sûr un des plus considérables, quoiqu’un des moins renommés de son temps, l’histoire littéraire ne possède guère d’autres détails que ceux dont nous sommes redevables à lui-même et qui se trouvent semés çà et là dans ses écrits comme par hasard. Si le nom d’Adenès, sous lequel il est plus généralement connu, n’est tout simplement qu’un de ces diminutifs dont l’usage fut si commun au moyen âge, ou si, comme le pense M. Paulin Paris (Histoire littéraire de la France, t. XX, p. 679), il fut donné à notre Adam pour le distinguer du célèbre Adam de la Halle, son émule et son contemporain, c’est ce qu’il est impossible de décider. Nous n’avons pas des lumières plus certaines pour déterminer d’une manière précise la signification de son surnom le Roi. Adenès le prit-il parce que, selon M. Paris (ouvr. cit., p. 677), il occupa, à la cour du duc de Brabant Henri III, la charge de chef ou roi des ménestrels, fonction très-complexe, en vertu de laquelle celui qui s’en trouvait investi était à la fois « chef d’orchestre, directeur de théâtre et s’il nous est permis d’ajouter intendant des plaisirs ? » Ou parce que, d’après de La Serna Santander (Mémoire historique sur la bibliothèque dite de Bourgogne, p. 118) et Ferdinand Wolf (Ueber die alt-französichen Heldengedichte, p. 30), il fut attaché au service du même prince en qualité de héraut ou de roi d’armes ? Ou parce que, s’il faut en croire M. Francisque Michel (Examen critique du roman de Berte, p. 7), il fut chef ou roi d’une de ces associations littéraires qui, connues sous le nom de puys et instituées à l’exemple des cours d’amour de la Provence, existaient en Flandre depuis la première moitié du xiiie siècle et s’y sont perpétuées jusqu’à nos jours sous la dénomination plus moderne de sociétés de rhétorique ? Ou bien parce que, d’après l’opinion de Roquefort (État de la poésie française pendant les xiie et xiiie siècles, p. 138), il obtint simplement une couronne dans quelque concours poétique ouvert par l’une ou l’autre de ces compagnies ? Rien ne nous permet de l’affirmer. On ne possède pas des renseignements plus positifs sur le lieu de naissance, sur la famille, ni sur la position sociale d’Adenès. Cependant nous pouvons admettre, d’après une conjecture généralement consacrée, qu’il fut d’origne brabançonne. En effet, il nous apprend lui-même, dans un poëme, inédit encore, de Cléomadès, qu’il dut à la munificence du duc de Brabant Henri III le bienfait de son instruction littéraire et de son éducation. On sait que ce prince, qui gouverna le duché depuis l’an 1248 jusqu’à sa mort, survenue en 1261, accueillait volontiers les poëtes et qu’il cultivait lui-même les lettres avec quelque succès, comme l’attestent trois ou quatre de ses chansons que le temps nous a conservées. C’est de lui qu’Adenès entend parler en disant :

Menestrex au bon duc Henri
Fui. Cil m’aleva et norri
Et me fist mon mestier aprendre.

De ces lignes on a déduit naturellement que notre poëte vit le jour dans le Brabant, qu’il appartenait à une famille peu favorisée des dons de la fortune et, que sa naissance ne saurait guère être reportée au delà de l’année 1240. On y voit aussi qu’une fois initié à l’art de la poésie, il obtint la position officielle de ménestrel de la cour de son généreux protecteur. Si, à ce titre, il vécut dans une certaine familiarité littéraire avec Henri III, on ne le sait pas d’une manière certaine ; mais rien n’autorise à en douter. En effet, dans plusieurs passages de son poëme de Cléomadès, il manifeste le plus vif attachement pour ce prince. Même lorsque, le 28 février 1261, le duc, se trouvant malade à Louvain et sentant venir la mort, eut fait ouvrir toutes larges les portes de son hôtel, afin que, riches et pauvres, on laissât pénétrer autour de sa couche tous ceux qui le souhaiteraient, Adenès assista pieusement à cette belle agonie, durant laquelle, dit-il, loin d’avoir besoin de sermons, le mourant prêchait lui-même les autres et distribuait des aumônes.

Je meïsmes aussi i fui,
Qui puis bien dire, sans doutance,
K’ains plus bele reconnoissance
Ne pot avoir mes hom mortés
Que il ot. Diex en soit loés !

Bien des années après ce jour, il se souvint encore avec attendrissement de la triste et touchante scène dont il avait été témoin, et s’écria dans l’élan de sa douleur et de sa reconnaissance :

Loians princes fu et gentis,
Et bons, et biaus, et dous, et frans,
Et courtois.

Nous ignorons quelle fut, à la cour de Brabant, la position d’Adenès durant les longues querelles intestines dont le duché fut le théâtre après la mort de Henri III et qui s’élevèrent à l’occasion de la tutelle des enfants mineurs encore de ce prince. On sait que ce fut seulement en 1267 que l’aîné, Henri, disgracié de la nature et faible d’esprit, se retira dans un monastère d’augustins à Dijon, après avoir abdiqué l’autorité ducale en faveur de son frère puîné, Jean, premier du nom ; que celui-ci, alors à peine âgé de seize ans, fut inauguré l’année suivante et que Godefroid, le plus jeune des trois fils du feu duc, fut investi du comté d’Arschot. Ces deux princes paraissent avoir continué à notre poëte la protection et la bienveillance dont leur père l’avait honoré ; car il s’exprime en ces termes dans le poëme de Cléomadès :

Lui (Jean) et mon seignor Godefroit
Maintes fois m’ont gardé de froit.

Cependant il ne resta pas longtemps à la cour du nouveau duc, soit que son imagination, surexcitée par les créations romanesques et par les poétiques incidents des gestes au récit desquels il allait consacrer exclusivement son talent, lui eût inspiré le goût des voyages lointains et des aventures peut-être, soit qu’il n’eût pas trouvé dans Jean un admirateur assez fervent des lettres françaises, ce prince, poëte lui-même, s’adonnant plus spécialement à la culture de la langue flamande, comme on peut l’inférer des neuf chansons qu’il nous a laissées et qui sont écrites dans cet idiome. Quel qu’ait été le motif réel de son départ du Brabant, nous le trouvons attaché, en 1269, à Gui de Dampierre, futur comte de Flandre, dont le père, Guillaume, avait été un zélé protecteur des poëtes, selon le témoignage de Marie de France et d’autres écrivains contemporains. Gui lui-même avait hérité de son père le goût de la poésie, comme l’atteste Adenès dans ces vers de son chant des Enfances Ogier :

Li jongleöur deveront bien plourer
Quant il morra ; car moult pourront aller
Ains que tel prince puissent mais recouvrer.

La nouvelle position d’Adenès devait lui sourire d’autant plus que son maître, l’un des principaux grands vassaux de la France, du chef de sa mère, Marguerite de Flandre, se préparait à prendre part à la deuxième croisade organisée par le roi saint Louis. Aussi bien cette expédition allait offrir au poëte l’occasion de voir de près le spectacle de ces grands coups d’épée qu’il s’apprêtait à décrire dans ses chants. En effet, nous le voyons, au printemps de l’année 1270, suivre, avec tout le corps des ménestrels, Gui de Dampierre au port d’Aigues-Mortes, où se rassemblait l’armée royale.

On sait que cette croisade, destinée d’abord à soutenir le pouvoir déjà chancelant des chrétiens en Syrie, fut brusquement détournée de son cours par l’influence égoïste du roi Charles de Sicile et dirigée vers Tunis. Arrivée en Afrique, le 18 juillet, elle rentra en Europe le 18 novembre, après avoir accompli quelques infructueux faits d’armes et vu mourir, deux mois auparavant, le roi Louis non loin des ruines historiques de Carthage.

Adenès descendit-il avec son maître sur la côte d’Afrique ? ou resta-t-il dans l’un des navires qui se tinrent à l’ancre sur la rade de Tunis, avec les maisons de la reine de Navarre, de la comtesse d’Artois et de la femme de Philippe de France ? Aucun document ne nous renseigne à ce sujet. De sorte que notre poëte se vit peut-être trompé dans l’espoir qu’il devait nourrir d’assister à quelque importante action militaire, ou de s’y mêler, à l’exemple de son poétique prédécesseur, Quesnes ou Conon de Béthune.

La flotte ayant transporté l’armée royale de Tunis à Trapani, en Sicile, vers le milieu du mois de novembre 1270, nous y retrouvons Adenès visitant tour à tour les villes de Montréale, Palerme, Catane et Messine. Vers la fin de janvier 1271, il passe, avec la maison de Gui de Dampierre, le détroit du Phare ; puis, il traverse, à petites journées, toute l’Italie du sud au nord, par Cosenza, Naples, Capoue, Rome, Viterbe, Florence, Bologne, Modène, Reggio, Parme, Bergame, Milan, Novare et Verceil. Le 11 mai, il opère l’ascension du grand Saint-Bernard, dîne au célèbre hospice et arrive le lendemain à Villeneuve sur le lac de Genève. Deux jours après, il atteint Lausanne et prend le chemin de Paris par Dôle, Châtillon, Bar-sur-Aube et Provins.

S’il ne fut pas donné à notre poëte de prendre un rôle actif dans l’expédition avortée de Tunis, au moins il rapporta de son voyage une foule de souvenirs dont il enrichit plus tard son poëme des Enfances Ogier et particulièrement celui de Cléomadès.

On a prétendu (Ferdin. Wolf, ouvr. cit., p. 31) qu’Adenès suivit à Paris la princesse Marie de Brabant, lorsqu’elle épousa, en 1274, le roi Philippe le Hardi, et qu’il resta, depuis cette époque, attaché au service de cette reine. Cependant ce fait n’est guère probable ; car nous savons, par deux états de dépense de la maison de Gui de Dampierre, que, pendant les années 1275 et 1276, notre poëte fut encore l’objet des libéralités de ce prince. Puis, d’ailleurs, Adenès lui-même, après nous avoir dit qu’il écrivit sa geste des Enfances Ogier à la demande du comte de Flandre, ajoute :

Ce livre veuil la roïne envoyer
Marie.

En outre, à la fin du roman de Cléomadès, le dernier de ses écrits, il nous apprend lui-même qu’il appartenait à Gui de Dampierre :

Et (Diex) gart le bon conte Guion
De Flandres, cui loer doit on ;
Car en lui maint, par vérité,
Fois et honnours et charité ;
Et certes, se à lui n’estoie,
De la bonté plus parleroie
De lui, etc.

Il résulte évidemment de là qu’il était encore attaché à la maison de Flandre, alors que la princesse brabançonne portait déjà depuis longtemps la couronne des lis. Jusqu’à quelle époque demeura-t-il à la cour de Gui ? Aucun renseignement ne nous permet de le préciser. Entra-t-il même au service de la reine Marie ? Aucun fait ne nous éclaire sur cette question, bien qu’il nous soit difficile de comprendre comment il eût pu, sans avoir longtemps séjourné sur les bords de la Seine, étudier aussi profondément qu’il paraît l’avoir fait le dialecte de l’Ile-de-France ; car, ainsi que l’observe avec raison M. Paulin Paris (ouvr. cit., p. 683), « Nulle part la langue et l’orthographe du xiiie siècle ne sont plus nettement et plus heureusement représentées que dans les manuscrits conservés de ses ouvrages, et qui, souvent exécutés sous ses yeux, sont tous conformes les uns aux autres. » Quoi qu’il en soit, d’après deux indications fournies par le poëte lui-même, l’un dans les Enfances Ogier, l’autre dans Berte aux grans piés, il allait parfois à Saint-Denis consulter quelque moine ou la librairie de cette illustre abbaye sur les Ystoires qu’il s’occupait de traduire en poëmes. Ces voyages, qui avaient toujours lieu au printemps,

…… Ou tans k’yver convient cesser,
Que abrissel prennent à boutonner
Et herbelette commencent à lever,


il les faisait probablement à la suite du comte Gui, que des liens de famille unissaient à la reine Marie et que, d’ailleurs, ses obligations de vassal de la France devaient assez souvent amener auprès de son suzerain Philippe le Hardi. Peut-être chacun de ces voyages était-il pour Adenès l’occasion de se voir admis auprès de la reine elle-même, qui, fille et sœur de poëte, ne pouvait manquer de faire bon accueil à l’ancien protégé de son père, le duc Henri III, et au ménestrel titulaire du comte de Flandre.

C’est sans doute dans une de ces visites qu’Adenès fut présenté à Blanche de France, sœur du roi, et, depuis 1275, veuve de Ferdinand, infant de Castille, à Robert II, comte d’Artois et neveu de Philippe le Hardi, ainsi qu’à Mahaut, fille de ce prince. C’est là, sans doute, aussi que l’idée de son poëme de Cléomadès lui fut suggérée par la reine Marie et par la princesse Blanche, auxquelles il fait allusion dans ces vers :

…… Ce me fait reconforter
Que me daignierent commander
Que je ceste estoire entendisse
Et à rimer l’entrepreïsse
Deux Dames en cui maint la flour
De sens, de biauté, de valour ;


mais dont il a pris soin de nous faire connaître le nom dans un acrostiche placé à la fin de ce chant.

On ignore en quelle année Adenès mourut.

M. Paulin Paris (ouvr. cit., p. 682) assure que notre poëte se trouvait encore, en 1296, au service du comte de Flandre ; mais nous ne savons sur quelles preuves cette opinion est fondée, à moins qu’il n’y ait dans cette indication une erreur typographique et qu’il ne faille lire 1276 au lieu de 1296. Quoi qu’il en soit, nous pensons que l’on peut, sans risquer de trop s’éloigner de la vérité, rapporter la mort du ménestrel brabançon à l’une des quinze dernières années du xiiie siècle.

Il nous reste d’Adenès quatre grandes compositions épiques : les Enfances Ogier, Berte aux grans piés, Buevon de Commarchis et Cléomadès. La deuxième est la seule qui ait été publiée jusqu’à ce jour.

Celle des Enfances Ogier, qui comprend au delà de 8 000 vers et que l’on regarde comme le premier ouvrage de notre ménestrel, est, d’après l’analyse qu’en a donnée M. Paulin Paris, une paraphrase un peu traînante, quoique généralement versifiée avec élégance, du poëme rude, mais animé, que Raimbert de Paris écrivit, au commencement du xiii siècle, sur les aventures de cet Ogier le Danois dont la merveilleuse légende se mêle si étroitement à celle des paladins de Charlemagne.

Le deuxième poëme créé par Adenès est Berte aux grans piés. Il a pour sujet la légende de cette Berthe, fille du roi Flore de Hongrie, dont les romanciers du moyen âge ont fait la mère de Charlemagne, soit d’après une chronique provençale, inédite encore, mais mentionnée par M. Paulin Paris (Hist. litt. de la France, t. XX, p. 702), soit d’après la chronique allemande de Weihenstephan que l’on rapporte au xiii siècle et que le baron von Aretin nous a fait connaître (Aelteste Sage ueber die Geburt und Jugend Karls des Grossen), soit d’après des récits populaires dont Godefroid de Viterbe (Chronic., part. XVII, ap. Pistor, t. II, p. 300) s’était déjà fait l’écho un siècle avant Adenès, et peut-être même antérieurement à la chronique provençale dont il vient d’être parlé[1].

Buevon de Commarchis, qui est la troisième chanson de notre poëte et que l’on regarde comme la plus faible de ses productions, constitue une simple imitation ou plutôt un simple remaniement du Siége de Barbastre, l’une des branches du cycle romanesque d’Aimeri de Narbonne et de ses enfants.

Enfin, le dernier ouvrage d’Adenès, c’est le roman de Cléomadès. Il est le plus considérable des écrits de notre ménestrel ; car il ne comporte pas moins de 18 844 vers octosyllabiques. La scène se passe sous le règne de Dioclétien et le sujet paraît emprunté aux traditions espagnoles ou mauresques.

C’est un roman d’aventures dont celui de Valentin et Orson, si populaire qu’il soit encore aujourd’hui, n’est qu’une contrefaçon grossière, et dont la bibliographie nous fait connaître plusieurs reproductions, en prose française et espagnole, publiées vers la fin du xve et au commencement du xvie siècle. Sans doute, comme s’exprime le savant éditeur du roman de Berte aux grans piés, le poëme de Cléomadès est trop long pour offrir une lecture constamment attachante ; mais il abonde en traits intéressants pour l’histoire des mœurs contemporaines. Il est précieux pour notre pays à un double titre, d’abord parce qu’il est l’œuvre d’un Brabançon, ensuite parce qu’il nous donne un aperçu des pérégrinations que Gui de Flandre a dû faire dans différentes parties de l’Italie, en 1270 et en 1271, et qu’il fournit plusieurs détails précieux sur les ducs de Brabant Henri III et Jean Ier. Aussi la commission chargée par l’Académie royale de Belgique de mettre en lumière les grands écrivains nationaux qui se sont exprimés en langue française, a-t-elle décidé que Cléomadès fera partie de cette série de publications, et c’est à l’auteur de la présente notice qu’est dévolu l’honneur de procurer la première édition de cet ouvrage.

André Van Hasselt.


  1. Dans le cours de cette notice, nous avons constamment écrit Berte aux grans piés par respect pour l’orthographe des manuscrits existants. Mais nous croyons qu’il faut lire Berte au gran pié, conformément à la légende allemande, d’après laquelle la mère de la véritable Berthe (appelée Bertha mit dem grossen Fuss) reconnut sa fille à la différence qu’il y avait entre les deux pieds de la prétendue mère de Charlemagne et conformément à ce vers de Godefroid de Viterbe qui, parlant de Pepin le Bref, dit :

    Eius sponsa fuit grandis pede nomine Berta.

    D’ailleurs, cette opinion s’accorde parfaitement avec les Reali di Francia, où il est dit (lib. VI, cap. II) : Io vi avviso che Berta ha un piè un pocco maggior dell’altro, ed e il piè destro.