Charpentier (p. 185-284).


TROISIÈME PARTIE

1837-1842

XI

Ce mépris de la littérature que le roi témoignait, sans s’en douter, par des sourires et des mots gracieux, Alfred de Musset n’en riait pas, comme il aurait pu le faire ; car, en songeant au règne de Louis XIV dont la pensée lui revenait souvent à l’esprit, il sentait avec chagrin la différence des temps. J’avais beau lui dire que, dans notre siècle, le véritable Mécène, c’est le public, il avait sur le cœur l’indifférence du chef de l’État. Il en rougissait et ne voulait en parler que sous le manteau de la cheminée. Cependant, les bons procédés et les mots affectueux du prince royal eurent le pouvoir de le consoler. Il se disait qu’un jour ce prince apporterait sur le trône d’autres idées que celles de Louis-Philippe. En effet, le duc d’Orléans eut une conversation confidentielle avec son ancien condisciple, dans laquelle il exprima librement son opinion sur la politique du roi son père, sur l’isolement de la France entre les nations malheureuses, dont elle avait abandonné la cause, et les gouvernements étrangers toujours hostiles et dédaigneux. Le prince ne craignit pas de laisser entrevoir l’éventualité d’une guerre comme une chose probable pour la première année de son règne. Il cita même, à ce propos, une phrase de Fantasio : « Nous irons faire un tour en Italie, et nous entrerons à Mantoue sans qu’il y ait besoin pour cela d’autres cierges que nos épées. » Le prince ajouta : « Et quand la paix sera signée, nous nous amuserons ; nous donnerons de l’occupation aux poètes et aux artistes ; vous nous ferez des vers, et vous viendrez nous les lire. »

La princesse Hélène arriva d’Allemagne sur ces entrefaites. On sait avec quelle pompe le mariage fut célébré. Au milieu des vastes galeries de Versailles, Alfred rêva un avenir plus beau et plus digne d’une grande nation que le temps du juste-milieu et de la paix à tout prix. Son imagination, mobile comme la boussole, découvrait au loin une nouvelle renaissance des arts et des lettres, un règne brillant et chevaleresque. À vingt-six ans, de tels rêves étaient permis ; l’espoir en paraissait fondé sur les idées et les projets du prince royal, sur le noble caractère de la duchesse d’Orléans, et sur les talents remarquables de la princesse Marie. À côté de la vieille cour se formait, dans le salon de l’héritier du trône, une autre cour plus jeune, plus animée et dans laquelle se trouvait la belle et gracieuse figure d’une nouvelle Marguerite de Valois. Alfred voulut se préparer à l’avènement plus ou moins proche de cette époque glorieuse, qui devait, selon lui, donner un nom au XIXe siècle. Il se préoccupa plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors de la perfection de ses ouvrages et du soin de sa réputation. Pendant les deux années 1837 et 1838, il travailla sans fièvre, sans surexcitation, toujours sous l’inspiration de son cœur, car elle ne pouvait lui venir d’autre part, mais d’un cœur plus libre et plus joyeux. Il prenait les ennuis de ce monde avec plus de patience ; il restait volontiers enfermé au milieu de ses livres, comme il s’est plu à le dire dans ce couplet de la Nuit d’octobre :


Jours de travail ! seuls jours où j’ai vécu !
 Ô trois fois chère solitude !


Et, comme cette heureuse disposition le poussait aux entreprises qui demandaient de l’assiduité, il résolut d’écrire une série de Nouvelles, autant pour le public et pour ses amis que pour la future cour de François Ier et de la reine de Navarre. Quand il eut repris de l’estime pour l’art de bien conter, en relisant les charmants récits de Boccace, il sentit le désir de déployer des qualités de narrateur qu’on ne lui connaissait point encore. La Confession d’un enfant du siècle était une sorte de réquisitoire passionné plutôt qu’un roman. Dans l’intérêt de son œuvre, et afin de varier ses travaux, il voulut y ajouter un volume de prose. Depuis le 18 août 1836, il s’était engagé par écrit avec la Revue des Deux-Mondes à composer un roman de mœurs contemporaines. Le sujet qu’il se proposait de traiter était celui d’Emmeline ; mais, quand le temps eut mis cet épisode de sa vie dans la perspective du passé, il reconnut que le chagrin le lui avait fait voir comme sous un verre grossissant. Il lui rendit ses justes proportions qui étaient celles d’une nouvelle, et il promit d’arriver au bout du volume avec d’autres récits du même genre, si le premier était bien accueilli.

Un sujet bien différent lui traversa l’esprit tout à coup. Parmi les témoignages de sympathie qu’il recevait souvent, se trouva une bourse anonyme en filet, dont il ne put deviner l’auteur. Après avoir soupçonné toutes les femmes de sa connaissance, il puisa dans ses conjectures le sujet d’une peinture de la vie parisienne. C’est ainsi que lui vint l’idée du Caprice. Dans l’intention de créer un type original et vrai de femme du monde, il choisit pour modèle sa marraine, quoiqu’elle ne fût pour rien dans le complot de la bourse en filet. Aussitôt le personnage de madame de Léry lui apparut avec sa gaieté, sa malice, son langage pittoresque, son esprit incisif, son caractère frivole en apparence. Dans tous les pays du monde, il y a fort peu de femmes capables, comme madame de Léry, d’employer au profit de la morale tout l’arsenal de la coquetterie, de faire une action honnête comme on ferait un poisson d’avril, et de se tirer d’un pas dangereux, les bagues sauves, avec autant d’esprit que de grâce ; mais, si la chose est possible quelque part, c’est à Paris ; aussi cette figure si fortement accentuée est-elle considérée comme le portrait exact de la parisienne par excellence. Ceux qui trouvent ce portrait flatté sont libres de prendre cette création aimable de madame de Léry pour un remerciement de l’auteur aux femmes de Paris, dont les suffrages ne lui ont jamais manqué.

Lorsque la Revue publia le Caprice (le 15 juin 1837), on en parla dans les salons ; mais le monde littéraire n’eut pas l’air d’y faire attention, comme s’il eût senti avec une sorte de mauvaise humeur que l’appréciation de ce tableau n’était point de sa compétence. L’auteur ne s’inquiéta pas de ce silence ; il écrivit en quelques jours Emmeline, dont il ne livra pas le manuscrit aux imprimeurs sans un peu d’hésitation. C’était, à vrai dire, son premier roman ; il s’agissait d’intéresser, de toucher le cœur par le simple récit d’un chagrin d’amour et d’un sacrifice à la raison et au devoir. Réduit à ses seules ressources, l’art de bien dire, sans rhétorique, constituait pour le poète de la jeunesse une épreuve nouvelle. Dès le lendemain de la publication, sa famille et ses amis le rassurèrent complètement sur le résultat de cette expérience, et la Revue lui demanda instamment d’autres récits. Il commença aussitôt l’historiette des Deux Maîtresses, que sa modestie lui fit encore envisager comme une épreuve. Après avoir tracé le portrait de Valentin, où il s’était peint lui-même, il s’arrêta. Les faits qu’il s’apprêtait à raconter ne lui étaient point arrivés, bien qu’il se fût trouvé, il y avait longtemps, dans une situation d’esprit à peu près semblable à celle de son héros. Comment imprimer le cachet de la vérité dans un récit dont le sujet devait sembler paradoxal à bien des gens ? Qu’il fût possible d’aimer deux personnes à la fois, cela n’était point douteux pour le prince Phosphorus, comme disait la marraine ; mais de le prouver par un exemple n’était pas aussi facile.

Les six premières pages des Deux Maîtresses traînaient sur la table de travail ; l’auteur indécis avait planté là Valentin pour aller chez son ami Tattet. Il y tomba dans une partie de bouillotte, perdit son argent, et revint plus soucieux à la maison se renfermer dans sa chambre. Le lendemain matin, il se boudait lui-même quand sa mère lui apporta un gros bouquet de roses dans un verre d’eau qu’elle posa devant lui, en disant avec un sourire : « Il y en a pour quatre sous. » Tandis que sa mère se retirait doucement, Alfred sentit des larmes lui venir dans les yeux : « Ah ! s’écria-t-il, voilà du moins quelque chose de vrai ! Je ne crains pas de me tromper en racontant ce que j’éprouve. »

Il écrivit cette page sur les plaisirs du pauvre, qui termine le premier chapitre de sa nouvelle. Une fois réconcilié avec son sujet, il travailla tout le reste du jour et prit bravement son parti de présenter, sous la forme d’un récit véridique, des scènes et des événements romanesques qui ne s’étaient passés que dans sa tête. Il n’alla pourtant pas jusqu’au bout de son petit roman, et voici l’explication de ce nouveau retard :

Composer une nouvelle et imaginer une fable, en tracer le plan, c’était l’affaire d’une heure de causerie au coin du feu ; mais Alfred sentait avec impatience combien le travail matériel marche lentement. Souvent il lui arrivait de rêver à un sujet de poésie tout en écrivant de la prose. Il assurait même que ce double exercice, loin de nuire à l’un ou à l’autre travail, leur était également profitable à tous deux. Sachant bien d’avance ce qu’il voulait dire en prose, il regagnait le temps employé à tracer des mots sur le papier, en roulant dans sa tête une autre idée. C’était, disait-il, comme de regarder une étoile dans le ciel pour mieux voir scintiller l’étoile voisine. Une circonstance fortuite se présenta, d’ailleurs, qui ramena le romancier à la poésie. Un soir qu’il avait causé longuement avec une femme qui était la franchise et la bonté même, il la soupçonna, je ne sais pourquoi, de mensonge et d’hypocrisie, et, comme il reconnut son injustice tout de suite après, il chercha en lui-même d’où venaient ses odieux soupçons. Il crut découvrir que la cause en était dans la première occasion de sa vie où il s’était trouvé aux prises avec la trahison et le mensonge.

Tout en racontant les amourettes de Valentin et de madame Delaunay, l’auteur se mit à rêver à d’anciens souvenirs et à des chagrins passés. Ces souvenirs devenant plus vifs, il conçut l’idée d’un supplément et d’une conclusion à la Nuit de mai. Il sentait dans son cœur comme une marée montante. Sa Muse lui frappa tout à coup sur l’épaule. Elle ne voulait pas attendre ; il se leva pour la recevoir, et fit bien, car elle lui apportait la Nuit d’octobre, qui est, en effet, la suite nécessaire de la Nuit de mai, le dernier mot d’une grande douleur et la plus légitime comme la plus accablante des vengeances, le pardon. Le 15 octobre, la Revue publia la dernière des Nuits, et, le 1er novembre suivant, les Deux Maîtresses.

Pour mettre à profit ses bonnes dispositions au travail, Alfred chercha dans ses souvenirs un autre sujet de nouvelle. C’est alors que la figure de la rieuse Bernerette lui revint à l’esprit. L’aventure véritable était quelque peu décousue ; il en sut faire pourtant un de ses récits les plus attachants et les plus estimés. Pensant que la mort seule pouvait faire excuser les fautes de la fille égarée et attendrir le lecteur sur des péchés de jeunesse sévèrement expiés, il condamna son héroïne à une fin tragique. Tandis que la vraie Bernerette courait les champs on ne sait où, la Bernerette idéale mourait à vingt ans, pour le bon exemple, et ses amours commencées par le rire et l’étourderie se dénouaient par le désespoir et le suicide.

Comme l’histoire de Valentin, celle de Frédéric et Bernerette n’alla pas jusqu’au bout sans interruption. L’auteur était tourmenté depuis longtemps par le problème insoluble de la destinée de l’homme et du but final de la vie. Je le voyais souvent la tête dans ses mains, voulant à toute force pénétrer le mystère impénétrable, cherchant un trait de lumière dans l’immensité, dans le spectacle de la nature, dans son propre cœur, demandant des preuves, des indices à la science, à la philosophie, à toute la création, et ne trouvant que des systèmes, des rêveries, des négations, des conjectures, et, au bout de tout cela, le doute.

Ce sujet de réflexion devenant une idée fixe, il m’invitait à en causer avec lui, et souvent nous y étions encore à trois heures du matin. Il lisait avec une ardeur incroyable les anciens, les modernes, les Anglais, les Allemands, Platon, Épictète, Spinosa, — jusqu’à M. de Laromiguière lui-même ; et, comme on peut le croire aisément, il ne s’en trouva pas plus avancé. Souvent, rebuté par l’outrecuidance dogmatique des uns, l’indécision et l’obscurité des autres, il fermait le volume et reprenait, où il l’avait laissée, l’histoire de la pauvre Bernerette. Mais le jour même où il coucha son héroïne dans la tombe, comme les larmes lui étaient venues aux yeux en écrivant la dernière page, sa défaillance avait cessé. Il me dit ce mot que je n’ai jamais oublié : « J’ai assez lu, assez cherché, assez regardé. Les larmes et la prière sont d’essence divine. C’est un Dieu qui nous a donné la faculté de pleurer, et, puisque les larmes viennent de lui, la prière retourne à lui. » Dès la nuit suivante, il commença l’Espoir en Dieu.

Probablement les lecteurs de la Revue, quand ils virent paraître dans ce recueil, à un mois de distance l’une de l’autre, l’histoire d’une grisette et une invocation au Créateur, ne se doutèrent pas de la corrélation qui pouvait exister entre deux morceaux si différents. Il est certain pourtant que la mort de Bernerette, en provoquant dans l’âme de l’auteur un attendrissement passager, pour une souffrance imaginaire, avait noyé toutes les philosophies du monde dans une goutte d’eau. Les vers sur la Mi-carême, qui suivirent de très près les deux autres publications, prouvèrent encore la mobilité de cet esprit si jeune et si impressionnable. Un soir, dans je ne sais quel bal, le cotillon avait été mal conduit ; Alfred saisit l’occasion de faire un éloge de la valse qu’il méditait depuis le jour où il avait lu, dans les poésies de lord Byron, une critique amère de cette danse. Quand il eut vengé la belle nymphe aux brodequins dorés, il revint aux nouvelles.

Dès le temps où il avait rencontré, parmi les notices sur les peintres italiens, le sujet d’André del Sarto, il s’était épris d’un autre sujet trop métaphysique pour être traité sous la forme du drame ou de la comédie, et qu’il tenait en réserve. Encouragé à continuer ses petits romans par le directeur de la Revue, il rechercha dans ses notes l’historiette du Tizianello. Après avoir appris la peinture à bonne école, dans l’atelier de son père, disait l’histoire vraie ou fausse, le fils du célèbre Titien ne produisit qu’un seul ouvrage, le portrait de sa maîtresse ; mais ce portrait était un chef-d’œuvre.

Pour entrer plus avant dans les idées de son héros, l’auteur ne manqua pas de les adopter et de soutenir cette thèse : Qu’un chef-d’œuvre suffit à la gloire d’un homme, et que l’artiste de génie, quand il a prouvé une fois ce qu’il sait faire, devrait s’en tenir là, et ne point s’exposer au reproche de radotage, comme il est arrivé à Corneille, au Guide et au Titien lui-même. Dans nos conversations, je plaidai la cause contraire, celle du travail et de la fécondité. L’obscurité où est resté le nom du fils du Titien et l’immense réputation de son père me donnaient beau jeu. Mon frère se mit en mesure de me convaincre par l’exemple de son héros, dont on ne savait rien, si ce n’est qu’il eut beaucoup de talent et ne daigna le prouver qu’une seule fois. De tous ses petits romans, le Fils du Titien est assurément celui que l’auteur a écrit avec le plus d’entrain et de plaisir. Il en voulait faire un bijou, et il y ajouta l’ornement de deux sonnets composés exprès, afin de donner, argent comptant, des preuves irrécusables de l’esprit du héros et de son talent de poète, puisqu’on ne pouvait le montrer grand peintre que par écrit. Tout le mois d’avril fut employé à ce travail, et cette fois, sans interruption, si j’ai bonne mémoire.

Le Fils du Titien parut dans la Revue le 1er mai 1838. On y reconnaîtra désormais quelques souvenirs personnels, dans l’épisode de la bourse et dans les mœurs d’enfant prodigue du héros. Plus d’un lecteur se donnera sans doute le plaisir d’observer avec quel art ces légers reflets de la vie de l’auteur sont jetés au milieu d’une œuvre d’invention sur un sujet des temps passés. Alfred considérait ce roman comme une de ses meilleures productions, tant à cause des deux sonnets qu’il croyait irréprochables que de la distinction du sujet. Il l’avait traité avec une telle conscience qu’il se reposa pendant six semaines après la publication, pour faire un peu comme le Tizianello. Mais le jour n’était pas encore venu où il devait prononcer le vœu de paresse et donner les raisons de son silence.

Un soir, des conversations de café dans lesquelles des envieux se permirent de dénigrer devant lui tous les talents contemporains, lui avaient échauffé la bile. La fantaisie lui vint de mettre en vers les doctrines qu’il avait combattues et de porter la guerre dans le camp de ses adversaires. L’idylle de Dupont et Durand fut le résultat de cette boutade satirique.

Chez madame la duchesse de Castries, Alfred de Musset rencontra une fort belle dame qui venait de lire l’Espoir en Dieu ; elle lui fit compliment de la beauté de ses vers, et il répondit, en badinant, mais du ton le plus respectueux, qu’il regrettait de ne pouvoir pas se parer d’un compliment si flatteur comme d’une fleur qu’on porte à sa boutonnière. La dame partait pour la campagne le lendemain. Quelques jours après, Alfred reçut sous enveloppe un tout petit bouquet de fleurs blanches nouées avec un fil de soie. Il n’était pas homme à laisser sans réponse une pensée si gracieuse ; il y répondit par les vers À une fleur. De loin en loin, il revit cette femme dont la beauté était une de ses admirations. Elle mourut, encore jeune, toujours belle et à la mode, pleine de vie et de santé, d’une mort subite, imprévue et terrible[1].

Pauline Garcia venait d’arriver en France, presque enfant et déjà célèbre. On ne l’avait encore entendue qu’une fois à Paris, chez le ministre de Belgique ; la seconde fois, ce fut à une matinée de musique chez la marraine, qui avait convoqué pour cette occasion un auditoire de vrais dilettanti. Le prince Belgiojoso s’y trouvait, ainsi que Desaüer, compositeur de beaucoup de talent, qui s’en alla mourir en Allemagne bientôt après. Mademoiselle Garcia commença par chanter le bel air de Desaüer, Felice donzella, en mineur ; l’auteur l’accompagnait lui-même. Je crois entendre encore le frémissement de joie qui parcourut l’assemblée dès les premières mesures. C’était la voix de la Malibran, disions-nous, mais plus étendue, plus veloutée, plus fraîche et dégagée de ces sons un peu rauques qui ne disparaissaient entièrement qu’après un quart d’heure d’exercice. Notre émotion ne tarda pas à réagir sur la jeune chanteuse ; les applaudissements la mirent si bien en verve qu’elle demeura longtemps au piano, malgré les efforts de sa mère pour l’en arracher. Après le morceau de Desaüer, vint un air de Bériot, puis un autre de Costa, et tout le répertoire des boléros et ariettes. Les connaisseurs avaient mesuré avec ravissement la prodigieuse étendue de la voix, apprécié la qualité du son et l’excellence de la méthode. Pendant ce temps-là, Alfred de Musset, présenté par sa marraine, s’empressa de faire causer la jeune fille sur des questions d’art de l’ordre le plus élevé ; il la trouva — comme il se plaisait à le dire — aussi ferrée qu’un vieux professeur. Il revint de cette séance ivre de joie et répétant sans cesse : « La charmante chose que le génie ! Qu’on est heureux de vivre dans un temps où il en existe encore et de le voir de près ! » — Comme s’il n’en eût pas eu lui-même plein la tête !

D’autres conversations avec Pauline Garcia, sur la musique et le théâtre, le confirmèrent dans la persuasion qu’elle réussirait, avec de la prudence et un peu de savoir-faire, à recueillir la succession de la Malibran. Cette année 1838 était celle des espérances. Ne fallait-il pas une cantatrice adorée pour la future cour de France et pour le moment prévu de la renaissance des arts ? Le hasard l’avait choisie exprès du sang des Garcia. C’était une prédestination évidente. Deux événements nouveaux vinrent encore ajouter aux brillantes promesses de l’avenir : la naissance du comte de Paris et les débuts de mademoiselle Rachel. Dans les premiers jours d’août, le canon annonçait à la population l’heureuse délivrance de madame la duchesse d’Orléans. La couronne de Juillet avait devant elle deux générations d’héritiers. Alfred crut devoir témoigner au prince qui l’honorait de son amitié la part qu’il prenait au bonheur de la famille royale. Il composa des vers sur ce sujet, le jour même, et le morceau était achevé quand on apprit par le Moniteur les noms et titres du nouveau-né. Son père avait voulu le mettre sous la protection particulière de la ville de Paris.

Trois jours après la naissance du prince, le 1er septembre 1838, la Revue des Deux-Mondes publia des stances que les amis de l’auteur firent connaître au duc d’Orléans. Un exprès du château apporta au poète un porte-crayon orné d’un diamant. On a dit, dans les notices plus ou moins inexactes qui ont paru depuis la mort d’Alfred de Musset, que la place de bibliothécaire du ministère de l’intérieur lui avait été donnée en rémunération de ses vers sur la naissance du comte de Paris. Ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se sont passées. La vérité est que la place se trouvait vacante, et que le ministre la proposait à M. Buloz. Le directeur de la Revue des Deux-Mondes ne crut pas devoir l’accepter ; il présenta pour bibliothécaire un de ses collaborateurs, en assurant que ce serait une faveur bien placée ; puis il prononça le nom de son candidat.

Il va sans dire que le ministre n’avait jamais lu ni un vers ni une ligne de l’écrivain recommandé. La seule chose qu’il connût par ouï-dire était la Ballade à la lune, et il dit à M. Buloz ces propres paroles : « J’ai entendu parler d’un certain point sur un i qui me paraît un peu hasardé, et je craindrais de me compromettre. »

Alfred de Musset, averti de la démarche obligeante de M. Buloz, sollicita l’appui du duc d’Orléans. Le prince consentit à intercéder auprès du ministre, qui avait déjà en vue une autre personne. Il fallut encore six semaines de pourparlers. M. Edmond Blanc s’en mêla un peu ; enfin la nomination fut signée le 19 octobre seulement, et la bibliothèque du ministère de l’intérieur fut livrée à l’auteur du point sur un i.

Nous avions alors pour voisin, dans la maison où nous demeurions, un médecin, homme fort instruit et professeur de lithotritie, avec lequel Alfred aimait à causer de physiologie et de médecine[2]. Un jour, le voisin ramena de la campagne une petite servante de quatorze ans extrêmement jolie, habillée à la mode de son village, et coiffée d’un bavolet. Avec la permission du docteur, Alfred interrogea la jeune fille et lui fit raconter son enfance. Elle ne lui donna pas de longs renseignements ; mais Alfred portait dans sa mémoire un bon bagage de conversations avec des enfants et des jeunes filles, car il avait plus que personne le culte de l’innocence et de l’ingénuité. Le tableau de la ferme des Clignets, auquel il n’avait guère songé depuis vingt ans, lui revint à l’esprit. L’imagination du poète créa le reste, car il n’y avait encore, dans tout cela, que le paysage. La fable fut bientôt inventée, et, le 1er octobre, la Revue publia l’historiette de Margot.

C’était le moment où se révélait un de ces génies puissants qui dominent la mode. Une enfant de dix-sept ans venait de ressusciter la tragédie qu’on croyait ensevelie pour l’éternité dans le linceul de Talma. Il semblait que cette jeune fille eût découvert tout à coup le sens véritable de vers que tout le monde savait par cœur. Le succès ne manque jamais à un grand artiste lorsqu’il tente de rajeunir, par une interprétation nouvelle, des chefs-d’œuvre consacrés, et même vieillis. Le goût public revient toujours volontiers de cent cinquante ans en arrière, ce qui ne l’empêche pas de continuer le lendemain sa marche en avant. Mademoiselle Rachel n’eut besoin que d’ouvrir les volumes de Corneille et de Racine, et presque aussitôt sa fortune fut décidée. Après s’être fait entendre trois ou quatre fois dans le désert où prêchaient les fidèles gardiens de la tradition, elle eut, un soir, quelques auditeurs attentifs. De proche en proche, on se donna le mot. Les journaux, craignant d’arriver les derniers, s’empressèrent de signaler l’astre nouveau. Tout Paris accourut avec une curiosité qui se changea bien vite en enthousiasme, et l’on convint que la tragédie était encore de ce monde, parce qu’il existait une grande tragédienne.

Alfred de Musset avait été des premiers à reconnaître le talent de mademoiselle Rachel. Pendant deux mois il ne manqua pas une des représentations où elle jouait, et je l’entendis, dès le premier jour, s’écrier avec joie : « Nous avons deux Malibran au lieu d’une, et Pauline Garcia a une sœur ! » Comme il s’y attendait, les classiques poussèrent des cris de triomphe. Déjà ils décrétaient que la résurrection d’un genre d’ouvrages abandonné depuis longtemps était la condamnation à mort des autres genres implantés récemment au théâtre. De leur côté, les romantiques, pour dissimuler leurs alarmes, disaient que le public s’était engoué sottement, et que le fantôme de la tragédie ne tarderait pas à rentrer dans son tombeau. Alfred de Musset, voyant autant d’injustice et de déraison d’un côté que de l’autre, entreprit de faire cesser le malentendu. Il publia une dissertation où il prouva que la tragédie et le drame romantique pouvaient parfaitement exister tous deux, et qu’il ne dépendait de personne de les empêcher de vivre. Après avoir défini le caractère du génie de la jeune débutante, et établi que ce mot de génie n’était ni trop flatteur ni trop ambitieux pour elle, l’auteur abordait la question littéraire. Il commençait par enlever aux romantiques l’espoir de voir bientôt s’évanouir le nouvel engouement du public pour la tragédie ; mais il ne laissait pas plus d’espérance aux classiques de voir disparaître à jamais le genre qui se passe des unités. Il faisait ensuite un historique rapide de la tragédie antique et de celle du XVIIe siècle, en démontrant que toutes deux avaient répondu au goût des spectateurs d’Athènes et de Versailles. Aujourd’hui, les conditions du théâtre étant différentes, l’auteur exprimait le vœu de voir paraître un troisième genre d’ouvrages dramatiques plus en rapport avec nos mœurs, et participant à la fois du drame moderne et de la tragédie antique. En peu de mots, il traçait toute une poétique nouvelle, et il terminait en ajoutant :


« Telles sont les questions que j’oserais adresser aux écrivains qui sont en possession d’une juste faveur parmi nous, si le talent de la jeune artiste qui remet en honneur l’ancien répertoire les engageait, comme il est probable, à écrire un rôle pour elle[3]. »


Cette poétique nouvelle, qui aurait pu réveiller la muse antique sans lui sacrifier les conquêtes de l’art moderne, personne n’en a profité. L’auteur de l’article était seul capable de la mettre en pratique. Cependant on se tromperait si l’on croyait qu’il songeait à se faire dire : « Écrivez vous-même une tragédie pour mademoiselle Rachel. » Depuis la pitoyable algarade du parterre de l’Odéon, le théâtre, dans sa pensée, lui était pour toujours interdit. D’ailleurs, il n’était pas de ces gens qui, voyant un artiste en faveur, ne craignent pas de forcer leur talent pour attacher leur fortune à la sienne. L’idée d’écrire un rôle pour Rachel ne pouvait lui entrer dans l’esprit que si elle l’en priait elle-même. C’est ce qui arriva deux fois, comme on le verra plus loin, et l’on ne saurait trop déplorer que deux fois ce projet soit tombé dans l’eau. Aux autres signes du temps, on peut ajouter celui-ci : Qu’en matière d’art et de poésie, toute belle et bonne chose avortera infailliblement toutes les fois que, pour arriver à bien, il lui faudra, je ne dis pas l’appui ou le concours de plusieurs personnes, mais seulement l’accord soutenu de deux volontés ; tant les esprits sont étrangers à tout ce qui n’est pas matière, argent, fortune ! La grande tragédienne elle-même n’échappa point à la maladie du siècle, et la fin de sa carrière d’artiste s’en ressentit. Mais, au moment où nous en sommes de cette histoire, on ne pouvait pas deviner tout cela[4].

Rachel avait déjà ramené au théâtre cinq ouvrages du vieux répertoire, quand parut l’article de la Revue. C’étaient Cinna, Horace, Andromaque, Mithridate et Tancrède. Dans les derniers jours de novembre, elle en ajouta un sixième à cette liste, et se montra dans le rôle de Roxane. Cette fois, tous les journaux se trouvèrent d’accord pour lui reprocher, comme une faute grave, d’avoir abordé un rôle qui, disaient-ils, ne lui convenait pas. Ses amis étaient plus effrayés qu’elle, car elle n’en ressentit que de la colère. Alfred crut devoir prendre sa défense, précisément parce qu’il n’était point critique de profession. Il n’eut pas de peine à prouver que Rachel avait déployé dans Roxane les mêmes qualités et le même talent que dans tous ses premiers rôles ; qu’elle y avait trouvé, comme toujours, des effets nouveaux qui appartenaient à sa manière particulière de sentir ; puis il affirma que, si elle eût commencé ses débuts par la pièce de Bajazet, la critique n’aurait pas manqué de l’accabler d’éloges, et de déverser sur elle tout le répertoire habituel des épithètes et des phrases louangeuses. Mais ce rôle de Roxane arrivait le sixième. C’était là un grand tort. On avait épuisé les épithètes ; il ne restait plus de phrases louangeuses dans le sac ; et puis, après avoir admiré, cela fait bien de se montrer difficile et mécontent. « Et voilà, disait l’auteur de l’article, comment on juge, du moins, dans les journaux. »

La mauvaise humeur des feuilletons du lundi se tourna de la grande tragédienne sur son défenseur ; mais Alfred s’en moqua : le public était de son avis[5]. Les représentations de Bajazet attirèrent la même affluence de spectateurs que celles des tragédies précédentes, et les applaudissements vengèrent Roxane offensée. Rachel joua toute sa vie ce beau rôle, malgré le conseil charitable qu’on lui avait donné d’y renoncer, et ceux-là même qui, pendant longtemps, soit pour se singulariser, soit par d’autres motifs, ont fait à l’artiste de génie une guerre impie et cruelle, de son vivant, plus tard ont battu monnaie sur le corps de Rachel morte, et répandu sur sa tombe les fleurs artificielles et les larmes frelatées de la spéculation.

Au milieu de ces lances rompues, qui le faisaient vivre de la bonne vie des arts, Alfred fut averti que mademoiselle Garcia devait chanter dans un concert au théâtre de la Renaissance (le théâtre Italien d’aujourd’hui, place Ventadour). Depuis la matinée de musique où la marraine nous avait réunis, nous avions formé, entre douze ou quinze admirateurs de ce talent si précoce, une ligue défensive pour l’aider dans ses débuts à Paris. Parmi les plus ardents de cette phalange, on peut citer MM. Maxime Jaubert, conseiller à la cour de cassation, Berryer, Auguste Barre le statuaire, le prince Belgiojoso, le baron Deniez, Alfred de Musset et son frère, plus un certain nombre de gens du monde, qui, par leur position, leurs lumières et leur autorité, pouvaient exercer une influence considérable. Toutes les fois que l’occasion se présentait de rencontrer Pauline Garcia, non seulement pour l’entendre chanter, mais pour causer avec elle, nous accourions au rendez-vous. Nous nous informions des projets de la jeune fille ; nous étions préoccupés de ses intérêts, qui étaient un peu les nôtres, car nous voulions l’attirer et la fixer à Paris. Pour lui en rendre le séjour attrayant, il fallait lui assurer les succès dus à son talent. Lorsqu’elle daignait nous consulter, nous pesions le pour et le contre de chaque chose avec une attention extrême, et nous approuvions fort, dans ces consultations, le bon sens, la prudence et l’expérience de sa mère, la veuve du grand Garcia.

Avertis par une circulaire, nous arrivâmes au concert du théâtre de la Renaissance (dans le courant de décembre 1838). Mademoiselle Pauline Garcia eut sujet d’être satisfaite. Elle n’eut pas besoin du secours de ses amis ; le public l’applaudit avec une chaleur à laquelle ne nuisaient pas les regrets laissés par la Malibran. Alfred de Musset n’avait pas pu assister au concert ; mais il se rendit chez la jeune cantatrice, qui lui chanta tous les morceaux du programme. Dans un article de la Revue, il disait, avec sa modestie habituelle, qu’il n’était pas musicien ; mais en même temps il faisait preuve d’un sentiment profond de cet art qu’il était censé ne pas connaître. Je ne crois pas que le talent de Pauline Garcia ait été jamais plus justement défini et apprécié que dans ces six pages de la Revue des Deux-Mondes. Depuis trois mois qu’il plaidait pour les deux jeunes muses de la tragédie et de la musique, le critique impartial et sincère s’était seul montré ; il fallait que le tour du poète arrivât. Un incident fort simple fit naître l’occasion.

Alfred l’a raconté lui-même dans un article de la Revue des Deux-Mondes, du 1er janvier 1839, qui finit par une pièce de vers bien connue, adressée à Rachel et à Pauline Garcia.

« Il ne m’appartient malheureusement pas, disait le poète trop modeste, de suivre ces deux jeunes filles. »

Et qui donc pouvait les suivre, si ce n’était lui ? — Il aurait dû dire : « C’est à moi qu’il appartient, non de les suivre, mais de les diriger par la main dans le droit chemin de l’art, du beau et de la vérité. » — C’était pourtant sincèrement qu’il poussait ce soupir de regret. Ce soupir signifiait : Ah ! si l’on m’en croyait digne, avec quel plaisir je mettrais mon talent au service de tels interprètes !

Ainsi finit l’année 1838, la plus féconde et la plus heureuse de sa vie, parce qu’elle fut la plus riche en illusions.

Mais ce n’était point assez des amours poétiques, des plaisirs d’artiste, ni des succès que je viens de raconter. Il fallait aussi la part du cœur, pour que son bonheur fût complet. Dès l’année 1837, Alfred rencontrait souvent dans le monde une très jeune et très jolie personne, d’un naturel enthousiaste et passionné, indépendante par situation, — et qui achetait les livres du poète, bien que ce ne fût point la mode alors. Ils causaient ensemble dans les salons de Paris. Ils s’écrivirent pendant un séjour que cette jeune femme fut obligée de faire en province. De littéraire qu’elle était d’abord, la correspondance devint amoureuse. J’en ai vu des fragments, qu’on pourrait mettre à la suite des Lettres portugaises. La franchise, la loyauté de cœur de la dame, étaient chose si nouvelle pour Alfred, qu’il se prit d’une passion sérieuse. Cet amour dura deux ans, pendant lesquels il n’y eut ni querelle, ni orage, ni refroidissement, ni sujet d’ombrage ou de jalousie ; c’est pourquoi il n’y a pas de récit à en faire. Deux années d’amour sans nuage ne se racontent pas. Le vrai bonheur n’a point d’histoire.


XII

Un soir du mois de janvier 1839, après une bonne journée de travail, Alfred de Musset comptait devant moi les feuillets de son roman de Croisilles qu’il venait de terminer. Quand il eut évalué approximativement combien le manuscrit fournirait de pages de la Revue, il s’écria : Finis prosæ ! — Je lui demandai ce qu’il entendait par là.

« J’entends par là, me répondit-il, que tout le monde peut raconter, avec plus ou moins de charme, une histoire d’amour, bien qu’il y ait des degrés depuis Boccace jusqu’à un feuilleton ; et, puisqu’il m’est permis de m’exprimer dans une langue que le premier venu ne parle pas, je veux et je dois m’y tenir. »

Ces scrupules me paraissant respectables, je ne plaidai en faveur des travaux en prose qu’au point de vue du budget de l’auteur.

« Regarde, reprit-il, ces deux jeunes filles de génie dont nous suivons les débuts avec tant d’intérêt. Ce ne sont pas elles qui manqueraient à leur vocation. Il n’y a pas d’offre d’argent qui puisse les détourner de leur chemin. Pauline Garcia ne s’engagerait pas à l’Opéra-Comique ; Rachel ne saurait réciter une tirade de mélodrame. Je prétends, comme elles, suivre mon chemin. »

Là-dessus il me lut sa nouvelle de Croisilles, que je trouvai charmante, mais à laquelle manquait évidemment la dernière scène. Cette scène finale était si bien préparée qu’il me semblait impossible d’y renoncer. Après avoir amené la vieille tante de Croisilles en carrosse de louage pour demander au financier la main de sa fille, on ne pouvait pas en rester là. Ne fallait-il pas montrer les grands airs de la vieille dame, le saisissement du père, sa colère s’apaisant, ses idées changeant du noir au blanc, et le bonhomme accordant par vanité ce qu’il avait refusé par orgueil ? C’était une scène de comédie toute tracée, et qui aurait à peine coûté deux heures de travail. Rien ne put déterminer ce méchant garçon à l’écrire. « Non, répondit-il à toutes mes observations, je l’ai décidé ; je n’y reviendrai plus. » — Croisilles parut le 15 février 1839, et, lorsqu’on reprochait à l’auteur la brusquerie du dénoûment, il se frottait les mains en répétant : « Finis prosæ ! »

Il adressait alors ses hommages à une femme, artiste de talent, qui le traitait avec une défiance et une dureté d’autant plus inexplicables qu’il lui avait rendu de véritables services. Je n’ai compris que longtemps après comment et par qui cette personne, d’une intelligence rare, s’était laissé prévenir défavorablement contre un homme dont les galanteries poétiques pouvaient la rendre immortelle. Cette rigueur injuste et sans motif chagrinait Alfred de Musset. Dans un accès de dépit, il écrivit les stances à mademoiselle ***, qui commencent ainsi :*


Oui, femmes, quoi qu’on puisse dire,


Mais ce reproche terrible ne fut pas son dernier mot, car, l’année suivante, il adressait à la même personne les vers intitulés Adieu, où l’on voit que sa colère s’était fort adoucie. Au moment d’un départ, le poète ne sentait plus que le regret d’une séparation. D’ailleurs, ni les stances à mademoiselle *** ni l’Adieu ne furent envoyés à leur adresse, et celle qui les avait inspirés les aura peut-être lus dix ans plus tard sans s’y reconnaître. Alfred communiquait ces poésies personnelles à sa marraine, dépositaire de ses plus secrètes pensées, et lui en remettait des copies ; le lendemain, c’était autre chose qui l’agitait. D’autres morceaux du même genre, qu’il composa au printemps de 1839, sont probablement encore enfermés parmi des chiffons de femme, d’où ils sortiront un jour, s’il plaît à Dieu.

Alfred continuait à observer avec sollicitude les progrès des deux nobles enfants, — c’est ainsi qu’il appelait Rachel et Pauline Garcia. Le 26 mars, par une lettre circulaire, la marraine invita tous ses amis à se rendre au théâtre du Gymnase dramatique où mademoiselle Garcia devait chanter avec madame Damoreau dans une représentation au bénéfice de madame Volnys. Peu de jours après, mademoiselle Garcia partait pour l’Angleterre. Les journaux de Londres nous apprirent bientôt qu’elle y avait débuté dans le rôle de Desdemona. Une lettre adressée à la marraine, et qui nous fut communiquée, contenait le passage suivant : « Le public m’a redemandé l’air du second acte : Che smania ! Mais je n’ai pas voulu interrompre l’action dramatique, et j’ai continué tout droit. Je me suis contentée de reparaître après la chute du rideau. Au troisième acte, on voulut absolument me faire redire la romance du Saule et la prière. Cela n’était pas possible, car il aurait fallu faire venir un vitrier chez Othello, pour raccommoder le carreau de vitre brisé, afin qu’il pût se rebriser de nouveau. Aussi, malgré les bis et le tapage, je n’ai pas voulu m’arrêter. » Alfred ne pouvait se lasser d’admirer le courage et la conscience de cette jeune fille sans expérience, plus préoccupée de la bonne exécution de la pièce que de son propre succès, et tenant tête au public de Londres, le jour même de son premier début. Il voyait dans ces prémices tout l’avenir d’une seconde Malibran.

Rachel, dont il ne manquait pas une représentation, ne l’intéressait pas moins. Un soir du mois de mai, il la rencontra dans les galeries du Palais-Royal, en sortant du Théâtre-Français. Elle l’emmena souper avec une bande d’amis et d’artistes. On peut lire dans les Œuvres posthumes la curieuse relation de ce souper ; c’est à la fois, comme le dit l’auteur, un tableau de Rembrandt et un chapitre de Wilhelm Meister. Bientôt après, les ouvrages d’Augustin Thierry et de Sismondi s’entassèrent sur sa table ; il composait le plan de la Servante du roi. J’ai dit ailleurs pourquoi cette tragédie ne fut jamais achevée ; mais, au moment où il en écrivait le quatrième acte (juillet 1839), rien de pouvait faire croire que ce beau projet dût avorter. Rachel lut le monologue de Frédégonde et, sur cet échantillon, demanda le reste de la pièce. Tandis que le poète y rêvait, ses amis et surtout le directeur de la Revue lui reprochaient son silence. Quoique la paresse n’y fût pour rien, ce long silence était préjudiciable à ses intérêts.

On sait qu’il n’appartient qu’aux éditeurs anglais de payer grandement la marchandise littéraire d’une qualité supérieure. Dans les publications françaises, il n’en est point ainsi. Rien ne supplée à la quantité ; il n’y a point de bonne rémunération, si l’on ne remplit beaucoup de pages. Alfred gouvernait assez mal ses finances ; l’équilibre entre les recettes et les dépenses lui fut toujours aussi inconnu que l’art moderne de grouper les chiffres. Le moindre incident, l’impression la plus fugitive suffisaient pour faire descendre sa muse ; mais quand tout cela ne fournissait pas grande matière aux typographes, il avait recours aux crédits supplémentaires, de sorte que bien souvent le produit de son travail était dissipé d’avance, ce dont il éprouvait un regret bien sincère le jour du règlement des comptes. Cependant, sans occuper un grand espace dans les livraisons de la Revue, les nouvelles avaient produit des sommes assez rondes pour que l’auteur s’en aperçût. Bien des gens, à sa place, auraient fait de cette remarque la base d’une spéculation. Pour lui, ces travaux, mieux rétribués que la poésie, devinrent la cause d’un chagrin qui alla jusqu’au désespoir. Mais ce sont là des cas de conscience littéraires que les hommes de la génération présente auraient trop de peine à comprendre si on ne leur en donnait l’explication.

Un jour, j’engageais mon frère à revenir, au moins pour un temps, aux nouvelles en prose. Je lui représentais que ses affaires s’embrouillaient, et que les malheurs de Galsuinde et l’ambition de Frédégonde n’y mettraient pas ordre. D’abord, il rejeta bien loin la proposition d’interrompre ses lectures historiques et de détourner le cours de ses idées, et puis il s’alarma en songeant que les crédits extraordinaires allaient se convertir en dettes pressantes. Deux ou trois historiettes devaient fournir de quoi parer à toutes les difficultés. Alfred consentit à chercher avec moi dans ses notes. Il y trouva le plan tracé en six lignes d’un petit roman dont le peintre florentin Christophe Allori était le héros. Il s’enflamma tout à coup pour ce sujet, qui était, en effet, très beau. Nous en causions depuis une heure, lorsque M. Félix Bonnaire entra. Il venait à tout hasard demander quelque morceau, vers ou prose, pour la Revue, et il s’attendait à la réponse habituelle : « Je n’ai rien pondu, ni ne veux rien pondre, ô Bonnaire ! » Ce fut donc une surprise agréable pour lui d’apprendre les projets de travail en question. Alfred se croyait si sûr de ses bonnes dispositions, qu’il s’engagea par écrit à livrer trois nouvelles en trois mois. M. Bonnaire s’en alla fort content d’avoir assuré à la Revue quelques feuilles d’impression. Alfred se félicita d’être débarrassé de deux créanciers qui l’inquiétaient, et je me réjouis à l’idée que le Fils du Titien aurait bientôt un pendant digne de lui.

Mais, dans la nuit, les vents changèrent. Lorsque j’entrai dans sa chambre, le lendemain, mon frère m’accabla de reproches. « Vous avez fait de moi, me dit-il, un manœuvre de la pensée, un serf attaché à la glèbe, un galérien condamné aux travaux forcés. »

L’exagération s’en mêlant, il me fit une peinture terrible du prosateur péniblement courbé sur sa table, ayant deux cents pages dans la tête et réussissant à grand’peine à en écrire une dizaine en six heures, s’arrêtant épuisé, les yeux rougis, les doigts roidis par la fatigue, jetant un regard douloureux sur ces pattes de mouche, faible produit de sa journée, rêvant à tout ce qu’il lui reste à dire, s’effrayant d’en avoir dit si peu, et passant de la lassitude au découragement.

Comme le père prudent de la Jeune Veuve de La Fontaine, je laissai le torrent couler ; et puis j’essayai de faire entendre au poète en fureur qu’on ne pouvait pas mettre au jour une nouvelle d’un coup de baguette, que le Fils du Titien, Emmeline et Croisilles lui-même avaient été écrits avec trop de verve pour qu’on y sentît le moindre effort, que la facilité de l’exécution ajoutait au plaisir de la lecture, et que, d’ailleurs, je n’avais jamais vu l’auteur dans cet état de prosateur galérien dont il venait de faire l’effroyable portrait.

« Tout à l’heure, s’écria-t-il, je serais dans cet état si je vous écoutais. Il ne me manque, pour y tomber, que de remplir mes engagements. Rendez-moi mes embarras et mes créanciers. Je veux avoir des dettes, moi ; je veux manger de la vache enragée si cela me plaît ; qu’on me reconduise aux carrières ! »

Persuadé que ce grand désespoir se calmerait bientôt, j’attendis patiemment le retour d’une veine laborieuse. Au bout de quinze jours, le poète était moins agité, mais plus sombre. Lorsque, en exécution du traité, on eut mis ordre à ses affaires, il m’avoua le soulagement qu’il en ressentait ; mais il ne se décidait toujours pas à commencer son travail, et il ne voulait même plus parler du peintre Allori. J’éprouvais de véritables remords de l’avoir mis dans cette position critique, ou de manquer à ses engagements, ou de travailler à contre-cœur.

Par un hasard fatal, Alfred trouva, un matin, dans un journal, je ne sais quel feuilleton écrit d’un style plat, où il releva plusieurs erreurs grossières. Avec une sagacité dont je m’étonne encore aujourd’hui, il devina trois ans d’avance que cette littérature nouvelle amènerait bientôt une révolution, et qu’elle corromprait profondément le goût public.

« Tiens, regarde cela, dit-il en me montrant ce feuilleton, et dis-moi si la littérature d’imagination peut vivre longtemps, quand on abrutit ainsi ses lecteurs en s’abrutissant soi-même. »

Je tentai de démontrer que tous les écrivains n’étaient point solidaires des anachronismes contenus dans un feuilleton, et que l’auteur d’Emmeline n’avait pas à craindre d’être confondu avec les fabricants à la mode.

« Eh ! ne vois-tu pas, me répondit-il, que cette littérature de portières va faire sortir de terre tout un monde nouveau de lecteurs ignorants et à demi-barbares ? Je sais bien qu’elle se tuera elle-même par ses propres excès ; mais, avant cela, elle aura dégoûté les esprits délicats de la lecture. En attendant, je la renie ; désormais, il n’y aura plus rien de commun entre elle et moi, pas même l’ustensile ; je ne veux plus toucher une plume. Dieu merci ! pour écrire un vers, il suffit d’un morceau de craie ou d’une allumette brûlée. »

Les jours et les semaines s’écoulaient. Félix Bonnaire revint de temps à autre demander où en étaient les nouvelles promises. Un jour, Alfred lui répondit : « Revenez demain ; tout sera fini. »

Bonnaire me regarda pour savoir ce que cela signifiait, et je lui fis signe que je n’y comprenais rien. Quand il fut parti, mon frère me dit : « Celui qui s’est laissé mettre dans une impasse, et qui ne peut plus retourner en arrière parce qu’il a l’épée dans les reins, n’a plus qu’à faire un trou au mur et à passer au travers. »

Après le dîner, pendant lequel il parla peu, Alfred s’enferma dans sa chambre. Au milieu de la nuit, je crus le voir entrer chez moi, une lumière à la main, et marcher sur la pointe du pied ; mais il ne fit pas assez de bruit pour m’éveiller tout à fait. Le lendemain, en me levant, je me rappelai cette espèce de vision. Je regardai un certain rayon de ma bibliothèque où je mettais une boîte de pistolets de combat. La boîte ne s’y trouvait pas, mais j’avais par prudence enfermé les capsules et la poudrière dans un tiroir de bureau où elles étaient encore.

À l’heure du déjeuner, Alfred vint s’asseoir à table, comme à l’ordinaire. Il paraissait triste, et répondait à peine aux questions que je lui adressais sur sa visite nocturne. On lui apporta une lettre qu’il lut et relut. Mademoiselle Rachel l’invitait à venir passer quelques jours chez elle à Montmorency, où elle avait loué une maison de campagne. Il partit d’un air joyeux, oubliant la boîte de pistolets que je remis à sa place. Je ne sais ce que contenait la lettre de Rachel, outre l’invitation ; mais il est certain que, durant son séjour à Montmorency, le poète amusa si bien son hôtesse par des dissertations sur les arts et des conversations légères ou sérieuses, qu’on ne le laissa retourner à Paris qu’avec bien du regret. Rentré à la maison dans une bonne disposition d’esprit, il écrivit à sa marraine une lettre où il ne parlait presque point de son séjour à Montmorency, contrairement à son habitude de rendre un compte exact de ses impressions à cette chère marraine ; mais il racontait d’autres impressions plus récentes, à la suite desquelles cette lettre contenait la phrase suivante : « Qu’elle était charmante, l’autre soir, courant dans son jardin, les pieds dans mes pantoufles ! » Je me borne à citer ce passage, en laissant au lecteur le soin d’en tirer les déductions et conclusions qu’il lui plaira d’imaginer ; il ne risquera pas de se tromper en pensant que cet incident dut produire une heureuse diversion aux galères de l’intelligence. Ce fut comme un coup de vent qui emporta bien des idées sombres. Cependant le traité avec la Revue n’en existait pas moins, et, une fois rentré chez lui, le galérien sentit le poids du boulet à son pied. Le visage de Félix Bonnaire ne tarda pas à reparaître. Pour lui échapper, Alfred s’enfuit à la campagne chez M. Berryer, où il retrouva sa marraine. Il oublia tous ses ennuis au milieu d’une société charmante et nombreuse. Le directeur de la Revue était trop de ses amis pour exiger à la rigueur et dans le délai prescrit l’accomplissement des conventions faites ; mais il fallait pourtant bien finir par lui donner une satisfaction quelconque.

À son retour du château d’Augerville, Alfred, assailli par le souvenir de ses engagements et incapable de surmonter ses répugnances, demeura dans sa chambre sans vouloir y recevoir personne. Je n’osais lui demander ce qu’il y faisait, et je ne le voyais plus qu’aux heures des repas. Un jour, en sortant de table, il me dit avec une étrange expression d’amertume et de chagrin : « Vous voulez absolument de la prose, eh bien, je vous en donnerai. » Je le priai instamment de me communiquer ses projets. Sa table de travail était couverte de feuilles de papier manuscrites. Il n’y avait point de titre sur la première page, et quand je lui demandai ce que c’était : « Tout à l’heure, me répondit-il, tu me diras comment cela s’appelle. Ce n’est ni un mémoire, puisque l’histoire n’est pas tout à fait la mienne, ni un roman, puisque je parle à la première personne. Il y a trop de choses inventées pour que ce soit une confession, et trop de choses vraies pour que ce soit un conte fait à plaisir. C’est une œuvre sans nom. Ce qu’il y a malheureusement de trop réel, c’est la douleur qui me l’a dictée et les larmes que j’ai versées en l’écrivant. »

Il prit alors son manuscrit, et me lut cette œuvre bizarre. En voici l’introduction :


« Bien que le motif qui vous pousse soit une chose assez misérable, puisque ce n’est qu’un peu de curiosité, vous saurez de moi tout ce que vous voudrez. Vous m’êtes à peu près inconnus ; votre pitié ou votre sympathie m’est absolument inutile. Ce que vous en direz m’importe encore moins, car je n’en saurai rien. Cependant je vous montrerai le fond de mon âme aussi franchement et aussi volontiers que si vous étiez mes plus chers amis. N’en soyez ni surpris ni flattés. Je porte un fardeau qui m’écrase, et, en vous en parlant, je le secoue, avant de m’en délivrer pour toujours.

« Quel récit je vous ferais si j’étais un poète ! Ici, au sein de ces déserts, en face de ces montagnes, que vous dirait un homme tel que Byron, s’il avait à peindre mes souffrances ? Quels sanglots vous entendriez ! Et ces glaciers les entendraient aussi. La nature entière s’en remplirait, et, du haut de ces pics, un éternel écho en descendrait dans l’univers. Mais Byron vous dirait cela en plein air, au bord de quelque précipice. Moi, messieurs, je vais fermer la fenêtre ; c’est dans une chambre d’auberge qu’il me convient de parler ; et il est juste que je me serve d’un langage que je méprise, d’un grossier instrument sans cordes dont abuse le premier venu. C’est mon métier de parler en prose, et de raconter en style de feuilleton, entre un grabat et une poignée de fagots, une profonde, une inexprimable douleur. Il me plaît même qu’il en soit ainsi ; j’aime à revêtir d’un haillon le triste roman qui fut mon histoire, à jeter dans le coin d’une masure le tronçon d’épée brisé dans mon cœur.

« Ne croyez pas que mes maux soient d’une espèce bien relevée ; ce ne sont point ceux d’un héros. On n’y trouverait seulement pas le sujet d’un roman ou d’un mélodrame. Vous écoutez le vent qui souffle sous cette porte et la pluie qui bat sur ces vitres ; écoutez-moi de même et pas davantage. J’ai été poète, peintre et musicien ; mes misères sont celles d’un artiste, et mes malheurs sont ceux d’un homme. Lisez-les comme votre journal. »


À la suite de cette première page venait l’histoire d’un jeune homme heureusement doué, enfant gâté d’une famille aisée, faisant des vers, de la peinture, de la musique pour son plaisir et avec succès. Ce récit était composé de quelques impressions de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur. Avant d’arriver à son chagrin présent, et pour mieux en faire ressortir la misère et la vulgarité, Alfred commençait par l’histoire de son premier chagrin et de la première blessure qu’il avait rapportée d’Italie[6]. Un revers de fortune imprévu changeait tout à coup la position du héros. Obligé de subvenir aux besoins d’une grand’mère et de quatre jeunes sœurs, il mettait à profit ses talents pour vivre. Il écrivait des romans. Ses premiers ouvrages réussissaient ; le libraire l’invitait à en écrire d’autres. Chaque jour il s’imposait une certaine tâche. Bientôt son imagination s’épuisait, sa tête se fatiguait, et cependant la nécessité ne lui laissait pas de relâche. Il fallait écrire, toujours écrire. Au bout d’un an de ce supplice, le malheureux jeune homme perdait courage, comme on le verra par la scène suivante :


« Une nuit, ou plutôt un matin, car j’avais écrit jusqu’au jour, j’étais assis devant une table ; je venais de finir un volume. Non seulement il m’avait fallu livrer à l’imprimeur mes pages encore humides, mais forcer mes yeux fatigués à relire sur du papier gris le triste résultat de mes veilles. Mes sœurs dormaient dans la chambre voisine, et, tandis que je luttais contre le sommeil, je les entendais respirer à travers la cloison. Je sentais une telle lassitude que le découragement me prenait. Je vins cependant à bout de ma tâche, et, quand ce fut fini, je laissai ma tête tomber dans mes mains. Je ne sais pourquoi chaque soupir des enfants me remplissait d’une profonde tristesse. Au dernier chapitre de mon livre se trouvait racontée la mort de deux amants, ébauchée à la hâte, comme le reste, et ce chapitre était devant moi. J’y jetai les yeux machinalement ; un étrange souvenir me frappa. Je me levai à demi assoupi ; j’allai prendre le poème de Dante dans ma bibliothèque, et je me mis à relire le récit de Françoise de Rimini. Vous savez que ce passage n’a guère que vingt-cinq vers ; je les relus plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que le sentiment pénétrât tout entier dans mon âme. Alors, sans faire davantage attention à mes sœurs qui dormaient, je récitai les vers à haute voix. Lorsque j’arrivai au dernier, où le poète tombe comme un cadavre, je me laissai tomber à terre en pleurant.

« Vingt-cinq vers, me disais-je, rendent un homme immortel ! Pourquoi ? Parce que celui qui lit ces vingt-cinq vers, après cinq siècles, s’il a du cœur, tombe à terre et pleure, et qu’une larme est ce qu’il y a de plus vrai, de plus impérissable au monde. Mais ces vingt-cinq vers, où sont-ils ? noyés dans trois poèmes. Ce ne sont pas les seuls beaux, il est vrai, et nul ne peut dire que ce soient les plus beaux ; mais ils suffisaient à eux seuls pour préserver le poète du néant. — Eh bien, qui sait si ce qui les entoure, si ces trois longs poèmes, et tant de pensées, et tant de voyages, et la muse exilée, et l’ingrate patrie, si tout cela n’était pas nécessaire pour que ces vingt-cinq vers se trouvassent dans ce livre qui n’est pas lu tout entier par deux cents personnes par an ? C’est donc l’habitude du chagrin et du travail, c’est donc l’infortune, sinon la misère, qui fait jaillir la source ; et qu’une goutte en reste, c’est assez, n’est-ce pas ? Mais, si au lieu de cela, travail et chagrin, misère et habitude se réunissent pour dessécher la source, pour amoindrir l’homme et l’user, cette goutte qui serait peut-être tombée, cette larme qui aurait pu être féconde, que deviendra-t-elle ? Elle coulera sur le carreau et sera perdue[7] ! »


À ce moment de la lecture, l’auteur s’arrêta. Son auditeur, aussi ému que lui, avait la poitrine oppressée. Nous gardâmes tous deux le silence pendant quelques secondes, et puis je demandai la suite. Après la peinture de cette nuit d’angoisses venait une dissertation sur le poète et le prosateur[8]. Le reste n’existait encore qu’en projet. Voici ce qui devait arriver : Le héros de l’histoire, dégoûté du métier d’écrivain, s’adonnait avec ardeur à la peinture, et devenait, en peu de temps, un peintre de genre assez habile. Bientôt il se retrouvait aux prises avec les mêmes difficultés. Les charges de la famille et les besoins de chaque jour l’obligeaient à laisser souvent ses pinceaux pour donner des leçons à des écoliers et pour manier le crayon du lithographe. Son talent en souffrait. Il s’en allait au Louvre pleurer devant le visage souriant de la Joconde, comme il avait pleuré devant l’ombre de Françoise de Rimini. Le lendemain, il abandonnait la peinture, se mettait à son piano et passait les nuits à étudier les œuvres des grands musiciens. Encouragé par le succès de ses premières compositions, il partait pour l’Allemagne. Malgré ses efforts, malgré deux ou trois soirées de triomphe, il ne pouvait réussir à sortir de la foule des musiciens de concert. Revenu à Paris, il y retombait dans l’obscurité. Pour la troisième fois, il versait les larmes stériles du découragement, en exécutant sur son piano le Requiem de Mozart.

C’était pendant cette nuit de désespoir que l’artiste concevait la pensée de s’affranchir par le suicide. Mais, avant de mourir, il voulait tenter de laisser en ce monde une trace de son passage ; il voulait se livrer une fois en sa vie à l’inspiration de son cœur, et faire entendre son dernier cri de douleur à tous ceux qui auraient souffert les mêmes tourments que lui.

Dans ce dessein, il s’échappait, un matin, sur l’impériale d’une diligence, et se rendait en Suisse. Il y écrivait à la hâte un fragment de ses Mémoires dans une chambre d’auberge. Au récit de ses souffrances, il ajoutait quelques morceaux de poésie. Le dernier était un adieu à la vie en stances. Il composait de la musique sur ces vers ; et puis il ouvrait sa boîte de couleurs et faisait son portrait.

Je demandai qu’on délibérât sur le dénoûment. L’auteur voulait pousser les choses à l’extrême, précipiter son héros dans un abîme des Alpes, et arranger les circonstances de telle façon que sa mort pût être attribuée à un accident, ou bien procéder plus simplement, et allumer un réchaud de charbon. Je me prononçai contre ce dénoûment sinistre. À mon sens, c’était commettre une injustice envers notre pauvre siècle déjà si décrié, que d’y représenter un jeune homme doué des plus belles facultés succombant sous le poids de maux immérités et dans l’accomplissement de devoirs honorables. Je soumis à l’auteur le dilemme suivant : ou l’on ne croira pas que le héros eût de véritables talents, ou on l’accusera d’avoir manqué de courage et de persévérance ; à quoi le poète me répondit : « C’est affaire à moi de prouver qu’il avait quelque talent ; il suffit pour cela que ses vers soient bons et sa prose éloquente. » La délibération continuant, j’exprimai le désir que les trois derniers ouvrages, l’Adieu à la vie, le morceau de musique et le portrait, inspirés tous trois par un sentiment vrai, fussent remarqués de quelque personne intelligente, et reconnus pour des chefs-d’œuvre.

— Et la modestie de l’auteur, interrompit mon frère, qu’est-ce que tu en fais ?

Je répondis que l’auteur saurait bien mettre sa modestie à l’abri de tout reproche, s’il voulait s’en donner la peine.

— Je ne vois donc, reprit-il, qu’un moyen de te satisfaire ; c’est d’introduire sur la scène une jeune fille voyageant en Suisse avec son père. Elle aura l’oreille fine et entendra le chant de l’Adieu à la vie. Le sens des vers et l’accent du chanteur lui apprendront que ce garçon-là ne fait pas de la musique pour se divertir. Poésie, musique et portrait lui sembleront admirables, et le jeune homme plus aimable encore. Le héros sera sauvé par l’amour, et j’échapperai au reproche de fatuité, car l’engouement d’une femme pour les élucubrations de son amant ne prouve pas que ce soient des chefs-d’œuvre.

Sans s’arrêter définitivement à cette idée, Alfred me promit, du moins, d’y réfléchir ; mais je compris qu’il revenait au dénoûment tragique, un soir qu’en parlant de Jacopo Ortis, il me dit : « Le monde n’a de pitié que pour les maux dont on meurt. » Peu de jours après, il me lut son Idylle de Rodolphe et Albert, en me demandant si cette pièce de vers, glissée dans les papiers de son héros, suffirait à le faire accepter du lecteur pour un poète. Je lui répondis que l’Idylle n’avait d’autre défaut que d’être trop belle, et qu’on ne croirait pas facilement que de tels vers n’aient pas eu le pouvoir de sauver leur auteur.

« Eh ! pourquoi ne le croirait-on pas ? s’écria-t-il. Ou je me suis trompé, ou mon personnage est un vrai poète, c’est-à-dire un enfant incapable de se faire à lui-même une destinée. Sa joie ou son chagrin, sa fortune ou sa misère dépendent des circonstances et non de sa volonté. Il chante l’air que la nature lui a appris, comme le rossignol ; si on veut l’obliger à chanter comme le merle, il se tait ou meurt. De plus grands esprits que Gilbert et Chatterton n’ont été appréciés qu’après leur mort. Quand les poètes sont jetés au milieu d’un monde distrait ou indifférent, ils n’ont plus qu’à s’en aller, ou à se faire commis ou soldats, selon qu’on est en paix ou en guerre ; mais leurs contemporains sont responsables de leur perte vis-à-vis de la postérité. Or, dans ce genre-là, les hommes ont commis assez de sottises pour qu’on puisse ajouter à la liste un malheur imaginaire. D’ailleurs, dans ce roman, je n’accuse pas la société, comme j’en aurais le droit s’il s’agissait d’un personnage historique, et comme Alfred de Vigny a eu raison de le faire dans Stello. Il faut même que le titre prouve que je n’ai voulu intenter de procès à personne ; c’est pourquoi je cherche encore si je dois appeler cet ouvrage le Rocher de Sisyphe, ou bien le Poète déchu.

Je suppliai mon frère de choisir le premier titre ; je lui représentai le plaisir qu’éprouveraient les envieux à faire encore de cet ouvrage une nouvelle confession de l’enfant du siècle. Alfred releva la tête avec fierté, en répondant : « Ils n’oseraient ! » Mais mon observation l’avait frappé ; il se mit à chercher dans les livraisons de la Revue la date de sa dernière publication, et il s’effraya en découvrant que, depuis le 15 février, il n’avait travaillé que pour lui. Au lieu de réserver pour son roman les beaux vers qu’il venait d’écrire, il les envoya au directeur de la Revue. Nous étions aux derniers jours de septembre. L’Idylle parut le 1er octobre, et le poète dormit tranquillement ce soir-là.

Nous avions appris depuis peu une nouvelle importante pour les dilettanti, l’engagement de Pauline Garcia au Théâtre-Italien. On avait donné à M. Viardot la direction de ce théâtre. L’ouverture devait se faire à l’Odéon par suite de l’incendie de la salle Favart. Pauline Garcia débuta dans Otello. Tous les amis étaient à leur poste ; mais, dès le second acte, la jeune sœur de la Malibran pouvait compter au nombre de ses amis la salle entière. Alfred de Musset voulut exprimer son avis sur cette représentation. Je recommande aux lecteurs curieux l’analyse du talent de Pauline Garcia écrite en 1839. On y remarquera des nuances et des détails qui s’appliqueraient parfaitement à l’interprète des chefs-d’œuvre de Gluck en 1861.

La différence entre les deux manières de jouer Desdemona de la Malibran et de Pauline Garcia était analysée avec une rare pénétration. Ce n’est pas parce que, dans les articles de ce genre, il fallait, selon l’usage, une restriction aux éloges, que l’auteur se permit de donner un conseil à la jeune débutante, mais bien parce que le conseil était juste et bon.


« Le moment, disait-il, où elle tombe à terre repoussée par Othello, a semblé pénible à quelques personnes. Pourquoi cette chute ? Il y avait là autrefois un fauteuil, et le libretto dit seulement que Desdemone s’évanouit. Si je fais cette remarque, ce n’est pas que j’y attache une grande importance ; mais ces grands mouvements scéniques, ces coups de théâtre précipités sont tellement à la mode aujourd’hui que je crois qu’il en faut être sobre. La Malibran en usait souvent, il est vrai ; elle tombait, et toujours bien ; mais aujourd’hui les actrices du boulevard ont aussi appris à tomber, et mademoiselle Garcia, plus que toute autre, me paraît capable de montrer que, si on peut réussir avec de tels moyens, on peut aussi s’en abstenir. »


Où Alfred de Musset avait-il trouvé qu’autrefois il y avait là un fauteuil ? Je n’en sais rien, mais il ne se trompait pas ; je retrouve dans ses papiers une lettre de madame Garcia, datée du 2 novembre (l’article avait paru le 1er), dans laquelle la veuve du grand Garcia s’exprime ainsi : « Cet article est charmant, et la critique excellente. Nous tâcherons de profiter des bons conseils qu’il nous donne ; et, pour commencer, nous aurons le fauteuil, pour la prochaine fois, quoique Émilia dise : Al suol giacente, ce qui veut dire par terre, ou sur le plancher gisant. Mais cela nous est égal. Mon pauvre mari arrivait dans sa chambre, absorbé par ses pensées jalouses et poignantes ; il s’asseyait dans un siège quelconque de l’époque, et, en se levant, il le disposait d’une certaine façon sans en avoir l’air, pour que la Pasta pût s’y laisser tomber sans affectation. Mais, pour à présent, assez causer. »

Depuis ce jour, mademoiselle Garcia s’évanouit dans le fauteuil, et laissa aux autres Desdemones, qui ne sentaient pas, à beaucoup près, aussi vivement qu’elle, les mouvements exagérés et les chutes étudiées d’avance. L’article de la Revue n’eût-il été bon qu’à cela, ce serait encore quelque chose ; mais, au dernier paragraphe, le poète donnait à la débutante et au public français des avis qu’ils auraient bien fait de suivre, et qui, sous la forme d’un souhait, ont pris avec le temps tous les caractères d’une prophétie.


« Que deviendra maintenant Pauline Garcia, disait-il ? Personne ne doute de son avenir ; son succès est certain, il est constaté ; elle ne peut que s’élever plus haut. Mais que fera-t-elle ? La garderons-nous ? Ira-t-elle, comme sa sœur, se montrer en Allemagne, en Angleterre, en Italie ? Quelques poignées de louis de plus ou de moins lui feront-elles courir le monde ? Cherchera-t-elle sa gloire ailleurs, ou saurons-nous la lui donner ? Qu’est-ce à tout prendre qu’une réputation ? Qui la fait et qui en décide ? Voilà ce que je me disais l’autre soir en venant de voir l’Otello, après avoir assisté à ce triomphe, après avoir vu dans la salle bien des visages émus, bien des yeux humides ; et j’en demande pardon au parterre qui avait battu des mains si bravement, ce n’est pas à lui que cette question s’adressait. Je vous en demande pardon aussi, belles dames des avant-scènes, qui rêvez si bien aux airs que vous aimez, qui frappez quelquefois dans vos gants, et qui, lorsque le cœur vous bat aux accents du génie, lui jetez si noblement vos bouquets parfumés. Ce n’était pas non plus à vous que j’avais affaire, subtils connaisseurs, honnêtes gens qui savez tout, et que par conséquent rien n’amuse ! Je pensais à l’étudiant, à l’artiste, à celui qui n’a, comme on dit, qu’un cœur et peu d’argent comptant, à celui qui vient là une fois par extraordinaire un dimanche, et qui ne perd pas un mot de la pièce ; à celui pour qui les purs exercices de l’intelligence sont une jouissance cordiale et salutaire, qui a besoin de voir du bon et du beau, et d’en pleurer, afin d’avoir du courage en rentrant, et de travailler gaiement le lendemain, à celui enfin qui aimait la sœur aînée et qui sait le prix de la vérité[9]. »


Que de choses dans ce peu de mots ! Est-ce la faute du parterre, ou des belles dames, ou des connaisseurs blasés ? Est-ce la faute du spectateur modeste qui n’a qu’un cœur et peu d’argent comptant ? Est-ce la faute de la jeune cantatrice ? Lequel, dans tout ce monde, a manqué à ses devoirs ou méconnu ses véritables intérêts ? Quoi qu’il en soit, Pauline Garcia partit pour la Russie ; peu s’en fallut qu’on ne l’oubliât tout à fait ; et, pendant plus de quinze ans de suite, on vit d’autres Desdemones se jeter à terre méthodiquement ; et le Théâtre-Italien descendit par degrés… au point où il en est aujourd’hui. Ce fut au bout de vingt ans de cris, de fadaises, de mauvais goût, de décadence radicale et complète qu’un beau soir l’art pur, le chant simple et la musique dramatique se réveillèrent à l’extrémité de Paris, au Théâtre-Lyrique. La sœur de la Malibran avait reparu dans l’Orphée de Gluck.

Tandis que les admirateurs de mademoiselle Garcia lisaient l’article sur l’Otello, Alfred écrivait avec sa facilité habituelle son joli conte en vers de Silvia. Au moment où il avait publié l’Idylle, la marraine avait fait savoir à son filleul ce qu’elle pensait de ce morceau. Sa lettre finissait par un reproche amical touchant le long silence que la muse avait gardé : « Paresse, disait-elle, est manque de courage. » Le filleul répondait gaiement et victorieusement à ce reproche, et les vers à la marraine allaient aussi à l’adresse du public.

Je ne savais encore rien de tout cela, lorsque, dans la livraison du 15 décembre, je trouvai, sur une feuille volante en papier bleu, la liste des travaux que la Revue des Deux-Mondes promettait à ses lecteurs. L’ouvrage en prose d’Alfred de Musset y était annoncé sous le titre que je n’approuvais pas : le Poète déchu. Je ne pus réprimer un mouvement d’impatience que mon frère remarqua. Il me montra du doigt le manuscrit du conte imité de Boccace, dont il avait déjà écrit plus de deux cents vers : « Regarde, me dit-il ; je ne suis encore qu’à la moitié de ce petit poème, et dans trois jours j’aurai fini. Quelle preuve de plus te faut-il de ma vigueur cérébrale ? On ne ferait jamais rien de hardi si on pensait aux envieux et aux malveillants. »

Je répondis que j’avais peut-être trop de prudence, et que je m’en rapporterais à l’opinion de Tattet ou à celle de la marraine. Tattet venait si souvent que je ne l’attendis pas longtemps. Mon frère lui lut le Poète déchu. Tattet interrompit plusieurs fois la lecture par des cris d’admiration ; je vis des larmes dans ses yeux.

« Depuis Jean-Jacques Rousseau, disait-il, on n’a rien écrit de plus éloquent. »

Après la lecture, je le laissai seul avec son ami. Mon frère lui-même se chargea de lui soumettre mes objections. Tattet ne les trouva pas fondées ; mais le lendemain Alfred m’apprit qu’il avait brûlé plusieurs pages de ce roman. Ce n’était pas là ce que je lui demandais. Il déposa le reste dans un carton, en disant que cette prose contenait de bonnes idées à mettre en vers. Le poème de Silvia, qui parut le 1er janvier 1840, fit oublier aux lecteurs de la Revue les promesses de la livraison précédente. Longtemps après, quelques pages du manuscrit furent encore jetées au feu, et mon frère me fit promettre d’anéantir ce qui pourrait lui survivre de cet ouvrage, à l’exception de certains passages cités plus haut, et pour lesquels je lui demandai grâce. Aujourd’hui vingt et quelques feuilles d’écriture, dernier débris de ce précieux document, existent encore. Elles sont admirables ; je viens de les relire avec une émotion profonde, et, si je pouvais en disposer, je n’hésiterais pas à les publier, persuadé qu’elles feraient autant d’honneur au caractère de l’homme qu’au talent de l’écrivain ; mais, quelque regrettables qu’elles soient, je l’ai promis : elles seront détruites.


XIII

Il ne faut pas sourire des souffrances du poète. Lui seul sait donner à ses plaintes la forme qui les fait écouter ; mais combien d’autres souffrent du même mal que lui sans pouvoir l’exprimer ! combien de jeunes gens, détournés de leur vocation par la nécessité, ont versé au milieu de la nuit cette larme amère que les vers de Dante avaient arrachée au héros du Poète déchu ! Combien sont malheureux par cette seule raison que la nature les a doués de plus d’intelligence que le vulgaire ! Ceux-là, il est vrai, envieront au poète ses tourments, ses dégoûts et sa gloire ; mais il n’en est pas moins certain que le génie est un don fatal, quand il n’a pas pour sauvegarde une vanité immense. Alfred de Musset n’avait point reçu du ciel ce préservatif infaillible contre les maux de l’esprit et du cœur. On a vu, par les détails rapportés au chapitre précédent, à quel point mon frère se trouvait malheureux. Son refus de publier l’ouvrage annoncé par la Revue compliquait sa situation, et cependant ni ses engagements ni mes exhortations au travail ne purent le déterminer à revenir à la prose pour laquelle les romans-feuilletons lui inspiraient une horreur invincible. « C’est en vers, disait-il, qu’un poète peut se permettre de livrer au public l’expression vraie de ses sentiments, et non dans le langage dont abuse le premier venu. »

Le manuscrit en prose qui contenait cette expression vraie fut donc relégué dans un coin ; mais il ne dépendait pas de l’auteur d’enfermer ses ennuis dans le même carton. Une Revue est une espèce de Minotaure. Des quatre cents vers de Silvia, la livraison du 1er janvier 1840 ne fit qu’une bouchée. M. Félix Bonnaire venait trois fois par semaine causer au coin du feu. Ces visites amicales étaient assurément celles du créancier le plus patient et le moins incommode, mais d’un créancier à qui l’on devait ses pensées, son âme, les pleurs de ses yeux. C’est dans ces termes qu’Alfred a toujours parlé de tout engagement de travail pris d’avance. Je confesse que cette exagération me semblait déraisonnable. Comme le directeur de la Revue, comme Alfred Tattet, comme la marraine, j’ai quelquefois appelé ces dédains et ce silence défaillance ou paresse. Nous nous trompions tous ; nous n’avions pas la seconde vue des poètes.

Il fallait toujours qu’Alfred fût amoureux, et il l’a toujours été ; quand j’oublie de le dire, on peut le sous-entendre. Sa double admiration pour Pauline Garcia et Rachel passait en lui de l’esprit jusqu’au cœur, à la sortie du théâtre, chaque fois qu’il les entendait. C’était dans ce moment-là qu’il aurait dû écrire l’historiette du double amour de Valentin pour la marquise et pour madame Delaunay. Il en aurait fait certainement un récit où l’on aurait trouvé de curieuses analyses de sentiments. Cette nouvelle a été composée trois ans trop tôt. La part de l’idéal eût été plus belle, puisque le héros n’aurait été qu’un amoureux et non un amant.

Pendant l’hiver de 1840, la période agréable de cette double inclination était finie. Je m’aperçus que le poète, un peu désabusé, préoccupé de ses engagements, ennuyé des exhortations au travail et des remontrances, ne voulait plus confier ses chagrins à personne. Dans les parties de plaisir auxquelles ses amis l’invitaient, il s’amusait encore de la gaieté des autres, mais la verve de Fantasio l’avait abandonné. Sa tristesse se trahissait dans toutes ses paroles ; elle nous gagnait à nos repas de famille. Un soir, après un dîner chez le traiteur à frais communs, avec Tattet et quelques autres amis, — on avait fait bonne chère et bu plus que de raison, — les convives, en disposition de se divertir, cherchèrent Alfred en sortant de table, et ne le trouvèrent plus. Il s’était échappé pour venir passer quelques heures dans ma chambre. Je l’interrogeai sur l’emploi de sa soirée. « J’ai fait de mon mieux, me répondit-il, pour m’amuser comme les autres ; mais je n’ai réussi qu’à m’étourdir, car je n’ai plus le sentiment du plaisir. »

Je lui demandai ce qu’il entendait par là. Les explications qu’il me donna me parurent singulières ; je l’engageai à les résumer et à les mettre par écrit. — C’est un conseil que je lui ai donné souvent, et dont malheureusement il n’a guère tenu compte. — Cependant il est probable que, cette fois, il écrivit ses réflexions avant de se mettre au lit ; je crois reconnaître un souvenir de la conversation que je viens de rapporter dans les lignes suivantes que je retrouve parmi ses papiers :


« L’exercice de nos facultés, voilà le plaisir ; leur exaltation, voilà le bonheur. C’est ainsi que, depuis la brute jusqu’à l’homme de génie, toute cette vaste création se meut sous le soleil dans l’accomplissement de sa tâche éternelle. C’est ainsi qu’à la fin d’un repas, les uns, échauffés par le vin, saisissent des cartes et se jettent sur des monceaux d’or, le front sous une lampe ; les autres demandent leurs chevaux et s’élancent dans la forêt ; le poète se lève, les yeux ardents, et tire son verrou derrière lui, tandis qu’un jeune homme silencieux court au logis de sa maîtresse. Qui peut dire lequel est le plus heureux ? Mais celui qui reste immobile à sa place, sans prendre part au mouvement qui l’entoure, est le dernier des hommes ou le plus malheureux.

« C’est ainsi que va le monde. Parmi les coureurs de tavernes, il y en a de joyeux et de vermeils ; il y en a de pâles et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus pénible que celui d’un libertin qui souffre ? J’en ai vu dont le rire faisait frissonner. Celui qui veut dompter son âme avec les armes des sens peut s’enivrer à loisir ; il peut se faire un extérieur impassible ; il peut enfermer sa pensée dans une volonté tenace ; sa pensée mugira toujours dans le taureau d’airain. »


La mélancolie qui inspirait de telles réflexions n’était pas facile à surmonter. Quand on a perdu le sentiment du plaisir dans l’acception que le poète donnait à ce mot, les dissipations ne sont plus bonnes à rien. Pendant le carnaval, Alfred s’imposa comme un devoir de se mêler deux ou trois fois à des bandes joyeuses ; il ne rapporta de ces excursions que de la fatigue et un surcroît d’ennui.

Un jour, il voulut recommencer quoiqu’il se sentît en mauvaise disposition. « Je fais, disait-il, comme feu M. de Turenne : mon corps ne voudrait pas aller à la bataille, mais ma volonté l’y mène malgré lui. »

Cette fois, la nature se fâcha ; il revint à la maison avec une fluxion de poitrine. M. Chomel, qui était pourtant un des plus habiles médecins de Paris, ne jugea pas bien la maladie et la prit d’abord pour une fièvre cérébrale. Si l’on eût suivi ses premières prescriptions, la méprise aurait pu coûter cher. Heureusement l’instinct maternel, plus clairvoyant que la science, devina l’erreur et la répara.

Ce n’était pas trop de trois personnes, assistées d’une sœur de Bon-Secours, pour veiller un malade indocile et plein de forces. Dix jours d’insomnie et des saignées à outrance ne firent que l’exaspérer. Dans un moment de rébellion, où nous ne savions plus que devenir, la marraine arriva. Elle trouva son filleul dans un transport de colère, assis sur son séant, et demandant à grands cris ses habits pour aller, disait-il, chercher du pain chez le boulanger, puisqu’on lui en refusait à la maison. D’abord, il ne voulut rien entendre ; mais peu à peu le sermon de la marraine l’apaisa. D’un geste impérieux elle lui commanda enfin de se coucher. Il ne résista pas, et, tout en grondant, demeura immobile sous la pression d’une petite main qui lui couvrait à peine la moitié du front. La princesse Belgiojoso, qui ne manque jamais une occasion de faire du bien, vint aussi plusieurs fois s’asseoir au chevet du malade, et lui présenter des potions qu’il n’osait refuser de la main d’une si grande dame. Un jour qu’il se sentait fort mal, la princesse lui dit avec une tranquillité parfaite : « Rassurez-vous, on ne meurt jamais en ma présence. » Il fit semblant de la croire par reconnaissance ; mais, quand elle lui avait promis de revenir le voir, c’était sérieusement qu’il disait : « Je ne mourrai pas ce jour-là. »

Sur le déclin de la maladie, je fus témoin d’un phénomène assez étrange. Nous étions assis, un matin, la sœur Marcelline et moi, près du lit de mon frère. Il paraissait calme et un peu abattu. Sa raison luttait contre le délire causé par l’insomnie et par un reste d’engorgement du poumon. Des visions passaient devant ses yeux ; mais il se rendait compte de toutes ses sensations, et il m’interrogeait pour distinguer les objets réels des imaginaires. Guidé par mes réponses, il analysait son délire, l’observait avec curiosité, s’en amusait comme d’un spectacle, et me décrivait les images qui se produisaient dans sa tête. Bientôt son cerveau composa des tableaux complets. Un de ces tableaux mouvants est resté gravé dans sa mémoire, aussi bien que dans la mienne.

Nous étions alors en mars. Le soleil donnait au milieu de la chambre sur la table de travail, pour le moment couverte de fioles. Malgré l’encombrement de cette table, le malade la revit dans l’état où il l’avait laissée le jour qu’il s’était alité, c’est-à-dire garnie de papiers et de livres, avec l’écritoire et les plumes rangées symétriquement. Bientôt quatre petits génies ailés s’emparèrent des volumes, des papiers et de l’écritoire, et, après avoir fait table rase, apportèrent les fioles et médicaments dans l’ordre où ils étaient arrivés de chez le pharmacien. Quand apparut la fameuse potion de Venise, dont M. Chomel avait permis l’emploi, le malade lui adressa de la main un salut à l’italienne, en murmurant : « C’est encore Pagello qui m’a sauvé. » Les autres médicaments prirent aussi leur place, et la vision se trouva d’accord avec la réalité pendant un moment très court. Du milieu de l’armée de fioles s’éleva une bouteille de vin de Champagne garnie de son cachet de métal ; elle était tristement portée sur une civière par deux des petits génies qui prirent pour cette cérémonie une attitude recueillie et mélancolique. Le convoi se mit en marche par un sentier montant qui serpentait dans le lointain. Par un autre sentier descendait une carafe coiffée de son bouchon de cristal et couronnée de roses ; elle glissa doucement sur la pente du sentier, tandis que les petits génies jetaient des fleurs sur son chemin, et les fioles, formant une double haie pour la recevoir, lui cédèrent la place d’honneur.

Après cette entrée solennelle, la carafe ôtant sa couronne, s’installa modestement sur la cheminée. Les génies effacèrent les traces de la cérémonie, enlevèrent les fioles désormais inutiles et rétablirent les choses dans leur premier état, pour livrer au poète en bonne santé sa table de travail. Chaque volume, chaque papier revint à la place qu’il occupait la veille de la maladie ; les plumes se rangèrent symétriquement auprès de l’écritoire. Leur service étant fini, les génies s’éloignèrent ; ils venaient de sortir, quand le poète, passant l’inspection de sa table, s’écria : « Cela n’est pas exact ; il y avait de la poussière en plusieurs endroits, et notamment sur l’écritoire en laque de la Chine. »

À peine eut-il exprimé ce juste sujet de plainte qu’il aperçut un petit homme, haut de trois pouces et portant sur son dos une fontaine de marchand de coco ambulant. Ce Lilliputien se promena sur l’écritoire et sur les livres en tournant le robinet de sa fontaine d’où sortait une fine poussière ; si bien qu’en peu d’instants l’ordre désiré régna sur la table. « Voilà qui est parfait, dit le maître en tirant ses couvertures sur ses yeux. À présent, je puis dormir, et je crois bien que je suis guéri. »

Il l’était, en effet, car, à son réveil, le cerveau reposé avait repris le calme et la lucidité de l’état normal. Lorsqu’il raconta lui-même ces détails au médecin, le bon M. Chomel lui dit en souriant : « Vous avez eu là une vraie fluxion de poitrine de poète. Je vois bien que vous ne serez jamais comme tout le monde, ni malade ni en bonne santé. Tâchez pourtant de profiter des avis que vous vous donnez à vous-même. Ce n’est pas assez de l’apothéose de la carafe, il faut encore vous souvenir que la nature a fait le jour pour veiller et la nuit pour dormir.

— Cet aphorisme, répondit Alfred, est moins profond que ceux d’Hippocrate ; mais je vous promets de le méditer. »

Le mot de convalescence ne suffit pas pour exprimer le curieux état de béatitude où se trouva le poète en relevant de cette maladie. C’était une véritable renaissance. Il avait dix-sept ans, des joies d’enfant, des idées de page, comme le Chérubin du Mariage de Figaro. Toutes les difficultés, tous les sujets de désespoir qui avaient précédé la maladie s’étaient évanouis dans un horizon couleur de rose. Le soir, nous nous réunissions en famille autour de la fameuse table de travail, pour causer ou dessiner, tandis que la sœur Marcelline tricotait de petites amphores en laine de diverses couleurs. Auguste Barre, qui demeurait dans notre voisinage, vint travailler à la composition d’un album de caricatures dans le goût de ceux de Töppfer, et qui représenta une série d’événements et de péripéties touchant un projet de mariage plusieurs fois rompu et renoué dont s’entretenait alors le monde parisien. Sans avoir besoin d’être convalescents pour cela, nous nous amusions tous de ces dessins comiques. Alfred et Barre tenaient le crayon ; les autres rédigeaient le texte explicatif, non moins bouffon que les dessins. Cet album se compose de cinquante et un croquis. Plus de la moitié sont de la main d’Alfred de Musset. Ce ne fut pas sans un peu de regret et de jalousie que je vis le prodigue filleul donner à sa marraine ces folles inventions qui me rappelleraient aujourd’hui les heures les plus douces de notre intérieur. Qui nous rendra ces délicieuses soirées de rires, de causeries et de badinages, où, sans bouger de place et sans rien tirer du dehors, toute notre maisonnée savait être si heureuse ?

Le premier chagrin du convalescent fut causé par les adieux de la sœur Marcelline. Non seulement la douceur angélique et les soins dévoués de cette sainte fille nous avaient tous attachés à elle, mais elle avait pris sans y songer un empire considérable sur l’esprit de son malade, en lui laissant voir la sérénité d’âme qu’elle devait à la pratique de ses devoirs, en lui racontant avec une simplicité touchante quelques-unes des circonstances de sa vie, celles entre autres qui l’avaient déterminée à prendre le voile. Dans son zèle à seconder le médecin, elle donna des conseils à son malade sur le régime à suivre, d’abord pour la santé du corps et ensuite pour celle de l’âme. Comment refuser à une personne si pieuse et si bonne la permission de s’intéresser aux sentiments religieux de celui qu’elle venait de sauver par son dévouement ? Marcelline usa discrètement de cette permission, et ses exhortations douces produisirent plus d’effet que celles d’un docteur en théologie ; elle en reçut l’assurance et partit contente, en promettant à son malade de prier pour lui. Depuis lors, toutes les fois qu’il eut besoin de secours, Alfred demanda la sœur Marcelline ; mais, soit par hasard, soit de parti pris, on ne la lui renvoya qu’une fois. De temps à autre, à des intervalles de plusieurs années, elle s’échappa pour venir s’informer de son malade. Elle causait avec lui pendant un quart d’heure, et puis elle s’envolait. C’étaient des apparitions angéliques, malheureusement trop rares, mais qui arrivèrent toujours si à propos qu’Alfred les considérait comme les faveurs d’une puissance mystérieuse et consolatrice.

Suivant la marche ordinaire de son esprit, le poète privé de cette sœur qu’il regrettait, commença par penser à elle de toutes ses forces ; et puis ses pensées devinrent des paroles et les paroles formèrent des vers. Un jour, il m’apprit qu’il avait composé des stances À la sœur Marcelline ; mais il refusa obstinément de les mettre par écrit. « Ces vers-là, disait-il, sont faits pour moi seul ; ils ne regardent que moi, et je ne les dois à personne. J’ai bien le droit de composer une douzaine de stances pour mon usage particulier et de me les réciter à moi-même, quand cela me convient. Je te les dirai une seule fois : tâche de te les rappeler si tu peux. »

Il me les récita, en effet, une seule fois. Tattet les entendit à son tour et supplia vainement son ami de lui en donner copie. Plus tard, une autre personne, dont les soins ne furent pas moins utiles que ceux de la sœur Marcelline, nota dans sa mémoire quelques-uns de ces vers. En réunissant nos souvenirs, nous recomposâmes à grand’peine quatre stances, encore leur ordre n’est-il pas bien certain. Lorsque je fis part à mon frère de cette indiscrétion, il ne s’en fâcha point, et, comme il ne m’a jamais demandé le secret, je ne vois pas de raison pour rejeter dans un oubli éternel une des plus pures inspirations de la muse évanouie. Voici tout ce que j’ai pu retrouver des stances à la sœur Marcelline :


Pauvre fille, tu n’es plus belle.
À force de veiller sur elle,
La Mort t’a laissé sa pâleur.
En soignant la misère humaine,
Ta main s’est durcie à la peine,
Comme celle du laboureur.

Mais la fatigue et le courage
Font briller ton pâle visage
Au chevet de l’agonisant.
Elle est douce ta main grossière,
Au pauvre blessé qui la serre,
Pleine de larmes et de sang.

...................

Poursuis ta route solitaire.
Chaque pas que tu fais sur terre
C’est pour ton œuvre et vers ton Dieu.
Nous disons que le mal existe,
Nous dont la sagesse consiste
À savoir le fuir en tout lieu ;

Mais ta conscience le nie.
Tu n’y crois plus, toi dont la vie
N’est qu’un long combat contre lui,
Et tu ne sens pas ses atteintes,
Car ta bouche n’a plus de plaintes
Que pour les souffrances d’autrui[10].


Apparemment la sœur Marcelline avait obtenu de son malade la promesse de se livrer à quelque pratique religieuse. En partant, elle lui laissa une plume qu’elle avait brodée avec des fils de soie de diverses couleurs, et sur laquelle on lisait cette devise : Pensez à vos promesses. À dix-sept ans de là, cette plume ainsi qu’une petite amphore en laine tricotée, furent enfermées dans le cercueil du poète. — C’était une de ses dernières volontés.

En relevant de sa maladie, Alfred eut l’envie d’écrire pour Rachel une tragédie d’Alceste. Il acheta la pièce d’Euripide, et se remit au grec pour la lire dans l’original. Son ami Tattet courut les bibliothèques publiques et particulières à la recherche d’un plan de tragédie sur ce sujet, dont quelques biographes signalaient l’existence parmi les papiers de Racine. Dans son examen de l’Alceste de Gluck, J.-J. Rousseau avait fait une critique judicieuse des défauts du libretto de M. le bailli du Rollet. Ces défauts étaient le peu de variété dans les situations et, par suite, une monotonie de langage si difficile à éviter que le poète grec lui-même y était tombé. Alfred ne se rebuta pas et prit ces critiques pour des avertissements utiles. On verra tout à l’heure pourquoi ce projet fut abandonné.

De peur de ramener le cours de ses idées vers les sujets pénibles, je me gardais de parler au convalescent de tout ce qui l’agitait avant sa maladie. M. Félix Bonnaire, dans ses visites du matin, ne soufflait mot ni d’engagements ni de travail. Soit insouciance, soit pressentiment, Alfred répétait de temps à autre que tout s’arrangeait en ce monde et que ses affaires s’arrangeraient. La sœur Marcelline l’avait prédit ; cela devait donc arriver ; et, en effet, les embarras du poète allaient finir de la manière la plus imprévue. M. Charpentier venait de faire une révolution en librairie. Ses éditions dans le format in-18 mirent un beau jour à la portée des petites fortunes, les livres que les gens riches eux-mêmes trouvaient trop chers. Depuis deux ans déjà, M. Charpentier avait édité un grand nombre de livres, lorsque M. Buloz lui suggéra l’idée de publier dans son nouveau format les œuvres d’Alfred de Musset. Pour prêter les mains à la conclusion de cette affaire, M. Buloz consentit à sacrifier un certain nombre d’exemplaires de son édition in-8o du Spectacle dans un fauteuil, qui restait encore dans la librairie de la Revue. Un matin, M. Charpentier vint proposer à l’auteur des Contes d’Espagne de réunir toutes ses poésies en un seul volume du nouveau format. Ces propositions changeaient absolument la face des choses. M. Charpentier ne se trompait pas dans ses calculs. Les poésies réimprimées se vendirent à un nombre considérable d’exemplaires, et les autres ouvrages du même auteur vinrent à leur tour donner de l’occupation aux imprimeurs. Pour notre poète, c’était une révolution financière. Il répéta plusieurs fois : « Marcelline me l’avait annoncé, et pourtant cette pauvre sœur ne sait pas seulement ce que c’est qu’un vers ! »

Pour jouir amplement de ses loisirs et de sa liberté d’esprit, notre convalescent voulut se régaler de quelque lecture interminable. Il relut tout Clarisse Harlowe, après quoi il demanda le Mémorial de Sainte-Hélène, s’y plongea, le lut et le relut jusqu’à en maculer les pages ; puis il voulut connaître tous les mémoires publiés sur l’empire, sans oublier le journal d’Antomarchi. Selon son habitude, il épuisait le sujet. Lorsqu’il se passionnait ainsi pour un personnage, ses lectures, ses pensées, sa conversation devenaient une véritable monographie. Je l’interrogeai pour savoir ce qui l’attirait si fort vers l’époque impériale. « C’est la grandeur, me répondit-il, le plaisir de vivre en esprit dans un temps héroïque et le besoin de m’absenter du nôtre. Je suis las des petites choses et je m’adresse à l’endroit où l’on peut m’en servir de grandes. Je prends plus d’intérêt à savoir comment cet homme mettait ses bottes que je n’aurais de curiosité pour tous les secrets de la politique actuelle de l’Europe. Je sais bien que nos beaux esprits ne craignent rien tant que le ridicule du chauvinisme ; mais moi je me moque de ce ridicule-là. »

Le mois de juin arrivé, les Parisiens se dispersèrent. Tattet invita son ami à venir respirer l’air de Bury. Comme les années précédentes, on courut à cheval le jour et la nuit dans les bois de Montmorency. À la place même où il avait composé, en 1838, le joyeux sonnet : Quel plaisir d’être au monde !…, Alfred sentit le changement opéré en peu de temps dans ses idées et ses goûts. La vie turbulente qu’on menait à Bury ne lui inspirait que des envies de pousser son cheval dans quelque allée solitaire. Ses amis m’ont raconté qu’un matin, comme il tardait à se lever, ils entrèrent dans sa chambre et trouvèrent sur sa table un sonnet que plus tard, en le publiant, il a intitulé Tristesse. Après avoir laissé deviner l’état de son cœur et de son esprit à des compagnons actifs dont il ne partageait plus l’ardeur au plaisir, il craignit de les gêner et déserta.

La politique, en ce temps-là, sortit pour un moment de sa langueur. On croyait à une guerre imminente. La France, encore une fois seule en face de ses vieux ennemis, faisait mine de vouloir tenir tête à une nouvelle coalition brassée par l’Angleterre. Tant que le gouvernement conserva son attitude belliqueuse, on louvoya de l’autre côté du détroit ; mais le jour où ce roi de France qui passait pour habile, eut l’imprudence d’avouer dans ses ultimatum qu’il n’irait pas jusqu’à un conflit, ses adversaires redoublèrent d’arrogance, comme il aurait dû le prévoir. On sait le rôle pitoyable que joua la France en 1840 ; son influence fut anéantie pour longtemps en Orient. Comme tous les gens de cœur, Alfred de Musset ressentit avec douleur l’abaissement de son pays, et le jour où le dénoûment honteux se trouva consommé, il s’écria dans un accès de dépit : « Ce règne dure trop longtemps. »

Quand la politique de la paix à tout prix fut retombée dans ses ornières, Alfred s’efforça de l’oublier. Il faisait ses galeries du Théâtre-Français, quel que fût le spectacle et malgré les chaleurs de l’été. Un soir que la salle était peu garnie, — on ne jouait que du Molière, — il écrivit, en rentrant, cette curieuse pièce de vers qu’il appela Une soirée perdue, et qui tient à la fois de la satire et de l’élégie. La Revue des Deux-Mondes profita de cette gracieuse fantaisie.

Peu de temps après, madame Berryer nous invita, mon frère et moi, à venir rejoindre la marraine et d’autres personnes aimables réunies chez elle. Nous partîmes ensemble pour Augerville vers le milieu de septembre. La première partie du voyage se passa fort gaiement ; mais, pendant le trajet de Fontainebleau à Malesherbes, mon frère devint rêveur, et sa mélancolie me gagna. Sans nous faire part de nos impressions, nous nous reportions tous deux au même temps. Ces ombrages profonds, ces futaies hautes comme des églises gothiques, ces coteaux noirs qui se découpaient sur un ciel de feu, rien de tout cela n’avait changé d’aspect depuis 1833. Qu’est-ce que sept ans de plus pour des arbres trois fois centenaires ? Alfred sentait à chaque pas ses souvenirs de jeunesse se réveiller plus forts et plus vivaces. Le peu de mots qu’il m’en dit, je le retrouvai cinq mois après dans ces vers aujourd’hui si connus :


Que sont-ils devenus les chagrins de ma vie ?
Tout ce qui m’a fait vieux est bien loin maintenant ;
Et rien qu’en regardant cette vallée amie,
  Je redeviens enfant.


Tandis que sa pensée s’arrêtait à la promenade chérie et aux lieux charmants, j’allais plus loin que lui et je songeais au sombre jour du départ pour l’Italie, à l’horrible hiver de 1834, à notre intérieur désolé, aux six semaines d’attente sans nouvelles de l’absent, à son retour plus triste encore que son départ : et la fraîcheur de cette forêt me donnait le frisson. À force de rouler sur le sable fin et de cahoter sur le pavé, notre méchant véhicule atteignit enfin l’asile hospitalier où nous attendait belle et bonne compagnie, et, le soir après dîner, nous introduisions, dans une charade en action, le drame affreux de Pouch Lafarge, mal nourri par sa douce moitié, car c’était le moment où le public se divisait en partisans et en accusateurs de Marie Capelle.

Grâce à ce procès, il fut beaucoup question, à Augerville, de l’art d’empoisonner et des moyens de constater l’empoisonnement ; de là vint le désir de rimer le conte de Simone. En relisant les derniers vers, on y reconnaîtra de légères allusions aux débats de la cour d’assises. L’introduction révèle la préoccupation du mauvais chemin que prenait la littérature. Déjà, deux mois auparavant, l’auteur avait signalé la route déplorable où s’égarait le théâtre. Quand on revient aujourd’hui à ces pages écrites depuis si longtemps, on est frappé du caractère prophétique de tout ce qui est observations critiques sur l’état des esprits et celui des lettres. Mais, hélas ! c’est en vain que les poètes ont reçu le don de voir au delà du présent. Leurs prédictions n’ont pas tout à fait le même sort que celles de la pauvre Cassandre. On les écoute, on les admire, on s’étonne qu’ils sachent si bien dire ce que pensent les gens de goût… et puis le torrent poursuit son cours.

Au château d’Augerville, Alfred eut l’air de s’amuser comme un enfant en vacances, et cependant, au bout de dix jours, il prétexta je ne sais quelle affaire et partit. Quoique Rachel n’eût plus besoin de défenseur, j’espérais qu’il revenait à Paris pour elle ; mais il était écrit que ces deux êtres, dont l’accord était si désirable, ne pourraient demeurer bons amis plus de quinze jours. À peine Alfred eût-il revu Rachel qu’ils se trouvèrent brouillés ensemble.

Ce qui donna à ces riens une importance très sérieuse, c’est que, par suite de la querelle, il ne fut plus question ni d’Alceste ni de la Servante du roi, et que l’acte déjà écrit de cette dernière pièce alla dormir dans un carton. Bien des gens pourront trouver que l’auteur ne comprenait guère ses véritables intérêts. Sans aucun doute, parmi les auteurs dramatiques vivants, plus d’un aurait poursuivi son travail sans se soucier ni des propos de Rachel ni de son ingratitude. Plus d’un se serait dit : « Qu’elle parle de moi comme elle voudra ; pourvu qu’elle accepte un rôle de ma façon et que la pièce me rapporte beaucoup d’argent, le reste est peu de chose. » Mais Alfred de Musset ne ressemblait pas à tout le monde, et puisque la sensibilité des poètes, si déraisonnable qu’elle paraisse, est la source de leur génie, il faut bien la leur pardonner.

Le moyen d’oublier Frédégonde, Rachel et les tracasseries de coulisses, c’était de se plonger dans le monde idéal, et de travailler pour quelque autre personne, par exemple pour la marraine, à qui le sujet de Simone plaisait beaucoup. Ce petit poème qu’Alfred écrivit avec plaisir et entrain, parut dans la Revue, le 1er décembre 1840.

Le 11 du même mois, l’auteur eut trente ans accomplis. Ce matin-là, je lui trouvai dans l’air et le maintien plus de gravité qu’à l’ordinaire. Il s’informa de l’heure précise de sa naissance. Je compris le sujet de ses réflexions, et nous en causâmes longuement. « Je touche, me dit-il, à une période climatérique de ma vie. Voilà dix ans, et même un peu plus, que j’ai dit au public mon premier mot. Tu sais ce que j’ai pensé, ce que j’ai souffert ; tu connais mon bagage, et du dois l’estimer ce qu’il vaut. Tu peux apprécier mieux que moi où en est ma réputation. Réponds-moi donc sincèrement : trouves-tu qu’on me rende justice ? »

Je répondis sans hésiter que non.

« Je le pensais, comme toi, reprit-il, mais je craignais de me tromper. Le public est en retard avec moi. Il se fait autour de mes publications un silence qui m’étonne. Je n’ai pas la moindre envie de jouer le rôle de grand homme méconnu ; mais après dix ans de travail, j’ai le droit de me retirer dans ma tente. Je veux bien dire que j’ai été jusqu’à présent un enfant ; mais je ne veux plus que les autres me le disent. On me rendra justice, parce qu’il en est temps ; sinon, je me tairai. »

Alfred veilla fort tard dans la nuit du 11 décembre 1840, ce qui n’a rien d’extraordinaire puisqu’il se mettait bien rarement au lit avant deux heures du matin. Ce fut, selon toute apparence, pendant cette nuit-là qu’il écrivit les réflexions suivantes sur un bout de papier que j’ai vu traîner longtemps sur sa table :


« À trente ans !

« Il y a un triste regard à jeter sur le passé, pour y voir… les mortes espérances et les mortes douleurs ; — un plus triste regard à jeter sur l’avenir, pour y voir… l’hiver de la vie !

« Il y a une chose folle à tenter : c’est de continuer d’être un enfant. — Et cependant cela fut beau chez les aimés des dieux : Mozart, Raphaël, Byron, Weber, morts à trente-six ans !

« Il y a une froide chose à faire : c’est de renoncer à tout, de se dire : Rien ne m’est plus ! — Et cependant cela fut beau chez Gœthe.

« Il y a une chose sotte : c’est de se croire supérieur à soi-même, de prendre le titre d’homme fait, et de vivre en égoïste expérimenté.

« Il y a une chose paresseuse et lâche : c’est de ne pas écouter l’heure qui sonne.

« Il y en a une courageuse : c’est de l’entendre, et de vivre pourtant, malgré les dieux. Mais alors il ne faut croire à rien d’éternel.

« Il y en a une sublime : c’est de ne pas même savoir que l’heure sonne. Mais, pour cela, il faut croire à tout.

« Quoi qu’il en soit, il est certain qu’à cet âge le cœur des uns tombe en poussière, tandis que celui des autres persiste. — Posez vos mains sur votre poitrine. Le moment est venu. — Il hésite, — a-t-il cessé de battre ? — Devenez ambitieux ou avare… ou mourez tout de suite, autant vaut. — Bat-il encore ? Laissez faire les dieux ; rien n’est perdu ! »


Le poète avait posé ses mains sur sa poitrine. Il avait écouté son cœur attentivement. Son cœur battait encore ; rien n’était perdu.


XIV

Lord Byron écrivit ses adieux à la jeunesse à l’âge de trente-six ans. Alfred de Musset, toujours ardent à dévorer le temps, avançait de quelques années cette époque où l’avenir nous apparaît sous un jour nouveau. Depuis le mois de septembre, il rêvait souvent à son excursion dans les bois de Fontainebleau. Les impressions qu’il avait rapportées de ce voyage étaient mêlées de douceur et d’amertume ; mais l’élément amer, à peine sensible, s’éteignit bientôt tout à fait. Ces souvenirs auraient fini par se dissiper entièrement sans une circonstance imprévue qui vint leur donner une force nouvelle et les faire tourner au profit de la poésie. Dans les couloirs du Théâtre-Italien, Alfred rencontra une femme dont l’image, effacée de son cœur depuis bien des années, lui avait traversé l’esprit sous les ombrages de la forêt. Il rentra chez lui fort agité. Sa muse l’y attendait pour l’inviter au travail. Il voulut la fêter comme aux plus beaux jours, en lui offrant le grand éclairage et le petit souper. On aurait dit une entrevue d’amants réconciliés. La muse, touchée de cet accueil, s’abandonna sans réserve. Des stances entières coulaient sur le papier d’un seul jet. Le poète ne se coucha qu’aux premières lueurs du matin, et l’inspiration se soutint même pendant le sommeil, car, en s’éveillant, il courut reprendre la plume. Le Souvenir parut dans la Revue le 15 février 1841.

Quand il eut reçu les félicitations de sa mère, celles de son ami Tattet et la lettre de sa marraine qui, en pareille circonstance, ne lui manqua jamais, Alfred me dit : « C’est tout ce qui me reviendra de mon sacrifice au public. J’ai livré aux bêtes mon cœur tout saignant. Je m’irrite à la pensée qu’un étourdi ou un sot peut réciter, s’il lui plaît, comme une chanson, ces deux vers :


Mes yeux ont contemplé des objets plus funèbres
Que Juliette morte, au fond de son tombeau.


« J’ai prononcé ces mots-là seul, au milieu du silence de la nuit, et les voilà jetés en pâture aux badauds ! Est-ce qu’il n’aurait pas été temps après ma mort ? Heureusement, tu verras que personne n’en dira mot. »

Il commençait à s’apercevoir, en effet, qu’au moment de leur apparition ses poésies les plus remarquables semblaient tomber dans le vide. Depuis que son génie avait pris un vol plus élevé, depuis que ses vers étaient à la portée de tout le monde, puisqu’il ne fallait que du cœur pour en sentir les beautés, la presse semblait feindre de n’en avoir pas connaissance, et, lorsqu’elle prononçait par hasard le nom de l’auteur, c’était pour citer, avec une légèreté blessante, le poète des Contes d’Espagne ou de l’Andalouse, comme si, depuis 1830, il n’eût pas fait un pas.

Longtemps Alfred de Musset refusa de croire à cette conspiration du silence, qui n’échappait au regard de personne. Il avait trop de bienveillance pour en admettre facilement la pensée, trop de grandeur dans le caractère pour voir des petitesses, trop de dignité pour faire jamais une seule de ces démarches qui passent pour indispensables au succès d’un ouvrage. À la fin, cependant, quand la vérité lui creva les yeux, il fallut bien la reconnaître. En plusieurs occasions, il sentit le mauvais vouloir des distributeurs de réputation. Ce déni de justice l’affligea ; mais il était trop fier pour laisser voir son chagrin. Parfois, sa modestie se tournait en dénigrement de lui-même ; il se jugeait avec une rigueur incroyable, en faisant l’oraison funèbre de la poésie et des arts. Dans ces moments de découragement, il fallait abonder dans le même sens que lui, pousser les choses aussi loin que possible, et alors un mot suffisait pour amener une réaction dans son esprit ; mais, en lui rendant le sentiment de sa force, on lui rendait aussi l’indifférence. Combien de fois, lorsqu’on l’engageait à travailler, a-t-il répondu : « À quoi bon ? Qui s’en souciera ? Qui m’en saura gré ? »

On a vu que, déjà, en 1840, il ne voulait plus écrire qu’en vers. Après la publication du Souvenir, il ne voulut plus rimer que pour son plaisir. À partir de cet instant, des sonnets, des chansons, des stances commencèrent à traîner pêle-mêle sur sa table. Il s’amusait à les écrire à la hâte, quelquefois en abrégé, sur des chiffons de papier, sur une enveloppe de lettre, sur la marge d’une lithographie ou la couverture d’une romance, comme pour établir que tout cela n’intéressait que lui et ne devait pas voir le jour. J’attendais qu’un stimulant quelconque vînt le réveiller ; malheureusement il ne lui arrivait du dehors que des impressions fâcheuses, car il y a des moments dans la vie où les ennuis s’appellent entre eux, se complètent, s’aggravent les uns par les autres avec une sorte d’enchaînement logique.

J’ai dit comment les relations amicales entre Rachel et son défenseur s’étaient refroidies. Pendant ce temps-là, Pauline Garcia s’était éloignée. Il faut bien l’avouer à la honte des Parisiens, le fond du public n’avait pas suivi l’impulsion donnée par les gens de goût dans les premiers débuts de la jeune cantatrice. La sœur de la Malibran chantait à sa manière et selon son sentiment. Il existait déjà, au Théâtre-Italien, des procédés sûrs pour se faire applaudir, par certains hoquets, certains cris, certains points d’orgue toujours les mêmes, qui ne manquaient jamais de réussir. C’était une routine aussi commode pour les artistes que pour les habitués de ce théâtre, puisqu’elle dispensait l’auditoire de se connaître en musique. Pauline Garcia ne voulut pas de ces recettes vulgaires ; elle suivit une direction opposée à celle de la mode, et dédaigna les vieux effets qu’on attendait à certains endroits de ses rôles. Elle eut, en revanche, des traits de génie qui passèrent inaperçus. En un mot, elle était originale ; il fallait la comprendre, et on ne la comprit pas. Après avoir chanté Desdemona, Rosine, Tancrède et Cendrillon, avec un succès décroissant, elle jugea l’épreuve suffisante, et s’en alla en pays étranger, au grand regret du poète qui avait chanté ses débuts et salué l’ère nouvelle, déjà éteinte au bout de deux ans.

Une personne à laquelle Alfred de Musset s’était beaucoup attaché pendant sa maladie, venait de s’éloigner pour longtemps. La princesse Belgiojoso, dont le salon était un des plus agréables de Paris, passait l’hiver en Italie. Elle y faisait un noble emploi de sa grande fortune, en fondant, à quelques lieues de Milan, un établissement considérable de charité. Comme la sœur Marcelline, elle avait tenu au poète un langage fort sérieux. Alfred écrivit à cette belle conseillère pour lui faire savoir combien il regrettait ses sermons affectueux auxquels sa parole donnait tant de douceur que, pour les entendre encore, il eût fait volontiers une petite maladie. La princesse lui répondit en l’invitant à venir chercher, en Italie, un ciel clément, un régime sain et d’autres sujets d’inspiration poétique que ceux du boulevard de Gand. Elle lui promettait liberté complète, un vaste logement, une bibliothèque de famille pleine de livres rares, et autant de sermons qu’il en pourrait souhaiter. Cette gracieuse invitation le remplit de joie et de reconnaissance. Bien des fois il répéta, pendant l’hiver de 1841 : « Je ne suis pas oublié de tout le monde. Quand je m’ennuierai trop ici, je sais où trouver l’hospitalité. »

Mais, tandis qu’à Paris il parlait d’aller en Italie, il écrivait à Milan que ce projet de voyage était un rêve.

Au mois de mai, ce fut le tour de la marraine. Ordinairement elle ne faisait pas de longues absences. Cette année-là, elle partit pour la campagne dans le dessein d’y demeurer une grande partie de l’été. Il est vrai qu’elle se garda de faire part de ses intentions à son filleul ; mais lui, tout en l’attendant de jour en jour, il revenait à son triste refrain : que ses amis l’abandonnaient et que le désert s’étendait autour de lui.

Un matin, il se leva portant sur son visage la devise de Valentine de Milan qu’il aimait à citer souvent ; il semblait, en effet, que rien au monde n’aurait pu le tirer de sa langueur de cœur et d’esprit, quand la chanson du poète Becker lui tomba sous les yeux par hasard. Ce coup d’éperon le réveilla subitement. Le vicomte Delaunay, dans un de ses spirituels feuilletons, s’est amusé à raconter, d’une manière fort piquante, l’origine du Rhin allemand. La seule qualité qui manque à l’historiette, c’est l’exactitude. Tout en est inventé d’un bout à l’autre. Voici maintenant la vérité :

Le 1er juin 1841, nous déjeunions en famille ; on apporta la livraison de la Revue des Deux-Mondes qui contenait la chanson de Becker et la Marseillaise de la paix. Alfred de Musset, voyant des vers de Lamartine au sommaire, courut d’abord à cette page de la brochure. En lisant les six couplets de Becker, dans lesquels, en si peu de mots, se trouvaient tant d’insultes à la France, il fronça quelque peu le sourcil ; mais, en prenant lecture de la réponse, il le fronça bien davantage. Sans doute, il aurait approuvé le sentiment qui avait inspiré la Marseillaise de la paix, si ce morceau eût paru isolément. Convier tous les hommes à se donner la main, sans distinction de races, de noms et de frontières, rien de plus légitime ; cette thèse philosophique en valait bien une autre ; mais répondre à une provocation insolente en tendant les mains au provocateur, c’était mal choisir le moment. Alfred de Musset comprit la chose ainsi, et, comme la Marseillaise de la paix ne répondait pas, selon lui, à la chanson de Becker, l’envie le prit de faire la réponse. À mesure que nous en causions, tout en déjeunant, son visage s’animait, le feu lui montait aux oreilles ; enfin, il donna un coup de poing sur la table, rentra dans sa chambre et s’y enferma. Deux heures après il en sortit pour nous réciter le Rhin allemand. Quoique M. de Lamartine l’ait appelé chanson de cabaret, le retentissement fut immense. Le duc d’Orléans envoya, sous main, ses compliments à l’auteur, car la situation politique, depuis la reculade de l’année précédente, ne permettait pas à l’héritier du trône de se prononcer ouvertement. Je n’exagère pas en disant que cinquante compositeurs, au moins, mirent en musique cette chanson. Un de ces airs, adopté par l’armée, se chantait dans les casernes. Des officiers prussiens écrivirent à l’auteur quelques lettres de provocation, les unes en allemand, les autres en français, et lui donnèrent des rendez-vous à Bade, en le priant de s’y trouver tel jour, à telle heure, pour se battre avec eux. Chaque fois qu’une de ces lettres lui arriva, il la mit soigneusement dans un tiroir : « Voilà, disait-il, de braves jeunes gens dont j’estime le patriotisme. Je vois avec plaisir que mes vers ont touché au bon endroit ; Becker a son clou rivé. Mais pourquoi ne m’écrit-il pas ? C’est à lui que je donnerais volontiers un coup d’épée. Quant à mes jeunes Prussiens, qu’ils aillent se battre avec les officiers français qui ont défié Becker, s’il y en a. »

Le Rhin allemand avait été composé dans la matinée du 1er juin. Par égards pour l’auteur de la Marseillaise de la paix, Alfred ne voulut pas le publier dans la Revue des Deux-Mondes. D’ailleurs, il aurait fallu attendre pendant quinze jours la livraison suivante. Ce morceau fut offert à la Revue de Paris qui publiait un numéro par semaine ; il y parut le dimanche 6 juin, et le vicomte Delaunay en fit le sujet de son courrier dans le journal la Presse[11].

De la Touraine où elle passait l’été, la marraine envoya ses félicitations à son filleul. « Le Rhin allemand, disait-elle, est supérieur aux meilleures chansons de Béranger ; on y sent un souffle poétique plus élevé. » Aux compliments, la marraine ajoutait des exhortations au travail. Le filleul répondit que sa fibre patriotique n’aurait pas, tous les matins, l’occasion de s’émouvoir, et que son cœur, profondément endormi, ne serait pas facile à réveiller. La marraine répliqua par le reproche de paresse, dont le filleul ne se défendit que par des plaisanteries : « C’est votre faute, disait-il, si je m’ennuie comme un mort, et si je ne sais plus que faire de mes soirées. Or, l’ennui et l’indifférence sont les meilleurs remèdes à cette maladie qu’on nomme poésie. Par conséquent, je me porte bien. De quoi donc me grondez-vous ? »

Cet été de 1841 lui parut, en effet, d’une longueur interminable. Le directeur de la Revue avait d’aussi bonnes raisons que celles de la marraine pour crier contre la paresse, et parfois je me joignais à lui. Alfred aimait sincèrement M. Buloz ; il regrettait de ne pouvoir pas le satisfaire. Enfin, après un silence de six mois, pressé de s’expliquer par tant de sollicitations, il écrivit les vers Sur la paresse qu’il adressa, sous la forme d’une épître, à celui que cette question intéressait le plus. Ordinairement, une satire perd, en peu de temps, son à-propos. Celle-ci semble composée d’hier ; ce qui prouve que l’auteur avait bien compris les travers de son siècle, et que le siècle ne s’en est point corrigé. On peut relire les passages sur l’hypocrisie, sur l’amour effréné de l’argent, sur la mangeaille et l’égoïsme hébété, sur la médiocrité qui ne comprend rien qu’elle. Tout cela est encore de saison au bout de trente ans. Cette épître fut publiée le 1er janvier 1842. « Voilà, me dit l’auteur, ce que j’aurai fait de plus habile dans toute ma carrière littéraire. »

Et comme je lui demandais en quoi consistait l’habileté : « Ne vois-tu pas, me répondit-il, que je donne les raisons de mon silence, et que ces raisons, bonnes ou mauvaises, renferment implicitement une sorte d’engagement de me taire ? À la vérité, il reste à savoir si je tiendrai parole ; mais quand on verra que mon dédain est réel et sincère, comme il l’est en effet, je ne donnerai plus d’ombrage à personne. Ceux qui font semblant de ne pas savoir que j’existe, consentiront à s’en apercevoir. Suis-je un expéditionnaire ou un commis rédacteur pour qu’on me chicane sur l’emploi de mon temps ? J’ai beaucoup écrit ; j’ai fait autant de vers que Dante et que le Tasse. Qui, diantre, s’est jamais avisé de les appeler des paresseux ? Lorsqu’il a plu à Gœthe de se croiser les bras, qui donc lui a jamais reproché de s’amuser trop longtemps aux bagatelles de la science ? Je ferai comme Gœthe jusqu’à ma mort, si cela me convient. Ma muse est à moi ; je montrerai au public qu’elle m’obéit, que je suis son maître, et que, pour obtenir d’elle quelque chose, c’est à moi qu’il faut plaire. »

Lorsque Tattet vint à son tour demander des explications sur les résolutions de son ami, il lui fut répondu par ces deux vers :


Le mal des gens d’esprit, c’est leur indifférence ;
Celui des gens de cœur, leur inutilité.


Quinze jours après la publication de l’épître Sur la paresse, le numéro suivant de la Revue des Deux-Mondes devait contenir un article de M. Sainte-Beuve. En lisant les épreuves de cet article, M. Buloz y rencontra un paragraphe dont les termes lui semblèrent faits pour mettre la modestie d’Alfred de Musset à une épreuve un peu trop grande. L’avant-veille de la publication du numéro, il m’écrivit un billet à la hâte pour me prier de venir le soir même. Je me rendis à son invitation, et il me donna lecture du paragraphe. C’était une classification de tous les poètes vivants, non par ordre de mérite, mais par ordre de célébrité, selon l’opinion du critique, — chose inutile, qui ne prouve jamais rien, et dont le moindre défaut est de blesser, à coup sûr, les gens nommés aussi bien que ceux omis, comme l’auteur de l’article le disait lui-même. — Dans cette classification, Alfred de Musset se trouvait rangé en troisième ligne, au milieu d’un groupe si nombreux qu’il y avait même des dames. Le critique ajoutait pourtant que, si ce jeune poète écrivait souvent d’autres satires comme les vers Sur la Paresse et d’autres méditations comme la Nuit de mai, « il aurait peut-être grande chance de sortir de son groupe ».

M. Buloz me demanda ce que je pensais de cette appréciation. Je répondis que, si l’auteur de l’article était resté sur la lecture de la Nuit de mai, il fallait lui envoyer les vingt livraisons de la Revue dans lesquelles étaient les autres Nuits, les poésies diverses et toutes les Méditations publiées depuis six ans ; que je ne m’attendais pas à trouver l’auteur de l’épître Sur la paresse confondu dans un groupe, avec des poètes auxquels le directeur de la Revue avait souvent renvoyé leurs vers sans plus de ménagements pour les dames que pour les messieurs ; que tout me paraissait injuste dans cette appréciation, jusqu’au mot de méditation appliqué à des poésies d’une originalité incontestable ; que ce n’était point à la Revue des Deux-Mondes à parler en ces termes d’un de ses rédacteurs les plus aimés ; mais que, s’il s’agissait d’étonner ses lecteurs par l’insertion d’une phrase dont les admirateurs d’Alfred de Musset seraient plus blessés que lui-même, le but de l’article se trouvait parfaitement atteint, et qu’il n’y avait rien à y changer. M. Buloz s’empressa de m’assurer que ce n’était pas là son intention, et il me promit d’engager M. Sainte-Beuve à modifier ou à supprimer ce passage de son article.

Cependant, le 15 janvier, au moment où l’on apporta la livraison de la Revue, connaissant bien l’humeur susceptible et l’amour-propre intraitable de Sainte-Beuve, j’eus comme un pressentiment que le passage ne serait point changé. Alfred prit la brochure, l’ouvrit au hasard, et tomba justement sur la page où il était nommé. Au bout d’une minute, il remit le numéro de la Revue sur la cheminée, en disant tout bas : « Et toi aussi, Sainte-Beuve ! »

Puis il parla d’autre chose, et ne voulut pas revenir sur ce sujet. Moi seul, je me plaignis, comme j’en avais le droit, et je subis les conséquences de mes récriminations ; mais, depuis lors, j’en ai subi bien d’autres, et je ne suis pas au bout. Maintenant, qu’on jette un regard sur les poésies d’Alfred de Musset, et l’on verra que, depuis 1842, il n’a pas ajouté à son œuvre beaucoup de satires ni de méditations, et, cependant, M. Sainte-Beuve est revenu de lui-même sur son jugement. Il a placé le poète de la Nuit de mai au rang des dieux, — après sa mort, bien entendu ; — c’est pourquoi je lui fais réparation aujourd’hui, et, si ma réparation arrive tard, c’est que la sienne aussi s’est fait attendre bien longtemps.

Sans fréquenter beaucoup de monde, en 1842, Alfred retourna dans les deux ou trois salons où il avait des amis. Il en revint plusieurs fois avec des sonnets ou des rondeaux dans la tête, qu’il adressait le lendemain à quelque femme, et dont, malheureusement, il ne garda pas toujours copie. Quant au charmant conte allégorique du Merle blanc, composé pour une publication illustrée, dont l’éditeur avait su gagner son amitié, il n’appelait pas cela un travail.

La maladie si bien soignée par la sœur Marcelline lui avait laissé une fâcheuse disposition aux affections de poitrine. Il aurait eu besoin de précautions, et jamais il n’en voulut prendre. Aux nombreux rhumes que lui procura l’institution de la garde nationale, il en ajouta beaucoup d’autres qu’il se donna par imprudence. Souvent il se voyait, avec chagrin, condamné à garder la chambre ; mais sa constitution avait tant de ressort qu’il se rétablissait en quelques heures. Je le quittais alité, abattu ; je revenais un moment après, pour lui tenir compagnie, et je le trouvais debout, chaussant ses bottes pour sortir. En deux occasions, nous appelâmes les médecins, dans le cours de l’hiver ; ils le saignèrent trop souvent.

Quoi qu’ils en aient dit, je suis persuadé que leurs lancettes lui ont fait un mal irréparable. Un matin du mois de mars, pendant le déjeuner, je m’aperçus que mon frère, à chaque battement du pouls, éprouvait un petit hochement de tête involontaire. Il nous demanda pourquoi nous le regardions d’un air étonné, ma mère et moi. Nous lui fîmes part de notre observation. « Je ne croyais pas, nous répondit-il, que cela fût visible ; mais je vais vous rassurer. »

Il se pressa la nuque, je ne sais comment, avec l’index et le pouce, et, au bout d’un moment, la tête cessa de marquer les pulsations du sang : « Vous voyez, nous dit-il ensuite, que cette épouvantable maladie se guérit par des moyens simples et peu coûteux. »

Nous nous rassurâmes par ignorance, car nous venions de remarquer le premier symptôme d’une affection grave, à laquelle il devait succomber quinze ans plus tard.

Au retour de la belle saison, Alfred exprima le désir de chercher du repos à la campagne. Les médecins le lui conseillaient. Notre excellent ami et cousin, l’inspecteur des forêts, avait quitté les bois de Joinville pour ceux d’Ivry, et, comme il espérait que ce changement de résidence serait le dernier, il avait acheté, près de Pacy-sur-Eure, le petit château de Lorey, qui avait appartenu à la célèbre Taglioni. On s’amusait dans la vallée de l’Eure ; on y jouait la comédie, on y dansait, — non seulement à Lorey, mais aussi à Breuil-Pont, chez le comte Louis de Talleyrand, et au Mesnil, chez les dames Rœderer. — Alfred se rendit aux invitations réitérées de son cousin. Le 14 juillet, au milieu d’une partie de plaisir où la compagnie était nombreuse, il s’aperçut que les personnes légitimistes de la réunion se parlaient à voix basse. Quelqu’un venait de recevoir une nouvelle étrange ; on n’osait encore se la dire qu’à l’oreille. Le maître de la maison changea de visage, et poussa un cri de surprise et de douleur, en apprenant cette nouvelle : le duc d’Orléans était mort. Alfred revint le jour même à Paris, non pour mêler ses inutiles condoléances à tant d’autres plus ou moins sincères, mais pour assister à la cérémonie funèbre, et pour s’enfermer ensuite et se plonger librement dans ses regrets et son chagrin. La catastrophe du 13 juillet 1842 lui portait un coup profond. La mort de ce prince, qui l’avait honoré du titre d’ami, abattit tout à fait son courage. Bien des illusions s’étaient déjà envolées en peu de temps ; cette fois, c’était sa dernière espérance qui l’abandonnait : « Le sort, disait-il, ne veut pas que notre pauvre France ait un seul jour d’avenir. Quant au mien, il n’existe plus. Je ne vois devant moi qu’ennui et tristesse ; je n’ai plus qu’à souhaiter de m’en aller le plus tôt possible. »

Je lui rappelais son culte de l’imprévu et le plaisir qu’il éprouvait souvent à se regarder vivre : « Nul ne sait, lui disais-je, ce que la destinée lui garde. La nature et le hasard sont inépuisables. » — À quoi il me répondait que cela était bon à dire autrefois ; mais qu’à présent l’inconnu n’avait plus rien à lui offrir, pas même d’autres ennuis et d’autres chagrins, lesquels seraient bien venus, s’il pouvait les ressentir, comme d’utiles dérivatifs, en vertu de la doctrine d’Hippocrate, qu’une inflammation en détruit une autre.

Lorsqu’on lui représenta que son amitié pour le prince royal lui faisait un devoir d’exprimer publiquement ses regrets, il rejeta bien loin l’idée de faire des vers sur un pareil sujet. M. Asseline, secrétaire de la duchesse d’Orléans, lui apporta la gravure du prince d’après le portrait d’Ingres. Alfred lui dit, en le priant de transmettre ses remerciements, qu’il parlerait à son tour, quand les pleureurs officiels auraient essuyé leurs yeux.

Ce fut dans le même temps que Tattet prit la résolution de quitter Paris et d’aller habiter Fontainebleau. Les motifs qui le décidèrent à rompre avec sa vie passée étaient trop sérieux pour être discutés. Alfred trouva dans cette séparation un nouveau sujet de chagrin plus vif qu’il ne l’avait souhaité. Ce n’était pas un dérivatif, selon son expression, mais un surcroît. Tattet n’était pas seulement un charmant compagnon et un ami fidèle ; il avait aussi des qualités précieuses de confident et d’auditeur. Son admiration pour le talent, le caractère et l’esprit de son poète préféré se manifestait avec une chaleur dont tout le monde subissait le charme autour de lui, à plus forte raison celui qui en était l’objet. D’ailleurs, Tattet prenait à cœur les contrariétés, les plaisirs et les peines de son ami comme les siens propres. Chez lui se réunissaient un petit nombre d’hommes aimables, que son départ allait disperser. On se promettait bien de se retrouver à Fontainebleau ; mais il ne fallait plus compter sur les confidences de chaque jour, sur les longs entretiens, les lectures, les échanges continuels d’idées et d’impressions. C’était encore une perte réelle ajoutée à la perte des illusions et des espérances.

Chose singulière : cet homme si abattu, si découragé, si revenu de tout, qui répétait de bonne foi : « Plus ne m’est rien, » ce cœur qui dormait, disait-il, à tout jamais fermé[12], devenait tous les jours plus accessible aux moindres émotions, et, par conséquent, plus poète que jamais. Le malheur, les regrets, le chagrin ne faisaient qu’exaspérer sa sensibilité. Les larmes lui venaient aux yeux pour un mot, pour un vers, pour une mélodie. Dans le moment où il se plaignait de n’avoir plus la force de vivre, ses impressions augmentaient de vivacité, et les objets extérieurs agissaient sur son organisation avec une puissance plus grande.

Un jour, il trouva, dans son édition des quatre grands poètes italiens, quelques sonnets de Michel-Ange Buonarotti. La profondeur des pensées, la concision vigoureuse de la forme lui plurent extrêmement. Il s’amusait à rechercher, dans la manière du poète, les qualités particulières du sculpteur et du peintre, et, quand il rencontrait un vers où la pensée semblait à l’étroit, contenue tout entière dans un petit nombre de mots, il s’écriait : « Voilà du raccourci ! »

L’envie lui vint ensuite de dessiner, comme Michel-Ange, quelque grande figure sculpturale. Il était alors en relations fréquentes avec une fort belle et fort grande dame pour laquelle il avait beaucoup d’amitié, mais qui le traitait parfois avec une brusquerie et une sévérité qu’il ne supportait pas toujours patiemment, en sorte que cette amitié était souvent mêlée de brouilles et d’orages[13]. Je n’ai jamais su quel sujet de plainte lui fut donné ; mais il fallait assurément qu’il eût reçu quelque traitement dur, blessant et injuste, le jour qu’il rentra chez lui, décidé à rompre tout de bon. Dans la disposition d’esprit que je viens de raconter, il écrivit les vers Sur une morte. La rupture était complète, irrémédiable. Pour juger si l’auteur de ces vers a commis une faute, il faudrait connaître le grief et la blessure dont il avait à se plaindre, et personne n’en sait la gravité. On n’a jamais blâmé le grand Corneille d’avoir cédé à un mouvement de colère poétique contre une femme qui avait eu l’imprudence de se moquer de lui. Le moyen de ne point sentir la griffe du lion, c’est de ne pas l’irriter.

Outre les sonnets de Michel-Ange, Alfred relisait sans cesse, jusqu’à les savoir par cœur, les poésies de Giacomo Leopardi, dont les alternatives de sombre tristesse et de douce mélancolie répondaient à l’état présent de son esprit. Lorsqu’il frappait sur la couverture du volume, en disant : « Ce livre, si petit, vaut tout un poème épique, » il sentait que l’âme de Leopardi était sœur de la sienne. Les Italiens ont la tête trop vive pour aimer beaucoup la poésie du cœur. Il leur faut du fracas et de grands mots. Plus malheureux qu’Alfred de Musset, Leopardi n’a pas obtenu justice de ses compatriotes, même après sa mort. Alfred en était révolté. Il voulut d’abord écrire un article, pour la Revue des Deux-Mondes, sur cet homme qu’il considérait comme le premier poète de l’Italie moderne. Il avait même recueilli quelques renseignements biographiques, dans ce dessein ; mais, en y rêvant, il préféra payer en vers son tribut d’admiration et de sympathie au Sombre amant de la Mort. De là sortit le morceau intitulé Après une lecture, qui parut le 15 novembre 1842.

En faisant la part de son exagération naturelle et de son excessive sensibilité, il faut pourtant reconnaître que, dans cette fatale année 1842, les blessures ne furent pas épargnées à Alfred de Musset. Il se plaignait que, de tous les côtés à la fois, lui venaient des sujets de désenchantement, de tristesse et de dégoût. « Je ne vois plus, disait-il, que les revers de toutes les médailles. »

Il n’y avait pas jusqu’à la dégradation des lettres qu’il ne ressentît avec douleur. Le roman-feuilleton touchait alors à son plus haut degré de vogue, d’audace et de cynisme, et tout ce qui tenait une plume pouvait, à bon droit, s’en trouver humilié. Alfred en rougissait, comme tous les esprits délicats. D’une part, il voyait la littérature d’imagination salie et polluée, l’honnêteté littéraire, l’amour du beau, le goût public faire partout défaut, tandis que, d’une autre part, les talents perdaient courage. À trente-deux ans, il se plaignait d’avoir trop vécu. Qu’on ajoute à cela ses idoles brisées, l’image de Rachel déflorée, Pauline Garcia partie et oubliée, l’exil volontaire de Tattet, Sainte-Beuve qui rabaissait l’auteur des vers Sur la paresse au niveau des lauréats femelles, Lamartine qui, depuis six ans, lui faisait attendre une réponse, le duc d’Orléans misérablement tué par un vulgaire accident de voiture, et l’on m’accordera bien que, même pour une organisation moins impressionnable, il y avait là de quoi se plaindre et s’attrister. Il est certain que, dans ce moment, tout sembla se concerter pour l’affliger, tout ce qui exerçait une action quelconque sur son cœur ou son esprit lui donna quelque sujet de chagrin. Enfin, moi-même, qui cherchais à le consoler par tous les moyens en mon pouvoir, je ne l’épargnai pas plus que les autres. Depuis plusieurs années je rêvais un voyage en Italie. Ce fut précisément à la fin de 1842 que ce voyage, tant désiré, put s’arranger. Je partis le 19 novembre. De peur de troubler mon plaisir, Alfred ne me dit pas un mot du vide énorme que mon absence allait faire dans sa vie, au moment où il avait si grand besoin de moi. Il voulut me reconduire à la malle-poste, quoiqu’il fût indisposé ce jour-là, et il me dit adieu en souriant. Une lettre de la marraine vint m’apprendre ce qu’il avait ressenti en me serrant la main par la portière de la voiture. « J’étais encore trop heureux, avait-il dit à sa marraine ; je pouvais, à toute heure de jour et de nuit, confier mes peines à un ami. Il fallait bien que ce bonheur-là me fût aussi ravi. »

Je n’étais qu’à la première étape de mon voyage au moment où je reçus cette lettre. Je m’étais arrêté à Mirecourt, dans les Vosges, où notre bon oncle Desherbiers était sous-préfet. La confidence de la marraine me troubla fort. J’écrivis à mon frère pour lui déclarer que, s’il avait sérieusement besoin de moi, je remettrais le voyage en Italie à une autre époque, et que je reviendrais passer l’hiver à Paris. Alfred me répondit la lettre suivante, que je transcris ici pour donner une idée de la délicatesse et de la discrétion de cœur de mon frère, ainsi que de l’amitié qui nous unissait.


« Je te remercie de tout mon cœur, mon cher ami, de la bonne lettre que tu m’écris, et je commence par répondre en conscience, comme tu le veux, à ta question. Ne pense pas, je t’en prie, à moi autrement que comme à un frère et à un ami ; mais oublie complètement mes ennuis passagers qui ne sont plus rien. Je me porte très bien maintenant, et, comme je n’ai aucune cause de chagrin ni réelle ni matérielle, ma tristesse est partie avec la fièvre. Certes, nos conversations du soir m’étaient très chères, et je n’oublierai jamais, sois-en bien sûr, l’amitié que tu m’as montrée dans tous ces derniers temps de chagrin ; tu m’as été extrêmement utile, et en même temps extrêmement bon ; mais je te prie en grâce d’entreprendre ton voyage sans aucun regret, sans aucune arrière-pensée qui puisse te troubler un seul instant.

» Ma mère est revenue, madame Jaubert aussi. Tu vois que je ne suis plus seul. Madame de Lagrange m’a invité à revenir de la façon la plus aimable.

» Le bon capitaine m’a chargé de te dire que l’affaire de la correspondance était arrangée. Les lettres pour toi seront mises sous enveloppe ici, et envoyées à madame Aubernon, qui te les fera passer. Tu auras soin seulement de donner l’adresse ou plutôt les adresses des endroits où il faudra les envoyer.

» Je ne m’étonne pas que tu te plaises auprès de notre excellent oncle. Dis-lui bien, je t’en prie, combien je l’aime, combien je serais heureux d’être près de lui, comme toi. Dis-lui qu’il est resté et restera dans mon souvenir comme l’homme dont le mérite et le caractère m’ont inspiré à la fois le plus de sympathie et de respect.

» Adieu. Écris-moi surtout. Tes lettres me feront grand bien. Je t’embrasse.


» Alfred.

  » Jeudi 1er décembre (1842). »

  1. Elle fut brûlée par accident.
    P. M.
  2. Il s’appelait Léon Labat. Sa destinée est assez bizarre. Dans un voyage qu’il entreprit en Orient, accompagné de sa femme, il guérit le shah de Perse d’une maladie de vessie chronique et réputée incurable. Le shah ne voulut plus le laisser partir, le nomma son premier médecin et l’accabla d’honneurs, de décorations et de présents. M. Labat prit son parti de vivre en Perse ; mais il n’oublia point son pays natal. Son ascendant sur l’esprit du shah devint fort utile à tous les Français établis dans les États de ce prince. Une occasion se présenta où des négociants anglais et français se disputèrent certains privilèges. M. Labat usa de son crédit pour faire pencher la balance en faveur de ses compatriotes. Peu après, ses domestiques lui donnèrent du poison. Il se soigna lui-même, et fort habilement ; mais sa santé était détruite. Il revint en France mettre ordre à ses affaires avec beaucoup de sang-froid, et s’en alla mourir à Nice, persuadé que sa mort était le résultat d’une vengeance britannique.
    P. M.
  3. De la tragédie à propos des débuts de mademoiselle Rachel (Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1838).
  4. Cette page a été écrite en 1862.
  5. Le 6 décembre 1838, Jules Janin publia dans le Journal des Débats un article contre les défenseurs de mademoiselle Rachel, où il appelait Alfred de Musset poète de troisième ordre. Le même critique osa mettre bien au-dessus de Rachel une certaine demoiselle Maxime, complètement oubliée aujourd’hui. De telles énormités ne se commettent pas de bonne foi, et rien ne peut les racheter.
    P. M.
  6. On en a lu des extraits pages 136 et suivantes, 144, 146 et 147.
  7. Extrait du Poète déchu.
  8. Elle fait partie de l’Œuvre posthume.
  9. Débuts de mademoiselle Pauline Garcia. (Revue des Deux-Mondes du 1er novembre 1839.)
  10. On trouve une allusion au tendre souvenir laissé par les soins de la sœur Marcelline dans une lettre d’Alfred de Musset à sa marraine, datée du 31 juillet 1840. En réponse à une lettre précédente, dans laquelle le poète racontait en badinant comment il avait coqueté avec plusieurs jeunes femmes, la marraine demandait ce que devenait le sentiment pour la bonne sœur au milieu de ces amourettes. C’est évidemment à cela que se rapporte le mot d’Histoire sainte. Il ne faut pas se fier à la légèreté apparente avec laquelle le filleul répond à cette question. Je pense qu’il ne voulait point mêler ce sujet sérieux aux plaisanteries qu’il adressait, dans le but de la divertir, à une femme dont il aurait redouté le tour d’esprit malin, non pour lui, mais pour une personne qu’il respectait profondément. C’est sur un ton bien différent qu’il parlait de la sœur Marcelline à la duchesse de Castries, comme on le voit par une lettre à son frère du mois de juin 1840. Lorsqu’il dit à la marraine que l’Histoire sainte passe un peu à l’état d’ancien testament, c’est probablement une manière de ne pas répondre.
    P. M.
  11. C’est par une erreur typographique que le Rhin allemand est daté de février 1841, dans l’édition in-4o de 1866.
  12. Voir le sonnet à Alfred Tattet sur son départ de Paris.
  13. Voir la Correspondance à l’année 1842.