Charpentier (p. 23-86).


BIOGRAPHIE

DE

ALFRED DE MUSSET


PREMIÈRE PARTIE

1810-1828

Alfred de Musset est né le 11 décembre 1810, au centre du vieux Paris, près de l’hôtel de Cluny, dans une maison qui porte encore le n° 33 de la rue des Noyers[1]. Au n° 37 de la même rue, demeuraient le grand-père Desherbiers et une grand’tante, propriétaire d’un jardin qui s’étendait jusqu’au pied de la vieille église de Saint-Jean de Latran, aujourd’hui détruite. Tous les petits-neveux de madame Denoux ont fait leurs premiers pas dans ce jardin.

Alfred de Musset s’amusait quelquefois à dire que, dans son enfance, il avait été aussi bête qu’un autre ; mais je ne crains pas d’affirmer qu’il donna de très bonne heure des preuves d’une rare précocité d’intelligence. Lorsqu’on l’eut mené pour la première fois à l’église, ce fut le plus innocemment du monde qu’il dit à sa mère : « Maman, irons-nous encore dimanche prochain voir la comédie de la messe ? » Et il ne se douta pas du sens voltairien de ses paroles.

Si l’ignorance est pour moitié dans la plupart des mots heureux qui échappent aux enfants, parfois aussi d’autres mots, auxquels on ne fait pas assez attention, révèlent, à travers l’ingénuité de l’enfant, le caractère à venir de l’homme. En voici un exemple : Alfred avait trois ans, lorsqu’on lui apporta une paire de petits souliers rouges, qui lui parut admirable. On l’habillait, et il avait hâte de sortir avec cette chaussure neuve dont la couleur lui donnait dans l’œil. Tandis que sa mère lui peignait ses longs cheveux bouclés, il trépignait d’impatience ; enfin il s’écria d’un ton larmoyant : « Dépêchez-vous donc, maman, mes souliers neufs seront vieux. » On ne fit que rire de cette vivacité ; mais c’était le premier signe d’une impatience de jouir et d’une disposition à dévorer le temps qui ne se sont jamais calmées ni démenties un seul jour.

Voici un autre mot où l’on reconnaît que l’enfant parle avec connaissance de cause. Il avait commis je ne sais quelle peccadille, et sa jeune tante Nanine, pour laquelle il avait une tendresse toute particulière, lui déclara que, s’il continuait ainsi, elle ne l’aimerait plus.

« Tu crois cela, lui répondit-il ; mais tu ne pourras pas t’en empêcher.

— Si fait, monsieur, » reprit la tante.

Et, pour donner plus de poids à cette menace, elle prit l’air le plus sévère qu’elle put. L’enfant un peu inquiet la regardait avec attention, épiant les moindres mouvements de sa physionomie. Au bout de quelques minutes, il remarqua un sourire involontaire et s’écria : « Je te vois que tu m’aimes ! »

Une autre faute, apparemment plus grave que la première, l’avait mené un jour jusqu’au cabinet noir. À son âge, quand pareil malheur m’arrivait, je ne bougeais pas plus qu’un terme et je supportais la prison avec l’entêtement de l’orgueil ; mais lui, à peine enfermé, il se mit à gémir comme s’il eût été au carcere duro.

« Que je suis malheureux ! s’écriait-il, ai-je bien pu mériter d’être puni par une maman si bonne et qui m’aime tant ! Il faut donc que je sois bien méchant, puisqu’elle est fâchée contre moi ! Comment faire pour qu’elle me pardonne ? Oh ! le vilain enfant que je suis ! C’est le bon Dieu qui me punit ! »

Il continua fort longtemps sur ce ton pathétique. Sa mère, touchée par tant de repentir, allait enfin lui ouvrir la porte, lorsque le prisonnier, qui ne croyait pas avoir si bien réussi, interrompit ses lamentations, pour s’écrier avec l’accent du reproche et de la colère : « Va, tu n’es guère attendrissante ! »

Dans ses souvenirs d’enfance, ce mot est resté comme une chose mémorable, et Alfred lui-même prenait souvent plaisir à le citer. Il aimait encore à se rappeler un autre mot non moins puéril, mais où l’on pourrait déjà pressentir, avec un peu de bonne volonté, l’homme d’imagination. Il y avait, dans une des chambres de notre antique maison, une grosse poutre au plafond que le bambin regardait souvent avec une sorte d’effroi. Un jour, sa tante Nanine voulut lui retirer des mains un petit chat nouveau-né qu’il tenait sans précaution par la tête, au grand déplaisir du pauvre animal. Après avoir insisté longtemps pour garder ce petit chat, voyant qu’enfin on allait le lui ôter de force, il le rendit ; mais en s’écriant avec fureur sur le ton de la malédiction de Camille : « Tiens, le voilà ton chat ! il t’égratignera, il déchirera ta robe ; la poutre te tombera sur la tête, et moi, j’irai dîner à Bagneux ! »

À Bagneux, pendant l’été, la grand’tante Denoux réunissait toute la famille, chaque dimanche, dans une belle maison de campagne où les enfants se divertissaient beaucoup. Madame Denoux fut très flattée d’apprendre que, pour son petit-neveu, le plus grand bonheur qu’on pût imaginer, c’était d’aller dîner chez elle. Combien de fois, depuis ce temps-là, quand je voulus me mêler de lui faire des remontrances, Alfred m’a-t-il répondu : « Oui, la poutre me tombera sur la tête, et toi, tu iras dîner à Bagneux ! »

Je n’exagère pas à plaisir en disant que son premier amour date de l’année 1814 ; et cet amour, pour avoir été enfantin, n’en fut pas moins profond, bien qu’il se soit changé en amitié longtemps avant l’âge des véritables amours. Alfred n’avait pas quatre ans, lorsqu’il vit entrer chez sa mère une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Elle arrivait de Liège, qui n’appartenait plus à la France, et elle raconta les péripéties de la guerre d’invasion et les contre-coups qu’on en avait ressentis à Liège, où son père avait été magistrat de l’empire. Le récit était émouvant, et celle qui le faisait s’exprimait avec une grâce remarquable. Le bambin en fut frappé. Du canapé où il se tenait assis au milieu de ses jouets, il écouta jusqu’au bout, sans dire mot ; puis il se leva pour venir demander le nom de cette jeune fille.

« C’est, lui dit-on, une cousine à toi ; elle se nomme Clélie.

— Ah ! elle est à moi, répondit-il ; eh bien, je la prends, et je la garde. »

Il s’empara d’elle, en effet, et il lui fit raconter, outre l’histoire de la guerre d’invasion et du retour en France, cent contes, qu’elle imaginait pour lui plaire, avec une fécondité charmante. Il ne pouvait plus vivre sans sa cousine Clélie. Dès qu’elle arrivait, il l’emmenait dans un coin, en lui disant : « Et puis voilà que ?… » — C’était le signal de récits qui ne tarissaient plus et dont il ne se lassait jamais. Enfin il demanda sa cousine en mariage, plus sérieusement qu’on ne le pensait, et, comme on n’eut garde de la lui refuser, il exigea d’elle la promesse de l’accompagner devant le curé aussitôt qu’il aurait l’âge ; cela fait, il se crut de bonne foi son mari. Clélie dut partir avec ses parents pour la province. Cette séparation coûta bien des larmes. On s’aperçut que la prédilection de l’enfant avait tous les caractères d’une passion violente : « Ne m’oublie pas, lui disait sa cousine en partant.

— T’oublier ! lui répondit-il, mais tu ne sais donc pas que ton nom est écrit dans mon cœur avec un canif ! »

Pour être bientôt en état de correspondre avec sa femme, il mit une ardeur incroyable aux leçons de lecture et d’écriture.

Quand la jeune cousine prit tout de bon un autre mari d’un âge moins tendre, il fallut en faire un mystère et donner le mot à vingt personnes. Un jour, quelqu’un, oubliant les recommandations, vint à parler de madame Moulin, — c’était le nouveau nom de Clélie. — Le petit garçon s’élance impétueusement au milieu du cercle :

« De qui parlez-vous ? dit-il. Où est madame Moulin ?

— La voici, » lui répondit-on, en lui montrant une jeune femme qu’il ne connaissait point et qui se trouvait là fort à propos.

Il regarda la personne désignée avec attention et retourna ensuite à ses jeux. Quelques jours après, notre nouveau cousin, monsieur Moulin, vint à la maison.

« J’ai vu votre femme, lui dit Alfred. Elle n’est pas mal ; mais j’aime mieux la mienne. »

Le secret fut ainsi gardé pendant plusieurs années. Enfin, lorsque les travaux sérieux de l’éducation et les soucis du collège eurent changé le cours de ses idées, Alfred apprit que sa cousine n’avait pas pu attendre, pour se marier, qu’il fût en âge de prendre femme. Après le premier saisissement causé par cette révélation, il demanda en tremblant s’il était possible que Clélie se fût moquée de lui. Quand on lui eut dit qu’elle lui gardait la tendresse d’une sœur aînée, son anxiété se calma. Il réfléchit un moment et répondit : « Eh bien, je m’en contenterai, » — comme s’il eût pu comprendre la différence entre une épouse et une sœur.

Madame Moulin habitait Clermont en Beauvoisis, avec son mari et ses enfants ; nous étions étroitement unis, non seulement par les liens du sang, mais par une communauté d’intérêts. Tout à coup, en 1836, nous cessâmes de nous entendre. Il y eut entre nous un débat d’affaires. On s’écrivit de part et d’autre avec aigreur. On en vint jusqu’à vouloir plaider. Alfred de Musset monte en diligence et part pour Clermont. Il entre chez sa cousine sans se faire annoncer ; tous deux se mettent à pleurer ; ils s’embrassent, et le procès en reste là. Depuis lors, notre bon accord ne fut jamais troublé. Alfred avait une grande confiance dans le goût et le jugement de sa cousine Clélie. Elle vint à Paris, en 1852, pour assister à la séance de sa réception à l’Académie, et la dernière fois qu’il la vit, il lui disait : « Quand on fera de mes ouvrages une édition d’un grand format, sur du papier solide, je t’en offrirai un exemplaire, que je ferai relier en vélin blanc avec un filet d’or, afin qu’il représente exactement un gage de l’amitié qui nous a unis. »

Je n’ai besoin que de me rappeler mes propres impressions pour faire connaître celles de mon frère au sujet des grands événements de 1814 et 1815. Plus d’une fois il nous arriva de pleurer ensemble sur les malheurs de notre pays, sans en comprendre la gravité. En ma qualité d’aîné, je me chargeais d’avoir des opinions politiques ; il les adoptait de confiance et j’aidais ainsi sa précocité naturelle. Nous étions nourris dans l’admiration de Napoléon, dont notre mère parlait avec une éloquence qui nous remplissait d’enthousiasme. Cette grande figure que j’expliquais à ma manière, nous représenta d’abord le plus beau soldat, le guerrier toujours victorieux. Avant de savoir ce que c’était que le génie, je ne manquai pas de considérer le personnage comme infaillible en toutes choses, et mon frère le crut tel sur ma parole. Dans notre esprit, l’empereur avait toujours raison. Les neiges de la Russie l’avaient vaincu, il est vrai ; mais les neiges avaient tort, et, plutôt que de reconnaître une imprudence ou une faute dans la vie du héros, nous aurions fait sans hésiter le procès au bon Dieu lui-même. Notre idolâtrie n’en vint pas à cette extrémité, parce que nous trouvâmes parmi les mortels assez de gens à mettre en accusation. Un jour, on apporta dans notre maison un sac de farine qu’on déposa dans un coin de l’office. L’empereur, disait-on, allait venir défendre Paris, et il fallait s’attendre aux souffrances d’une ville assiégée. Ces précautions nous étonnèrent : si l’empereur venait au secours de Paris, que pouvait-on craindre ? N’était-il pas évident que l’ennemi ne le prendrait pas ? Cependant l’empereur n’arrivait point. Un matin, notre oncle Desherbiers partit, le fusil sur l’épaule, pour aller combattre à la barrière. Dans la journée, le canon gronda ; toutes les servantes étaient dans la rue, écoutant le bruit de la bataille. Le bruit s’éteignit. Notre oncle rentra, noir de poudre, les cheveux et les vêtements en désordre ; quelques jours après, le nom de Marmont vola de bouche en bouche, accompagné de mille malédictions. Nous apprîmes avec horreur qu’il pouvait exister des hommes capables de trahir l’empereur et leur pays. Quel intérêt ils y trouvaient, on ne réussit pas à nous le faire comprendre. L’honnête Sylvain Rondeau, paysan robuste dont notre père avait fait un domestique, tenta vainement de nous l’expliquer ; mais le résultat de la trahison ne nous apparut que trop clairement, lorsque nous vîmes les soldats prussiens établir leur cuisine dans les parterres du Luxembourg et souiller l’eau du bassin en y lavant leurs chemises. Sur la place de l’Odéon, nous trouvâmes la première proclamation du roi Louis XVIII. L’affiche était fraîchement apposée ; je me jetai dessus et je la déchirai ; le prudent Sylvain fut obligé de m’entraîner de force. La discorde régnait dans le salon de notre mère. La moitié de nos amis étaient déjà pour le nouveau régime ; on se querellait à s’arracher les yeux. Heureusement le printemps arriva, et on nous conduisit à Bagneux chez notre grand’tante Denoux.

Des hussards hongrois étaient logés dans les communs et les écuries de la maison de Bagneux ; mais on ne les voyait presque pas. Un d’eux, vieux sous-officier d’une figure belle et martiale, me prit en amitié. Du plus loin qu’il m’apercevait, il me faisait signe d’approcher ; je posais mon pied sur le banc de pierre de l’écurie et il cirait mes souliers avec application. Pendant cet exercice je lui disais, sachant bien qu’il n’entendait pas le français : « Cire, brosse mes souliers, vilain cosaque ! »

Cependant le vieux soldat nous promena sur ses chevaux autour du jardin avec tant de complaisance qu’il gagna peu à peu notre affection. Le jour que son régiment partit, nous allâmes dire adieu à notre ami Martin. Au moment de monter à cheval, il nous pressa dans ses bras ; de grosses larmes coulèrent sur sa moustache grise. Peut-être ce brave homme avait-il laissé dans son pays des enfants dont il s’était séparé avec plus de douleur qu’il n’en ressentait en nous quittant.

Au mois de juin de cette année 1814, je fus séparé de mon frère pendant quelques jours. Notre père cherchait une femme pour un de ses cousins, et notre mère avait justement une charmante cousine à marier. Cette cousine habitait Joinville. On me laissa chez la grand’tante Denoux, et on partit pour la Champagne, où le mariage eut lieu. Durant le voyage, la tête blonde de mon frère, toujours à la portière de la chaise de poste, attira l’attention des paysans, qui s’imaginèrent voir le roi de Rome. Il y eut une émeute dans un village où l’on s’arrêta pour changer de chevaux, et l’on eut quelque peine à se tirer des mains des Champenois, persuadés qu’ils avaient sous les yeux le fils du grand exilé de l’île d’Elbe.

Notre mère jouissait, comme l’empereur Napoléon, du privilège d’être infaillible. Notre confiance dans la supériorité de son intelligence et la sûreté de son coup d’œil était sans borne, et il est certain qu’en effet elle se trompait rarement. Un soir, pendant l’hiver de 1815, au moment de me mettre au lit, je l’entendis, de la chambre des enfants dont la porte était ouverte, prononcer ces mots : « Cela ne peut pas durer. Les Bourbons ne font que des fautes. Nous reverrons l’empereur. »

Je m’élançai d’un bond jusqu’au lit de mon frère, qui dormait déjà ; je l’éveillai pour lui annoncer la nouvelle du retour prochain de Napoléon. Il me demanda comment je savais que l’empereur reviendrait, et quand je lui eus dit que notre mère venait d’en faire la prédiction, il n’en douta pas plus que moi. Nous attendîmes notre héros avec une impatience extrême. Il arriva enfin le 20 mars, et cet événement, dont le monde entier s’étonna, nous parut fort simple.

Le 21 mars, Sylvain nous conduisit au jardin des Tuileries. Une foule innombrable encombrait les abords du château. Les acclamations répétées à l’infini par des milliers de voix, se résumaient en un son continu ; on n’entendait que la dernière syllabe cur ! comme un immense murmure. Nous parvînmes à nous glisser dans la foule jusque sous le balcon du pavillon de l’Horloge. L’empereur y parut bientôt, entouré de ses grands officiers. Il portait l’uniforme des dragons à revers blancs, les bottes à l’écuyère, la tête découverte. Il se dandinait un peu en marchant, comme gêné par l’embonpoint. Je vois encore son visage gras et pâle, son front olympien, ses yeux enchâssés comme ceux d’une statue grecque, son regard profond fixé sur la foule. Qu’il ressemblait peu aux hommes qui l’entouraient ! Quelle différence dans ses traits et sa physionomie avec tous ces types vulgaires ! C’était bien César au milieu des instruments aveugles de sa volonté. Alfred de Musset n’avait guère plus de quatre ans alors ; mais cette figure poétique le frappa si vivement qu’il ne l’oublia jamais ; nous la dévorâmes du regard pendant un quart d’heure qu’elle posa devant nous ; et puis elle disparut pour toujours, laissant dans nos imaginations d’enfants une empreinte ineffaçable et dans nos âmes un amour approchant du fanatisme.

Un jour du mois d’avril, sous les arbres d’un boulevard, nous regardions défiler une bande de conscrits et d’engagés volontaires. Sans doute ils arrivaient de loin et à marches forcées. Ils étaient épuisés, haletants, déguenillés ; ce spectacle était navrant. Nous décidâmes que Sylvain Rondeau devait partir pour l’armée ; mais notre appel le trouva sourd, et il se moqua bien de nos reproches. Les six semaines qui s’écoulèrent après le passage des troupes nous parurent un temps si long que, par fatigue, nous commencions à nous occuper d’autre chose que de la guerre. Un matin, notre mère sortit de sa chambre, le visage inondé de larmes, poussant des cris déchirants. Nous la suivîmes, jusqu’au cabinet de notre père, pleurant et criant comme elle. La nouvelle du désastre de Waterloo se répandit ainsi dans la maison. J’entends encore les clameurs des femmes. Peu de temps après, deux officiers prussiens vinrent présenter leur billet de logement. On leur avait préparé deux chambres au troisième étage. Ils voulaient pénétrer dans l’appartement. Notre mère sortit jusque sur l’escalier, ferma la porte derrière elle et déclara aux Prussiens qu’ils ne passeraient pas. Un des officiers voulut lui arracher des mains la clef ; mais elle la jeta dans la cour par la fenêtre, sans se laisser intimider par les menaces et les jurements. Notre père rentra sur ces entrefaites ; il conduisit les Prussiens à leur état-major et revint avec deux autres officiers d’humeur plus accommodante. Tous les soirs, entre nos parents et nos amis, les discussions recommençaient avec plus de vivacité que jamais. Mon frère et moi nous ne comprenions rien à ces dissentiments. Ce qu’on disait de la charte constitutionnelle, de la pairie, des princes légitimes et de leurs droits au trône, était de l’hébreu pour nous. Il fut bien décidé, dans nos conciliabules, que nous resterions fidèles à notre empereur, que nos bras, notre sang, appartenaient à lui seul, qu’il reviendrait infailliblement nous les demander un jour, et qu’il nous conduirait à Vienne et à Berlin, comme il y avait conduit nos pères. En attendant qu’un nouveau miracle, comme le retour de l’île d’Elbe, vînt nous rendre l’objet de notre adoration, nous dîmes provisoirement adieu à la politique.

De l’année 1816, nous ne conservâmes que le souvenir d’une claustration insupportable causée par des pluies continuelles. La cuisinière Eulalie s’en prenait au retour des Bourbons du mauvais temps et de la perte des récoltes, ce qui nous parut d’une évidence incontestable et nous confirma dans nos espérances d’un avenir meilleur. Cependant, l’année suivante, on me mit dans une pension ; mon frère y venait seulement le matin, comme élève externe, et s’en retournait à la maison le soir. Parmi les cent écoliers de cette pension se retrouvaient, comme sur un théâtre plus étroit, toutes les passions politiques qui déchiraient la France. Il y avait des royalistes, des libéraux, des hypocrites, des délateurs. Les premiers portaient la tête haute, et le gouvernement de l’endroit, c’est-à-dire le chef de l’institution, les favorisait avec une partialité marquée. Ils avaient toutes sortes de privilèges, entre autres des places d’honneur accordées, non pas à leur mérite et à leur travail, mais en récompense des sentiments politiques et religieux dont ils faisaient parade. Le plus exalté de ces jeunes ultra siégeait devant une table à part, dans l’embrasure d’une porte condamnée, où l’on avait tendu un magnifique papier bleu couvert de fleurs de lis d’or. Pour rien au monde, nous n’aurions brigué les distinctions de ce genre, et notre indifférence sur cet article nous fit ranger par nos camarades bien pensants, parmi les tièdes et les suspects. Cette position fâcheuse nous attira des affronts, des injures et des persécutions. Heureusement le maître de pension nous croyait plus dévoués à l’ordre de choses que nous ne l’étions réellement, et sa protection nous épargna quelques mauvais traitements. Mais, quinze ans plus tard, Alfred retrouva dans ces souvenirs le germe de sa Confession d’un enfant du siècle. Ma triste condition de pensionnaire interne me rendait cette vie de contrainte et de suspicion bien plus pénible qu’elle ne l’était pour mon frère. Je ne pouvais concevoir que ma mère me laissât loin d’elle ; je doutai de sa tendresse et je me crus perdu. Après les vacances, lorsqu’il fallut reprendre le collier, j’aurais voulu mourir. Par bonheur, je revins, un jour, à la maison avec la rougeole ; mon frère la gagna. Il ne fut plus question de nous bannir du toit paternel, et on nous donna un précepteur.

Ce fut dans le temps de notre convalescence qu’Alfred fut informé du mariage de sa cousine Clélie. Afin de consoler le petit amoureux de la perte de sa femme et de suppléer aux récits charmants qu’elle improvisait pour l’amuser, on eut recours aux livres. Nous dévorâmes ensemble tout ce qu’on put trouver de contes arabes et persans : Mille et un Jours, Mille et une Nuits, et la suite par Cazotte. Notre appétit du merveilleux ne se contenta pas de les relire plusieurs fois ; nous voulûmes les jouer, comme des comédies.

Nous élevâmes d’abord un édifice oriental, où l’on entrait par un escalier en spirale de vingt marches, au moins, dont la plus basse était un cahier de musique et la plus haute un secrétaire. La porte était un in-folio, qui tournait comme sur des gonds au moyen d’une corde passée dans la reliure à dos brisé. On descendait dans l’intérieur du labyrinthe par une échelle de tapissier, masquée sous les ornements capricieux de l’architecture. L’autre issue du monument pouvait servir de sortie, mais non d’entrée. C’était une longue planche enduite de cire à frotter, aboutissant par une pente rapide à un matelas sur lequel on se laissait glisser, ce qui permettait d’exécuter des fuites précipitées, des voyages aériens d’un grand effet, et l’apparition subite du génie de la lampe merveilleuse. Cette construction représenta tour à tour le palais du calife Aaroun, celui du généreux Aboul-Kasem, le souterrain à la porte de bronze, la grotte d’Ali-Baba, etc.

Bientôt les heures de récréation ne suffirent plus à des plaisirs si vifs ; vainement notre précepteur nous emmenait à l’étude. Il ne réussissait plus à nous tirer des régions fantastiques où nous vivions. Le jeu continuait pendant les leçons, malgré les réprimandes et les punitions. Nous cachions des talismans dans nos poches, et la baguette rouge du Maugraby sortait de nos manches, dès que le précepteur tournait la tête. Le soir, dans le salon de notre mère, nous changions en toutes sortes d’animaux les personnes qui n’avaient pas l’avantage de nous plaire, et quand on nous envoyait au lit, nous nous endormions du sommeil d’Abou-Hassan, pour mieux jouer, le lendemain matin, le conte du dormeur éveillé.

Ces amusements durèrent pendant toute l’année 1818. Nous demeurions alors rue Cassette, dans une maison qui appartenait à la baronne Gobert, veuve d’un général mort glorieusement sous l’empire. Son fils, resté seul vivant de huit enfants qu’elle avait eus, était d’une humeur taciturne et mélancolique. On nous l’envoya en nous priant de l’initier à nos féeries. Léon Gobert était un enfant original, avec une grosse tête et une voix d’homme. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu rire ; il avait deux ans de plus que mon frère ; son âge était justement entre le mien et celui d’Alfred ; nous le considérâmes comme une excellente recrue pour nos jeux. Il y mordit d’abord avec peine, puis il y prit goût et gagna notre fièvre orientale. La baronne, toujours préoccupée de la santé de son fils, nous livra son salon dans lequel régna bientôt un désordre épouvantable. Au bout d’un mois, notre nouveau compagnon n’était plus le même enfant : son visage animé, son entrain, sa vivacité confondaient d’étonnement le médecin, qui le croyait atteint d’une affection incurable. Il est certain que Léon Gobert passa sans accident l’âge où ses frères et sœurs avaient été emportés. Il survécut à sa mère, et s’en alla mourir par imprudence en Égypte, après avoir fondé un prix d’histoire qui devint pour Augustin Thierry une pension viagère.


II

En voyant son fils revenir à la vie, la baronne Gobert nous en sut tant de gré, qu’elle eut envie de nous rendre le plaisir que nous lui avions fait. Elle voulut absolument prêter à nos parents sa maison de campagne des Clignets, située sur la route de Viarmes, à proximité de la forêt de Carnelle. L’habitation, close et abandonnée depuis bien des années, était quelque peu lézardée et distribuée bizarrement. À l’extérieur on aurait dit un fragment de couvent en ruine, avec des fenêtres étroites et irrégulières ; des arcs-boutants soutenaient les murs privés de leur ciment, et le soir, on y voyait courir, au clair de la lune, des rats et des loirs. Au dedans, il y avait bien dix chambres de maîtres, dont trois ou quatre furent habitables, quand on y eut réuni les meilleures pièces du mobilier vermoulu. Dans le jardin, dessiné à l’anglaise, plein d’allées tournantes, de massifs épais et de vieux arbres, nous remarquâmes avec bonheur une terrasse en manière de rempart, une longue allée de cerisiers chargés de fruits, et un tertre de rochers artificiels qui semblait élevé par le décorateur de nos comédies orientales. Cette montagne faillit être la cause d’un accident grave. Nous en avions fait dix fois l’escalade, à travers les ronces qui l’encombraient, lorsqu’un jour, Alfred, en y montant, s’accroche d’une main à un rocher qui se détache et roule avec lui jusqu’au bas du tertre. Je le crus tué ; mais il en fut quitte pour une contusion à la jambe et quelques écorchures aux mains. Le duc de Bourbon fut moins heureux. Dans une de nos promenades au milieu des grands bois de Carnelle, nous suivions la chasse à courre. Tout à coup nous entendons dans le taillis un bruit étrange ; une masse noire, qui semblait voler, passe à côté de nous en rasant la terre ; c’était le sanglier ; il se jette sur un cheval qui se cabre et tombe à la renverse avec son cavalier. On emporta le prince évanoui. Il avait plusieurs lésions dangereuses et demeura longtemps au lit ; mais enfin il n’en mourut pas : une autre mort plus terrible lui était réservée à huis clos.

Le séjour des Clignets pour permettait de déployer sur un théâtre plus vaste notre humeur entreprenante. Le docteur Esparron avait dit à notre mère : « Il faut aux enfants du vent, du soleil et de l’exercice. » On nous laissait la bride sur le cou, et nous usions amplement de notre liberté. Le grand plaisir était de se proposer une expédition difficile ; par exemple, de faire le tour complet du jardin sur les murs, de monter dans un arbre jusqu’à une branche désignée d’avance ou d’aller en ligne droite d’un point à un autre, sans tourner les haies et les fossés. Le précepteur, âgé de vingt-cinq ans, acceptait parfois nos défis. Nous ne fûmes jamais si joyeux que le jour où il recula devant une mare d’eau que ses élèves franchirent en s’appuyant sur des perches. Ce précepteur était, du reste, un excellent homme, plein de patience, instruit et sans pédanterie, qui trouvait moyen de nous enseigner quelque chose, même en jouant avec nous. La leçon d’histoire se donnait pendant la promenade. Il savait l’italien ; nous l’apprenions tout en causant. De telle heure à telle autre, il était défendu de parler français, et lorsqu’un mot italien nous manquait, le maître nous passait son dictionnaire de poche. Quant à la géographie, il sut nous en rendre l’étude très agréable, en y mêlant des récits de voyageurs célèbres. Magellan, Vasco de Gama et le capitaine Cook eurent leur tour dans nos fictions. Les deux années que ce digne précepteur nous consacra nous furent bien plus douces et aussi profitables que celles du collège, si ce n’est davantage. Il se nommait Bouvrain.

À côté de la maison se trouvait la ferme des Clignets. Le fermier, M. Piédeleu, avait six pieds de haut et des épaules à porter le monde, quoiqu’un peu voûtées par l’âge. Sa femme, moins grande que lui de quelques pouces, semblait encore une géante, et leurs fils, groupés autour d’eux, quand ils allaient à la messe, le dimanche, composaient une famille d’habitant de Brobdingnac. La première fois que nous entrâmes dans la ferme, — c’était le soir après le dîner, — un des fils Piédeleu tenait par les cornes une jeune vache espiègle qui voulait s’enfuir, et la poussait à reculons dans l’étable. Deux autres garçons, pour se délasser des travaux du jour, s’amusaient à mettre debout une longue pierre d’un poids énorme, qui leur servait de banc. Le père, les bras croisés, contemplait en silence une roue neuve qu’on venait de mettre à sa charrette, tandis que la mère et la plus jeune fille préparaient le souper. Rien n’est plus admirable aux yeux des enfants que la force physique. Cette réunion de colosses et l’intérieur de cette ferme se gravèrent si profondément dans la mémoire d’un écolier de huit ans, qu’on les retrouva plus tard fidèlement reproduits dans l’historiette de Margot.

Ces Piédeleu, tout bonnes gens qu’ils étaient, nous jouèrent un vilain tour. Ils avaient dressé au milieu de la cour une grande meule de foin. À quelques pieds au-dessus du sol, nous remarquâmes dans cette meule une ouverture étroite comme une lucarne, où parut la tête d’un chat. Nous nous élançâmes à la poursuite de l’animal, qui sortit de l’autre côté de la meule par une galerie intérieure. Enchantés de cette découverte, nous n’allions plus à la ferme sans traverser la meule de foin par le chemin des chats. Un jour, deux des fils Piédeleu, qui nous guettaient, saisissent le moment où nous étions au centre de la galerie pour boucher les deux orifices avec des bottes de foin. Vouloir lutter contre les colosses eût été peine inutile. Nous ne songeâmes qu’à nous frayer un passage nouveau à côté de l’obstacle qu’on nous opposait. Au bout d’un moment l’air nous manqua ; je sentis que nous allions étouffer. Enfin, je réussis après des efforts inouïs à pratiquer une issue par où je me jetai, les bras en avant, sur le pavé de la cour, en criant aux paysans de sauver mon frère. Fort heureusement, il me suivait, et il arriva par la même route que moi, car ces bons géants ne bougeaient pas et riaient de me voir les yeux hors de la tête et le visage en feu. Lorsque notre précepteur leur dit que si cette plaisanterie eût duré cinq minutes de plus, nous étions asphyxiés, ils demandèrent ce que c’était, et jamais on ne put leur faire comprendre qu’il y eût du danger à être enfermé dans du foin.

Les Piédeleu furent encore pour nous la cause d’une mésaventure. Il y avait à la ferme un grand colombier ; les pigeons s’abattaient dans le jardin et sur la terrasse de la maison. Un de ces oiseaux, moins farouche que les autres, nous honora de son amitié. Nous lui présentions des graines qu’il venait prendre jusque dans nos mains. Un jour, un cuisinier du village de Saint-Martin-du-Tertre acheta deux couples de pigeons, en priant la fermière de les tuer tout de suite. Le massacre était commencé quand la nouvelle nous parvint. Aussitôt nous courons à la ferme, tremblant de reconnaître notre ami parmi les victimes. Par malheur notre mère arriva pendant l’exécution. En nous voyant regarder avec attention les animaux égorgés et les mains ensanglantées de madame Piédeleu, elle crut que nous prenions plaisir à ce spectacle dégoûtant ; elle en ressentit autant d’indignation que de chagrin, et nous accabla de reproches. Ici, je dois confesser que ma façon de sentir fut opposée à celle de mon frère, et que son sentiment valait mieux que le mien. Il voulait se justifier ; mais je le retins et lui dis tout bas de se taire. Je ne ressentais que l’injustice, et je repoussais l’idée de la justification, comme un nouvel outrage. Sans partager cette opinion, mon frère la respecta. Nous gardâmes tous deux le silence. Bien souvent il me demandait si ce n’était pas le moment d’expliquer la grande affaire des pigeons, et toujours je lui répondais : « Pas encore ; nous verrons plus tard. » À la fin, il n’y songea plus, et me laissa le soin de préparer le triomphe de notre innocence. Nous étions des hommes quand le malentendu cessa.

Au mois de novembre, les brouillards et le froid nous chassèrent de la campagne. Rentrés dans l’appartement de la rue Cassette, nous y étions comme des sauvageons en serre chaude. Alfred eut des accès de manie, causés par le manque d’air et d’espace, et qui ressemblaient assez à ce qu’on raconte des pâles couleurs des jeunes filles. Dans un seul jour, il brisa une des glaces du salon avec une bille d’ivoire, coupa des rideaux neufs avec des ciseaux et colla un large pain à cacheter rouge sur une grande carte d’Europe au beau milieu de la mer Méditerranée. Ces trois désastres ne lui attirèrent pas la moindre réprimande, parce qu’il s’en montra consterné. C’est moi qui me chargeai d’en perpétuer le souvenir. Dans nos conciliabules, lorsqu’il me demandait mon avis sur une chose faite que je n’approuvais pas, je lui disais : « La glace est brisée, n’y pensons plus ; tâche au moins de ne pas couper les rideaux et de ne pas coller de pain à cacheter dans la mer Méditerranée. » Présentés sous cette forme, les avertissements le faisaient rire, et il écoutait le reste avec patience.

Parmi les livres de mon grand-père Desherbiers, je trouvai un jour la légende des quatre fils Aymon. Cette lecture me plongea dans une rêverie profonde. Un monde nouveau s’ouvrait à moi : celui de la chevalerie. Au premier mot que j’en dis à mon frère, il s’enflamma. Nous demandâmes à grands cris des romans. On nous donna la Jérusalem délivrée. Nous n’en fîmes qu’une bouchée. Il nous fallut le Roland furieux, et puis Amadis, Pierre de Provence, Gérard de Nevers, etc. Nous cherchions les prouesses, les combats, les grands coups de lance et d’épieu ; quant aux scènes d’amour, nous n’en faisions point de cas, et nous tournions la page quand les paladins se mettaient à roucouler. Bientôt nos imaginations se remplirent d’aventures. Nous estimions bien au-dessus des autres les héros qui devaient leur succès à leur seule vaillance. Pour cette raison, Renaud de Montauban eut la palme sur tous ses rivaux et demeura le type du chevalier accompli. Tous ces personnages fabuleux, pesés dans nos justes balances, reçurent une place plus ou moins élevée, selon leur mérite, et chacun d’eux fut rangé dans une catégorie. Renaud seul était hors ligne ; depuis Charlemagne jusqu’à Maugis, jusqu’à Huon de Bordeaux, personne ne fut oublié. S’il eût assisté à nos délibérations, le grand Don Quichotte aurait approuvé notre consciencieuse impartialité, et je n’hésite pas à le dire : sa haute sagesse eût confirmé la plupart de nos jugements.

Ce travail de classement une fois terminé, comme nous nous sentions l’esprit moins encombré, les représentations commencèrent. Léon Gobert y joua fort bien son rôle. Le personnage qu’il faisait le mieux était celui de Roland. Au moment du champ clos il frappait avec une véritable fureur. Alfred étant le plus faible avait, par privilège, cette lance enchantée qui désarçonnait par magie les preux les plus intrépides et les plus robustes. Quiconque en était touché devait se laisser choir. Cet avantage rétablissait l’égalité entre les combattants. Cependant notre passion pour la chevalerie mettait à une rude épreuve la patience du précepteur. Trop souvent, au lieu de l’écouter, nous allions chevauchant dans la forêt des Ardennes. Le maître avait raison de se fâcher ; mais nous étions incorrigibles. Pour échapper aux punitions, nous inventâmes une ruse diabolique. Sur chaque page du dictionnaire latin de Noël fut inscrit le nom d’un chevalier. Celui qui cherchait un mot dans ce dictionnaire avait pour lui le personnage dont le nom se trouvait à la page qui contenait le mot latin. Le chevalier le plus vaillant faisait gagner l’un des deux chercheurs ; le moins estimé faisait perdre l’autre, en sorte que sous le prétexte des versions latines, le jeu se poursuivait à la barbe du maître. Un matin que le bon monsieur Bouvrain chercha lui-même dans le dictionnaire, il tomba par hasard sur le nom du traître Ganelon, et ses deux élèves furent pris d’un rire aussi fou que celui de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme.

Je n’insisterais pas sur ces bagatelles si je ne croyais y voir des sujets d’observation pour les gens qui se vouent à la carrière ingrate de l’enseignement. Au lieu de faire la guerre à notre engouement pour les héros fabuleux de la chevalerie, n’aurait-on pu tourner ces manies d’écoliers au profit de notre éducation ? Il ne s’agissait que d’offrir à nos imaginations affamées une nourriture meilleure. Avec un peu de souplesse et de complaisance, peut-être aurait-on réussi à substituer les héros de Plutarque à ceux de la Bibliothèque bleue. Notre enthousiasme se serait porté sur Thémistocle ou sur Paul-Émile, et dans nos jugements nous aurions flétri la mauvaise foi de Lisandre aussi sévèrement que la perfidie de Ganelon. Mais il faudrait se donner beaucoup de peine pour étudier le caractère, les goûts et les instincts des enfants. Je comprends qu’on trouve plus commode de les mener tous de la même façon.

L’année 1819 fut marquée dans nos souvenirs par l’épisode important d’un voyage en Bretagne. Après un séjour d’un mois dans la petite ville de Fougères, dont notre oncle Desherbiers était alors sous-préfet, nous allâmes à Rennes, chez un ami de notre père. Le régiment d’artillerie en garnison dans cette ville donna aux habitants le spectacle d’un polygone de nuit. Le lendemain de la fête, il y avait chez notre hôte une soirée à laquelle assistaient plusieurs officiers d’artillerie. Le fils du colonel, qui avait la prétention de savoir dessiner, représentait sur une feuille de papier des mortiers et des canons. Pour figurer la courbe que décrit une bombe, il traçait naïvement des demi-cercles réguliers.

« Vous vous trompez, lui dit Alfred ; la bombe est lancée en ligne droite et change peu à peu de direction en perdant sa force jusqu’à ce que son poids la ramène à terre. Le chemin qu’elle suit n’est donc pas un cercle, mais une ligne qui paraît courbe au milieu et droite aux deux bouts. »

Et il prit la plume pour tracer des paraboles sur le papier. Le fils du colonel, nourri dans l’artillerie, soutint son dire, par amour-propre et par obstination. Un officier qu’on prit pour arbitre, regarda d’un air étonné cet enfant qui venait de résoudre un problème de statique. Il ne manqua pas de prédire à la mère de ce petit phénomène que son fils serait quelque jour un grand mathématicien. Il se trompait : Alfred n’avait point de dispositions pour les sciences exactes, mais il avait le coup d’œil sûr et savait se rendre compte de ce qu’il voyait.

On nous avait promis de nous faire voir la mer. Notre hôte nous conduisit en voiture jusqu’à Dinan, où nous nous embarquâmes, avec d’autres passagers, sur une rivière qui a son embouchure dans la baie de Saint-Servan. Un orage violent éclata justement à la tombée de la nuit, quand nous venions d’entrer en pleine mer. Un coup de vent brisa le mât de la barque et enleva dans les airs le shako d’un soldat. Les passagers poussaient des cris lamentables et le patron perdait la tête. Heureusement un gros bateau pêcheur, qui rentrait au port, nous remorqua jusqu’à Saint-Malo, où nous arrivâmes mouillés et transis, mais enchantés d’avoir fait connaissance avec l’Océan par une manière de petit naufrage.

Au retour à Paris, dans les premiers jours d’octobre, notre précepteur voulut nous quitter ; celui qui se présenta pour le remplacer était un âne avec des airs fashionables, dont l’ignorance fut bientôt percée à jour. Notre père pensait que l’éducation publique était la seule bonne pour des garçons : il me mit dans une institution. Mon frère resta dans la maison paternelle et suivit en externe libre les classes du collège Henri IV. Il n’avait que neuf ans et on le jugea de force à entrer dans la classe de sixième, ce qui prouve que les leçons de l’honnête M. Bouvrain n’avaient pas été si mauvaises. Le jour de son début au collège, l’enfant gâté fut accueilli par les huées de ses camarades. On lui avait imprudemment laissé sa belle crinière blonde et un col festonné rabattu sur les épaules. Il revint tout en larmes. Vite, il fallut lui couper les cheveux. Bien qu’il prît l’aventure au tragique, ce n’était là qu’un de ces petits déboires qui assouplissent le caractère. C’est même une expérience salutaire que de se trouver aux prises avec la raillerie et la malveillance, en sortant du giron maternel. On ne saurait apprendre de trop bonne heure à se défendre soi-même et à ne point compter sur l’indulgence des autres. Mais cette leçon fut suivie d’une épreuve plus cruelle, que bien peu de gens ont subie dans un âge aussi tendre.

Dès ses premières compositions, Alfred de Musset obtint les meilleures places et fut remarqué du professeur. Le chef d’une grande institution, où les études étaient très fortes, le voulait prendre gratuitement dans sa maison, en assurant qu’il se chargeait de lui faire obtenir des prix au concours général. Notre mère rejeta bien loin cette proposition, dans la crainte que la santé de son fils de fût sacrifiée à la fortune de l’établissement. Elle n’eut point à se repentir de sa prudence ; l’émulation d’Alfred n’avait pas besoin d’être excitée. Sans travailler beaucoup, il obtint assez de succès. Pour une fois qu’il ne fut pas assis au banc d’honneur, il en ressentit un si grand chagrin qu’on eut quelque peine à le consoler. Il pleurait toutes les larmes de ses yeux, et n’osait plus se montrer ; mais, quand il se vit accueilli plus tendrement encore qu’à l’ordinaire, il comprit avec une joie dont le souvenir ne s’effaça jamais, que son jeune cœur tenait de plus près qu’il ne le pensait lui-même au cœur de sa mère. En revanche, comme il était le plus petit de sa classe, la méchante engeance des écoliers conçut une haine féroce contre ce blondin toujours premier, que le professeur estimait au-dessus des autres. Les plus paresseux formèrent entre eux une ligue offensive, et chaque jour, à la sortie du collège, l’élève modèle recevait une grêle de coups. On le poursuivait jusque dans les bras du domestique qui l’attendait à la porte, et, comme la cour était grande, il arrivait fort maltraité, les vêtements en désordre, quelquefois même le visage en sang. Pendant plus d’un mois que dura cette conspiration, le pauvre garçon eut affaire à la basse passion de l’envie dans ses manifestations les plus brutales et les plus cyniques, et dès son enfance il apprit que le vulgaire ne se conduit point avec les hommes supérieurs comme avec les autres hommes. Ce fut Léon Gobert qui mit fin à cette lâche oppression. Il ne venait au collège que pour la classe d’histoire. Un jour qu’il vit son ami tomber dans un de ces guets-apens, il se jeta comme un lion dans la mêlée, et distribua des horions si terribles que l’envie se trouva vaincue et la ligue dissoute à jamais.

Depuis ma séparation d’avec mon frère, je ne le voyais plus que le dimanche. Ce jour-là, nous revenions aux romans de chevalerie. Peut-être les préoccupations de la vie réelle avaient-elles ébranlé notre foi et attiédi notre enthousiasme ; nous ne mettions plus à nos fictions la même ardeur qu’autrefois. Un matin, Alfred me demanda sérieusement ce que je pensais de la magie et particulièrement de l’enchanteur Merlin. Je fus obligé d’avouer que probablement tout cela n’était que des contes inventés par des poètes et des écrivains ingénieux, que les aventures merveilleuses de Roland étaient des fables et que Merlin n’avait jamais enchanté personne.

« Quel dommage ! dit Alfred en soupirant. Mais s’il est impossible de se rendre invisible, de se transporter subitement d’un lieu dans un autre et d’avoir un génie à ses ordres, rien n’empêche de construire des escaliers dérobés dans un mur épais, ou de percer dans un panneau de boiserie une porte secrète qui s’ouvre, sinon en prononçant des paroles magiques, du moins en poussant un ressort. »

Je répondis que je croyais fermement aux escaliers dérobés et aux portes secrètes.

« Eh bien ! à quoi donc pensons-nous ? s’écria-t-il. Nous habitons cette maison depuis plusieurs années et nous ne savons pas même si elle ne renferme pas quelque passage mystérieux, quelque moyen de circuler d’un étage à l’autre par l’intérieur des murs. »

Un examen approfondi nous donna la triste certitude que la maison ne contenait aucune issue mystérieuse. En voyant le désappointement de mon frère, je voulus tenter de lui rendre un moment d’illusion. La maison de la baronne Gobert ne se composait que de deux étages et un rez-de-chaussée[2]. Nous occupions le second ; mais nous avions encore sous les combles une grande cuisine, plus deux chambres de domestiques dont les fenêtres s’ouvraient sur une gouttière. Au risque de me casser le cou, je passai par cette gouttière d’une chambre dans l’autre. La servante, pour suspendre sa montre, avait planté dans la boiserie un crochet à vis en cuivre doré. Je décidai que ce crochet devait être la clef d’un panneau tournant, et j’annonçai pompeusement à mon frère qu’il existait un passage secret dans la cloison qui séparait les deux mansardes. Cette nouvelle lui causa tant de joie qu’il en pâlit d’émotion. Avant de lui révéler le mystère, j’exigeai qu’il me laissât passer sans regarder comment je m’y prenais. Nous montâmes dans les mansardes. Il ferma les yeux et se boucha les oreilles avec la bonne foi et la simplicité d’un vrai croyant. Je me glissai sans bruit par la gouttière ; quand il m’entendit l’appeler dans la chambre voisine, sa surprise fut extrême. L’idée ne lui vint pas d’ouvrir les yeux pour m’épier, tant il avait peur de se retrouver en face de la plate réalité. Cependant il voulut passer à son tour à travers la muraille, et, pour obéir à mes prescriptions, il tourna le crochet de cuivre onze fois dans un sens, treize fois dans le sens contraire et je ne sais combien de fois de droite à gauche et de gauche à droite. Il y demeura une demi-heure, pensant toujours avoir mal compté. À la fin je lui avouai mon stratagème et le prestige s’évanouit. Alfred me sut gré de cette tromperie comme d’une attention délicate ; l’illusion était encore trop tôt perdue. Il se promettait, d’ailleurs, de jouer le même tour à notre voisin Léon Gobert ; mais ce garçon-là n’avait pas la foi : il s’empressa d’ouvrir les yeux et de courir à la gouttière, en sorte que la supercherie n’alla pas même jusqu’au bout.

Peu de jours après l’aventure de la porte secrète, le mois de janvier arriva. Soit par hasard, soit avec intention, nos parents nous donnèrent pour nos étrennes le Don Quichotte de Cervantès. Ce charmant ouvrage porta le dernier coup à notre goût déréglé pour la chevalerie. Mieux que d’autres lecteurs plus raisonnables, nous avons pu juger que le livre de Cervantès est plein de sagesse, de bon sens et de juste mesure, qu’il purge l’esprit d’un fatras extravagant et ridicule, et qu’il atteint exactement sans le dépasser le but où vise l’auteur, qui est, comme Cervantès le dit lui-même, de signaler au mépris des hommes un genre de littérature faux et absurde. Ainsi finit, dans l’enfance d’Alfred de Musset, la période du merveilleux et de l’impossible, espèce de gourme que son imagination avait besoin de jeter, maladie sans danger pour lui, puisqu’il en sortit à l’âge où pour d’autres elle commence à peine, et dont il ne lui resta qu’un élément poétique et généreux, une certaine inclination à considérer la vie comme un roman, une curiosité juvénile et une sorte d’admiration pour l’imprévu, l’enchaînement des choses et les caprices du hasard. Ce penchant, un peu fataliste, se reconnaît aisément dans les nouvelles et les comédies, notamment chez les personnages auxquels l’auteur a prêté ses idées et ses sentiments.


III

Pour les pauvres écoliers, l’année se réduit aux six semaines des vacances ; le reste n’est qu’une série de jours insipides, où l’on se barbouille de latin, les coudes sur une table, et qui ne vaudraient pas la peine de vivre, s’il n’était convenu qu’on ne peut pas devenir un homme à moins. Alfred de Musset avait trop de conscience au travail, trop d’envie de bien faire, trop de crainte de ne pas réussir, pour ne pas être malheureux et toujours agité pendant le temps de ses études classiques. Une mauvaise place le mettait au désespoir ; s’il n’avait pu apprendre ses leçons jusqu’au dernier mot, il partait pour le collège tremblant de frayeur ; le remords d’une faute même légère le poursuivait à ce point qu’il venait s’accuser lui-même. Au commencement de chaque année scolaire, c’était un grand sujet d’émotion que le changement de professeur ; pour en suivre un qui lui témoignait de l’intérêt, il sauta de la classe de sixième à celle de quatrième, ce qui ne l’empêcha pas d’enlever un premier prix à la fin de l’année. Plus tard, il se corrigea bien de cette timidité ; mais il ne put jamais se défaire de sa disposition à l’inquiétude.

Aux vacances de l’année 1822, notre père eut l’envie de nous mener chez ses vieux amis du Vendômois, dont la plupart nous étaient inconnus. À Chartres on nous avait préparé une réception burlesque. En descendant de la diligence, nous tombons dans un groupe de paysans qui paraissent fort ébahis de rencontrer par hasard Monsieur de Pathay. On lui demande si les deux gas qui l’accompagnent ne seraient point ses fils, et on nous adresse des quolibets que nous ne savions comment prendre. Cependant Monsieur de Pathay, plus fin que Pourceaugnac, reconnaît, l’un après l’autre, tous ses mystificateurs, hormis une nourrice fort bavarde et maligne comme un démon. C’était une femme qu’il avait laissée jeune fille et qu’il retrouvait mère de famille à douze ans d’intervalle. Nous regardions avec étonnement cette compagnie égrillarde ; mais comme chacun joua son rôle à merveille, nous conservâmes une haute opinion de l’esprit et de la gaieté des habitants de Chartres.

À Vendôme nous attendait une réception moins divertissante. Quoique le jour et l’heure de notre arrivée eussent été annoncés à notre vieille tante la chanoinesse de Musset, elle feignit de n’avoir point compté sur nous. Sa petite maison, située dans le faubourg de Saint-Bienheuré, avec un jardinet clos par un bras de rivière, ressemblait à ces intérieurs froids et silencieux que Balzac aimait à décrire. Il y régnait une odeur de vétusté sordide, et les contrevents toujours fermés préservaient des ardeurs du soleil le salpêtre et la moisissure. Trois chiens, dont un affreux carlin, répondirent à notre coup de sonnette par des aboiements que rien ne put calmer. La maîtresse du logis nous reçut avec aigreur. Le déjeuner, qui se fit longtemps attendre, était si exigu que la bonne dame en eut honte ; elle y voulut ajouter une grappe de raisin cueillie sur la treille et qui se trouva du verjus. Pendant ce léger repas, elle nous donna clairement à entendre qu’elle se serait bien passée de notre visite. À plusieurs reprises, le frère et la sœur devinrent rouges de colère ; ils échangèrent quelques lardons et se séparèrent froidement. En 1830, lorsque le bruit causé par la publication des Contes d’Espagne eut pénétré dans son humide réduit, la chanoinesse se soulagea par une lettre de reproches. Elle avait toujours blâmé son frère d’aimer trop la littérature ; mais c’était le comble de l’humiliation que d’avoir pour neveu un poète ! Elle renia et déshérita les mâles de sa famille pour cause de dérogation.

Quelques jours de liberté sous les vieux arbres de la Bonne-Aventure effacèrent la pénible impression de notre visite à la chanoinesse. Le reste de nos vacances fut partagé entre le petit château des Mussets, où demeurait alors un de nos cousins, qui a toujours été pour nous un tendre ami, et le vieux manoir de Cogners, résidence seigneuriale du chef de la famille. Cogners, érigé en marquisat sous la régence d’Anne d’Autriche, est un château féodal qui doit aux vastes constructions ajoutées par la XVIIe siècle, un caractère à la fois pittoresque et majestueux. Son large escalier en pierre, bâti dans une tour, dessert les deux étages. La partie moderne, où sont les appartements d’honneur, contient des pièces immenses, des fenêtres d’une hauteur démesurée. Dans la partie ancienne, les chambres sont de formes irrégulières, les portes étroites, les fenêtres à embrasures profondes. Au moyen d’un double plancher, on avait pratiqué dans une de ces chambres une loge secrète, dans laquelle on descendait par une trappe cachée sous un grand lit à colonnes et à baldaquin. Des femmes et des curés avaient trouvé là un asile pendant les orages de la Révolution. Un de nos rêves les plus chers se réalisait tout à coup, mais un peu tard, comme il n’arrive que trop souvent dans la vie. La joie d’Alfred fut pourtant grande lorsqu’on lui permit d’habiter la chambre à cachette. Malgré la fatigue d’une journée de voyage, il ne dormit guère, tant il avait hâte d’ouvrir la trappe. Il m’éveilla au point du jour, et nous descendîmes dans l’entresol mystérieux. C’était une pièce basse ; mais parfaitement habitable. Nous en revînmes couverts de toiles d’araignées ; et, en découvrant sur les belles tapisseries qui décoraient notre chambre, le sujet de Don Quichotte prenant le plat d’étain du barbier pour l’armet de Mambrin, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre expédition.

Cependant, tout, au château de Cogners, jusqu’aux mœurs hospitalières et patriarcales des habitants, nous reportait aux siècles passés. On dînait à deux heures et on soupait à huit. Le voyageur, curé, médecin ou gendarme, qui traversait le pays, trouvait son couvert mis à table et une place à l’écurie pour son cheval. À l’entrée de la nuit, on se réunissait dans l’immense salon du rez-de-chaussée, dont un chandelier à deux branches, posé au centre sur un large guéridon, n’éclairait que d’un demi-jour les extrémités et les angles. Celui de nous qui passait près de la table projetait au loin sur les murailles une ombre de géant. Pour attendre le souper, le châtelain nous faisait à haute voix la lecture du journal. Il déclamait certains passages avec une solennité comique, et ne manquait jamais d’ôter sa casquette lorsqu’il rencontrait les noms et titres de Monseigneur le Dauphin ou de S. A. R. Madame. Ce n’était pas de l’irrévérence pour les personnages nommés, mais une manière de témoigner son dédain pour la puissance nouvelle des gazettes, dont il n’avait pas encore compris l’importance comme organes de l’opinion publique. Le marquis de Musset avait fait partie de la première Chambre des députés de 1814. Son fils servait dans les gardes du corps du roi, et son gendre dans la compagnie des gardes de Monsieur. Il avait servi lui-même sous l’ancien régime. À dix-huit ans, étant officier au régiment d’Auvergne, il avait attiré par sa bonne mine l’attention de Louis XV, qui l’avait fait sortir des rangs pour le regarder de plus près. Ses petits-neveux n’ont pu admirer en lui que les agréments d’un vieillard ; mais il se tenait encore droit comme un cierge ; il avait le teint d’une fraîcheur remarquable, l’œil à fleur de tête, le nez aquilin, la jambe admirable, et il marchait les pieds en dehors, le jarret tendu, la tête haute, comme s’il eût fait son entrée dans les salons du roi. Ses grands airs, son langage correct, son répertoire d’anecdotes anciennes qu’il racontait fort bien, nous inspiraient une curiosité mêlée de respect.

Le marquis avait eu dans sa vie un chagrin profond aggravé par les remords et dont il ne parlait jamais, quoique le temps et la dévotion l’eussent consolé. Il avait perdu par sa faute un fils aîné de grande espérance. Je me souviens que dans la famille on évitait d’aborder ce sujet de conversation en présence des enfants ; mais nous entendions quelquefois parler en termes obscurs de notre cousin Onésime, de ses belles facultés et de ses heureuses dispositions. J’ai su plus tard sa mort tragique. Son père avait eu la malheureuse idée de le mettre, à quinze ans, dans l’institution Liotard, où l’on s’occupait plus des sentiments religieux des écoliers que de leur développement intellectuel. Onésime s’imagina qu’on le destinait à l’état ecclésiastique pour lequel il éprouvait une répugnance invincible. Il fit part de ses craintes à notre père et le supplia d’intercéder auprès du marquis pour obtenir une explication. De son côté le jeune homme écrivit lettre sur lettre ; il ne reçut que des réponses sévères et dans lesquelles ne se trouvait point l’éclaircissement qu’il souhaitait. Du fond de sa province, le père ne comprenait point le danger de ces remontrances vagues ; il ne voyait dans les prières et les questions de son fils qu’un manque de soumission. Onésime ne doutant plus qu’on ne voulût faire de lui un prêtre, écrivit une dernière lettre de désespoir. Le marquis en fut touché ; mais, pour le bon exemple, il crut devoir déployer encore une fois, au moins en paroles, toute la rigueur de la puissance paternelle. Sa réponse, plus sévère que les précédentes, exigeait une soumission aveugle et ne donnait aucune explication. À peine eut-il jeté cette fatale réponse à la poste, que le père, comme s’il eût deviné le malheur qui en devait résulter, quitta son château de Cogners et partit à la hâte pour Paris, décidé à retirer son fils de l’institution Liotard. Il arriva le soir même du jour où le pauvre Onésime venait de se tuer.

Notre vieille tante, aussi dévote que son mari, avait fini par se consoler, comme lui, de ce grand malheur. C’était une excellente personne et une vraie figure des temps passés, connaissant peu le monde, car elle n’était sortie du château de son père que pour aller s’établir, le jour de son mariage, dans celui de Cogners, d’où elle n’avait plus bougé. Sa fille aînée, qui ne s’était point mariée, pratiquait la charité en grand ; elle avait pharmacie et cuisine pour ses pauvres, et lisait autant ses livres de médecine que son paroissien. Souvent on venait la chercher au milieu de la nuit. À toute heure, en toute saison, elle partait, son trousseau sous le bras, pour porter des secours aux malades. Ni la fatigue, ni l’altération de sa santé ne purent arrêter son zèle un seul jour. Elle mena cette vie de dévouement, dans un pays perdu, sans autre récompense que les bénédictions des bonnes gens de sa commune, jusqu’au jour où il ne lui resta plus que la force de prier le Dieu qu’elle avait si noblement servi.

Nos bons parents partageaient leurs caresses entre mon frère et moi. L’oncle avait une prédilection évidente pour Alfred ; la tante, par esprit de justice, me témoignait de la partialité. Tandis que le mari donnait à son favori les plus beaux fruits, la femme glissait dans mon assiette les meilleurs morceaux. Ce régime de Cocagne plaisait fort à des écoliers de bon appétit ; aussi lorsqu’on nous demandait où nous voulions passer le temps des vacances, nous insistions pour retourner chez l’oncle de Musset. On nous y ramena, en effet, en 1824 ; mais, cette fois, un accident auquel tout autre enfant que mon frère n’aurait pas fait grande attention, vint mêler une impression terrible aux délices du château de Cogners. Alfred brûlait du désir de faire sa première partie de chasse. On lui trouva un petit fusil à un coup, et, sous la conduite du garde, on lui permit de tuer des lapins dans la garenne. Un matin, il marchait derrière moi, portant sous le bras son fusil qu’on venait de charger et dont le canon était dirigé sur mes talons. Ce fusil ne valait rien ; la batterie en était usée. Le coup part sans qu’on sache pourquoi, et la charge de plomb fait un trou dans la terre, à quelques lignes de mon pied droit. Je me retourne au bruit, et, à travers un nuage de fumée, je vois mon frère chanceler et s’asseoir. Il eut une attaque de nerfs suivie d’un accès de fièvre. Son indisposition ne dura pas ; mais son goût pour la chasse se trouva fort diminué, le séjour de Cogners terni dans son esprit, et le chiffre même de 1824 remplacé à jamais par cette périphrase : « l’année où j’ai failli tuer mon frère ».

Alfred était alors dans sa quatorzième année, et si avancé qu’il aurait pu achever ses études à quinze ans, si on le lui eût fait doubler la classe de philosophie. Le duc de Chartres, qu’il eut pour condisciple pendant deux ans, avait reçu du duc d’Orléans, son père, l’autorisation d’amener quelques-uns de ses camarades au château de Neuilly les jours de congé. L’élève le plus fort de la classe ne pouvait manquer d’être au nombre des invités. Il plut à toute la famille d’Orléans et particulièrement à la mère des jeunes princes, qui recommandait à son fils de ne pas oublier le petit blondin. La recommandation était inutile : de Chartres, — comme on l’appelait au collège, — avait une préférence marquée pour Alfred. Pendant les classes, il lui écrivit quantité de billets sur des chiffons de papier. La plupart de ces billets ne sont que des invitations à venir dîner à Neuilly ; mais le ton en est plein de franchise. Je citerai seulement le dernier, qui est une réponse à une lettre d’adieu trop respectueuse, au gré du jeune prince :


« C’est aujourd’hui la dernière fois que je viens au collège. Comme nous ne nous verrons pas d’ici à quelque temps, je vous serai bien obligé de m’écrire. Nous allons partir le 21, pour ne revenir que le 9 août. Nous vagabonderons en Auvergne, en Savoie et sur les bords du lac de Genève. Adieu et tout à vous.

« de Chartres.

« P. S. — J’attendais de vous autre chose que des respects. »


Pendant le voyage dont il est question, le prince adressa encore à son ancien camarade deux longues lettres. La première, datée de Clermont-Ferrand, contient quelques détails sur les montagnes de l’Auvergne ; l’autre est la relation d’une excursion rapide en Suisse, écrite avec la naïveté d’un tout jeune homme. Mais je trouve dans cette liasse de papiers une troisième lettre bien plus originale, inspirée par une boutade de gaieté amicale et familière. Celle-ci me paraît digne d’être publiée. Elle porte la date du 14 septembre 1826.


« Mon cher ami, si j’ai tardé si longtemps à vous écrire, c’est que je n’avais vraiment rien à vous dire. Une étude de neuf heures, entrecoupée par des promenades à cheval, de temps en temps des parties de famille à ânes, à Montmorency ou à la foire des Loges, tout cela n’offre pas beaucoup de matière à une lettre. Mais aujourd’hui que j’ai fait un exploit magnifique, il faut que je vous en fasse part.

« Nous sommes allés à la foire de Saint-Cloud, et, après nous être fait peser, avoir parcouru les boutiques à vingt-cinq sous, acheté tout ce qui flatte l’œil, mangé force gaufres, nous sommes entrés dans le cirque équestre de M. le chevalier Joanny. L’assemblée se composait d’environ cent personnes. M. le chevalier Joanny, homme de cinq pieds huit pouces, paraît dans un ancien habit de garde du corps fait pour un homme de cinq pieds, ce qui lui place la taille au milieu du dos. Il avait là-dessous un gilet brodé et des pantalons imitant les culottes turques. Un bruit épouvantable se fait entendre, c’est l’ouverture. L’orchestre intérieur (car, tandis qu’on paradait dans le cirque, on continuait d’appeler au dehors les spectateurs à sons de trompe), l’orchestre intérieur était composé de six cors de chasse, tous faux, et d’un trombone dont jouait une très jeune et très belle femme. Un Chinois s’élance dans l’arène. Il a pour bonnet le haut d’un parasol, pour culottes des caleçons fort sales et le reste à l’avenant. Quant aux autres faiseurs de tours qui lui succèdent, ab uno disce omnes.

« Enfin, après bien des tours de force et bien des gambades, tous sortirent de l’arène pour céder la place à un monstrueux éléphant qui fut le théâtre de ma vaillance. Cet animal fort intelligent exécuta toutes sortes de tours, à la volonté de son cornac. Lorsqu’il eut salué la compagnie, M. le chevalier Joanny nous expliqua comment, dans l’Inde, au lever du soleil, « ces animaux, par une sorte d’instinct de la religion, saluent l’astre majestueux du jour. » — Où diable la religion va-t-elle se nicher !

« Lorsque l’éléphant prit un balai pour balayer la salle, M. le chevalier, qui accompagnait toujours de quelque judicieuse réflexion chaque action du monstrueux mais intelligent quadrupède, nous apprit que, dans l’Inde, « les petites maîtresses se servaient de semblables femmes de chambre pour nettoyer leurs boudoirs. » Ensuite il invita toutes les personnes de bonne volonté à monter sur le dos de l’éléphant. Personne ne bougea. Voyant que tout le monde hésitait, je crus devoir donner l’exemple et je grimpai sur l’animal avec le cornac et mon frère Joinville. Aucun spectateur ne se soucia de nous suivre. Alors nous nous mîmes en marche. En passant devant l’orchestre, j’ôtai gravement mon chapeau, et les musiciens, qui ne voulaient pas rester en arrière de politesse, entonnèrent l’air : Où peut-on être mieux, etc. ?

« Voilà, mon cher ami, le trait d’héroïsme que je voulais absolument faire parvenir jusqu’à vous ; persuadé que vous l’apprécierez à sa juste valeur.

« Ferdinand P. d’Orléans. »

IV

Jusqu’à présent, on n’a vu dans Alfred de Musset qu’un enfant précoce, d’une imagination vive, qu’un écolier appliqué, un peu craintif, et prenant pour bon tout ce qu’on lui enseigne. En 1826, sont esprit donna des signes remarquables d’indépendance et de force. Comme on lui apprenait la logique, l’analyse, le raisonnement, il se mit à raisonner. Souvent, après la classe de philosophie, où il avait écouté attentivement la leçon, il secouait la tête et commençait à dire : « Cela ne me satisfait pas. » Alors, il retournait de cent manières la question traitée, pénétrait au fond et concluait dans un sens nouveau. Ses compositions se ressentirent de ces aspirations à la vérité. Le professeur, qui était un excellent homme, mais fort méthodique, fut d’abord troublé en voyant que sa métaphysique scolastique n’était point parole d’évangile pour son meilleur élève. Il eut pourtant le bon esprit de ne point s’en fâcher. Pourvu que les principes fondamentaux fussent respectés, il accepta la discussion sur les questions secondaires ; plus d’une fois il donna la leçon à toute la classe avec le devoir de l’écolier. Au mois de juillet 1827, lorsque Alfred eut composé au concours général des collèges, nous vîmes arriver monsieur Cardaillac et un autre membre du conseil universitaire, qui vinrent annoncer à notre père que son fils allait très probablement obtenir le prix d’honneur. Le sujet du prix était une dissertation latine sur l’origine de nos sentiments. La composition de l’élève Alfred de Musset avait été reconnue tout d’abord la meilleure au double point de vue de la pensée et de la forme ; mais le côté religieux de la question avait paru trop peu développé. Un autre élève, dont la composition annonçait moins de talent, avait appuyé davantage sur ce point important, de sorte que les voix des examinateurs étaient partagées. Le grand-maître de l’Université, qui était l’évêque d’Hermopolis, fit pencher la balance du côté de l’enfant qui semblait le plus dévot. Il en devait être ainsi sous le règne de Charles X. Quelques années plus tard, le premier prix d’honneur eût été donné à Alfred de Musset. Il n’obtint que le second prix. Au moment de la distribution, monseigneur d’Hermopolis sourit, en voyant monter sur l’estrade un petit blondin de seize ans, et la couronne qu’il lui posa sur la tête descendit jusqu’aux épaules.

Un prix est peu de chose si l’on s’en tient aux succès de collège. Les ouvrages d’Alfred de Musset prouvent qu’il ne s’arrêta pas sitôt dans l’étude de la philosophie, et qu’il poussa très loin son éducation métaphysique. Pour quiconque a pris la peine de le lire, le penseur est toujours à la hauteur du poète[3]. Ce qu’il importe de remarquer, puisqu’il s’agit ici de faire connaître l’homme, c’est sa manière de procéder à la recherche du vrai. Lorsqu’il se mesurait avec un grand esprit, il commençait par remplir en conscience le rôle de disciple, afin de se bien pénétrer de la doctrine ou du système. Non content d’étudier une philosophie, il l’adoptait ; volontiers il l’aurait professée et même pratiquée. Mais bientôt sa raison se trouvait heurtée sur un point ; le doute arrivait ; le disciple devenait juge, et puis contradicteur. Je le vis ainsi passer tour à tour de Descartes à Spinosa, puis aux philosophes modernes par Cabanis et Maine de Biran, pour venir aborder au port où il trouva l’Espoir en Dieu. À la recherche du beau, il procéda de la même façon, commençant par jouir de tout ce qui lui plaisait, s’échauffant, se livrant sans réserve au plaisir de l’admiration, et finissant par examiner et approfondir. Dans ce double exercice de facultés qui semblent s’exclure, l’enthousiasme et la pénétration, il acquit non seulement en littérature, mais dans tous les arts, une solidité de jugement telle que, s’il n’avait pas eu autre chose de mieux à faire, il aurait pu être un des critiques les plus forts de son temps.

Pour suivre le nouveau plan d’études qu’il s’était tracé, Alfred mena de front la lecture des écrivains étrangers avec le droit, le dessin et la musique. Rebuté par l’aridité du droit, il voulut essayer de la médecine ; mais aux leçons d’anatomie descriptive de M. Bérard, la dissection des cadavres lui inspira un dégoût insurmontable. Son père, ne redoutant pour lui que l’oisiveté, ne le pressait point encore de choisir un état. Ce fut l’étudiant lui-même qui s’alarma en découvrant qu’il n’avait aucun goût pour les deux carrières les plus recherchées de la jeunesse. Pendant plusieurs jours, il demeura enfermé dans sa chambre, en proie aux réflexions les plus tristes, et quand je lui demandai la cause de cette humeur sombre : « Jamais, me répondit-il, je ne serai bon à rien ; jamais je n’exercerai aucune profession. L’homme est déjà trop peu de chose sur ce grain de sable où nous vivons ; bien décidément je ne me résignerai jamais à être une espèce d’homme particulière. »

Il ne se doutait guère que dans peu de temps il appartiendrait à une espèce d’hommes si rares, qu’on en voit à peine trois ou quatre par siècle. Son chagrin se calma lorsque son maître de dessin, étonné de ses progrès, lui déclara qu’il ne tiendrait qu’à lui d’être un peintre. À l’idée qu’il pouvait avoir une vocation, le courage lui revint. Il passa les matinées au musée du Louvre et ses cartons se remplirent de dessins[4]. Cette passion pour la peinture n’était pourtant qu’un détour par où la nature s’amusait à l’égarer avant de lui montrer le chemin où elle le voulait conduire.

Au printemps de 1828, notre mère loua un petit appartement dans une fort grande maison, à Auteuil. Le hasard nous donna pour voisin M. Mélesville. Des relations charmantes s’établirent entre sa famille et la nôtre. On joua la comédie ; on improvisa des charades. Nous eûmes quelquefois pour spectateurs le père Brasier et M. Scribe. Alfred s’amusait passionnément à ces réunions. De grand matin il se rendait à Paris pour y suivre des cours et travailler dans un atelier de peinture, et il revenait dîner à Auteuil, souvent à pied, par les allées du bois de Boulogne, sans autre compagnie qu’un livre. Le jour qu’il emporta ainsi le petit volume d’André Chénier, il arriva plus tard qu’à l’ordinaire à la campagne. Sous le charme de cette poésie élégiaque, il avait pris le chemin le plus long. Du plaisir de relire et de réciter des vers qu’on aime à l’envie d’en faire, il n’y a qu’un pas. Alfred ne résista pas à la tentation. Il composa une élégie qu’il n’a point jugée digne d’être conservée. Elle commençait ainsi :


Il vint sous les figuiers une vierge d’Athènes,
Douce et blanche, puiser l’eau pure des fontaines,
— De marbre pour les bras, d’ébène pour les yeux.
Son père est Noëmon de Crète, aimé des dieux.
Elle, faible et rêvant, mit l’amphore sculptée
Sous les lions d’airain, pères de l’eau vantée,
Et féconds en cristal sonore et turbulent…


À la même fontaine arrivait un jeune garçon conduisant des chevaux et des mules, et tandis que ces animaux se pressaient en foule autour du bassin, le jeune homme demandait à la belle fille si elle était la nymphe de cette eau. Quand il l’avait reconnue pour une simple mortelle, il lui parlait d’amour et l’invitait à le suivre dans sa maison, dont il faisait une description poétique. La jeune fille, que son père avait vouée au culte de Diane, repoussait d’abord les offres du jeune homme, et puis elle se laissait séduire. Mais la déesse jalouse lui donnait sa malédiction, et la prêtresse infidèle mourait à l’heure où Phœbé paraissait à l’horizon. Ce morceau, qui n’avait pas moins de cent vers, fut achevé en deux jours ou plutôt en deux promenades. Hormis une chanson qu’Alfred de Musset fit, à l’âge de quatorze ans, pour la fête de sa mère, ces vers sont bien les premiers qu’il ait écrits.

L’historique de son second essai se rattache à l’invasion du romantisme et à la grande guerre civile des lettres françaises. Les classiques étaient encore en possession du théâtre, où ils se défendaient comme dans une redoute. Mais le Henri III d’Alexandre Dumas était déjà écrit, la Marion de Lorme sur le chantier, le Cromwell publié, et la fameuse préface de cet ouvrage, dans laquelle l’auteur venait de créer un nouvel art poétique, faisait fermenter bien des jeunes têtes. Avant même d’avoir achevé ses études, Alfred de Musset avait été introduit, par son condisciple et ami Paul Foucher, dans la maison de M. Victor Hugo. Il y voyait MM. Alfred de Vigny, Prosper Mérimée, Sainte-Beuve, Émile et Antony Deschamps, Louis Boulanger, etc. Tous avaient déjà donné des preuves de leur talent ; tous avaient de la réputation. Le temps se passait en lectures et en conversations littéraires dans lesquelles tout le monde paraissait être du même avis, bien qu’au fond il n’en fût pas toujours ainsi. Alfred n’eut garde de résister à l’enthousiasme contagieux qu’on respirait dans l’air du Cénacle. Devenu bientôt un des néophytes de l’église nouvelle, il fut admis aux promenades du soir, où l’on allait voir le soleil se coucher, ou regarder le vieux Paris du haut des tours de Notre-Dame. Le lendemain d’une conférence littéraire, dans laquelle on avait sans doute récité beaucoup de ballades, le jeune auditeur, cheminant seul sous les arbres du bois de Boulogne et poursuivi par le rythme cadencé qui lui revenait à l’oreille, se mit à composer une ballade, et puis un petit drame romantique, qu’il a, plus tard, condamné au feu. La scène se passait en Espagne, dans le château du vieux Sanchez de Guadarra. La fille de ce seigneur chantait, le soir, à sa fenêtre, une chanson mélancolique. Agnès avait été deux fois fiancée :


Une main, dans sa main, deux fois s’était glacée,
Et vierge, elle était veuve, en deuil de deux époux.


Les deux jeunes gens à qui on l’avait promise étaient morts le lendemain des fiançailles. Son père lui venait pourtant proposer un troisième époux. Celui-ci était don Carlos, brillant cavalier, jeune et plein de courage. Le vieux seigneur Sanchez estimait fort don Carlos et formulait ainsi sa préférence pour le métier des armes :


Homme portant un casque en vaut deux à chapeau,
Quatre portant bonnet, douze portant perruque,
Et vingt-quatre portant tonsure sur la nuque.


Le brillant don Carlos arrivait avec sa longue épée et ses éperons d’or. Agnès se laissait fiancer pour la troisième fois. Pendant la cérémonie, un moine se tenait en prières dans un coin. C’était don Juan, le frère de Carlos, personnage sombre et mystérieux, qui parlait peu, toujours en termes vagues ou prophétiques,


Et semblait regarder plus loin que l’horizon.


Don Juan paraissait indifférent à ce qui se passait près de lui. Mais, après la cérémonie, il demandait à don Carlos un moment d’entretien. On les laissait seuls ensemble. Le moine faisait alors à son frère l’aveu de son amour pour Agnès. C’était lui qui avait empoisonné les deux premiers fiancés de la jeune fille. Ne pouvant pas prétendre à la main d’Agnès, à cause des vœux qu’il avait prononcés, il ne pouvait pas non plus souffrir qu’elle appartînt à un autre homme. Il suppliait Carlos de renoncer à ce mariage, et, comme ses prières étaient inutiles, le moine s’emparait d’une épée suspendue au mur, relevait la manche de son froc, se battait avec son rival, et le tuait vertement, — comme cela se pratiquait alors dans l’école romantique, — après quoi il se tuait lui-même, et Agnès se retirait dans un couvent.

Je n’ai pas besoin de dire à quelle source le néophyte de dix-sept ans avait pris le sujet et la forme de ce morceau. On y reconnaît l’influence du président du Cénacle, et quelques-uns de ses vers n’auraient pas été désavoués par le maître lui-même. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’à cette époque Hernani n’existait pas encore et que l’Espagne romantique venait à peine d’être découverte par M. Mérimée.

Un petit journal du format le plus exigu paraissait alors à Dijon, trois fois par semaine, sous ce titre : le Provincial. Paul Foucher, qui connaissait un des rédacteurs, avait publié dans ce journal quelques vers de sa composition. Il proposa au même rédacteur des vers d’un autre poète aussi jeune et aussi novice que lui et qui n’osait point encore se nommer. Appuyé de la recommandation de Paul Foucher, le jeune poète inconnu envoya au journal de Dijon une ballade composée exprès pour le Provincial. Ce morceau, intitulé un Rêve, parut dans le numéro du dimanche 31 août 1828, sans autre signature que les initiales A. D. M. C’était dans les bois d’Auteuil que le poète blondin avait rêvé ce badinage. Le rédacteur ami de Paul Foucher, dans un en-tête de vingt lignes, demandait pardon aux lecteurs du Provincial de leur servir une pièce de vers d’un goût romantique aussi relevé ; mais le rédacteur en chef du journal, M. Charles Brugnot, déclarait dans une note au bas de la page, que cette humble préface n’était pas de lui, et qu’il n’y avait point de grâce à demander pour une scène fantastique qu’il trouvait charmante. Déjà le poète enfant était le sujet d’une controverse entre deux rédacteurs qui se querellaient ensemble sur la même page de leur journal. Alfred reçut avec un plaisir extrême le numéro du Provincial qui contenait ses premiers vers imprimés. Bien des fois depuis, sa pensée a fait gémir la presse ; mais la modeste feuille de Dijon, conservée par lui avec un soin religieux, a toujours occupé dans ses papiers une place d’honneur.

À la fin de l’année 1828, la guerre littéraire s’animait chaque jour davantage. Plus le camp des classiques criait à la barbarie, plus les romantiques redoublaient d’audace. De part et d’autre on s’accablait de railleries. — Heureux temps, où l’on se serait battu pour un sonnet, pour un vers brisé, pour un hémistiche ! Comme un jeune soldat qui voit ses amis courir au feu, Alfred se sentait pris du désir d’essayer ses forces. Un matin il alla réveiller M. Sainte-Beuve, et lui dit en riant : « Moi aussi, je fais des vers. » Et lui récita son élégie de la prêtresse de Diane et quelques-unes de ses ballades. M. Sainte-Beuve n’était pas homme à se tromper sur la valeur de ces essais, non plus que sur l’avenir réservé à l’auteur. Peu de jours après, il écrivait à un de ses amis : « Il y a parmi nous un enfant plein de génie. » Alfred se décida enfin à faire entendre au Cénacle ses morceaux de poésie. On applaudit beaucoup l’élégie ; mais le poème d’Agnès excita un véritable enthousiasme. L’énorme différence d’allure et de style qui distinguait ces deux ouvrages l’un de l’autre, ne pouvait échapper à l’attention d’un auditoire si intelligent. Cette souplesse de talent donna la plus haute opinion du nouveau combattant que la phalange venait d’acquérir. On aurait pu en augurer qu’il lui serait impossible de servir longtemps sous une bannière quelconque, et qu’il sortirait bientôt des rangs pour suivre sa fantaisie ; mais on n’y songea pas. Entre autres bonnes choses, il y avait alors cela d’excellent dans la compagnie du Cénacle, qu’on n’y connaissait pas l’envie et qu’on n’y marchandait pas les éloges aux jeunes gens. Alfred en reçut de tout le monde.

Malgré tant d’encouragements, le débutant ne voulait pas encore convenir qu’il était un poète : « Si je montais demain sur l’échafaud, disait-il à son frère, je pourrais bien me frapper le front en répétant le mot d’André Chénier : « Je sens pourtant qu’il y avait là quelque chose » ; mais on me rendrait un mauvais service en me persuadant que je suis un grand homme. Le public seul et la postérité donnent ces brevets-là. »

Pour avoir d’autres vers à réciter à ses amis, il composa successivement le Lever, l’Andalouse, Charles-Quint à Saint-Just, puis Don Paëz, les Marrons du feu, Portia. Quand vint le tour de la Ballade à la lune, on n’y vit pas le symptôme d’une révolution dans ses idées. On s’amusa fort de cette débauche d’esprit. Les parodies elles-mêmes étaient admises au Cénacle. On n’y avait d’intolérance qu’à l’égard des ouvrages classiques. On ne pouvait pas deviner que ce jeune garçon avait déjà vu le fond de toutes les doctrines sur lesquelles on discutait autour de lui, qu’il s’était fait une poétique indépendante, et qu’il ne devait plus ni accepter de conseil, ni suivre les traces de personne le jour où, après avoir beaucoup réfléchi et beaucoup entendu les vers des autres, il poussait enfin le cri du Corrège : « Et moi aussi je suis un poète ! »

Tandis que sa muse l’attirait encore sous les arbres d’Auteuil, l’âge de puberté était arrivé. À ses débuts dans le monde, l’hiver précédent, les femmes n’avaient fait aucune attention à ce petit bonhomme, qui répétait en conscience les pas que son maître à danser venait de lui apprendre ; mais, en quelques mois, sa taille se développa ; il perdit son air enfantin et son caractère timide. Son visage prit tout à coup une expression singulière d’assurance et de fierté ; son regard devint si ferme, si plein d’interrogation et de curiosité, qu’on avait de la peine à le soutenir. La première femme qui s’aperçut de ces changements était une personne de beaucoup d’esprit, excellente musicienne, railleuse, coquette et atteinte d’une maladie de poitrine incurable. Pour aller la voir à la campagne, où elle l’engageait sans cesse à venir, par des billets d’un laconisme prudent, Alfred manquait aux rendez-vous de sa muse et traversait la plaine aride de Saint-Denis. Comme il voyait bien que cette femme ne le regardait plus des mêmes yeux qu’autrefois, et que pourtant elle affectait de le vouloir toujours traiter en enfant, ce manège l’étonna. Il lui fallut du temps pour reconnaître qu’on abusait de son innocence et qu’on lui faisait jouer le personnage de Fortunio. La dame était pourvue d’un Clavaroche ; mais elle n’avait pas le cœur de Jacqueline. Elle resta insensible aux tendres reproches du jeune homme dont elle s’était moquée de la manière la plus cruelle. Il cessa ses visites sans témoigner ni mépris, ni colère. Une autre femme, qui le guettait, s’empressa de le consoler. Un matin, je remarquai qu’il portait des éperons, le chapeau fort penché sur l’oreille droite, avec une énorme touffe de cheveux du côté gauche, et je compris à ces airs cavaliers que l’amour-propre était sauf.

Sept ans plus tard, le souvenir de cette première aventure se réveilla dans une occasion où Alfred de Musset se crut pris à semblable piège. Cette fois, il se trompait ; mais ce soupçon d’un moment produisit le Chandelier, la plus parfaite à mon sens de ses comédies et l’un des meilleurs fruits de l’esprit français, depuis le siècle de Molière.

Dans les derniers jours de l’année 1828, à la sortie d’un petit bal où Alfred avait montré une ardeur extrême au plaisir, un de nos amis, Prosper Chalas, rédacteur du Temps et de la Pandore, garçon d’esprit et qui se connaissait en hommes, me prit le bras dans la rue et me dit à l’oreille :

« N’en doutez pas, votre frère est destiné à devenir un grand poète ; mais en lui voyant cette figure-là, cette vivacité aux plaisirs du monde, cet air de jeune poulain échappé, ces regards qu’il adresse aux femmes et ceux qu’elles lui renvoient, je crains fort pour lui les Dalila. »

Le pronostic s’est réalisé : les Dalila sont venues ; mais le poète n’en a été que plus grand.

  1. Cette rue, en partie détruite par les embellissements de Paris, n’est plus reconnaissable aujourd’hui. On peut se faire une idée de ce qu’elle était autrefois par les rues du même quartier que le marteau n’a pas atteintes, comme la rue Galande par exemple.
  2. Rue Cassette, n° 27. La maison a été récemment augmentée d’un étage.
  3. M. Victor de Laprade, dans son discours de réception à l’Académie française, en prononçant l’éloge d’Alfred de Musset, qu’il avait l’insigne honneur de remplacer, a laissé échapper, par mégarde ou par légèreté, ce mot étrange : « Alfred de Musset obtint, le croirait-on ? un grand prix de philosophie ! » S’il y a là quelque chose d’incroyable, c’est l’étonnement de M. Victor de Laprade.
  4. La plupart de ces dessins, parmi lesquels se trouvaient beaucoup de compositions originales, ont été détruits par lui-même. Les amis d’Alfred de Musset coupaient souvent les pages de son album. Il me reste encore deux dessins vraiment achevés : un portrait en pied de Louise Bouvier, célèbre voleuse détenue dans la maison centrale de Clermont, et une tête de lord Byron. — Madame Maxime Jaubert possède une cinquantaine de dessins d’Alfred de Musset. — Un album plein de caricatures m’a été donné par une de mes cousines chez laquelle il avait passé un mois en 1842.