Biographie, discours, conférences, etc. de l’Hon. Honoré Mercier/Discours prononcé sur le Champ de Mars, le 22 novembre 1885

DISCOURS DE L’HONORABLE M. MERCIER

Prononcé sur le Champ de Mars, le 22 novembre 1885.

M. le Président,

Riel, notre frère, est mort, victime de son dévouement à la cause des Métis dont il était le chef, victime du fanatisme et de la trahison ; du fanatisme de Sir John et de quelques-uns de ses amis ; de la trahison de trois des nôtres qui, pour garder leur portefeuille, ont vendu leur frère.

Riel est mort sur l’échafaud, comme sont morts les patriotes de 1837, en brave et en chrétien ! En livrant sa tête au bourreau, comme de Lorimier, il a donné son cœur à son pays, comme le Christ, il a pardonné à ses meurtriers.

Il est monté sur le gibet d’un pas ferme et assuré ; pas un muscle de sa figure n’a tressailli ; son âme, fortifiée par le martyre, n’a pas connu les défaillances de l’agonie.

En tuant Riel, Sir John n’a pas seulement frappé notre race au cœur, mais il a surtout frappé la cause de la justice et de l’humanité qui, représentée dans toutes les langues et sanctifiée par toutes les croyances religieuses, demandait grâce pour le prisonnier de Régina, notre pauvre frère du Nord-Ouest.

Le dernier râle de Riel a eu un écho douloureux dans le monde entier ; il a été couvert par un cri déchirant parti de l’âme de tous les peuples civilisés ; et ce cri a produit le même effet chez le ministre et chez le bourreau ; tous deux, les mains teintes de sang, sont allés cacher leur honte : l’un dans une loge orangiste pour entendre les hurlements du fanatisme assouvi ; l’autre sur l’océan, pour ne pas entendre les malédictions de tout un peuple en deuil.

Nous sommes ici cinquante mille citoyens libres, réunis sous l’égide protectrice de la constitution, au nom de l’humanité qui crie vengeance, au nom de tous les amis de la justice foulée aux pieds, au nom de deux millions de français en pleurs, pour lancer au ministre en fuite une dernière malédiction qui, se répercutant d’écho en écho, sur les rives de notre grand fleuve, ira l’atteindre au moment où il perdra de vue la terre du Canada, qu’il a souillée par un meurtre judiciaire.

Quant à ceux qui restent ; quant aux trois qui représentent la province de Québec dans le gouvernement fédéral et qui n’y représentent plus que la trahison, courbons la tête devant leur défaillance et pleurons leur triste sort ; car la tache de sang qu’ils portent au front est ineffaçable comme le souvenir de leur lâcheté. Ils auront le sort de leur frère Caïn ; leur mémoire sera maudite comme la sienne ; et comme les fils d’Abel qui fuyaient dans le désert pour ne pas rencontrer le premier fratricide du monde, nos enfants détourneront la tête pour ne pas voir les trois fratricides du Canada.

En face de ce crime, en présence de ces défaillances, quel est notre devoir ? Nous avons trois choses à faire : nous unir pour punir les coupables ; briser l’alliance que nos députés ont faite avec l’orangisme et chercher dans une alliance plus naturelle et moins dangereuse, la protection de nos intérêts nationaux.

Nous unir ! Oh ! que je me sens à l’aise en prononçant ces mots ! Voilà vingt ans que je demande l’union de toutes les forces vives de la nation. Voilà vingt ans que je dis à mes frères de sacrifier sur l’autel de la patrie en danger, les haines qui nous aveuglaient et les divisions qui nous tuaient. On a répondu à ce cri de ralliement, parti d’un cœur patriotique, par des injures, des récriminations, des calomnies. Il fallait le malheur national que nous déplorons, il fallait la moi-t d’un des nôtres pour que ce cri de ralliement fut compris.

Aujourd’hui, affolés de douleurs, nous reconnaissons notre faute et en face du cadavre de Riel nous nous tendons une main fraternelle. Agenouillés sur la tombe bénie, nous demandons à Dieu pardon et miséricorde, pardon pour nos luttes passées, miséricorde pour notre race si douloureusement frappée. Cette prière sera-t-elle entendue ; nos vœux faits dans les sanglots et partis de nos âmes au désespoir seront-ils exaucés ?

Y a-t-il parmi toutes ces mains qui s’étreignent dans un sublime élan quelques mains de traîtres ? Le Dieu qui sonde les reins et les cœurs, ce Dieu seul le sait. Et en attendant qu’il nous révèle ses secrets, qu’il soulève un coin de cet avenir dont il connaît tous les mystères, espérons et ayons confiance.

Tous ceux qui se donnent la main, en ce jour de réparation, sont de la même race, parlent la même langue, s’agenouillent aux mêmes autels, le même sang réchauffe leur cœur ; ce sont tous des frères ! Fasse le ciel, que cette fois ils écoutent la voix du sang.

Et puis, n’oublions pas, nous libéraux, que si la nation est en deuil, à cause de l’assassinat de Riel, les conservateurs nos frères sont abîmés dans une douleur plus profonde que la nôtre. Ils pleurent Riel comme nous, mais aussi ils pleurent la chute et la trahison de leurs chefs. Eux qui étaient si fiers, et avec raison de Chapleau et Langevin, eux qui voyaient dans l’éloquence de l’un et dans l’habileté de l’autre, le salut du pays, sont obligés de courber la tête et de maudire aujourd’hui ceux qu’ils bénissaient hier. Messieurs, respectons cette grande et légitime douleur ; et ne l’insultons pas !

Mais cette union, messieurs, que nous avons faite et que nous vous prions de bénir, au nom de la patrie que vous représentez, ce n’est pas une union de race contre d’autres races, de religion contre d’autres religions.

Nous ne voulons pas réparer un crime par un autre crime. La douleur ne nous rend ni insensés, ni injustes, et ne nous enlève pas le respect que nous avons pour nos frères des autres nationalités. Nous savons que les Irlandais fils d’une race persécutée comme la nôtre, sont avec nous dans cette protestation solennelle que nous faisons ; nous savons que les Anglais, amis de la justice et que les Écossais, amis de la liberté sympathisent avec nous dans le malheur qui nous frappe ; nous savons enfin que c’est encore plus la trahison que le fanatisme qui a tué Riel.

Hier quelqu’un me disait. «Si Cartier avait été là, Riel n’aurait pas été pendu», et j’ai été forcé d’admettre que je le croyais ! Cartier aurait défendu notre frère avec la grande énergie qui le caractérisait ; et au lieu de consentir à son exécution il aurait jeté son portefeuille à la face de Sir John !

Il faut bien avouer les chefs du parti conservateur ont dégénéré ; mais j’ai confiance que les soldats de ce grand parti sont restés des hommes de cœur, et qu’il y aura chez eux assez de patriotisme pour les engager à entrer tous, comme un seul homme, dans le grand mouvement national qui se fait en ce moment.

Espérons aussi, messieurs, que notre clergé canadien dont les belles et nobles traditions sont écrites en lettre d’or dans nos annales historiques, ne nous fera pas défaut dans les circonstances ; et que son concours puissant, donné avec prudence et réserve, assurera la réalisation de nos espérances.

Nous n’ignorons pas qu’il y a dans la province voisine et dans toutes les autres parties du Canada, des cœurs généreux qui sont prêts à se dévouer à la cause commune, à la cause de la justice et de l’humanité.

Hier encore, un grand journal, le Globe, parlait « des devoirs du moment », justifie les démonstrations que la mort de Riel a provoquées dans la province de Québec ; rappelle les causes qui ont amené la révolte dans le Nord-Ouest, et l’empressement des ministres, aussitôt après la révolte, à faire droit aux réclamations des Métis et termine en disant :

« La page d’histoire qui est écrite avec du sang des braves volontaires et des braves Métis devrait se fermer avec la mort de Riel. Le peuple d’Ontario ne doit pas oublier que les Canadiens-français ne demandent pas autre chose que la justice. Rien est mort. Le sang anglais ne doit plus crier vengeance. Mais comment pourra-t-on satisfaire la justice, tant que ceux qui sont responsables de tout le sang français et anglais versé dans le Nord-Ouest, resteront impunis, porteront le front haut ? La trahison des ministres contre les libertés du peuple fut infiniment pire que la trahison du peuple contre les ministres. Les démonstrations de Québec sont contre les ministres.

« Pourquoi le peuple d’Ontario ne reconnaîtrait-il pas la justice de ces démonstrations ? Pourquoi ne s’unirait-il pas à ce désir légitime de punir les misérables qui l’ont conduit au triste état où il se trouve ? Le peuple d’Ontario va-t-il refuser de tenir le cabinet responsable de la négligence, des maladresses, du pillage et des massacres inhumains ? Pourquoi ne pas unir de nouveau les races, en aidant aux Canadiens-français à renverser ces criminels d’état, de la même manière que les Canadiens-français se sont unis aux Anglais pour faire cesser la rébellion ? La responsabilité est aux provinces anglaises ; elle appartient surtout à Ontario. Le désir de Québec n’est pas la vengeance, mais la justice. Le seul moyen de sauver le Canada, c’est une union cordiale, faite entre les deux provinces, pour punir les misérables qui sont au pouvoir. »

Voilà ce que l’on dit dans Ontario ; ce n’est donc pas une guerre de race que nous voulons ; ce n’est pas un parti exclusivement français que nous demandons, mais c’est l’union de tous les amis de la justice et de l’humanité dont la cause sacrée a été outragée par la mort de Riel.

Cette mort qui a été un crime chez nos ennemis, va devenir un signe de ralliement et un instrument de salut pour nous.

Notre devoir est donc de nous unir pour punir les coupables ; que cette union soit bénie par ce peuple et faisons serment devant Dieu et devant les hommes, de combattre de toutes nos forces et de toute notre âme et avec toutes les ressources que nous fournit la constitution, le gouvernement prévaricateur de Sir John, les trois traîtres qui viennent de déshonorer notre race et tous ceux qui seraient assez lâches pour chercher à imiter ou à excuser leur crime !

J’ai cru dans ma naïveté au patriotisme d’un de ces trois hommes, et cela jusqu’au dernier moment, car quatre jours avant l’exécution de Riel, voyant l’imminence du danger, j’ai prié M. Bergeron, député de Beauharnois, d’aller dire de ma part, à M. Chapleau :

« Si Riel est pendu sans que tu résignes, tu es un homme fini ; si tu résignes, tu sauves Riel. Dans le premier cas, le parti libéral a un puissant adversaire de moins ; et le pays une honte de plus. Dans le second cas, le pays a une gloire de plus et le ministre résignataire devient l’idole de ses compatriotes. J’ai tout à gagner comme chef de parti si tu restes : tu as tout à gagner si tu résignes.

« Résigne, Chapleau et mets-toi à la tête de la province. Je serai à tes côtés pour t’aider de mes faibles efforts, et bénir ton nom à côté de celui de notre frère Riel, sauvé de l’échafaud. »

M. Bergeron a dit au comité l’autre soir qu’il avait rempli, auprès de M. Chapleau la mission que je lui avais confiée, dans le désespoir de mon patriotisme.

M. Chapleau a refusé la main d’un frère pour garder celle de Sir John ; il a préféré les hurlements de quelques fanatiques aux bénédictions de toute la nation canadienne-française ; il a préféré la mort à la vie ; la mort pour lui, la mort pour Riel : sa carrière est brisée comme celle de Riel ! seulement celui-ci est tombé en homme, celui-là en traître.

Un dernier mot, messieurs, et j’ai fini.

Dans les mauvais jours d’autrefois, alors que le souvenir des échafauds de 1837 écrasait les âmes les plus fortes, alors que le fanatisme, le même qu’aujourd’hui, demandait le sang de ceux qui réclamaient les libertés, deux hommes sont apparus pour donner ces libertés et refuser ce sang. C’était Baldwin et Lafontaine ; Ontario et Québec ! Peuple, regarde ! le navire qui porte de l’autre côté de la mer le tory qui a brûlé le parlement en 1849, va croiser le navire qui ramène ici le fils d’un homme qui a défendu nos compatriotes au parlement qui brûlait.

Le fils est digne du père : c’est Blake, un noble Irlandais qui sympathise avec nous.

Comme autrefois, Ontario offre un Baldwin ; cherche dans les deux partis, et trouve-toi un Lafontaine : les libéraux croient l’avoir dans leurs rangs ; mais prends-le si tu veux et si tu le trouves dans le parti conservateur nous l’acclamerons avec bonheur et le servirons avec fidélité !