Calmann-Levy / Nelson (p. 140-157).
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IX


M. Dubuisson, que les étudiants appelaient « le père Dubuisson », était le recteur de l’académie. Il avait amené sa fille à Bracieux, où elle devait passer une semaine avec Bijou. Le fiancé de Jeanne, un jeune professeur nouvellement nommé à la faculté de Pont-sur-Loire, les avait accompagnés.

— Comme tu dois avoir chaud, mon Bijou ! cria la marquise apparaissant à une fenêtre.

Denyse répondit, en s’appuyant sur la main de M. de Rueille pour descendre de cheval :

— Mais non grand’mère !… c’est M. Giraud et Pierrot qui ont chaud !… moi, je suis très bien…

Elle embrassa Jeanne de tout son cœur, dit bonjour à M. Dubuisson, et, l’air indécis, se tourna vers le professeur, qui la contemplait bouche bée.

— Bijou !… c’est monsieur Spiegel !… — fit mademoiselle Dubuisson.

D’un joli geste, très gracieux, très prenant, Bijou tendit au jeune homme sa patte fine en disant :

— Nous sommes déjà de vieux amis !…

Puis, elle murmura à l’oreille de Jeanne :

— Il est charmant, tu sais, tout à fait charmant !…

M. Spiegel entendit-il cette appréciation aimable, ou est-ce par hasard qu’il devint, au même instant d’une rougeur intense ?

— Va vite te changer, Bijou ! — commanda la marquise.

— Mais, grand’mère, je n’ai pas chaud !… vrai de vrai !…

— Viens ici !… que je voie ça ?…

Docile, Bijou vint se camper devant madame de Bracieux, et, se baissant, elle tendit son dos, très habituée à ces vérifications hygiéniques.

— Eh bien, grand’mère ?… — demanda-t-elle quand la marquise retira sa main, qu’elle avait introduite entre le col de la chemise et la peau, — eh bien !… quand je vous le disais ?…

— C’est, ma foi, vrai ! — grommela madame de Bracieux, — elle n’a pas chaud !… c’est incompréhensible !… alors, reste comme ça, si tu veux !…

Elle fit pirouetter devant elle sa petite-fille et affirma, satisfaite :

— Tu es, d’ailleurs, très bien !… ça va joliment, ces petits habits de piqué blanc !…

— Ça va à Bijou !… — dit Bertrade, — parce que, avec sa peau, tout va… mais à la plupart des femmes, ces petits habits anglais vont au contraire bien mal…

L’abbé Courteil regarda la jupe noire, la veste blanche, et Bijou elle-même, et conclut :

— Dans tous les cas, c’est ravissant, ce blanc et ce noir !… mademoiselle Denyse a l’air d’une grande hirondelle…

— Eh ! eh !… — fit la marquise, en toisant l’abbé avec bienveillance, — c’est gentil, cette comparaison !…

Pendant que tout le monde s’occupait d’elle, Bijou, très aimable, causait, sans plus entendre ce qu’on disait avec M. Spiegel, un peu isolé au milieu de tous.

C’était un jeune homme à l’air grave et doux, gourmé presque, si la gaîté de ses yeux n’eût corrigé la sévérité de la bouche et l’austérité du maintien. Assez grand et très svelte, il s’habillait de vêtements sombres, bien coupes. D’ensemble M. Spiegel donnait un peu l’impression d’un jeune clergyman élégant. Fasciné, ébloui par la beauté et la grâce de Bijou, il fixait sur elle des yeux pleins d’une extase étonnée, tandis qu’elle l’examinait à la dérobée, surprise de voir que le fiancé de Jeanne était aussi « réussi ».

Le déjeuner parut long. Tous les hôtes de la marquise s’observaient mutuellement, les uns préoccupés et silencieux, les autres plus loquaces, mais singulièrement préoccupés aussi.

Madame de Bracieux assistait, sans y rien comprendre, à ce changement d’attitudes, à cette sorte de transformation qui s’accomplissait depuis quelques jours. Elle ne reconnaissait plus le petit monde qu’auparavant elle dirigeait si facilement à son gré.

Seuls, M. Spiegel et Bijou, placés l’un près de l’autre, causaient avec l’animation de ceux qui parlent non pas seulement pour dire quelque chose, mais parce qu’ils ont quelque chose à dire.

Plusieurs fois Jeanne Dubuisson, assise à la droite de M. Spiegel, se tourna vers lui avec une petite flamme dans son regard bleu si bon. Elle songeait, chagrine, que bien certainement son fiancé prenait à regarder Bijou plus de plaisir qu’à la regarder elle-même. Et une tristesse lui vint à l’idée que jamais il n’avait posé sur elle des yeux aussi expressifs que ceux qu’il attachait en ce moment sur Bijou.

Jeanne, qui avait dix-neuf ans, paraissait beaucoup plus âgée que Denyse, bien qu’elle fût un peu du même modèle. Les cheveux, blonds comme ceux de Bijou, étaient moins cendrés, moins brillants, mais plus épais ; les yeux d’un bleu moins rare ; les dents aussi blanches, mais moins bien rangées ; la peau moins éclatante ; les attaches moins fines. Bijou, toute petite, mettait pour se grandir des talons trop hauts. Jeanne, assez grande, ne portait que des talons anglais très bas. Tandis que l’une était en quelque sorte un éblouissement, l’autre passait presque inaperçue, jolie surtout du très grand charme qui venait de son exquise bonté.

Après le déjeuner. Bijou emmena tout de suite Jeanne dans le parc. Elle l’avait à peine revue depuis que son mariage était décidé.

— Pourquoi — demanda-t-elle — m’avais-tu dit d’un air tranquille que M. Spiegel était « bien » ?…

— Mais — fit mademoiselle Dubuisson — parce que je le trouve tel… est-ce que toi, tu ne…

— Ne fais donc pas la bête !… tu sais parfaitement qu’il est mieux que « bien »…

— Mais…

— Oui… d’après la description que tu m’avais faite de lui, je m’attendais à trouver un bon petit jeune homme, l’air bien sage, même un peu pion… et au lieu de ça, tu nous amènes un monsieur charmant !… on prévient… on ne fait pas de ces surprises-là !…

Et, sans laisser à Jeanne le temps de répondre :

— Où l’as-tu connu ?…

— Ce printemps… à Pâques… quand nous sommes allés à Bordeaux chez ma tante…

— Et ça s’est décidé tout de suite !…

— Non… mais je l’ai aimé tout de suite…

— Oui… tu es une tendre, toi !…

— Et j’ai bien vu que lui aimait beaucoup, beaucoup, à se trouver avec moi…

— Et puis ?…

— Et puis… nous sommes partis… moi, le cœur très gros, naturellement !… je croyais que je m’étais trompée… qu’il ne pensait pas du tout à moi…

— Tu ne m’as rien dit de tout ça !…

— Non… d’abord je me figurais que c’était fini… ensuite, à personne, pas même à toi, je n’aurais voulu parler de ces choses… il me semble que, quand on aime tant, il ne faut parler de son amour qu’à soi-même… c’est la seule chance que l’on ait d’être vraiment compris…

— Alors, — demanda Bijou en riant, — tu supposes que je n’entends rien à l’amour ?…

— À l’amour tel que je le comprends ?… non !… tu es trop jolie, toi, vois-tu, trop fêtée, trop adorée, pour pouvoir, comme moi, isoler ton cœur dans une affection immense… et unique…

Bijou soupira et dit avec tristesse :

— Ça doit être si bon, pourtant, d’aimer comme ça !…

— Dame !… ça te serait facile !… ton cousin de Blaye t’adore !… oh !… ne proteste pas !… ça saute aux yeux !… je l’ai vu à l’instant…

— Tu rêves !… — fit Bijou, l’air abasourdi.

— Que non !… il t’aime, il t’aime à la folie… et il me semble très digne d’être aimé, celui-là !…

— Au lieu de dire des bêtises, achève-moi plutôt l’histoire de ton mariage… Nous disions que quand tu avais quitté Bordeaux, tu croyais que c’était fini ?… après ?…

— Après, il y a quinze jours, la chaire de philosophie s’est trouvée vacante… et papa a appris avec étonnement que M. Spiegel y était nommé… il m’a dit : « C’est une disgrâce… Pont-sur-Loire ne vaut pas Bordeaux… » et puis, pas du tout… ce n’était pas une disgrâce…

— C’est lui-même qui avait sollicité son changement ?…

— Juste !… et lundi dernier, il arrivait à la maison avec sa mère, qui me demandait à papa.

— Comment est-elle, sa mère ?…

— Très bien… encore belle… mais l’air très sévère… un peu dur…

— Ne fais pas attention… toutes les protestantes ont cet air-là !…

— Comment sais-tu qu’elle est protestante ?…

— Parce que je suppose qu’elle a la même religion que son fils…

— Qui est-ce qui t’a dit que M. Spiegel est protestant ?…

— Personne… je m’en suis bien aperçue toute seule… ça n’a pas été long, va !…

— Mais comment peux-tu savoir…

— Je ne sais rien… mais je sais tout de même !… c’est très heureux d’épouser un protestant !… ils sont plus sérieux, plus réfléchis, plus fidèles…

— Oui… peut-être… mais sa mère paraît, je te l’ai dit, très sévère, très… et elle habitera avec nous !…

— Eh bien, tant mieux !… n’est-ce pas une sécurité d’avoir avec soi une mère un peu austère ? c’est, d’abord, un porte-respect…

— Je crois que je n’ai besoin de personne pour me faire respecter… et, dans tous les cas, il me semble que, comme porte-respect, le mari est…

— Rien du tout !… rien ! rien !… les parents c’est tout autre chose… et moi, j’ai été élevée dans le culte des parents… dans cette croyance que leur présence porte non seulement respect, mais bonheur au foyer…

— Eh ! je crois ça aussi… pour papa !… mais madame Spiegel est une étrangère, pour moi, en somme… et je lui en veux un peu de venir troubler l’intimité dont j’aurais été si heureuse…

— Tu te diras qu’elle est la mère de ton mari, qu’il l’aime, et que tu dois l’aimer pour l’amour de lui…

— Tu as raison !… Que je voudrais te ressembler, mon Bijou !… tu es tellement meilleure que moi !…

— Je suis un ange, c’est convenu !…

— Tu plaisantes… mais, c’est joliment vrai, va !…

— Dis-moi ?… ça ne va pas t’attrister de quitter ton fiancé pendant cette semaine que tu veux bien me donner ?…

— Non… d’ailleurs, il viendra me voir avec papa… si ta grand’mère le permet… et puis, il va passer quelques jours à Paris…

— Et moi qui te promène comme voie étourdie que je suis… sans penser que ce malheureux garçon se désole certainement de ton absence !… Rentrons, veux-tu ?…

— Je veux bien !…

Bijou laissa couler entre ses cils frisés un regard luisant, et demanda, l’air indifférent :

— Explique-moi donc quel… incident peut t’avoir donné cette idée bizarre que Jean de Blaye m’aime ?…

— La façon dont il te regardait pendant le déjeuner… et aussi son agacement quand, ce matin, nous t’attendions sur le perron, et qu’il t’a vue arriver avec le petit Jonzac et son répétiteur…

— Tu as trop d’imagination !…

— Non… je suis sûre qu’il t’aime… et beaucoup !… et toi ?…

— Moi ?…

— Oui… tu ne l’aimes pas, toi ?…

— Non… pas comme tu l’entends, du moins !… c’est mon cousin… je l’aime comme on aime un cousin très gentil… mais qu’on connaît trop pour l’aimer autrement…

— C’est dommage !…

— Pourquoi ?…

— Parce qu’il me semble que tu serais heureuse avec lui…

Bijou secoua la tête :

— Je ne crois pas !… il me faut un mari plus sérieux que Jean…

— Plus sérieux ?… mais il a trente-quatre ou trente-cinq ans, M. de Blaye !…

— Qu’est-ce que ça fait ?… il n’est pas sérieux, tu sais ?… pas du tout !…

— Ah !… je ne savais pas !…

— Moi, je veux un mari qui n’aime que moi !…

— Jolie et séduisante comme tu l’es, tu peux être bien tranquille !…

Bijou s’arrêta au milieu de l’allée, et, indiquant l’avenue :

— Est-ce que ce n’est pas une voiture, là-bas ?…

— Oui, parfaitement…

— Une voiture comment ?… moi je ne vois rien… je suis tellement myope !…

— Un phaéton à deux chevaux… et un monsieur que je ne connais pas qui conduit…

— C’est bien ça !…

Et, comme Jeanne faisait un mouvement :

— C’est M. de Clagny… un ami de grand’mère… le propriétaire de la Norinière.

— Ah !… ce monsieur si riche !…

— Si riche ?… crois-tu qu’il soit si riche ?… je n’ai pas entendu dire un mot de ça !…

— Mais si !… une fortune énorme… toute en terres…

Bijou n’écoutait plus. Elle avait cueilli une pâquerette qui s’épanouissait dans l’herbe, courbant au-dessus de l’allée sa petite tête craintive, et, distraite, elle l’effeuillait.

— Eh bien ?… demanda Jeanne en souriant, combien t’aime-t-il ?…

Bijou releva sa jolie tête et dit, surprise.

— Qui ça ?…

— Celui pour qui tu interrogeais cette marguerite ?…

— Je ne sais pas !… je ne l’interrogeais pour personne…

— Et qu’est-ce qu’elle t’a répondu ?…

— Passionnément…

— Eh bien, elle a répondu pour tout le monde…

En montant derrière sa petite amie les marches du perron, Jeanne ajouta :

— C’est vrai !… tout le monde t’aime !… et tu le mérites bien, va !…

Quand les deux jeunes filles entrèrent dans le hall, les visages un peu endormis se réveillèrent subitement. Henry de Bracieux murmura un : « Enfin !… c’est pas malheureux !… » qui le fit regarder de travers par sa grand’mère, tandis que M. de Clagny venait, en courant presque, au-devant de Bijou.

Elle dit, gentille :

— À la bonne heure !… c’est aimable d’être revenu comme ça tout de suite nous voir !…

— Trop aimable !… vous allez en avoir de moi par-dessus la tête ?…

Elle répondit, toute souriante :

— Jamais !…

Puis, prenant Jeanne par la main, elle la présenta :

— Jeanne Dubuisson… ma meilleure amie… que je vais perdre, car elle se marie !…

— Mais… — fit la jeune fille toute chagrine — pourquoi dis-tu ça, Bijou ?… tu sais très bien que, mariée ou pas, je serai toujours ton amie…

— Oui… on dit ça… mais ça n’est plus la même chose !… quand on est mariée, on n’est ni aux parents, ni aux amis… on est à son mari… à lui tout seul…

M. de Clagny dit, à demi-voix :

— Que c’est beau, les illusions !…

Brusquement, Bijou se tourna vers lui, demandant :

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Une bêtise !…

— Non… j’ai compris que vous vous moquiez de moi… parfaitement !… vous avez beau secouer la tête, je le sais bien tout de même que vous vous moquez de moi… et c’est parce que j’ai dit que, quand on est mariée, on n’est plus qu’au mari !…

Eh bien, ça peut être très ridicule, mais c’est mon avis… et je parie bien que c’est aussi celui de M. Spiegel ?…

Le jeune homme s’inclina en souriant sans répondre.

Bijou dit, s’adressant toujours au comte :

— Vous l’a-t-on présenté, monsieur Spiegel ?… non ?… alors, je répare cet oubli… monsieur Spiegel, le fiancé de Jeanne… qui n’ose pas soutenir que j’ai raison parce qu’il n’est pas en force… c’est vrai !… il n’y a ici que lui de marié… ou presque…

— Eh bien, et Paul ?… — fit la marquise en riant.

— Paul !… Ah ! oui !… c’est vrai !… je ne pensais plus à lui !… Enfin, les gens pas mariés dominent… Henry, Pierrot, M. l’abbé, M. Giraud, Jean… Tiens !… qu’est-ce qu’il a donc, Jean ?… il a une drôle de figure !…

Jean de Blaye, assis dans un fauteuil de bambou, les yeux à demi fermés, la tête appuyée sur sa main, paraissait sommeiller. Il répondit :

— J’ai mal à la tête !…

Et comme elle insistait, le questionnant pour savoir comment cela était venu, il s’écria, bourru :

— Eh bien ! quoi ? c’est la migraine !… est-ce qu’on sait comment ça vient ?… ça vient comme ça peut, mais ça vient !…

Bijou était passée derrière le fauteuil où se reposait son cousin. Elle reprit, sans se laisser décourager par sa brusquerie, en regardant son visage pâli, ses traits tirés, ses yeux largement cernés :

— Il faut que tu aies très, très mal pour avoir une mine pareille !... et pour avouer surtout que tu as quelque chose, toi qui poses toujours pour l’homme fort... Mon pauvre Jean !... je voudrais tant te savoir mieux !...

Elle s’inclina, et posant doucement ses lèvres sur les paupières meurtries du jeune homme, les y tint appuyées assez longtemps.

Jean de Blaye devint très pâle, puis très rouge, et, se levant d’un mouvement violent :

— Tu m’as fait peur !... — dit-il l’air gêné, le regard incertain, — c’est stupide !... mais je ne te voyais pas... et alors... ça m’a surpris...

M. de Clagny s’était levé, lui aussi, avec une sorte de colère, en voyant Bijou embrasser son cousin. Comprenant à quel point était ridicule son émotion jalouse, il se rassit et dit, goguenard :

— Si ce remède-là n’agit pas... c’est que la maladie de Blaye est incurable !...

M. de Rueille regarda avec envie Jean qui sortait du salon, et, s’adressant à Bijou d’une voix qui s’enrouait :

— Quand j’ai la migraine... et ça m’arrive souvent, hélas !... vous êtes moins compatissante. ..

M. Giraud restait pétrifié sur la petite chaise basse où il était assis. Les yeux fixés à terre, les lèvres serrées, il semblait n’avoir rien vu. Pierrot, lui, s’écria franchement : — En a-t-il une veine, cet animal de Jean !...

— Sans doute... sans doute... — répondit l’abbé Courteil avec conviction, — mais il a tout de même bien mal à la tête, le pauvre monsieur !... je connais ça, moi, la migraine !...

La marquise se pencha à l’oreille de Bertrade, et lui dit en examinant Bijou de côté :

— Est-elle assez délicieuse, cette petite !... et bonne, et enfant surtout !... a -t -elle assez simplement embrassé ce nigaud de Jean... à qui ça a fait peur !...

— Oh ! peur !... il était troublé, le pauvre garçon !... et il a voulu expliquer son trouble, voilà tout !...

— Crois-tu ?... avec lui on ne sait jamais !...

— Vous n’avez pas vu qu’il est parti tout de suite... sans même dire adieu à M. Dubuisson et à M. Spiegel qui s’en vont ?... La marquise se tourna vers les deux hommes, qui s’approchaient pour la saluer :

— Puisque nous gardons votre Jeanne, j’espère que vous viendrez la voir souvent ?...

Bijou demanda, s’adressant à son amie :

— Bien vrai, ça ne t’ennuie pas de rester à Bracieux ?... je ne t’en voudrais pas de préférer à moi ton fiancé, tu sais ?...

— Spiegel est obligé d’aller passer quelques jours à Paris — dit M. Dubuisson, — à son retour, je viendrai avec lui chercher Jeanne...

En quittant le salon quelques instants plus

tôt, Jean de Blaye éprouvait un douloureux malaise. L’innocent baiser de Bijou, ce baiser donné si franchement devant tout le monde, l’avait bouleversé, réveillant brusquement l’amour qu’il voulait endormir sous les tendres caresses de madame de Nézel.

La veille, il disait à la jeune femme qui se serrait toute frémissante contre lui : « Est-ce que je peux aimer... comme je t’aime, cette enfant que je n’ai jamais touchée du bout des doigts ?... » À ce moment-là, il se sentait repris peu à peu par les sensations passionnées et profondes que son amour pour Bijou ne pouvait pas lui donner. Et voilà que, tout à coup, au lendemain même du jour où il espérait l’oubli, où il s’expliquait — à peu près calme — la cause de cet oubli, cette cause disparaissait, faisant place à un trouble très grand, qui le laissait sans force pour la lutte. Ses désirs, en se transformant, s’augmentaient, tandis que la tendre et pâle image de la maîtresse tant aimée s’éloignait, pour ne pas revenir, croyait-il. Il comprenait qu’il ne devait pas essayer plus longtemps de conserver l’amour de madame de Nézel, alors qu’il ne pouvait plus lui donner le sien. Et en pensant à cette affection si forte, où venait aux jours mauvais s’abriter son cœur, il pleura. Depuis quatre ans la jeune femme lui abandonnait toute sa vie, toute son âme, tout ce qu’il y avait en elle de délicat et de charmant. Et pendant que la tante de Bracieux, l’oncle Alexis, et les Rueille, et toute sa famille, le croyaient occupé à faire la noce, il vivait d’une vie très ignorée et très douce, organisée dans l’ombre, à côté de la vie extérieure que chacun connaissait et critiquait. C’était à ce bonheur paisible et chaud qu’il fallait renoncer ! Et pourquoi ?... Allait-il se décider à dire à Bijou son amour ?... et.même en admettant qu’elle ne repoussât pas cet amour, était-il en situation d’épouser ce merveilleux bibelot créé pour un cadre luxueux ? Bien des fois déjà il y avait songé, et toujours il s’était dit que ce serait une absurde folie. Et puis, jamais Bijou ne l’aimerait assez pour accepter cette médiocrité tranquille.

Comme il avait promis à madame de Nézel d’aller le lendemain à Pont-sur-Loire, il lui écrivit un mot pour s’excuser. En cachetant sa lettre, il pensa : « Elle ne croira pas au prétexte que je lui donne... mais elle comprendra... et c’est fini !... » Et, soudain, il se sentit seul, très seul. Il eut la perception singulièrement nette de la vie qui allait dès lors être la sienne, et il frissonna douloureusement.

Pendant qu’il ressassait dans sa pauvre tête brisée toutes ces tristesses. Bijou, en installant Jeanne Dubuisson, affirmait :

— Tu rêves, je te dis... tu rêves !... il m’aime bien... comme on aime sa cousine... ou même sa sœur...

— Non !... il n’y avait qu’à regarder sa tête quand il est sorti du salon !... il était bouleversé !... je suis sûre qu’il l’est encore...

— Veux-tu pas que j’aille le lui demander ?...


mais au fait, il est sept heures ?… nous n’avons que le temps de nous habiller… je reviendrai te prendre après le premier coup du dîner !..

Quand Bijou, très simple toujours, mais mise à ravir, sortit de sa chambre, le grand corridor du premier était obscur et silencieux. Chacun chez soi s’habillait pour le soir. Les domestiques avaient fermé les persiennes et n’avaient pas encore allumé les lampes.

Jean, qui sortait de chez lui, distingua à quelques pas dans l’ombre une silhouette blanche qu’il se hâta de rejoindre.

Bijou demanda :

— C’est toi, Jean ?…

— Oui… c’est moi !… et j’aurais un mot à te dire…

— Quelque chose de pas trop long ?… le premier coup est sonné !…

— Quelque chose de très court… mais que je préfère n’être entendu que de toi…

— Veux-tu que nous entrions chez toi ou chez moi ?…

— Chez toi, puisque nous sommes à ta porte…

Bijou ouvrit et, quand Blaye fut entré, elle dit.

— Attends… ne remue pas… pour pas que tu te cognes… j’allume…

Il l’arrêta par le bras :

— Pas la peine d’avoir de la lumière… je sais parler sans y voir !… d’ailleurs ça ne sera pas long… je veux te dire, mon Bijou… que ce que tu as fait… tu sais bien, tantôt ?… Elle parut chercher :

— Tantôt ?... qu’est-ce que j’ai donc fait ?...

— Tu m’as gentiment, oh ! bien gentiment embrassé... mais tu es trop grande pour faire ça... quand il y a du monde...

Elle demanda en riant :

— Et quand il n’y a personne... est-ce que je peux, dis ?...

Avant qu’il eût le temps de répondre, elle le saisit par les épaules et tendit vers lui ses lèvres. Il abaissait au même instant sa tête, et le baiser lui effleura la bouche. Bijou fit entendre une sorte de plainte caressante et craintive qui l’émut profondément. Décidé à parler, cette fois, il voulut attirer à lui la jeune fille, mais elle repoussa les mains qui cherchaient à la retenir, s’élança hors de la chambre, et, au frôlement rapide de sa robe contre la muraille, il comprit qu’elle s’enfuyait.