Calmann-Levy / Nelson (p. 109-125).
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VII


Il faisait au salon après le dîner une chaleur accablante. Madame de Bracieux dit :

— Vous savez… ceux qui ne craignent pas l’humidité du soir peuvent aller sur la terrasse ou dans le jardin…

Gisèle de La Balue, une grande et grosse fille, bâtie sur le modèle des statues de la place de la Concorde et affectant volontiers des allures libres et garçonnières, s’élança lourdement dehors en criant :

— Qui m’aime me suive !…

Poliment, Hubert de Bernès la suivit.

Rueille, Henry de Bracieux, Pierrot et M. Giraud se tournèrent comme un seul homme vers Denyse, et Pierrot demanda :

— Viens-tu, Bijou ?…

Elle vit Jean de Blaye, qui sortait en causant avec madame de Nézel, et répondit :

— Tout à l’heure… je vous rejoindrai… je vais voir si les enfants sont couchés…

— Mademoiselle, — proposa l’abbé, — je puis vous éviter cette peine ?…

— Non… merci, monsieur l’abbé… mais vous savez, quand je n’ai pas embrassé Fred, je ne suis pas contente…

Elle sortit par la porte opposée à la terrasse et M. de Clagny dit à la marquise :

— Votre petite-fille est décidément la plus charmante enfant qu’on puisse voir !…

Et il ajouta, l’air chagrin :

— C’est quand on rencontre des femmes comme ça qu’on regrette d’être vieux !…

— J’avoue — fit madame de Bracieux en riant — que, même jeune, vous ne seriez pas le mari que je rêve pour Bijou !…

— Et pourquoi donc ça, s’il vous plaît ?…

— Mais parce que vous êtes… vous étiez, du moins, un peu… comment dire ?… un peu large de cœur…

— Large de cœur !… Eh, oui, parbleu !… je l’étais !… mais c’est la faute de celles qui ne savaient pas me garder !… je vous assure qu’avec une femme comme Bijou, je n’aurais pas été ce que vous appelez « large de cœur »…

— Bah ! fit madame de Bracieux incrédule, est-ce qu’on sait jamais ?…

En sortant du salon, Bijou traversa le vestibule, et, au lieu de monter le grand escalier qui conduisait chez les enfants, elle souleva la vieille tapisserie à verdures qui masquait la porte de l’office. Au moment d’ouvrir cette porte, elle revint décrocher dans le vestibule une longue mante sombre, une mante de pêcheuse de Berck, qu’elle avait coutume de mettre quand il pleuvait. Elle s’en enveloppa rapidement et entra dans l’office où il faisait absolument nuit. Des cuisines arrivaient, criardes, les voix des domestiques qui dînaient bruyamment. Denyse s’approcha de la fenêtre ouverte, puis, ramassant ses jupes, elle monta sur une chaise, enjamba la fenêtre, et, légère, s’élança dans le jardin. Là, elle hésita un instant. La terrasse se détachait, éclairée par les salons. Sous le quinconce, elle distinguait dans l’ombre la lueur rouge des cigares. Tout à coup, elle releva le capuchon de sa mante et, prenant un parti, s’engagea en courant dans l’allée sombre qui menait à l’avenue.

Pendant ce temps, ses amoureux attendaient sur la terrasse qu’elle vint les rejoindre comme elle l’avait promis, et la grosse Gisèle s’efforçait en vain d’organiser une partie de cachette. Les hommes manquaient d’entrain ; madame de Tourville craignait d’abîmer sa robe ; et madame de Juzencourt se promenait avec Jean de Blaye et madame de Nézel. Bientôt elle revint seule ; et comme, tenace, mademoiselle de La Balue voulait l’entraîner à jouer, elle refusa avec énergie. Elle n’allait certes pas courir, quand elle avait déjà beaucoup trop chaud en marchant : elle avait dû quitter Thérèse de Nézel et M. de Blaye… elle n’en pouvait plus !…

Restés seuls, Jean et madame de Nézel avaient continué leur promenade. Elle, simple, achevant la conversation commencée ; lui, préoccupé et inquiet. À la fin, n’y tenant plus, il demanda :

— Pourquoi ne me faites-vous pas de reproches ?… pourquoi ne me dites-vous pas toutes les choses mauvaises que vous pensez de moi ?…

Elle répondit, très douce :

— Parce que je n’ai pas de reproches à vous faire… parce que je ne pense pas de vous des choses mauvaises…

— Alors, c’est que vous ne m’aimez plus ?…

Elle dit, d’un accent tellement douloureux qu’il en fut bouleversé :

— Je ne vous aime plus ?… moi !…

Il se sentait si profondément aimé qu’il recula à l’idée de l’affreuse peine qu’il allait causer s’il était sincère. Et, affectueusement, il s’efforça de mentir :

— Oui, — dit-il, improvisant difficilement une excuse à laquelle il n’avait pas songé, vous avez dû croire que je ne pensais pas à vous ?… depuis quinze jours que vous êtes aux Pins, je ne vous ai pas encore fait signe… c’est que… trouver un gîte à Pont-sur-Loire est difficile pour moi qui suis très connu… et j’ai craint que… et puis… pour vous aussi… pour venir en ville…

Comme elle restait silencieuse, il demanda :

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ?…

— Pourquoi ?… parce que vous me dites précisément le contraire de ce que vous m’avez dit en me demandant d’accepter l’invitation des Juzencourt…

Il questionna, embarrassé :

— Qu’est-ce que je vous ai dit ?…

— Que nous voir à Pont-sur-Loire était chose facile… que vous aviez une petite maison, tout près de la gare, laissée à votre disposition par un ami absent… un officier en congé… que, moi, j’irais en ville comme je voudrais, qu’il y avait deux trains montants et deux trains descendants. entre midi et sept heures, des Pins à Pont-sur-Loire… et que je serais très libre. attendu que jamais Juzencourt ni sa femme ne sortaient autrement que pour faire des visites dans les châteaux, ou suivre les rallye-papers… et j’ai vu dès le lendemain de mon arrivée que vos renseignements étaient exacts…

— Oui… mais c’est mon ami qui est revenu plus tôt…

— Ah ! mon pauvre Jean !… au lieu de me faire tous ces mensonges, vous feriez bien mieux de me dire la vérité…

— Et la vérité, selon vous, c’est que je ne vous aime plus ?…

— Oui… c’est une partie de la vérité…

Il demanda, inquiet :

— Et… le reste ?…

— C’est que vous aimez mademoiselle de Courtaix… ah !… ne dites pas non !… c’est si clair !…

Elle ajouta. après un instant de silence :

— Et si naturel !…

— Est-ce que vous me pardonnez ?…

— Je n’ai pas à vous pardonner… je ne vous ai rien demandé, jamais… jamais vous ne m’avez rien promis… quand je vous ai connu, je n’étais pas encore veuve… et vous avez dû avoir de moi l’opinion sévère… qu’a presque toujours un homme de la femme qui se donne à lui…

— Mais je vous jure…

— Ne jurez pas !… vous avez d’autant mieux dû l’avoir, cette opinion, que je n’ai pas jugé devoir vous raconter ce qu’avait été jusque-là ma vie… vous avez pu croire que je trompais, sans le moindre remords, un mari peut-être affectueux et bon…

— Je n’ai rien cru du tout… sinon que je vous adorais…

Anxieux, il bégaya :

— Et… et vous n’allez plus vouloir m’aimer ?…

Elle dit, stupéfaite de tant d’égoïsme ingénu :

— Ainsi… vous souhaitez que je continue à vous aimer ?…

— Si je le souhaite ?… mais qu’est-ce que je deviendrai sans vous !… vous qui êtes toute ma vie !

Et comme elle reculait, effarée :

— Ah çà !… qu’est-ce que vous avez donc supposé ?… que j’allais épouser Bijou, peut-être ?…

— Mais oui…

Il allait lui expliquer pourquoi il ne pouvait pas épouser sa cousine, mais il pensa que l’impossibilité matérielle rendrait blessant son retour à madame de Nézel qu’il aimait tendrement, et il dit :

— Je n’ai pour Bijou qu’un entraînement passager et violent… que voulez-vous !… il est impossible de vivre auprès d’elle sans être grisé de sa beauté, affolé par sa coquetterie inconsciente et naïve… pendant ces quinze jours j’ai été fou… je le suis encore !… mais en vous revoyant ce soir, j’ai bien senti que c’est vous seule que j’aime, vous seule à qui j’appartiens…

Il attira contre son épaule le visage pâle de madame de Nézel, et, s’inclinant, posa ses lèvres sur la jolie bouche fraîche qui se donnait.

Comme la jeune femme se blottissait éperdument dans ses bras, il lui dit d’une voix caressante et chaude :

— Est-ce que je peux aimer… comme je t’aime… cette enfant que je n’ai jamais touchée du bout des doigts ?…

Et, serrant contre lui le corps souple qu’il sentait frémir, il reprit :

— Pardonnez, vous qui êtes bonne !… car si j’ai péché, c’est en pensée seulement…

Elle répondit :

— Je vous aime… rentrons vite !… on va trouver que notre promenade se prolonge beaucoup !…

En les apercevant, madame de Juzencourt, assise sur la terrasse, leur cria :

— Comment !… vous avez marché tout ce temps ?…

Au même moment, M. de Rueille disait à Bijou, qui venait d’apparaître dans l’encadrement d’une fenêtre :

— C’est comme ça que vous êtes venue nous rejoindre ?… c’est gentil !…

Elle répondit, se décidant à sortir sur le perron :

— Je n’ai pas pu revenir plus tôt !…

Et plus bas, elle ajouta, s’approchant de son cousin :

— J’avais à m’occuper du thé… des glaces… etc… etc… il ne faut pas m’en vouloir…

Pierrot dit, en extase :

— T’en vouloir ?… est-ce qu’on peut t’en vouloir, à toi ?…

Bijou ne répondit pas. Distraite, elle regardait Hubert de Bernès qui causait avec Bertrade, et elle s’étonnait de le trouver pour elle si froid. Certes, il était poli, aimable même, mais aimable et poli seulement, et elle n’était pas accoutumée à tant de modération.

M. de Clagny se montra à une fenêtre et appela :

— Mademoiselle Bijou !… votre grand’mère vous demande…

Denyse s’envola, dans un froufrou de jupes, sans même répondre au petit La Balue qui lui disait, en lui montrant Henry de Bracieux, dont la silhouette se détachait en pleine lumière :

— Il est bien beau, Henry, n’est-ce pas ?…

— Bijou, — dit la marquise, — tu vas chanter quelque chose…

Très ennuyée, elle supplia :

— Oh !… grand’mère, je vous en prie !…

Mais madame de Bracieux insista :

— C’est M. de Clagny qui désire t’entendre…

— Alors, je veux bien ! — fit gentiment Bijou, sans prendre garde que cette façon de consentir n’était pas très gracieuse pour les autres invités de sa grand’mère.

Elle alla prendre sur le piano une guitare, passa par-dessus sa tête le ruban rose qui servait à la fixer et dit, en revenant se planter au milieu du demi-cercle formé par les fauteuils :

— Je vais m’accompagner à la guitare… j’aime mieux ça, c’est plus bon enfant…

Puis, se tournant vers M. de Clagny :

— Qu’est ce que vous voulez que je vous chante ? aimez-vous les vieilles chansons ?…

Et tout de suite elle commença la chanson du Petit Soldat :

Je me suis engagé
Pour l’amour d’une blonde…

Elle avait une jolie voix juste, dont elle se servait adroitement. Et elle chanta avec une plaintive douceur le récit touchant du petit soldat qui « veut qu’on mette son cœur dans une serviette blanche… »

Le salon s’était rempli dès que Bijou avait commencé à chanter. Et les physionomies étaient vraiment amusantes à voir. Jean écoutait, nerveux, tirant sa moustache blonde qui criait entre ses doigts. M. de Rueille, énervé par cet air dolent, agacé de voir tous ces gens qui admiraient Denyse, faisait les cent pas à l’autre bout du salon, affectant de ne pas entendre.

Pierrot, la bouche ouverte, regardait de toutes ses forces. Le petit La Balue, accoudé à une console, dans une pose contractée et ridicule, fixait sur la jeune fille ses yeux ternes, qu’il s’efforçait de rendre magnétiques, avec une insistance tellement effrontée que Henry de Bracieux se sentait une étonnante envie de l’aller gifler. Et l’abbé Courteil lui-même, empoigné, ému, écarquillait les yeux et respirait bruyamment. Seul, Hubert de Bernès écoutait avec une attention polie, mais relativement indifférente.

Les femmes, sauf peut-être Gisèle de La Balue, admiraient sincèrement Bijou. Madame de Nézel écoutait, les yeux tristes et le sourire plein de bonté. Quant à M. de Clagny, tout ce qu’il y avait en lui de sensibilité et de tendresse semblait s’élancer vers cet être délicat et joli. Ses yeux, tout chargés de caresses, enveloppaient à la fois le délicieux visage, les petits doigts roses qui couraient sur les cordes, et la taille souple de Bijou. Et lorsque, ayant fini de chanter, elle vint à lui, sans se soucier des compliments qui pleuvaient sur elle, demandant, gentiment câline : « Ça ne vous a pas trop ennuyé ?… » il fut un instant sans répondre. Une émotion l’étranglait. À la fin, il dit :

— Je vous la redemanderai souvent, cette chanson !… oui… je viendrai vous voir… et vous me chanterez le Petit Soldat… vous voudrez bien ?…

Un désir le prenait d’entendre chanter Bijou pour lui, pour lui tout seul, sans partager sa voix et son charme avec tous ces gens qu’il avait en horreur.

Elle répondit, l’air heureux :

— Vous viendrez tant que vous voudrez, et je vous chanterai tout ce que vous voudrez…

Puis, d’une glissade, elle fila vers Jean de Blaye, isolé à un bout du salon :

— Ça t’ennuie, toi, quand je chante, n’est-ce pas ?…

Il dit, surpris de la question, surpris aussi que Bijou s’occupât de lui.

— Mais non !… pourquoi ?…

— Parce que je te voyais tout à l’heure… tu tirais tes moustaches d’un air furieux… et tu avais l’air de t’ennuyer… ah !… ce que tu en avais l’air !…

— Une idée que tu te fais !…

— Que non !… je ne me fais jamais d’idées, comme tu dis, quand il s’agit de ceux que j’aime !… je suis très clairvoyante, au contraire… Pourquoi fronces-tu les sourcils ?…

— Mais je ne fronce pas les sourcils…

— Si !… et on dirait que ça t’ennuie aussi, ce que je viens de te dire ?…

— Qu’est-ce que tu viens de me dire ?…

— Que je suis clairvoyante ?… et ça t’ennuie parce que tu as peur que je ne voie qu’il y a quelque chose ?…

Très troublé, il demanda :

— Quelque chose ?… quoi ?…

— Quoi ?… je n’en sais rien !… mais sûrement tu as quelque chose… tu n’es plus du tout le même depuis… tiens, depuis que nous sommes à Bracieux, à peu près…

Il dit, cherchant à plaisanter :

— Vraiment ?… je suis si changé ?… et le plus curieux, c’est que je ne me doute pas de ce changement...

Bijou haussa ses jolies épaules.

— Ne cherche donc pas à me rouler, mon pauvre Jean !… je te connais trop bien, vois-tu ?… oui… tu es changé !… tu es devenu peu à peu brusque, inquiet, préoccupé… Tiens !… veux-tu que je te dise…

Assise, assez loin d’eux, madame de Nézel les regardait de son même air doucement résigné et triste. L’œil violet de Bijou coula de son côté, luisant entre les cils touffus, et elle acheva :

— Tu aimes quelqu’un qui ne t’aime pas !…

Jean de Blaye rougit violemment :

— Tu ne sais ce que tu dis !…

— Alors pourquoi rougis-tu ?… Oh !… que tu es orgueilleux !… ça te vexe que j’aie deviné ça !…

Après un silence, elle ajouta :

— Est-ce que tu le lui as dit ?…

— Si j’ai dit quoi ?… à qui ?… mais tu es folle, mon pauvre Bijou !…

— À mad…

Elle s’arrêta, le visage tourné vers madame de Nézel, et reprit :

— À celle que tu aimes… lui as-tu dit que tu l’aimais ?…

Il murmura d’une voix assourdie :

— Non !…

— Tu n’oses pas ?… pourquoi ?… j’entends tout le temps grand’mère, Bertrade et Paul… et l’oncle Alexis… répéter que tu es de ceux qu’on aime… elle aussi t’aimerait… et elle t’épouserait bien, va !…

Elle s’inclina, lui effleurant presque l’oreille de son souffle, sans se soucier de l’effet produit par cette familiarité, et proposa :

— Dis donc ?… si tu voulais ?… je lui parlerais bien, moi !… et je suis sûre de sa réponse…

Jean se leva d’un mouvement brusque, et, saisissant la main de Bijou :

— Qu’est-ce que tu dis ?…

— Je dis qu’elle t’aimera… si elle ne t’aime pas déjà…

Il balbutia, effaré :

— Mais de qui parles-tu ?… de qui ?…

L’air hésitant et ingénu, elle répondit, si bas qu’il entendit à peine le commencement de la phrase :

— Je parle de…

— Bijou !… — cria Pierrot qui les sépara brusquement — grand’mère te fait dire qu’on oublie le thé !…

Et, regardant leurs figures animées, il demanda :

— Tiens !… vous êtes rouges comme des guignes ! c’est vrai qu’on cuit ici !…

Denyse s’éloignait en courant, il dit encore :

— On croyait, de là-bas, que vous vous disputiez ?…

Jean répondit, pour répondre quelque chose :

— Ah !… on croyait ça !…

— Oui… surtout grand’mère qui le croyait !… c’est même pour ça qu’elle m’a envoyé chercher Bijou pour le thé !… tu me promets qu’elle n’a pas de chagrin, Bijou ?…

— Et quel chagrin veux-tu qu’elle ait, mon bonhomme ?…

Souriant, il ajouta :

— Qui donc crois-tu qui se chargerait de lui en faire, du chagrin ?… la situation dans la maison ne serait pas drôle pour celui-là !…

Le petit répondit avec une animation extrême :

— C’est qu’elle est si gentille !… et si bonne !… je l’adore, moi !… et Paul aussi !… et Henry !… et M. Giraud !… et les mômes de Bertrade !… et l’abbé !… et tout le monde !… jusqu’au petit La Balue qui la gobe, lui qui ne gobe personne !… oui… il lui a raconté je ne sais quoi dans un coin après le dîner… et pendant qu’elle chantait, donc !… as-tu vu ces yeux cuits qu’il faisait ?… non, mais les as-tu vus ?…

— Mais tais-toi donc !… — fit Jean agacé, — tu es fatigant, si tu savais, mon petit Pierrot !…

Bijou rentrait dans le salon, Henry de Bracieux la saisit au passage.

— Dis-moi donc — demanda-t-il avec humeur — ce que La Balue te racontait de si intéressant tantôt ?…

— Où ça ?…

— Ici… après le dîner ?…

— Ici ?… répéta Bijou qui sembla chercher, après le dîner ?… tiens, justement, il me parlait de toi !…

— De moi ?…

— Oui… de toi !… il te trouve beau, beau !… mais il trouve aussi que tu ne sais pas mettre en valeur ta beauté…

— As-tu fini de te moquer de moi ?…

— Mais je t’assure que je ne me moque pas le moins du monde… il m’a même recommandé de te dire de mettre, au lieu de tes affreux cols cassés — c’est lui qui parle, tu sais ? — des cols… ah ! comment donc déjà ?… des cols Van Dyck… qui ne cacheront pas ton cou… oui… il paraît que tu as un cou superbe… et des attaches !… et des dents !… je voudrais que tu puisses l’entendre faire les honneurs de ton physique…

— De mon physique… à moi ?…

— Oui… tu croyais peut-être que c’était du mien qu’il me parlait ?… pas du tout !… il m’a dit, d’ailleurs, qu’il allait te dire tout ça dans des vers !… pas les cols Van Dyck, mais le reste…

— Il est idiot, cet être-là !…

— Oh !… mon Dieu… il est insignifiant !…

— Tu es tellement bonne, toi !… tu ne bêches jamais personne… attention, le voilà qui emballe, le clan La Balue !…

Et, joyeux, Henry cria à demi-voix :

— Hip !… Hip !… Hurrah !!!

M. de la Balue, qui revenait du vestibule portant un lot de manteaux, le regarda avec étonnement. Et dans le hall, une petite scène de famille eut lieu.

Le bonhomme voulait absolument forcer sa femme et sa fille à s’envelopper la tête dans des tricots sordides pour éviter un refroidissement. A la fin, il céda.

Bijou, en disant au revoir à madame de Nézel, lui tendit sa petite main et lui planta si droit dans les yeux son beau regard ingénument curieux, que la jeune femme se détourna, gênée par la persistance de ce regard singulier. Il lui semblait que cette enfant avait découvert le secret de sa vie, et de cela elle souffrait atrocement. Mais la grâce de Bijou était si grande, sa puissance attractive si forte, que Madame de Nézel ne sentait au fond de son cœur que de l’affection pour la délicieuse petite créature qui lui volait inconsciemment son bonheur.


— Ouf !… — fit joyeusement Denyse en rentrant dans le salon où il ne restait plus que M. de Clagny et la famille, — il est minuit et demi, vous savez !… ils étaient vissés tous… j’ai cru qu’ils voulaient ne plus nous quitter jamais !…

— La famille de La Balue n’est pas belle !… dit l’abbé.

La jeune fille protesta :

— Mais ils ne sont pas si laids !… il faut s’y habituer… tout est là !…

— Le petit La Balue est horrible ! — fit madame de Bracieux, — et puis il a quelque chose de visqueux… quand on lui donne la main, c’est comme si on touchait une anguille…

— Et la jeune fille donc ! — dit Pierrot — fi !… elle a des petits yeux de cochon !… et Louis aussi a des petits yeux !…

— Ils sont très gentils tout de même !… — fit Bijou conciliante.

Madame de Bracieux ajouta :

— Et d’excellente maison !… ils descendent de La Balue… du cardinal… du vrai…

— Mon Dieu ! — fit doucement Bijou, — il vaudrait peut-être mieux pour Gisèle ne pas descendre de la cage de fer… et avoir les yeux plus grands… mais enfin, puisque c’est comme ça !…

M. de Clagny se mit à rire et dit, cherchant son chapeau, égaré dans un coin :

— Il faut un certain aplomb pour sortir d’un salon comme celui-ci… on sent à quel point on sera épluché !…

— N’ayez pas peur ! — affirma Bijou, — on ne vous épluchera pas, vous !… vous pourriez cependant supporter « l’épluchage », mais je vous promets que vous ne serez pas épluché !… me croyez-vous ?…

Le comte répondit en serrant affectueusement les petites mains tendues vers lui :

— Je vous crois !…