Le nommé Deschenaux


Le nommé Deschenaux ! Voilà bien encore une preuve que les officiers de Justice chargés de découvrir et d’amener les profiteurs de la guerre de Sept Ans ne connaissaient pas grand’chose de la Nouvelle-France. Si le sieur Deschenaux était inconnu là-bas, par contre peu d’habitants de la colonie n’en avaient pas entendu parler. On ne parvenait à l’intendant Bigot que par le truchement de son secrétaire, le sieur Deschenaux, et ceux qui avaient une faveur ou simplement la Justice à réclamer de l’intendant savaient que Deschenaux était son âme damnée. Dans les dernières années du régime français, Deschenaux était aussi impopulaire que son maître parmi les gens du peuple.

Joseph Brassard Deschenaux né à Québec le 28 septembre 1722, du mariage de Charles Brassard dit Deschenaux et de Marie-Josephte Hubert, est un de ceux qui furent le plus maltraités par l’irascible sieur de C. Il dit de l’ancien secrétaire de Bigot :

« Brassard Deschenaux étoit né à Québec, — fils d’un pauvre Cordonnier : un Notaire qui avoit été en pension chez son père lui avoit appris à lire. Comme il étoit d’un esprit vif et pénétrant, il profita beaucoup, et entra fort jeune au Secrétariat de M. Hocquart, lors Intendant. M. Bigot, qui l’y trouva l’a toujours conservé, et le fit faire, non sans peine, écrivain de la Marine ; et comme il étoit laborieux et d’un caractère rampant, lui accorda bientôt sa confiance, et ne vit et n’agit que par lui ; mais cet homme étoit vain, ambitieux, insupportable par ses hauteurs, et surtout avoit une envie si démesurée d’amasser de grands biens, que son proverbe ordinaire étoit de dire : « qu’il en prendroit jusque sur les autels » ; on ne doit point s’étonner qu’avec de pareils sentimens il n’ait souvent abusé de la confiance de son maître, et ne lui ait fait faire bien des fautes. »

Les dires du sieur de C. sont en partie vrais, du moins pour les premières années de Deschenaux. En effet, nous voyons par le recensement paroissial de Québec de 1744 que le notaire Du Laurent était en pension chez le cordonnier Brassard dit Deschenaux, ce qui confirme presque que le notaire Du Laurent lui montra à lire.

Deschenaux acquit vite la confiance de l’intendant Hocquart qui, dès le 2 février 1745, le commettait pour se transporter dans les paroisses de la rive sud du gouvernement de Québec afin d’y dresser le recensement de chaque paroisse ou seigneurie. On doit regretter la perte ou la disparition de ce recensement nominal qui aurait été si précieux pour l’histoire de nos familles canadiennes.

À son tour, l’intendant Bigot, le 15 avril 1750, donnait à Deschenaux une commission de receveur pour faire la perception de l’imposition ordonnée sur tous les habitants de Québec pour l’entretien des casernes des troupes de la capitale. N’est-ce pas là l’origine de l’impopularité de Deschenaux à Québec pendant un certain nombre d’années ? Cette imposition pour l’entretien des casernes avait été reçue avec une extrême répugnance par tous les habitants de la capitale.

Le 6 octobre 1754, Bigot donnait encore une marque de confiance à Deschenaux. Le trésorier de la marine, le sieur Imbert, passant en France, Bigot chargeait son secrétaire de le remplacer pendant toute la durée de son absence.

On comprendra sans peine qu’au procès de 1763 Deschenaux secrétaire et âme damnée de Bigot, fut un des principaux accusés. Deschenaux resté dans la colonie on le jugea par contumace. Dans son témoignage Cadet ne le ménagea pas. Il déclara qu’il donnait 40,000 livres par année à Deschenaux (p. 273) et qu’en outre il lui fournissait gratuitement la viande nécessaire à sa maison (p. 351).

Le Châtelet, par son jugement du 10 décembre 1763, accusait :

« Le dit Deschenaux, d’avoir profité sciemment de surhaussement de prix accordé par le dit Bigot à des marchandises particulières fournies par le dit Deschenaux et le dit Cadet au poste de Miramichy en 1758, et d’avoir fait refaire en 1760 les états de la dite fourniture qu’il a fait mettre sous des noms empruntés, et dans lesquels pour pallier la dite surappréciation, les quantités ont été augmentées de moitié, et les prix diminués à proportion ; d’où il est résulté que le Roi a souffert le même préjudice que si les premiers états eussent subsisté : ledit Dechenaux suspect d’avoir, comme chargé de la distribution des vivres aux Acadiens retirés à Québec, fait payer en argent par ledit Cadet une plus grande quantité de rations qu’il n’en avoit réellement fourni auxdits Acadiens, lesquelles rations non fournies ont été néanmoins employées dans les états de consommation, au préjudice du Roi ; et suspect d’avoir reçu annuellement dudit Cadet une somme de 40,000 livres ».

Le sieur Deschenaux fut banni de la ville de Paris pour cinq ans, et condamné en outre à une amende de cinq cents livres et une restitution de trois cent mille livres. La sentence, de plus, devait être affichée en place de grève.

La condamnation portée contre Deschenaux ne le dérangea guère puisqu’il était resté à Québec et qu’elle ne pouvait être exécutée dans la colonie devenue possession anglaise.

Le sieur Deschenaux ne manquait pas de toupet. À l’hiver de 1765, par l’entremise de l’ambassadeur d’Angleterre en France, il demanda un sauf-conduit pour venir se justifier devant le Châtelet de Paris des accusations portées contre lui. Nous voyons par une lettre du président du Conseil de Marine au comte de Guerchy du 30 décembre 1765 que cette demande fut accordée.

Il semble que le sieur Deschenaux passa en France à l’automne de 1766 puisque le 3 février 1767 le président du Conseil de Marine, dans une lettre à M. de Fontanien, fait allusion à une déclaration de l’ancien secrétaire de Bigot. Celui-ci affirmait qu’une quantité de billets de caisse imprimés, laissés à Québec, n’avaient pas été brûlés. Ces billets en question, s’ils tombaient entre les mains d’habiles faussaires, pouvaient occasionner beaucoup d’ennuis au gouvernement du roi de France. C’est pourquoi le président du Conseil de Marine mettait un de ses collègues en garde.

Est-ce cette déclaration de M. Deschenaux qui lui valut sa réhabilitation ? En tout cas, il revint au Canada avec un « certificat de bonne conduite » qui dut faire sourire ceux qui connaissaient l’origine de sa fortune.

Joseph Brassard Deschenaux par goût ou par prudence pour ne pas éveiller les soupçons vécut modestement, très modestement même, aussi longtemps que la Nouvelle-France fut la propriété de la vieille France. Mais une fois les Anglais maîtres définitivement du Canada, n’ayant plus à craindre un règlement de comptes avec ses anciens maîtres, il leva le masque. Avec les deniers amassés au temps de la prospérité, il se mit à acheter des biens-fonds afin de garantir aux siens des revenus plus assurés que des prêts à courts termes.

Dès le départ de la colonie de son ami Péan, il avait acheté ses seigneuries de la Livaudière et de Saint-Michel (partie de l’ancien fief et seigneurie de la Durantaye). Le 9 septembre 1765, Deschenaux faisait encore une superbe acquisition en achetant de Nicolas Renaud d’Avènes des Méloizes le fief et seigneurie de Neuville dit la Pointe-aux-Trembles[1]. Un peu plus tard, en 1769, Deschenaux essayait de faire l’acquisition de la seigneurie de Beaumont mais elle était divisée entre plusieurs propriétaires, ce qui rendait la tâche plus difficile. Tout de même, il réussit à en acquérir quelques parts importantes : un sixième, le 25 septembre 1769, de Charles Girard[2], un tiers d’un sixième, le 28 décembre 1769, de Étienne Couture dit Lafrenaye et de Thérèse Girard, sa femme[3] et finalement, le 18 janvier 1770, Deschenaux achetait de Jacques Bélanger et de Marie-Françoise Morel de la Durantaye, sa femme, et de Nicolas-Charles-Louis Lévesque et de Cécile Morel de la Durantaye sa femme, les droits que tous possédaient dans la seigneurie de Beaumont[4]. La même année 1770, le 18 mars, Deschenaux était devenu propriétaire du quart de la seigneurie de Bélair, voisine de sa seigneurie de Neuville. Il avait acquis toutes les parts de Joseph Toupin Dussault, de Alexis Dussault et de Marie Godin[5].

Comme on le voit ici, le fils du petit cordonnier Charles Brassard dit Deschenaux était devenu un « haut et puissant seigneur ».

Mais les acquisitions du sieur Deschenaux ne se bornèrent pas aux seigneuries. La misère des temps forçait nombre de bourgeois de Québec à vendre leurs propriétés. Deschenaux en acheta plusieurs à d’excellentes conditions parce qu’il pouvait payer comptant. Sa vaste maison de la Côte du Palais était une des plus belles de la ville de Québec et c’est là que la plupart de ses censitaires de Neuville, de la Livaudière, de Beaumont, de Bélair, etc., venaient payer leurs cens et rentes.

Avec les années, Deschenaux était devenu un bourgeois rangé, presque édifiant. Il fut même marguillier de Notre-Dame de Québec et parvint par ses sages avis et son administration éclairée à remettre en bon ordre les finances de la paroisse mère de Québec que la guerre avait fort appauvrie.

Joseph Brassard Deschenaux décéda à Québec le 18 septembre 1793, à l’âge de 71 ans.

Comme tout se pardonne et s’oublie même ici-bas. Combien parmi ceux qui suivirent le convoi funèbre de Deschenaux se rappelaient qu’il avait joué un rôle important dans les tricheries de Bigot et de sa bande.

  1. Acte de Saillant, 9 septembre 1765.
  2. Acte de Simon Sanguinet, 23 septembre 1769.
  3. Acte de Simon Sanguinet, 28 décembre 1769
  4. Acte de Simon Sanguinet, 8 janvier 1770.
  5. Acte de Gouget, 18 mars 1770.