Jacques-Michel Bréard


C’est le néfaste Bigot qui fit venir Jacques-Michel Bréard à Québec. Du moins, il le dit dans un de ses Mémoires de défense soumis au Châtelet de Paris, en 1763 : « Le sieur Bréard était un homme que le sieur Bigot avait tiré de Rochefort par la permission du ministre, pour le faire contrôleur de la marine à Québec. Il ne le connaissait point auparavant mais on lui avait donné comme quelqu’un qui joignait à la plus austère probité une intelligence peu commune et qui était capable de fournir un très grand travail. »

Nommé contrôleur de la marine à Québec le 1er janvier 1748, Bréard arriva dans le pays l’été suivant. Il semble que Bigot et Bréard passèrent la mer sur le même navire. C’est au cours de cette longue traversée que les deux compères se connurent, se comprirent et préparèrent les plans qui devaient leur permettre de faire des fortunes si rapides et si considérables.

Bréard montra tout de suite ses dispositions pour le commerce. À peine trois mois après son arrivée, le 5 novembre 1748, il se faisait accorder, par MM. de la Galissonnière et Bigot, un terrain d’environ quatre lieues de front sur six de profondeur, à la côte de Labrador, pour y faire la pêche au loup-marin. Cette concession lui était faite conjointement avec M. Guillaume Estèbe, garde-magasin à Québec. Le premier pas des deux associés dans leur exploitation fut de chasser, par autorité de justice, tous les pauvres Canadiens qui faisaient la chasse aux loups-marins dans les eaux de leur concession depuis plusieurs années. Pour exploiter la vaste et riche concession qu’il venait de recevoir, Bréard avait besoin de navires. Au lieu d’en acheter, il jugea qu’il ferait des économies en les faisant construire à Québec où le roi avait de grands approvisionnements de bois de construction. Bréard y emprunta donc tout le bois nécessaire et fit faire ses goélettes aux chantiers du roi.

Puis, la pêche aux loups-marins ne suffisant pas à contenter ses ambitions, il entra dans d’autres entreprises maritimes encore plus payantes. Il fit construire plusieurs autres navires, toujours aux dépens du roi.

Le 1er mai 1749, Bréard remplaçait au Conseil Supérieur Jean-Victor Varin de la Marre, « appelé à une autre destination ». Il n’y fit pas merveille.

Le ministre fut bientôt mis au fait des agissements du sieur Bréard qui commerçait sur tous les effets et les denrées qu’il achetait pour le Roi. Il était à la fois vendeur et acheteur.

À l’intendant Bigot qui insistait pour faire nommer son comparse commissaire de la marine, le ministre répondait, le 12 mai 1752, qu’il ne doutait pas de la capacité de Bréard, mais qu’il ne pouvait lui accorder la nomination de commissaire, en raison des plaintes nombreuses portées contre lui sur sa cupidité. « Il a la réputation, ajoutait-il, en France et dans la colonie, de se mêler de toutes sortes de commerce, tant extérieur qu’intérieur. On prétend qu’il est intéressé dans plusieurs fournitures pour le compte du Roi, qu’il fait construire des navires dans les chantiers du Roi, etc., etc. »

Le Mémoire du Canada explique ainsi le départ de Bréard de la colonie : « Les richesses que plusieurs personnes attachées au service du roi avaient acquises, entr’autres MM. Bréard et Estèbe, les mettaient dans le cas de chercher de bonne heure à les conserver. M. Bréard était contrôleur de la Marine. Il avait beaucoup de talent et connaissait parfaitement son métier. Il avait fait une fortune considérable, étant de toutes les sociétés. Il s’était attribué des pouvoirs que l’intendant lui-même n’osa lui disputer. Il passa en France sous le spécieux prétexte d’aller lui-même chercher son avancement, et aussi à cause d’une maladie qui ne lui permettait pas de rester au Canada dont le climat lui était contraire. »[1]

Ajoutons que le même Mémoire du Canada affirme que de 1749 à 1758, soit moins de dix ans, Bréard fit une fortune de plus de deux millions dans la Nouvelle-France.

À son retour en France, les autorités, qui le suspectaient déjà depuis quelques années, firent enquête sur la fortune qu’il avait faite au Canada, et le résultat de leurs recherches leur démontra que le brave homme avait été un des plus grands profiteurs de la colonie. Il fut arrêté en même temps que Bigot et enfermé à la Bastille.

La délibération des juges sur la culpabilité de Bréard ne fut pas longue : douze voulaient son exil pour neuf années et quatorze se prononcèrent pour son expulsion à perpétuité.

Le 10 décembre 1763, il recevait enfin la punition de ses crimes. Il était banni de Paris et de sa banlieue pour neuf ans, condamné à 500 livres d’amende et à 300,000 livres de restitution.

Les considérants du jugement rendu contre Bréard le 10 décembre 1763 ne sont pas tout à fait édifiants. Lisons :

« Le dit Jacques-Michel Bréard dûment atteint et convaincu d’avoir, pendant le temps qu’il a été contrôleur de la Marine à Québec, favorisé et commis lui-même les abus, malversations, prévarications et infidélités mentionnées au procès, savoir, quant aux marchandises fournies aux magasins du Roi.

« Primo — D’avoir, soit en vertu des ordres du dit Bigot, soit en prenant sur lui, de donner les prix et bénéfices pour certaines marchandises appréciées à des prix trop forts et au-dessus de ceux qui avaient cours dans le commerce, les marchandises entrées dans les magasins du Roi à Québec, d’avoir eu part aux profits illégitimes qui sont résultés des dites appréciations tant pour les marchandises qu’il a tirées de France pour son compte particulier que pour celles envoyées par la dite maison de Bordeaux dans lesquelles il était intéressé pour deux dixièmes ; celles tirées du magasin du dit Claverie et les cargaisons des navires l’Angélique, le Saint-Mandet et la Finette, dans toutes lesquelles il était aussi intéressé.

« Secundo — D’avoir coopéré sciemment à la fraude des dits droits du Domaine en visant les comptes du receveur du Domaine où les dits droits sont tirés en reprise, et visant pareillement, comme pièces justificatives de la dite reprise, les déclarations faites au Bureau portant que les dites marchandises étaient pour le compte du Roi.

« Tertio — D’avoir antidaté un marché de plusieurs pièces de vins censées fournies en mai 1749 soit qu’elles ne soient arrivées à Québec et ne soient entrées dans les magasins du Roi qu’au mois de juin suivant, temps où le prix des vins était inférieur à celui qui avait cours précédemment dans le commerce, et d’avoir toléré d’autres antidatées ou postdatées dans différents marchés qu’il a passés et signés comme contrôleur.

« Quarto — De s’être servi de prête-noms, et d’en avoir toléré l’usage dans les marchés qu’il rédigeait, ce qui avait pour objet d’ôter la connaissance de ceux au profit desquels tournaient même les dits abus.

« Quinto — De s’être prêté à la vente des pelleteries du Roi faites au dit Estèbe, dans l’achat desquelles il était intéressé ainsi que le dit Bigot sans observer aucune des formalités requises, et de s’être contenté de remplir après coup les dites formalités.

« Quant aux vivres et denrées fournis aux magasins du Roi à Montréal, le dit Bréard dûment atteint et convaincu d’avoir profité des gains illégitimes qu’a procuré l’augmentation de vingt à vingt-cinq pour cent sur le prix des vivres fournis par économie aux dits magasins du Roi à Montréal : et quant aux transports des effets du Roi, d’avoir sciemment profité des prix trop forts que le dit Bigot avait accordé aux bâtiments qu’il prêtait pour le Roi dont le dit Bréard passait les marchandises et dans parties desquelles il était intéressé. »

La condamnation proprement dite de Bréard portait qu’il serait banni pour neuf ans de la ville, prévôté et vicomté de Paris, à lui enjoint de garder son ban, sous les peines portées par les déclarations du Roi ; il était en outre condamné à cinq cents livres d’amende envers le Roi, et par forme de restitution au profit de Sa Majesté à payer trois cent mille livres.

Il est stupéfiant de constater avec quelle facilité de grands personnages et même des gens de justice se laissent circonvenir par la canaille. Le baron de Beaupoil de Saint-Aulaire et même le chancelier de France tentèrent mais en vain, heureusement, d’obtenir la grâce de Bréard.

On ignore où le voleur Bréard cacha sa honte après sa condamnation. C’est pendant le séjour de celui-ci à Québec que naquit son fils, Jean-Jacques Bréard. Il fut baptisé à Québec le 11 octobre 1751 Le jeune Bréard traversa la mer avec son père en 1755. On sait que ce monstre vota la mort de Louis XVI en 1793. Bréard fils décéda le 2 janvier 1840, à l’âge avancé de 88 ans. On ne peut toujours pas dire de cet individu que le remords d’avoir envoyé son roi à l’échafaud abrégea ses jours.[2]

  1. Le sieur de C. Mémoire.
  2. On peut consulter sur Bréard : P.-G. Roy, Le Vieux Québec ; Revue Canadienne, 1918 : Adam Short ; Monnaie et Change.