L’affaire du Canada


L’Affaire du Canada c’est le procès qu’on fit subir devant le Châtelet de Paris, en 1763, aux profiteurs de la guerre de Sept Ans. Tous les inculpés étaient Canadiens ou avaient eu des postes civils ou militaires dans la Nouvelle-France.

L’Affaire du Canada créa une grande sensation en France et l’opinion publique s’en occupa pendant quelques mois ; mais elle passa presque inaperçue au Canada. C’est qu’aucun Journal ne paraissait encore dans notre pays. La Gazette de Québec, en effet, ne devait faire son apparition que l’année suivante. Les relations avec notre ancienne mère patrie étaient pour ainsi dire interrompues. Les lettres qui nous venaient de France arrivaient ici plusieurs mois après leur envoi quand leurs destinataires étaient assez heureux de les recevoir. Ce n’est que le 22 septembre 1766, soit plus de trois ans après le Jugement du Châtelet, que la Gazette de Québec risqua une timide allusion au procès des profiteurs.

Notre historien national François-Xavier Garneau a écrit au sujet du Jugement rendu par le Châtelet de Paris le 10 décembre 1763 :

« Il est incontestable que de grandes malversations avaient été commises, mais elles ont été exagérées, comme on peut s’en convaincre en comparant les dépenses du Canada avec celles des colonies anglaises dans cette guerre. La levée et l’entretien de sept mille hommes en 1758 coûtèrent au Massachusetts cent quatre-vingt mille livres sterling et la défense de la frontière trente mille livres, en tout cinq millions deux cent cinquante mille livres. Dès la première année de la guerre, le Canada pourvoyait à la subsistance d’une armée aussi nombreuse et, en outre d’une partie des Acadiens. L’armée, sans augmenter beaucoup jusqu’à 1759, eut à faire face à des forces bien supérieures, et à se transporter continuellement à de longues distances pour les repousser sur une frontière qui s’étendait depuis le golfe Saint-Laurent jusqu’au Mississippi. Les frais de transport dans l’état où étaient alors les communications devaient être énormes. Bientôt la disette de vivres et de marchandises causée d’une part par la suprématie des Anglais sur les mers, qui interrompait les communications avec la France et, de l’autre, par l’abandon, dans lequel le départ des habitants pour l’armée laissa les terres, vint décupler les dépenses en raison de la hausse exorbitante des prix de toutes choses. Aussi ces dépenses montèrent-elles rapidement. »[1]

Aux remarques de Garneau sur les dépenses faites par l’Angleterre et sa colonie américaine pour s’emparer du Canada, on pourrait ajouter que l’Angleterre fit peut-être trois fois plus de frais pour assurer sa conquête que la France ne déboursa pour conserver sa colonie.

Le mot de Voltaire sur les « quelques arpents de neige » avait fait du chemin et les ministres de Louis XV estimaient qu’il ne fallait pas vider le trésor royal pour conserver un pays aussi peu prometteur.

Les procès intentés devant le Châtelet de Paris en 1763 contre les profiteurs du Canada avaient sans doute pour objet de punir les coupables, mais les ministres de Louis XV voulaient faire d’une pierre deux coups : d’abord, faire oublier au peuple français la perte du Canada et en rendre Bigot et sa bande responsables, puis camoufler ainsi la négligence, l’incurie et les fausses manœuvres des ministères de la marine et de la guerre. Cette tactique ne réussit qu’à demi.

Il faut avoir la franchise de l’avouer, Bigot et ses complices n’auraient-ils volé qu’une infime partie des millions qu’ils accaparèrent que la prise du Canada par les Anglais aurait été quand même inévitable.

Du jour où ceux-ci furent maîtres de la mer, il était évident qu’ils finiraient par s’emparer du Canada. Les ministres de Louis XV se rendirent compte trop tard qu’il fallait une marine puissante pour ravitailler le Canada en hommes, en munitions et en provisions de bouche. Les auteurs anglais et notamment l’amiral Mahon, ont attribué le succès de leur armée non seulement à Wolfe mais aussi à leur maîtrise de la mer. Et nous croyons qu’ils ont raison.

Mais il ne s’agit pas ici de discuter de la guerre de Sept Ans ni de ses suites politiques et autres. L’objet de ces pages est plus modeste, moins ambitieux. Nous voulons simplement identifier les « auteurs des monopoles, abus, vexations et prévarications » qui, en 1763, furent sommés de comparaître devant le Châtelet de Paris. L’acte d’accusation précise bien les prénoms des principaux accusés, « les grands voleurs », mais pour les autres il se contente de les désigner par le qualificatif « le nommé », sans donner leurs prénoms. Tel est le cas pour trente-quatre d’entre eux.

Évidemment, le ministère public possédait très peu de renseignements sur la plupart de ceux qu’il voulait faire comparaître devant la Cour. Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que le Châtelet en assignant autant d’accusés pêchait à la preuve. Il voulait faire parler les « petits accusés » afin de renforcer sa preuve contre les « grands coupables », c’est-à-dire Bigot et sa bande.

Si on dissèque un peu les jugements du Châtelet de Paris du 10 décembre 1763, on constate que des cinquante-quatre accusés moins de quinze furent convaincus de vols ou de concussions. Les juges, à vrai dire, divisèrent les accusés en deux catégories. Les grands coupables furent Bigot, Varin, Bréard, Estèbe, Martel de Saint-Antoine, Cadet, Corpron, Maurin, Penisseau, Péan, Descheneaux, Saint-Sauveur et Pierre-Michel Martel. Les autres inculpés furent condamnés à des peines légères parce qu’ils avaient commis des irrégularités.

Selon l’ancienne loi française, tous les vols étaient des irrégularités, mais les irrégularités n’étaient pas toutes des vols. De là l’indulgence des Juges pour les commandants des forts et les autres officiers civils.

Les commandants des forts ou des postes avaient le gouverneur lui-même pour chef, mais ils dépendaient de l’intendant pour leur subsistance, celle de leurs subordonnés et généralement pour tout ce qui était nécessaire à leurs forts ou à leurs postes. Ces officiers étaient donc intéressés à rester en bons termes avec l’intendant. Quant aux magasins et autres employés civils, ils étaient choisis et nommés par l’intendant et devenaient dès lors ses créatures. Bigot avait la main dure et les employés de l’administration qui osaient lui résister étaient vite renvoyés du service.

Les Juges du Châtelet ne tardèrent pas à voir clair dans l’Affaire du Canada. De là, les fortes punitions imposées aux vrais coupables et les acquittements ou légères punitions donnés à ceux qu’ils avaient d’abord soupçonnés d’être leurs complices mais qui, en réalité, étaient plutôt leurs victimes.

L’Affaire du Canada, montée avec tant de soin pour endormir ou tromper l’opinion publique, se termina presque en queue de poisson. Elle fut du moins profitable à M. de Sartine, qui avait présidé le procès, aux juges et aux avocats qui le secondaient, et, en général, à tous les officiers de justice qui y furent mêlés. Les gardiens de la Bastille, petits et grands, qui, pendant deux ans et plus, avaient eu la garde des prisonniers, touchèrent aussi de belles gratifications.

Pour sa part, M. de Sartine qui recevait déjà plusieurs pensions sur le Trésor Royal, réussit à s’en faire donner une nouvelle de 6,000 livres par année pour avoir présidé les séances du Châtelet. Les Juges, les Officiers, les Huissiers, etc., qui l’avaient assisté, obtinrent aussi des pensions ou de belles gratifications. Les largesses du Roi s’étendirent même au major et à l’aide-major de la Bastille.

Il est à remarquer que le peuple ni les ministres ne furent satisfaits du jugement rendu par le Châtelet de Paris contre les profiteurs du Canada. Le populo, après tout le tapage qui avait été fait avant et pendant le procès, trouva que les condamnations n’avaient pas été assez nombreuses ni assez fortes. Les ministres, eux, probablement parce qu’ils réalisaient leur grande part de responsabilité dans la perte du Canada, considérèrent que les Juges s’étaient montrés trop durs contre la plupart des inculpés.

Quelques semaines à peine après le Jugement du Châtelet, les démarches commencèrent pour faire adoucir les peines et les ministres les encouragèrent. Quelques-uns des condamnés furent réhabiréhabilités, d’autres obtinrent de sensibles diminutions sur le montant des restitutions qu’on leur avait imposées.

Quant aux inculpés qui ne s’étaient pas présentés à la première sommation du Châtelet, encouragés par les adoucissements apportés aux sentences prononcées, ils se livrèrent à la justice. On leur fit des semblants de procès et presque tous sortirent blancs comme les neiges du Canada de ces épreuves judiciaires. Comme le peuple français avait déjà oublié la perte du Canada, les ministres de Louis XV n’étaient plus intéressés à mettre les fautes commises sur les épaules de comparses.

À la vérité, sur la dernière page des procédures du Châtelet de Paris contre les profiteurs de la guerre de Sept Ans, on aurait pu inscrire E finita la comedia.

  1. F.-X. Garneau, Histoire du Canada, 8e  édition, vol. VI, p. 56.