Bibliothèque historique et militaire/Retraite des Dix-Mille/Préface

Retraite des Dix-Mille
Anselin (1p. 459-460).

La traduction que nous réimprimons est faite par un homme également distingué dans la littérature et dans les armes.

On peut s’étonner avec raison que ce travail, achevé depuis près de soixante ans, ne laisse presque rien à désirer, surtout si l’on songe qu’à cette époque l’étude de la langue grecque était peu suivie, et qu’elle devait offrir des difficultés. Telle est pourtant la traduction du comte de La Luzerne, officier général sous Louis XV. Nous allons parler de quelques légers changemens que nous nous sommes permis de faire ; car nous comptons pour rien plusieurs passages obscurs de Xénophon que des leçons de meilleurs manuscrits ont éclaircis, et qu’il était de notre devoir de vérifier.

Le mot cohorte appartient essentiellement à la milice romaine, et ne doit pas être confondu avec le lochos des Grecs. Ici La Luzerne s’est trouvé arrêté par une difficulté qui a fait tomber d’Ablancourt, son prédécesseur, dans une erreur très grave, le lochos ne pouvant pas être pris pour un point de départ uniforme chez les différens peuples de la Grèce.

Dans l’organisation de la phalange, telle que Philippe l’institua, et que nous avons fait connaître par l’Essai sur la tactique des Grecs, lochos veut dire file, sans aucun doute ; et cette file pouvait être composée de huit, dix, douze, et même de seize combattans. Mais l’ordonnance des Spartiates était en effet fort différente ; chez ce peuple, l’armée se divisait en quatre grands corps, le mora, le lochos, le pentecostys et l’énomotie. Or Cléarque qui commandait les dix mille, leur avait évidemment donné la formation de Lacédémone où il était né.

La Luzerne était doué d’une bien autre perspicacité que d’Ablancourt, et il s’est bien donné de garde de nommer, comme lui, lochos, file ; mais il a sauté par dessus la difficulté. Le savant Gail, à qui nous devons une excellente traduction de Thucydide, traduction bien supérieure à tout ce qu’on a publié, s’est servi aussi du mot cohorte, et par une singularité dont on se rend difficilement compte, il appelle lochage (lochagos) le chef de lochos que La Luzerne désigne comme centurion.

Le mora était commandé par un polémarque. Soit que le texte de Xénophon se trouve corrompu ; soit que cet historien étant lui-même d’Athènes, ait préféré l’emploi d’un terme consacré chez ses concitoyens pour indiquer le chef de la plus grande division de l’armée ; il se sert du mot strategos, auquel celui de général a été substitué par La Luzerne et les autres traducteurs. Nous l’avons laissé par la raison que le stratége remplace imparfaitement le polémarque, et qu’après tout l’un et l’autre peuvent se traduire par général. Sous le polémarque, il y avait quatre chefs de lochos, huit pentécontarques, et seize énomotarques. Nous disons de préférence chef de lochos au lieu de lochagos qui signifie plus ordinairement chef de file.

Quelquefois, comme l’a fort bien remarqué le traducteur, Xénophon se sert du mot taxis pour désigner des sections considérables de l’armée ; d’autres fois, ce terme dénote un rang de l’infanterie pesante ; mais les différens corps formés par les dix mille, rentrent presque toujours dans les subdivisions que nous avons indiquées.

Les Grecs, comme les Latins, avaient deux manières de rendre le mot homme : anthropos et aner. Cette dernière expression présente toujours une acception particulière, et c’est celle qu’emploie Xénophon lorsque, pressé comme il l’est souvent par des circonstances difficiles, il s’adresse aux compagnons de ses travaux. Ne semblerait-il pas que le mot hommes dont il se sert au pluriel (andres), serait mieux rendu par le mot citoyens que par celui de soldats, surtout si l’on considère que c’étaient les citoyens qui formaient les armées des républiques anciennes. Nous indiquons ce changement que nous n’avons osé faire.

Xénophon a intitulé cet ouvrage : Expédition des Grecs vers l’Asie supérieure. Le titre que nous avons choisi paraît plus convenable, et a toujours été ajouté au premier.

Il n’est pas nécessaire, dit un écrivain judicieux, de recommander aux militaires la lecture de ce livre, où ils trouveront plus que des manœuvres ; mais il est peut-être besoin de la conseiller à ceux qui, sans être magistrats ni guerriers, sont obligés de traiter avec les hommes, de manier les grandes affaires, et de calculer la valeur des nations.