Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXIX

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 1026-1030).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-NEUVIÈME.


I.


Asdrubal, général des Carthaginois.


Il y avait dans ce chef des Carthaginois aussi peu de ces qualités qui forment un bon général qu’il y avait de vanité à lui de s’en flatter et de se vanter d’en avoir. Voici, entre plusieurs autres exemples, un trait de sa vanité. Quand il vint au rendez-vous qu’il avait assigné à Gulussa, roi de Numidie, il y parut couvert d’un manteau de pourpre et suivi de douze gardes bien armés. À vingt pas du lieu convenu, il laissa ses gardes et, du bord du fossé qui était devant lui, il fit signe au roi de venir le trouver, signe qu’il devait plutôt attendre que donner. Au contraire, Gulussa vint sans escorte, vêtu simplement et sans armes. Quand il fut près d’Asdrubal, il lui demanda pourquoi il s’était muni d’une cuirasse et qui il craignait. « Je crains les Romains, reprit Asdrubal. — S’il est vrai que vous appréhendiez si fort, repartit Gulussa, pourquoi sans nécessité vous enfermiez-vous dans une ville assiégée ? Mais enfin que souhaitez-vous de moi ? — Je vous prie, dit Asdrubal, d’être notre intercesseur auprès du général romain. Qu’il épargne Carthage et qu’il la laisse subsister : sur tout le reste il nous trouvera soumis. » Gulussa se moqua de cette commission. « Quoi ? dit-il au gouverneur de Carthage, dans l’état où vous êtes, enveloppé de toutes parts, n’ayant presque plus de ressources ni d’espérance, vous n’avez point d’autre proposition à faire que celle qu’on a rejetée à Utique, avant le siége ? — Les affaires, reprit Asdrubal, ne sont pas si désespérées que vous pensez. Nos alliés arment au dehors pour nous (il ne savait pas encore ce qui s’était passé dans la Mauritanie), nos troupes sont encore en état de défense, et nous avons les dieux pour nous. Ils sont trop justes pour nous abandonner ; ils savent l’injustice qu’on nous fait ; ils nous donneront les moyens de nous en venger. Faites donc entendre au consul que les dieux tiennent en main la foudre, et que la fortune a ses revers. Enfin, pour tout dire en un mot, nous sommes résolus de ne survivre point à Carthage, et nous périrons tous plutôt que de nous rendre. » Ici finit l’entrevue ; on se sépara et l’on promit de revenir au même rendez-vous trois jours après.

Revenu au camp, Gulussa rendit compte à Scipion de l’entretien. Le consul en riant : « Cet homme n’a-t-il pas bonne grâce, dit-il, après avoir cruellement massacré nos captifs, de compter sur la protection des dieux : la belle manière de se les rendre propices, que de violer toutes les lois divines et humaines ! » Le roi fit ensuite remarquer à Scipion qu’il était de son intérêt de finir au plus tôt la guerre ; que, sans parler des cas imprévus, l’élection de nouveaux consuls approchait, et qu’il était à craindre qu’au commencement de l’hiver un autre ne vînt lui ravir, sans l’avoir mérité, tout l’honneur de son expédition. Émilianus fit réflexion sur cet avis de Gulussa, et lui dit d’annoncer au gouverneur, de sa part, qu’il lui accordait à lui, à sa femme, à ses enfans et à dix familles parentes ou amies, la liberté et la vie, et qu’il lui permettait d’emporter de Carthage dix talens de son bien, et d’emmener six de ses domestiques à son choix. Gulussa, avec des offres qui devaient, ce semble, être si agréables à Asdrubal, se rendit au jour marqué au lieu de la conférence. Le gouverneur y vint de son côté, mais en vrai roi de théâtre. À son habillement de pourpre, à sa démarche lente et grave, on aurait dit qu’il jouait un premier rôle dans une tragédie. Naturellement Asdrubal était gros et replet, mais ce jour-là l’enflure de son ventre et l’enluminure de son teint marquaient qu’il avait fort ajouté à la nature. On l’aurait pris pour un homme qui vit dans un marché comme les bœufs qu’on engraisse, plutôt que pour le gouverneur d’une ville dont les maux étaient inexprimables. Après qu’il eut appris de Gulussa les offres du consul : « Je prends les dieux et la fortune à témoin, s’écria-t-il en se frappant la cuisse à grands coups redoublés, que le soleil ne verra jamais Carthage détruite et Asdrubal vivant. Un homme de cœur n’est nulle part plus noblement enseveli que sous les cendres de sa patrie. » Résolution généreuse, magnifiques paroles et qu’on ne peut pas ne point admirer ; mais quand il s’agit de les mettre à exécution, on voit avec étonnement que ce fanfaron est le plus faible et le plus lâche des hommes. Car premièrement, tandis que les citoyens mouraient de faim, il se régalait avec ses amis, leur servait des repas somptueux, et se faisait un embonpoint qui ne servait qu’à faire remarquer davantage la disette et la misère où étaient les autres. Car le nombre tant de ceux que la faim dévorait que de ceux qui désertaient pour l’éviter était innombrable. Il raillait les uns, insultait aux autres, et à force de sang répandu, il intimida tellement la multitude, qu’il se maintint dans une puissance aussi absolue que le serait celle d’un tyran dans une ville prospère et dans une patrie infortunée. Tout cela me persuade que j’ai eu raison de dire qu’il serait difficile de trouver des gens qui se ressemblassent plus que ceux qui alors dans la Grèce et à Carthage étaient à la tête des affaires. La comparaison que nous ferons dans la suite de ces chefs rendra cette vérité plus sensible. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Ce superbe Asdrubal oublia sa forfanterie précédente, tomba aux pieds du général. (Suidas in Σεμνός.) Schweighæuser.


Asdrubal l’ayant abordé en fut bien accueilli, et reçut ensuite l’ordre de se rendre en pays étranger. (Ibid. in Φιλανθρωπ.)


On rapporte que Scipion, voyant Carthage totalement renversée et anéantie, répandit des larmes abondantes et déplora tout haut les malheurs de son ennemi. En réfléchissant profondément en lui-même que le sort des villes, des peuples, des empires n’était pas moins sujet aux revers de fortune que celui des simples particuliers, et se rappelant, à côté de Carthage, l’antique Ilion, ville autrefois si florissante, et l’empire des Assyriens et celui des Mèdes, puis celui des Perses, le plus vaste de tous, et cet empire de Macédoine qui, si récemment encore, avait jeté tant d’éclat ; soit que le cours de ses idées lui rappelât à l’esprit les vers d’un grand poëte, soit que sa langue devançât le cours même de ses idées, il prononça, dit-on, à haute voix ces vers d’Homère :

Déjà le jour approche où doit tomber le grand Ilion,
Le jour où Priam et le peuple si guerrier de Priam vont tomber.

Interrogé à ce moment par Polybe qui était très-familier avec lui, car il avait été son précepteur, sur le sens qu’il donnait à ces paroles, il avoua ingénument qu’il avait pensé à sa chère patrie, pour l’avenir de laquelle il avait ressenti des craintes en songeant à l’inconstance des choses humaines. Polybe, qui avait entendu ces mots de sa propre bouche, nous les a rapportés dans son histoire. (Appianus in Punicis, cap. 132.)


II.


Je n’ignore pas qu’on blâmera mon œuvre, en me reprochant de ne pas avoir mis assez de suite dans la narration des faits. On dira, par exemple, qu’ayant commencé le siége de Carthage, je laisse ensuite mes lecteurs au milieu de mon récit pour les transporter au milieu des affaires de la Macédoine, de la Syrie, ou d’un autre pays, et on donnera pour raison que les hommes de science veulent, avant tout, de la continuité dans les choses, et que d’ailleurs il n’est personne qui ne désire connaître la fin de ce qui est commencé. Tel n’est point mon avis ; il est au contraire bien opposé. J’en prendrai à témoin la nature elle-même, qui pour des objets qui frappent nos sens, ne suit point continuellement les mêmes voies, mais y développe une grande variété ; qui veut enfin arriver aux mêmes résultats en usant de moyens différens. Je pourrais choisir l’ouïe pour prouver ce que je viens devancer. Ni dans les concerts, ni dans les déclamations oratoires, ce sens ne saurait s’arrêter à des mesures monotones. Il lui faut, pour porter l’émotion à l’âme, un rhythme varié, quelque chose de décousu, enfin les oppositions les plus marquées et les cadences les plus rapides. On trouvera qu’il en est de même du goût, si l’on considère que les mets les plus délicats engendrent la satiété, que le palais ne peut en supporter l’uniformité et demande le changement ; car il préfère même des alimens ordinaires à des mets recherchés, pourvu qu’ils varient. Il en est encore de même de la vue qui s’épuise si elle contemple un seul objet, tandis qu’elle se plaît dans leur diversité. Chacun peut voir que ces observations s’appliquent également à l’âme ; car les changemens de travaux sont comme des repos pour l’homme laborieux. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)


Ceux des anciens historiens qui ont le plus de célébrité me paraissent s’être ainsi délassés, les uns par des digressions fabuleuses et descriptives, les autres par des faits positifs ; de sorte qu’ils ne parcouraient pas seulement les contrées mêmes de la Grèce, mais encore celles qui lui sont étrangères. Ainsi, après avoir parlé de la Thessalie et des actions d’Alexandre de Phère, ils passent aux invasions des Lacédémoniens dans le Péloponnèse, reviennent ensuite à celles des Athéniens, et enfin vous entretiennent des affaires de la Macédoine et de l’Illyrie. Paraissent ensuite l’expédition d’Iphicrate en Égypte, et les hauts faits de Cléarque dans le royaume de Pont. On trouvera sans doute que ceux d’entre eux qui se servent de cette manière d’écrire manquent d’ordre, et qu’au contraire nous en mettons beaucoup dans nos récits ; car s’ils rappellent comment Brudyllis, roi d’Illyrie, et Chersobleptès, roi de Thrace, s’emparèrent du pouvoir. Ils n’ajoutent pas ce qui y fait suite, et ne remontent pas à ce qui accompagne ou précède ce fait ; mais, comme dans un poëme, ils reviennent toujours à leur premier sujet. Nous, au contraire, nous ne jetons la lumière que sur les lieux les plus célèbres de la terre, et sur les faits qui s’y sont accomplis ; et, suivant une seule et même route, dans un ordre invariable, nous parcourons ce que chaque année comporte d’evènemens, et nous laissons aux amateurs de science le soin de remonter au principe des faits, comme de rechercher ceux qui ont été laissés en chemin, pourvu que les lecteurs qui nous ont suivis pas à pas se trouvent satisfaits de notre ouvrage. Assez donc sur ce sujet. (Ibid.)


III.


Lorsque Asdrubal, général des Carthaginois, embrassait en suppliant les genoux de Scipion, le Romain se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : « Voyez, dit-il, comme la fortune sait faire servir d’exemples les hommes imprévoyans. Celui-ci est ce même Asdrubal qui naguère, lorsque nous lui proposions des conditions honorables, répondait qu’il préférait s’ensevelir dans l’incendie de sa patrie : le voici maintenant qui nous supplie de lui accorder la vie, et qui met en nous tout son espoir. Tout homme qui a sous les yeux un semblable spectacle, ne doit-il pas se dire intérieurement que des paroles ou des actions superbes ne conviennent point à la nature humaine ? » Des transfuges ayant alors escaladé la muraille, demandèrent à ceux qui combattaient au premier rang de cesser un moment l’attaque. Scipion en ayant donné l’ordre, ils commencèrent à couvrir Asdrubal d’injures : les uns le traitaient de parjure, en lui rappelant que souvent il leur avait juré aux pieds des autels de ne les pas abandonner ; les autres lui remontraient sa lâcheté et son ignominie, et ces reproches étaient accompagnés de sarcasmes et de railleries sanglantes.


Vers le même moment, la femme d’Asdrubal, l’ayant vu avec le général romain dans une attitude suppliante, sortit du milieu des transfuges. Ses vêtemens étaient ceux d’une femme libre et distinguée ; elle tenait de chaque côté d’elle deux jeunes enfans enveloppés dans les plis de sa robe. Elle appela d’abord Asdrubal par son nom, et comme il gardait le silence et tenait ses regards attachés sur la terre, elle invoqua les dieux et rendit grâces au général de ce que..... non-seulement en partie..... mais aussi par la mort..... plus beau que..... jamais un autre ne donnera cet exemple..... il est difficile de produire des motifs plus puissans et plus sensés ; car dans la fortune la plus haute et au milieu de la ruine de ses ennemis, penser à ses intérêts personnels et aux vicissitudes possibles ; ne voulant pas oublier un seul instant au sein de la prospérité, combien la fortune est glissante, c’est le caractère d’un homme à la fois grand, parfait et digne de l’immortalité..... L’intention des ennemis à ce sujet se manifesta clairement. Mais cela me rappelle le proverbe : « Les cerveaux creux raisonnent creux. » Il résulte donc que pour les hommes de cette sorte les choses remarquables paraissent extraordinaires. (Angelo Mai, etc.)


IV.


Et il méditait les moyens de retourner dans sa patrie. Mais c’était agir comme un homme qui, ne sachant pas nager, et voulant se jeter à la mer, s’y précipiterait sans réflexion, et une fois dans l’eau, s’inquiéterait des moyens de gagner la terre ; car, bien qu’il fût sur le bord du précipice, comme on dit vulgairement, Diæus, préteur des Achéens, ne pouvait cependant pas encore mettre un terme à son imprudence et à ses injustices.

Lorsque Diæus eut perdu l’administration des affaires, ce proverbe naquit : « Si l’on ne nous perd pas bientôt, nous n’espérons plus de salut ; » comme on aurait dit : « Si les méchans ne périssent pas bientôt, la Grèce y périra. » (ibid.)


V.


La faveur dont Philopœmen avait joui précédemment auprès du peuple fut cause qu’on ne renversa point ses statues dans les villes où elles existaient. Aussi mon avis est-il que tout grand service grave au cœur de ceux qui l’ont reçu, une reconnaissance ineffaçable. — On appliquera donc avec justesse cette parole vulgaire : « Ce n’est point à la porte, c’est dans la rue qu’on est trompé. » (Ibid.)