Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXXII

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 978-990).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTE-DEUXIÈME.


I.


Le sénat prend le parti du plus jeune des Ptolémées et rompt avec l’aîné.


Avec les ambassadeurs du plus jeune de ces deux princes, arrivèrent à Rome ceux de l’aîné, dont le chef était Ménylle d’Alabanda. Dans le sénat ils firent de longs discours, et se reprochèrent en face les uns aux autres des choses très-odieuses. Après les avoir entendus, le sénat, sur le témoignage de Titus et de Mérula, qui favorisaient vivement le roi de la Cyrénaïque, fit un décret qui portait : que Ménylle avec ses adjoints sortiraient de Rome dans l’espace de cinq jours, que le peuple romain renonçait à toute alliance avec le roi d’Égypte, et qu’on députerait à son frère pour lui apprendre ce qui avait été arrêté en sa faveur. Publius Apustius et C. Lentulus furent choisis pour cette ambassade, et sur-le-champ ils partirent pour Cyrène. Ptolémée n’eut pas plutôt appris que le sénat s’était déclaré pour lui, que, fier d’une si grande protection, il se mit à lever des troupes pour se soumettre l’île de Chypre, dont la conquête l’occupait tout entier. (Ambassades.) Dom Thuillier.



Démêlés de Massinissa avec les Carthaginois, toujours décidés par les Romains en faveur de ce prince, quoiqu’il n’eût pas toujours raison.


En Afrique, Massinissa, déjà quelque temps avant l’époque dont nous parlons, avait été violemment tenté de s’emparer du territoire qui est autour de la petite Syrte, et qu’on appelle Emporia. Les villes y étaient en grand nombre, le pays beau, les revenus qu’on en tirait très-considérables. Il prit enfin le parti d’envahir ce riche domaine sur les Carthaginois. Maître du plat pays, il n’eut pas de peine à conquérir la campagne. Jamais les Carthaginois ne se sont fort entendus à la guerre sur terre, et d’ailleurs la longue paix dont ils avaient joui jusqu’alors avait extrêmement affaibli leur courage. Mais il n’eut pas tant de facilité à subjuguer les villes. Les Carthaginois les défendirent si bien, qu’il ne put y entrer. Pendant toutes ces hostilités, les Carthaginois envoyaient à Rome pour se plaindre du roi de Numidie, et le roi y députait aussi, de sa part, pour se justifier contre les Carthaginois. Mais quelque droit qu’eussent les députés de ce peuple, les juges étaient toujours pour Massinissa, non que la justice fût du côté de ce prince, mais parce qu’il était de l’intérêt du sénat de décider en sa faveur. Le prétexte de ces hostilités était que le roi de Numidie ayant demandé passage aux Carthaginois par le territoire voisin de la petite Syrte, pour poursuivre un rebelle nommé Aphterate, les Carthaginois le lui avaient refusé, sous prétexte qu’il n’avait aucun droit sur cette contrée. Mais ce refus leur coûta cher : ils furent tellement pressés que, non-seulement ils perdirent la campagne et les villes, mais qu’on les obligea de payer cinq cents talens pour les fruits qu’ils en avaient perçus depuis le commencement de la contestation. (Ibid.)


Prusias, Eumène et Ariarathe députent à Rome.


Le premier de ces rois envoya des ambassadeurs à Rome avec des Gallo-Grecs pour porter des plaintes contre Eumène. Celui-ci fit faire le même voyage à son frère Attalus pour répondre aux accusations de Prusias. Ariarathe y députa aussi, et ses ambassadeurs, en présentant une couronne de la valeur de dix mille pièces d’or, devaient faire connaître au sénat de quelle manière il avait reçu Tibérius, et le prier qu’on lui déclarât ce qu’on souhaitait de lui, et qu’il était prêt à exécuter tout ce qu’on jugerait à propos de lui ordonner. (Ibid.)


Accueil que fait Demétrius aux ambassadeurs romains. Il députe lui-même à Rome et y fait conduire les meurtriers d’Octavius.


Dès que Ménocharès fut arrivé à Antioche et qu’il eut fait part à Démétrius de l’entretien qu’il avait eu avec Tibérius et les autres commissaires dans la Cappadoce, ce prince crut n’avoir rien de plus important à faire que de gagner leur amitié autant qu’il lui serait possible. Tournant donc de ce côté-là toutes ses pensées, il leur envoya des ambassadeurs, d’abord dans la Pamphylie, ensuite à Rhodes, où on leur fit de sa part tant de promesses, qu’enfin il obtint d’eux qu’ils le déclareraient roi. Tibérius contribua beaucoup à lui faire avoir le royaume de Syrie. Il lui voulait du bien, et il s’employa dans cette occasion avec tout le zèle qu’on pouvait attendre d’un ami. Le prince, après un bienfait si signalé, fit partir sans délai pour Rome des ambassadeurs qui, outre une couronne, livrèrent au sénat celui qui avait tué Octavius et le grammairien Isocrate. (Ibid.)


II.


Ambassadeurs d’Ariarathe et d’Attalus bien reçus à Rome.


Les ambassadeurs d’Ariarathe, introduits dans le sénat, offrirent une couronne de la valeur de dix mille pièces d’or, firent valoir, comme ils devaient, l’extrême attachement qu’avait le roi leur maître pour la république romaine, et en prirent à témoin Tibérius, qui attesta tout ce qu’ils avaient avancé. Sur ce témoignage, le sénat reçut la couronne avec beaucoup de reconnaissance, fit présent au prince, à son tour, de ce que les Romains estiment par dessus toutes choses, du bâton et de la chaise d’ivoire, et renvoya les ambassadeurs avant l’hiver.

Après eux Attalus arriva. Les consuls alors avaient pris possession de leur dignité. Les Gallo-Grecs que Prusias avait envoyés, et plusieurs autres députés d’Asie, étalèrent les griefs qu’ils avaient contre Attalus ; et quand ils eurent fini, le sénat, non content de décharger ce prince de toutes les accusations qu’on avait intentées contre lui, le combla d’honneurs et de dignités : car, autant il avait d’aversion pour Eumène, autant il aimait Attalus et se faisait un plaisir d’en relever la gloire. (Ibid.)


Les ambassadeurs de Démétrius arrivent à Rome. — Hardiesse étrange de Leptine, meurtrier d’Octavius. — Épouvante d’Isocrate.


Ménocharès et les autres députés de Démétrius arrivèrent à Rome, apportant avec eux une couronne de mille pièces d’or, et suivis du meurtrier d’Octavius. Le sénat délibéra long-temps sur les mesures qu’il avait à prendre en cette occasion. Les ambassadeurs furent enfin introduits ; on reçut gracieusement leur couronne. Mais pour Leptine, l’assassin de Caïus, et Isocrate, on leur interdit l’entrée du sénat. Cet Isocrate était un de ces grammairiens qui publiquement déclament des pièces de leur métier, grand parleur, vain jusqu’à la fatuité, et odieux aux Grecs mêmes ; car jamais il ne se trouvait en concours avec Alcée, que ce poëte ingénieux ne lui lançât quelques bons mots et ne le tournât en ridicule. Ce grammairien, étant venu en Syrie, commença par se mettre les Syriens à dos par le mépris qu’il en faisait ; puis, se croyant trop resserré dans les bornes de sa profession, il s’avisa de parler des affaires d’état, et de débiter partout qu’Octavius avait été tué à juste titre ; que les autres députés avaient mérité le même sort ; qu’il ne devait pas en rester un seul pour porter la nouvelle de leur mort aux Romains ; qu’un tel événement aurait humilié leur orgueil, et les aurait obligés de tempérer l’insolente autorité qu’ils usurpaient. Voilà ce qui lui attira son malheur. On remarque sur ces deux criminels un chose qui mérite, en effet, d’être transmise à la postérité. Malgré l’assassinat qu’il avait commis, Leptine ne discontinua pas de se promener tête levée dans Laodicée, et de dire tout haut qu’il avait très-bien fait de poignarder Octavius ; il ne craignait pas même d’assurer que celle belle action ne s’était faite que par l’inspiration des dieux. Bien plus, quand Démétrius fut en possession du royaume, il alla le trouver, et lui dit de ne pas s’inquiéter du meurtre du député ; qu’il ne décernât pour cela rien de rigoureux contre les Laodicéens ; que lui-même il irait à Rome, et prouverait au sénat que c’était par l’ordre des dieux qu’il avait égorgé Octavius ; et il parut, en effet, si disposé à y aller, qu’on l’y conduisit sans le lier et sans le garder. Au contraire, Isocrate n’eut pas été plutôt dénoncé, que son esprit fut troublé. Dès qu’il se vit une chaîne au cou, il ne prit plus de nourriture que très-rarement, il n’eut plus soin de son corps. Quand il entra dans Rome, ce fut un spectacle qui fit horreur. Aussi faut-il convenir que l’homme, soit par rapport au corps, soit par rapport à l’âme, est le plus horrible de tous les animaux quand il se livre au désespoir. Sa figure faisait peur à voir ; à la saleté de son corps, à ses ongles et à ses cheveux, qui n’avaient été nettoyés ni coupés depuis plus d’un an, on l’aurait pris pour une bête féroce ; ses regards ne faisaient que confirmer dans cette idée. En un mot, on ne pouvait le regarder sans se sentir beaucoup plus d’aversion pour lui que pour tout autre animal. Leptine joua beaucoup mieux son personnage ; il persista dans ses premiers sentimens, toujours prêt à soutenir sa cause devant le sénat, faisant gloire de son action en quelque compagnie qu’il se trouvât, et prétendant que jamais les Romains ne l’en puniraient. Il prédit vrai. Le sénat, si je ne me trompe, crut que, dans l’esprit de la multitude, c’était avoir puni le crime que d’avoir le criminel entre les mains, et d’être en pouvoir de le punir quand on le jugerait à propos. C’est pour cela apparemment qu’il ne voulut ni entendre ces deux Syriens, ni prendre alors connaissance de cette affaire. Il se contenta de répondre aux ambassadeurs de Démétrius, que le roi leur maître serait ami des Romains tant qu’il leur serait aussi soumis qu’il l’était pendant qu’il demeurait à Rome. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Députation des Achéens à Rome au sujet de Polybe et de Stratius.


Il était aussi venu des ambassadeurs de la part des Achéens pour demander le retour de ceux de cette nation qui avaient été accusés, et surtout de Polybe et de Stratius ; car la plupart des autres, et presque tous les principaux d’entre eux, étaient morts pendant leur exil. Ces ambassadeurs étaient Xénon et Téléclès. Ils n’étaient chargés que de demander cette grâce en supplians, de peur qu’en prenant la défense des exilés ils ne parussent tant soit peu opposés aux volontés du sénat. On leur donna audience. Dans leur harangue, il ne leur échappa rien qui ne fût très-mesuré. Malgré cela, les Pères demeurèrent inflexibles, et prononcèrent qu’ils s’en tenaient à ce qui avait été réglé. (Ibid.)


Famille des Scipions.


La vertu de Paul-Émile, vainqueur de Persée, éclata surtout après sa mort. Tel on croyait être son désintéressement pendant qu’il vivait, tel on trouva qu’il était quand il eut expiré, et c’est principalement à cette marque que la vertu se reconnaît. Ce Romain, qui avait porté d’Espagne dans les coffres de la république plus d’argent qu’aucun autre de son temps, qui s’était rendu maître des trésors immenses de la Macédoine, et qui pouvait en disposer comme il lui aurait plu ; ce Romain, dis-je, pensa si peu à s’enrichir lui-même, comme nous l’avons déjà dit, qu’après sa mort on ne trouva pas dans sa maison de quoi faire à sa femme la dot qu’elle avait apportée en mariage, et qu’il fallut vendre des terres pour achever la somme. On loue, on admire ce détachement des richesses dans quelques-uns de nos Grecs ; mais on doit convenir que celui de Paul-Émile en efface entièrement la gloire : car, si ne pas recevoir de l’argent, et le laisser à celui qui le présente, comme Aristide et Épaminondas l’ont fait, est une chose digne d’admiration, combien est-il plus admirable, quand on a tout un royaume en sa puissance, et qu’on est libre d’en user à son gré, de ne rien souhaiter de ce qu’on y trouve ! En cas que le fait que je viens de rapporter paraisse incroyable, je prie le lecteur d’observer ici, et partout où je dirai des Romains quelque chose d’extraordinaire, que je sais, à n’en pouvoir douter, que les Romains, attirés par la curiosité de voir les plus illustres événemens de leur histoire, ne manqueront pas de lire mon ouvrage ; qu’ils sont parfaitement instruits des faits que je raconte et qui les regardent, et que je n’aurais ni pardon ni grâce à attendre d’eux, si j’avais l’imprudence de débiter des choses fausses sur leur compte. Or personne ne s’expose volontiers au péril de n’être pas cru et d’être méprisé.

Mais puisque la suite des faits nous a conduits au temps où nous devons parler de cette illustre famille, il faut que je m’acquitte de la promesse que j’ai faite dans mon premier livre, de dire dans l’occasion pourquoi et comment Scipion s’était fait à Rome une réputation au-dessus de son âge, et comment sa liaison avec moi s’était accrue à un point, que non-seulement la renommée s’en était répandue dans l’Italie et dans la Grèce, mais encore chez les nations les plus éloignées.

J’ai déjà dit que notre commerce avait commencé par les entretiens que nous avions ensemble sur les livres qu’il me prêtait. Cette union avait déjà fait quelque progrès, lorsque, au temps où les Grecs évoqués à Rome devaient être dispersés dans différentes villes, les deux fils de Paul-Émile, Fabius et Publius Scipion, demandèrent avec instance au préteur que je demeurasse auprès d’eux. Pendant que j’y étais, une aventure assez singulière servit beaucoup à serrer les liens de notre amitié. Un jour que Fabius allait au forum, et que nous nous promenions Scipion et moi d’un autre côté, ce jeune Romain, d’une manière douce et tendre, et rougissant tant soit peu, se plaignit de ce que, mangeant avec lui et son frère, j’adressais toujours la parole à Fabius et jamais à lui. « Je sens bien, me dit-il, que cette indifférence vient de la pensée où vous êtes, comme tous nos citoyens, que je suis un jeune homme inappliqué et qui n’ai rien du goût qui règne aujourd’hui dans Rome, parce qu’on ne voit pas que je m’attache aux exercices du forum, et que je m’applique aux talens de la parole. Mais comment le ferais-je ? On me dit perpétuellement que ce n’est point un orateur que l’on attend de la maison des Scipions, mais un général d’armée. Je vous avoue que votre indifférence pour moi me touche et m’afflige sensiblement. » Surpris d’un discours que je n’attendais pas d’un jeune homme de dix-huit ans : « Au nom des dieux, lui dis-je, Scipion, ne dites pas, ne pensez pas que si j’adresse ordinairement la parole à votre frère, ce soit faute d’estime pour vous ; c’est uniquement parce qu’il est votre aîné que depuis le commencement des conversations jusqu’à la fin je ne fais attention qu’à lui, et parce que je sais que vous pensez de même l’un et l’autre. Au reste, je ne puis trop admirer que vous reconnaissiez que l’indolence ne sied pas à un Scipion. Cela fait voir que vos sentimens sont fort au-dessus de ceux du vulgaire. De mon côté, je m’offre de tout mon cœur à votre service. Si vous me croyez propre à vous porter à une vie digne du grand nom que vous avez, vous pouvez disposer de moi. Par rapport aux sciences pour lesquelles je vous vois du goût et de l’ardeur, vous trouverez des secours suffisans dans ce grand nombre de savans qui viennent tous les jours de Grèce à Rome : mais pour le métier de la guerre, que vous regrettez de ne pas savoir, j’ose me flatter que je puis plus que personne vous être de quelque utilité. » Alors Scipion, me prenant les mains, et les serrant dans les siennes : « Oh, dit-il, quand verrai-je cet heureux jour, où libre de tout engagement, et vivant avec moi, vous voudrez bien vous appliquer à me former l’esprit et le cœur ! C’est alors que je me croirai digne de mes ancêtres. » Charmé et attendri de voir dans un jeune homme de si nobles sentimens, je ne craignis plus rien pour lui, sinon que le haut rang que tenait sa famille dans Rome, et les grandes richesses qu’elle possédait, ne gâtassent un si beau naturel. Au reste, depuis ce temps-là il ne put plus me quitter ; son plus grand plaisir fut d’être avec moi ; et les différentes affaires où nous nous sommes trouvés ensemble ne faisant que serrer de plus en plus les nœuds de notre amitié, il me respectait comme son propre père, et je le chérissais comme mon propre enfant.

Ce que Scipion souhaita d’abord et rechercha avec le plus d’ardeur, fut de se faire la réputation d’homme sage et rangé dans ses mœurs, et de surpasser de ce côté-là tous les Romains de son âge. Autant cette ambition était noble, autant il était difficile à Rome d’y persévérer. La plupart y vivaient dans un dérangement étrange. L’amour des deux sexes y emportait la jeunesse aux excès les plus honteux. On y était livré aux festins, aux spectacles, au luxe, tous désordres qu’on n’avait que trop avidement pris chez les Grecs pendant la guerre contre Persée. La débauche fut portée si loin par les jeunes gens, que plusieurs d’entre eux donnaient jusqu’à un talent pour un jeune garçon. On ne doit pas être surpris que la corruption fût alors à son comble. La Macédoine subjuguée, on crut pouvoir vivre dans une sécurité parfaite, et jouir tranquillement de l’empire de l’univers. Qu’on ajoute à ce repos l’abondance extraordinaire dans laquelle les particuliers et la république se trouvèrent, quand les dépouilles de la Macédoine eurent été apportées à Rome, on cessera d’être étonné de la corruption qui y régnait alors.

Scipion sut se préserver de cette contagion. Toujours en garde contre ses passions, toujours égal à lui-même, jamais il ne se démentit. Aussi, au bout de cinq ans fut-il regardé dans toute la ville comme un modèle de retenue et de sagesse. De là il passa à la générosité, au noble désintéressement, au bel usage des richesses, vertus pour l’acquisition desquelles l’éducation qu’il avait reçue de Paul-Émile son père, jointe à ses dispositions naturelles, lui donnait une merveilleuse facilité. La fortune lui aida aussi à les acquérir par les occasions qu’elle lui présenta de les pratiquer.

La première fut la mort d’Émilie, sa mère par adoption, sœur de Paul-Émile, son père, et femme de son aïeul par adoption, je veux dire de Scipion, surnommé le Grand. Cette dame, qui avait partagé la fortune d’un mari si opulent, avait laissé en mourant à Publius tout l’appareil pompeux avec lequel elle avait coutume de paraître en public, tous les bijoux qui composent la parure des personnes de son rang, une grande quantité de vases d’or et d’argent destinés pour les sacrifices, un train magnifique, des chars, des équipages, un nombre considérable d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, le tout proportionné à l’opulence de la maison où elle était entrée. Elle ne fut pas plutôt morte, que Scipion abandonna toute cette riche succession à sa mère Papiria, qui, ayant été répudiée il y avait déjà quelque temps par Paul-Émile, n’avait pas de quoi soutenir la splendeur de sa naissance, et ne paraissait plus dans les assemblées ni les cérémonies publiques. Quand, dans un sacrifice solennel qui se fit alors, on la vit reparaître avec le même éclat qu’avait paru Émilie, une si magnifique libéralité fit beaucoup d’honneur à Scipion parmi les dames romaines ; elles levèrent les mains au ciel, elles lui souhaitèrent toutes sortes de biens. Cette générosité, en effet, mériterait dans tout pays d’être admirée, mais elle le méritait surtout dans Rome, où on ne se dépouille pas volontiers de son bien. Ce fut par là que Scipion commença à s’acquérir la réputation d’homme généreux et libéral. Et l’on juge bien que cette réputation fut grande, puisque les femmes, qui naturellement ne savent ni se taire, ni se modérer dans ce qui leur plaît, se mêlaient d’être elles-mêmes ses panégyristes.

Scipion ne se fit pas moins admirer dans une autre occasion. En conséquence de la succession qui lui était échue par la mort de sa grand’mère, il était obligé de payer aux deux filles de Scipion, son grand-père adoptif, la moitié de leur dot, qui avait été réglée par leur père et qui montait à cinquante talens. Émilie avait de son vivant payé l’autre moitié aux maris de ses deux filles. Scipion, selon les lois romaines, pouvait satisfaire à cette dette en trois termes différens, un an pour chaque terme, après avoir livré les meubles pendant les dix premiers mois ; mais dans ces dix mois il fit remettre entre les mains du banquier la somme entière. Ce terme passé, Tibérius Gracchus et Scipion Nasica, qui avaient épousé ces deux sœurs, vont chez le banquier et lui demandent s’il n’a pas reçu ordre de Scipion de leur donner de l’argent. On leur répond qu’on est prêt à leur en donner, et on leur compte à chacun vingt-cinq talens. Ils disent au banquier qu’il se trompe, et que cette somme ne doit pas être payée toute à la fois, mais en trois termes. Le banquier répond que tels étaient les ordres qu’il avait reçus. Ils ne peuvent le croire et vont trouver Scipion pour le tirer de l’erreur où il était, à ce qu’ils croyaient ; et ils n’avaient pas tort de le croire, car à Rome non-seulement on ne paye pas cinquante talens avant les trois ans écoulés, mais on n’en paye pas seulement un avant le jour marqué : on y est trop attentif à ne pas se dessaisir de son argent, et trop avide du projet qu’on espère en tirer en le gardant. Ils s’informent donc de Scipion quel ordre il avait donné au banquier. « De vous remettre toute la somme qui vous est due, répondit-il. — Mais il ne faut pas pour cela, répliquèrent-ils, vous incommoder. Selon les lois, vous pouvez encore long-temps vous servir de votre argent. — Je n’ignore pas, leur dit Scipion, la disposition des lois : on en peut suivre la rigueur avec des étrangers ; mais avec des proches et des amis on doit en user avec plus de simplicité et de noblesse. Agréez que la somme entière vous soit payée. » Ils s’en retournèrent pleins d’admiration pour la générosité de leur parent, et se reprochant à eux-mêmes la bassesse de leurs sentimens dans les questions d’intérêt, quoiqu’ils fussent les premiers de la ville et les plus estimés.

Deux ans après, il fit un autre acte de générosité qui est bien digne d’être rapporté. Paul-Émile mort, toute sa succession passa à Fabius et à Publius, son frère ; car, quoique cet illustre Romain eût eu plusieurs autres enfans, les uns avaient été adoptés dans d’autres maisons, et la mort avait emporté les autres. Comme Fabius n’était pas aussi riche que Scipion, celui-ci lui laissa toute la part qui lui était échue des biens de leur père, laquelle montait à plus de soixante talens, afin de corriger ainsi l’inégalité de biens qui se trouvait entre les deux frères.

À cette libéralité, qui fit à Rome un très-grand éclat, il en joignit une autre encore plus éclatante. Fabius ayant dessein de donner un spectacle de gladiateurs après la mort de son père, pour honorer sa mémoire, et ne pouvant pas soutenir cette dépense, qui va jusqu’à trente talens pour le moins, quand on veut que ce spectacle soit magnifique, Scipion en donna quinze pour supporter du moins la moitié de cette dépense.

Le bruit de cette action se répandait dans Rome lorsque Papiria mourut. Il était alors libre à Scipion de reprendre tout ce qu’il lui avait donné de la succession d’Émilie ; mais, loin d’en user ainsi, non-seulement il fit présent à ses sœurs de tout ce que sa mère avait reçu de lui, mais il leur abandonna encore tout le bien qu’elle avait laissé, quoique, selon les lois romaines, elles n’y eussent aucun droit. Quand, dans les cérémonies publiques, on vit ses sœurs suivies du cortége et parées de tous les bijoux d’Émilie, les applaudissemens se renouvelèrent ; on éleva jusqu’aux nues cette nouvelle preuve que Scipion donnait de sa grandeur d’âme et de sa tendre amitié pour sa famille. Telles furent les libéralités dont Scipion, dès sa première jeunesse, acheta la réputation de cœur généreux et désintéressé. Quoiqu’elles lui aient coûté au moins soixante talens de son propre fond, on peut dire que ses largesses tiraient un nouveau prix de l’âge où il les faisait, et encore plus des circonstances du temps où il les plaçait, et des manières gracieuses et obligeantes dont il savait les assaisonner.

Pour la réputation de tempérance et de modération, tant s’en faut qu’elle lui ait rien coûté à acquérir, qu’il y a beaucoup gagné ; car, en renonçant à certains plaisirs, il s’est fait une santé forte qu’il a conservée pendant toute sa vie, et qui, par des plaisirs honnêtes et solides, a amplement compensé ceux dont il s’était abstenu.

Il ne lui restait plus à se signaler que par la force et le courage, qualités qu’on estime par-dessus toutes les autres dans presque tout gouvernement, mais surtout à Rome. Il ne s’agissait que de s’y exercer beaucoup. La fortune lui en fournit une belle occasion. La grande passion des rois de Macédoine était la chasse, et ils avaient coutume d’assembler dans de grands parcs des bêtes pour cet exercice. Pendant tout le temps de la guerre, ces parcs étaient gardés avec soin, et Persée n’y chassait pas, occupé d’ailleurs pendant quatre ans à quelque chose de bien plus nécessaire. Ainsi les bêtes s’y étaient multipliées sans nombre. Quand la guerre eut été terminée, Paul-Émile, persuadé qu’il ne pouvait procurer à ses enfans un plus utile et plus noble divertissement que la chasse, donna à Scipion les officiers qui servaient Persée à cet usage, et pleine liberté de chasser tant qu’il lui plairait. Le jeune Romain, se regardant presque comme roi, ne s’occupa de rien autre chose pendant tout le temps que les légions restèrent dans la Macédoine après la bataille. Il profita d’autant plus de la liberté qui lui avait été donnée, qu’il était dans la vigueur de l’âge et porté naturellement à cet exercice. Semblable à un lévrier généreux, son ardeur pour la chasse était infatigable. De retour à Rome, il trouva dans moi une passion pour la chasse qui ne fit qu’augmenter la sienne ; de sorte que tandis que les autres jeunes Romains passaient le temps à plaider, à saluer des juges, à fréquenter le forum, et qu’ils tâchaient de se rendre recommandables par ces sortes d’endroits, Scipion, occupé de la chasse, et y faisant quelque exploit brillant et mémorable, acquérait une gloire supérieure de beaucoup à la leur. Celle que donne le barreau ne vient guère sans faire tort à quelque citoyen : les procès ne se décident pas autrement. La gloire qu’ambitionnait Scipion ne nuisait à personne. Il disputait le premier rang non par des discours, mais par des actions. Il est vrai aussi qu’en peu de temps il surpassa en réputation tous les Romains de son âge. Personne avant lui ne fut plus estimé, quoique pour l’être il eût pris une route différente de celle qui chez les Romains était la plus ordinaire.

Au reste, si je me suis un peu étendu sur les premières années de Scipion, je l’ai fait, premièrement parce que j’ai cru que ce détail serait agréable aux gens avancés en âge et utile à la jeunesse ; et, en second lieu, parce qu’ayant à raconter de lui des choses qui pourront paraître incroyables, il était bon que je disposasse mes lecteurs à les croire. Peut-être que, sans cette précaution, ignorant les raisons de certains faits qui lui sont propres, ils en feraient honneur à la fortune et au hasard, à qui cependant l’on ne peut en attribuer qu’un très-petit nombre. Mais finissons enfin cette digression et reprenons le fil de notre histoire. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


III.


Députation des Athéniens et des Achéens à Rome, au sujet des habitans de Délos qui s’étaient transportés dans l’Achaïe.


Théaridas et Stéphanus avaient été envoyés à Rome par les Athéniens et les Achéens pour l’affaire des peuples de l’île de Délos. Voici ce que c’était que cette affaire. Après que Délos eut été donnée aux Athéniens, les Romains ordonnèrent aux habitans de sortir de leur île et de transporter tous leurs biens dans l’Achaïe. Ils obéirent, et furent comptés parmi ceux qui faisaient partie du conseil public et qui en recevaient les lois. En cet état, quand ils avaient quelque démêlé avec les Athéniens, ils prétendaient ne devoir être jugés que selon les lois de la confédération établie entre les Athéniens et les Achéens. Les Athéniens, au contraire, soutenant que les Déliens n’avaient pas ce privilége, ceux-ci demandèrent aux Achéens d’être délivrés de la servitude où les Athéniens les réduisaient. On députa à Rome pour avoir la décision de ce différend, et le sénat répondit qu’il fallait observer ce que les Achéens avaient légitimement établi touchant les Déliens. (Ambassades.) Dom Thuillier.


IV.


Les Issiens et les Daorsiens députent à Rome contre les Dalmates.


Déjà il était venu plusieurs fois à Rome des ambassadeurs de la part des Issiens pour se plaindre que les Dalmates infestaient leur pays et les villes de leur district, savoir, Épétion et Tragurion. Les Daorsiens faisant contre les Dalmates les mêmes plaintes, le sénat députa C. Fannius dans l’Illyrie pour savoir ce qui s’y passait, et surtout comment les Dalmates s’y gouvernaient. Tant que Pleurate vécut, ce peuple lui fut très-soumis. Mais Gentius, son successeur, fut à peine monté sur le trône, qu’ils se révoltèrent, firent la guerre à leurs voisins, et tâchèrent de les conquérir. Quelques-uns même leur payèrent tribut, et ce tribut consistait en bestiaux et en blé. Tel était le sujet de la députation de Fannius. (Ibid.)


V.


Fannius est mal reçu par les Dalmates. — Cause et prétexte de la guerre que Rome fit à ce peuple.


Au retour d’Illyrie, C. Fannius déclara que les Dalmates n’étaient nullement disposés à réparer les torts qu’on les accusait d’avoir faits ; que loin de faire satisfaction à ceux qui se plaignaient de leurs procédés, ils n’avaient pas même voulu l’écouter, et qu’ils ne lui avaient dit autre chose, sinon qu’ils n’avaient rien à démêler avec les Romains ; que leur audace avait encore été plus loin, qu’ils lui avaient refusé et le logement et les vivres nécessaires ; qu’ils lui avaient enlevé les chevaux qu’une autre ville lui avait fournis ; qu’il aurait même couru risque de perdre la vie par les mains de ces barbares, si, cédant au temps, il ne se fût retiré de leur pays sans éclat et sans bruit. Sur ce rapport, le sénat, indigné de la fierté et de la férocité des Dalmates, crut que le temps était venu de leur déclarer la guerre : plusieurs raisons l’y engageaient. Depuis que les Romains avaient chassé d’Illyrie Démétrius de Pharos, on avait entièrement négligé la partie de ce royaume qui regarde la mer Adriatique. D’ailleurs, depuis la décision des affaires de Macédoine, douze ans s’étaient écoulés, pendant lesquels les Italiens avaient joui d’une paix profonde, et l’on craignait qu’un repos plus long ne les amollît et n’affaiblît leur courage. On voulut comme renouveler leur ancienne ardeur pour les armes en les leur faisant prendre contre l’Illyrie. Ajoutons qu’on voulait jeter l’épouvante parmi les Illyriens, et les rendre dociles aux ordres qui dans la suite leur seraient envoyés. Telles furent les vraies causes de la guerre contre les Dalmates. On publiait cependant hors de l’Italie qu’on ne le faisait que pour venger l’insulte qui avait été faite à Fannius ; mais cette insulte n’en était que le prétexte. (Ibid.)


Ariarathe vient à Rome et y perd sa cause contre les ambassadeurs de Démétrius et d’Holopherne.


Ariarathe arriva à Rome avant la fin de l’été, et alors Sextus Julius et son collègue dans le consulat étaient entrés en charge. Dans les conférences qu’il eut avec eux, il donna la plus triste idée qu’il put du malheur dans lequel il était tombé. Mais il trouva là Miltiade que Démétrius avait député, et qui était également préparé et à réfuter ses accusations et à l’accuser lui même. Holopherne avait aussi envoyé Timothée et Diogène, qui avaient une couronne à présenter de sa part, avec ordre de renouveler son alliance avec les Romains, de le justifier contre les plaintes d’Ariarathe, et d’en faire contre ce prince. Dans les conférences particulières, Diogène et Miltiade brillaient plus et faisaient plus d’impression que le roi de Cappadoce. On ne doit pas en être surpris. Ils étaient plusieurs contre un seul ; l’éclat qui les environnait éblouissait les yeux, et on ne les détournait qu’avec peine sur un roi triste et malheureux. Aussi, quand il s’agit de plaider chacun sa cause, les ambassadeurs eurent-ils un grand avantage sur le prince. Sans aucun égard pour la vérité, il leur fut permis de dire tout ce qu’il leur plut, et tout ce qu’ils disaient demeurait sans réplique, parce qu’il n’y avait personne qui prît la défense de l’accusé. Le mensonge l’emporta sans peine sur la vérité, et ils obtinrent tout ce qu’ils voulurent. (Ibid.)


Charops.


Après la mort de Lycisque, le feu de la guerre civile s’éteignit dans l’Étolie, et la province jouit d’une tranquillité parfaite. La Béotie commença aussi à respirer après la guerre de Mnasippe de Coroné, et celle de Chrématas fut aussi très-avantageuse à l’Acarnanie. La Grèce se trouva comme purifiée par la mort de ces hommes pestilentiels. Le bonheur voulut aussi que l’Épirote Charops mourût cette année même à Brindes ; mais la cruauté et les injustices que ce traître avait exercées après la défaite de Persée firent que sa mort ne mit pas fin aux troubles qu’il avait excités dans l’Épire après la guerre contre Persée ; car après que Lucius Anicius eut condamné à être conduits à Rome tout ce qu’il y avait de plus illustres Grecs soupçonnés, même légèrement, d’avoir penché pour Persée, cet Épirote, ayant plein pouvoir de faire tout ce qui lui plaisait, s’emporta à tous les excès imaginables, agissant tantôt par lui-même, tantôt par le ministère de ses amis. Quoiqu’il fût jeune encore et environné de scélérats, qui ne s’étaient assemblés autour de lui que pour s’enrichir des dépouilles d’autrui, on croyait cependant sa conduite fondée sur quelque raison et autorisée par les Romains ; et ce qui le faisait croire, c’est le nombre d’amis qu’il s’était faits autrefois à Rome, et la liaison qu’il avait avec le vieillard Myrton, son fils Nicanor, et plusieurs autres hommes graves, amis des Romains, et qui, jusque là irréprochables, s’étaient prêtés je ne sais comment a ses injustices. Appuyé de ces suffrages, après avoir fait mourir beaucoup de personnes, les unes en plein marché, les autres dans leurs maisons, quelques-unes dans la campagne et sur les grands chemins, et avoir pris leurs biens, il s’avisa d’un autre stratagème. Il proscrivit tous les exilés, tant hommes que femmes, qui étaient riches, et, la terreur ainsi répandue, il tira des hommes et fit tirer des femmes par Philotides sa mère, tout l’argent qu’il put ; car cette Philotides, du côté de la douceur et de la compassion, n’avait rien des personnes de son sexe. Ces malheureux n’en furent pas quittes pour la perte de leur argent : on ne laissa pas, malgré cela, de les dénoncer au peuple et de faire leur procès, et l’on trouva des juges qui, par faiblesse ou par surprise, les condamnèrent non au bannissement, mais à la mort, comme coupables de n’avoir point été pour les Romains. Ils avaient tous pris la fuite pour sauver leur vie, lorsque Charops, bien fourni d’argent et accompagné de Myrton, partit pour se rendre à Rome et y faire ratifier par le sénat ses injustes procédés. Mais les Romains donnèrent alors une belle preuve de leur équité et un spectacle bien agréable à tous les Grecs qui étaient alors à Rome, et surtout à ceux d’entre eux qui avaient été évoqués dans la ville ; car Marcus Émilius Lépidus, grand prêtre et prince du sénat, et Paul-Émile, le vainqueur de Persée, homme puissant et d’un grand crédit, informés de ce que Charops avait fait dans l’Épire, lui défendirent de mettre le pied dans leurs maisons. Cette défense, devenue bientôt publique, fit un extrême plaisir à tout ce qu’il y avait alors de Grecs dans Rome. Ils furent charmés de voir la haine que les Romains témoignaient pour les méchans. Quelque temps après, Charops entra dans le sénat, mais on ne lui donna pas place parmi les personnes distinguées, et on ne lui rendit pas de réponse. On dit simplement qu’on donnerait des ordres aux députés qu’on enverrait sur les lieux. Malgré une réception si disgracieuse, Charops, au sortir du sénat, ne laissa pas d’écrire dans son pays que les Romains avaient approuvé tout ce qu’il avait fait. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Eumène.


Ce prince avait le corps faible et délicat, l’âme grande et pleine des plus nobles sentimens. Il ne cédait en rien aux rois de son temps : du côté des belles inclinations, il les surpassait tous. Le royaume de Pergame, quand il le reçut de son père, se réduisait à un très-petit nombre de villes qui méritaient à peine ce nom ; il le rendit si puissant, que ceux qui l’étaient le plus lui étaient tout au plus égaux. Il ne dut rien ni au hasard, ni à la fortune ; tout lui vint de sa prudence, de son assiduité au travail, de son activité. Avide d’une belle réputation, il fit plus de bien à la Grèce et enrichit plus de particuliers qu’aucun des princes de son siècle. Pour achever son portrait, il sut si bien tenir en respect ses trois frères, quoique tous fussent dans un âge à entreprendre par eux-mêmes qu’ils lui furent toujours soumis et lui aidèrent à défendre le royaume. Un second exemple de cette autorité sur des frères serait peut-être difficile à trouver. (Ibid.)


Attalus, frère d’Eumène.


La première preuve que donna ce prince de sa grandeur d’âme et de sa générosité fut de rétablir Ariarathe sur le trône de ses pères. (Ibid.)


VI.


Phénice, ville d’Épire, députe à Rome.


Aux ambassadeurs que Phénice et les exilés avaient envoyés à Rome, le sénat répondit, après les avoir entendus, qu’il donnerait ses ordres aux députés qui devaient aller en Illyrie avec C. Marcius. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Prusias.


Attalus vaincu, ce prince entra dans Pergame, et, après avoir immolé des victimes dans le temple d’Esculape, il retourna dans son camp. Le lendemain, ayant amené ses troupes au Nicephorium, il renversa tous les temples et en dépouilla les statues et les images des dieux : celle d’Esculape même, qui passait pour le chef-d’œuvre de Philomaque, et à qui la veille il avait offert des sacrifices, apparemment pour se rendre ce dieu propice et favorable, il la prit sur ses épaules et l’emporta chez lui. En parlant de Philippe, j’ai déjà traité de fureur et de rage ces sortes d’hostilités. Ne faut-il pas en effet être furieux et insensé pour adorer une statue et plier les genoux, comme une femme, devant des autels, et ensuite faire insulte à la divinité même en profanant ce qui sert à son culte ? C’est cependant ce qu’a fait Prusias. Au reste, en quittant Pergame, au siége de laquelle il ne se signala que par un fol emportement contre les dieux et contre les hommes, il conduisit ses troupes à Cléo, dont il tenta vainement le siége. Après quelques approches, voyant que Sosander, qui avait été élevé avec le roi et qui était entré dans cette ville avec un renfort de troupes, rendait tous ses efforts inutiles, il s’en alla à Thyatire ; mais, rencontrant sur la côte qu’il longeait le temple de Diane dans l’Hiera Comé, il en pilla tous les ornemens. Il maltraita beaucoup plus celui d’Apollon, près de Temnos : il le réduisit en cendres. De là cet ennemi des hommes et des dieux prit la route de Bithynie ; mais il ne rentra pas dans son royaume sans avoir porté la peine de ses crimes. Les dieux se vengèrent. Il perdit en chemin la plus grande partie de son infanterie par la disette et la dyssenterie. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Athénée vient à Rome pour accuser Prusias.


Attalus, défait par Prusias, envoya Athénée, son frère, à Rome, avec Publius Lentulus, pour faire connaître au sénat ce qui lui était arrivé. Andronique, à la vérité, lui avait déjà fait le récit de la première irruption du roi de Bithynie ; mais le sénat, loin d’y ajouter foi, soupçonnait Attalus d’avoir voulu attaquer Prusias, d’épier les occasions de lui faire la guerre, et de ne répandre de mauvais bruits contre ce prince que pour lui chercher querelle et le porter à prendre les armes le premier. D’un autre côté, quoique Nicomède et Antiphyle, députés de Prusias, attestassent que tout ce que l’on débitait contre leur maître était faux, le sénat n’en voulait rien croire. Enfin, après d’exactes recherches, comme il ne pouvait être informé au juste de ce qui s’était passé, il députa Lucius Apuléius et C. Pétronius sur les lieux pour examiner quelle était la situation des affaires dans les royaumes de Bithynie et de Pergame. (Ambassades.) Dom Thuillier.


VII.


Artaxias voulait faire mourir Ara…th.. ; mais, d’après le conseil d’Ariarathe, il n’en fit rien, et redoubla, au contraire, d’amitié envers lui. Un généreux caractère a donc bien de la puissance, l’avis et les conseils d’un homme de bien sont donc bien efficaces, puisqu’ils sauvent non-seulement des amis, mais des ennemis acharnés, et les tournent vers de bonnes œuvres.

La beauté est la meilleure lettre de recommandation.

Il y a chez les jeunes gens un tel dévergondage, une telle manie de plaisirs blâmables, qu’on en voit acheter un talent un esclave qu’ils aiment, et d’autres payer trois cents drachmes un plat de sardines. C’est à ce sujet que Marcus disait au peuple qu’on voyait un état pencher vers sa ruine quand un bel enfant se vendait plus qu’un champ de terre, des poissons confits plus qu’un attelage de bœufs. (Angelo Mai, etc.)


Les Rhodiens, dont les institutions avaient d’ailleurs de la vitalité, me paraissent être bien déchus dans ces derniers temps. Ils avaient reçu d’Eumène vingt-huit myriades de blé, comme prêt usuraire, dont l’intérêt devait servir à solder les maîtres et les précepteurs de leurs fils. Que, dans la gêne, un particulier accepte un pareil secours de ses amis pour ne pas négliger par misère l’éducation de ses enfans, on le conçoit ; mais quel est le riche qui ne consentirait à tout, plutôt que de mendier près de ses amis le salaire d’un maître pour son fils ? Plus on a de raisons d’économiser en particulier, plus on doit publiquement faire ce qu’il convient et conserver le décorum. — Cela s’applique surtout aux Rhodiens, à cause des richesses de leur république et de sa dignité. (Ibid.)


Lycisque l’Étolien, homme terrible et indomptable, étant mort, les Étoliens furent d’accord et vécurent en paix. Le caractère de l’homme a une telle influencer, que dans les camps ou dans les villes, dans les discussions civiles ou les soulèvemens étrangers, dans tout le monde enfui, la bonté ou la méchanceté d’un seul homme opère le bien ou le mal.

Ce Lycisque, qui était si pervers, mourut si glorieusement, que l’on accusa la fortune avec raison de prodiguer sans distinction à l’homme vertueux et au coupable la récompense d’un beau trépas. (Ibid.)