Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXX

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 951-964).
FRAGMENS
DU

LIVRE TRENTIÈME.


I.


Attalus, frère d’Eumène, court risque de perdre le royaume de Pergame. — Stratius, son médecin, le sauve de ce péril. — Des ambassadeurs rhodiens apaisent les Romains en faveur de leur île. — Astymède blâmé pour avoir justifié les Rhodiens aux dépens des autres Grecs. — Différens événemens arrivés aux Rhodiens dans le même temps.


Les ravages que les Gaulois avaient faits dans le royaume de Pergame mettaient Attalus, frère d’Eumène, dans la nécessité d’aller à Rome ; mais quand ce motif lui eût manqué, il avait un prétexte fort raisonnable pour faire ce voyage : il fallait féliciter le sénat sur la dernière victoire, et recueillir les applaudissemens qu’il méritait pour avoir pris part à la guerre contre Persée, et en avoir partagé avec les Romains tous les dangers. Il fut, en effet, reçu à Rome avec toutes les marques d’honneur et d’amitié que devait attendre un prince qu’on avait connu dans l’armée en Macéloine, et qui passait pour être ami de la république. On fit même plus qu’il n’attendait, on alla au-devant de lui, et il entra dans la ville suivi d’un cortége très-nombreux. Tous ces honneurs, dont il ne pénétrait pas la véritable raison, enflèrent ses espérances. Peu s’en fallut qu’il n’oubliât ses vrais intérêts, et qu’il ne fit à tout le royaume de Pergame un tort irréparable. La plupart des Romains n’avaient plus ni estime ni affection pour Eumène. Sur les conférences qu’il avait eues avec Persée, ils s’étaient persuadé que ce Pergaménien n’était pas de bonne foi dans leur parti, et qu’il n’épiait que l’occasion de se déclarer contre eux. Pleins de ces préventions, quelques Romains des plus distingués, dans les entretiens particuliers qu’ils avaient avec Attalus, lui conseillaient de ne pas faire mention du sujet pour lequel son frère l’avait envoyé, et de ne parler que de ce qui le regardait lui-même ; ils lui faisaient entendre que le sénat, à qui Eumène était odieux, voulait lui former un royaume, et l’établir dans un état qui lui serait propre. Ces mauvais conseils piquèrent l’ambition du jeune prince, il prenait plaisir à ces sortes de discours ; la chose alla si loin qu’il promit à quelques-uns des principaux de Rome, que dans le sénat il demanderait qu’on lui donnât une partie du royaume de son frère.

Il était prêt à commettre cette faute, lorsque arriva auprès de lui le médecin Stratius, qu’Eumène, qui avait quelque soupçon de l’avenir, avait envoyé à Rome avec ordre d’employer tous les moyens possibles pour empêcher qu’Attalus n’écoutât ceux qui le porteraient à partager le royaume. Ce médecin, homme prudent, habile à persuader, et en qui Eumène avait beaucoup de confiance, prit Attalus en particulier, et lui dit tout ce qui pouvait le détourner d’un dessein si pernicieux. Il en vint à bout, mais ce ne fut pas sans peine. Il lui représenta qu’il était autant roi que son frère ; qu’ils avaient tous les deux un pouvoir, une autorité égale ; qu’il n’y avait entre eux deux d’autre différence, sinon qu’il n’avait ni le diadème ni le titre de roi, mais que son droit à la succession du royaume était incontestable, et que le temps de succéder n’était pas éloigné ; que la faible santé d’Eumène le menaçait sans cesse d’une mort prochaine, et que ce prince n’ayant pas d’enfans mâles (car on ne connaissait point encore alors le fils naturel qu’il avait et qui régna dans la suite), il ne pourrait, quand il en aurait le dessein, laisser le royaume à d’autres qu’à celui de ses frères qui le suivait immédiatement. Stratius ajouta que ce qui le touchait principalement était le péril où Attalus exposait le royaume de Pergame. « Vous aurez, vous et votre frère, lui disait-il, de grandes grâces à rendre aux dieux immortels, si, d’accord ensemble et agissant de concert, vous pouvez chasser de vos états les Gaulois qui menacent de les envahir ; que serait-ce donc si la discorde vous séparait l’un de l’autre ? Il est clair que cette division renversera totalement le royaume, qu’elle vous fera perdre la puissance dont vous y jouissez maintenant, qu’elle ruinera toutes les espérances que vous avez pour l’avenir, qu’elle dépouillera vos frères du royaume et de tout le pouvoir qu’ils y exercent à présent. »

Ces raisons et autres semblables firent impression sur Attalus ; il renonça aux ambitieux projets qu’il avait formés. Entré dans le sénat, sans parler contre son frère et sans demander qu’on partageât le royaume de Pergame, il se contenta de féliciter le sénat sur la victoire remportée dans la Macédoine ; il fit modestement valoir le zèle et l’affection avec laquelle il avait servi dans la guerre contre Persée ; il pria qu’on envoyât des ambassadeurs pour réprimer l’insolence des Galates, et les réduire à leur premier état, et finit par prier qu’on lui donnât l’investiture d’Ænum et de Maronée.

Le sénat, s’imaginant qu’Attalus reviendrait en particulier l’entretenir des mêmes choses, promit d’avance qu’il dépêcherait des ambassadeurs, et fit au prince les présens accoutumés. Il lui promit encore de le mettre en possession des deux villes qu’il avait demandées ; mais quand on sut qu’il était parti de Rome, le sénat, piqué de voir qu’il n’avait rien fait de ce qu’on attendait de lui, et ne pouvant s’en venger d’une autre manière, révoqua la promesse qu’il lui avait faite, et, avant que le prince fût hors d’Italie, déclara Ænum et Maronée villes libres et indépendantes. On envoya cependant vers les Galates une ambassade, à la tête de laquelle était Publius Licinius. De quels ordres les ambassadeurs furent chargés, c’est ce qu’il n’est pas aisé de dire, quoiqu’il ne soit pas difficile de le conjecturer par les événemens qui arrivèrent ensuite.

On vit encore à Rome, dans ce temps-là même, deux députations de la part de la république rhodienne. Philocrate était chef de la première ; à la tête de la seconde étaient Philophron et Astymède. La réponse que le sénat, après la défaite de Persée, avait faite à Agésipolis, produisit ces deux ambassades, dont le but était de calmer les Romains, qui, selon cette réponse, paraissaient extrêmement irrités contre les Rhodiens. Astymède et Philophron, dans toutes les audiences qu’on leur donnait, soit publiques, soit particulières, ne voyaient que des sujets d’épouvante. L’indisposition où ils sentaient qu’étaient les Romains à l’égard de Rhodes les consternait. Mais ce fut bien pis lorsqu’un prêteur, du haut de la tribune aux harangues, excita le peuple à déclarer la guerre aux Rhodiens. Le péril dont ils virent leur patrie menacée les saisit de frayeur : ils se revêtirent d’habits lugubres ; ils n’implorèrent pas seulement la protection dé leurs amis, ils demandaient en supplians et avec larmes qu’on ne décrétât rien de trop rigoureux contre leur république. Cette grande alarme fut de peu de durée. Au bout de quelques jours, conduits dans l’assemblée du peuple par le tribun Antonius, qui auparavant avait fait descendre de la tribune le préteur qui soulevait le peuple contre les Rhodiens, ils y justifièrent l’un après l’autre leurs compatriotes. Leurs discours entrecoupés de sanglots touchèrent de compassion : ils gagnèrent du moins qu’on ne déclarerait pas la guerre à Rhodes. Mais le sénat leur fit de sanglans reproches sur différens chefs dont on les accusait. On leur donna clairement à entendre que sans la considération qu’on avait pour quelques amis de la république, et surtout pour eux, on savait fort bien de quelle manière on aurait pu la traiter.

Dans cette occasion, Astymède fit une apologie de sa patrie. Il était fort content de cette pièce, mais elle ne plut ni aux Grecs, qui pour lors étaient à Rome comme voyageurs, ni à ceux qui y demeuraient. Il la répandit ensuite dans le public, et le public n’y trouva ni sens commun ni équité. Cette apologie était fondée, moins sur des raisons tirées de la conduite de sa patrie, que sur les fautes où les autres Grecs étaient tombés. Comparant ensemble ce que les Grecs avaient fait seuls ou avaient aidé à faire pour les Romains, il atténuait, autant qu’il lui était possible, les services des autres peuples de la Grèce, et exagérait outre mesure ceux que les Rhodiens avaient rendus. Quand il s’agissait de fautes, c’était tout le contraire. Pendant qu’il chargeait les autres avec emportement, il adoucissait et faisait presque disparaître tout ce qui se pouvait reprocher aux habitans de Rhodes. S’il mettait en parallèle les fautes de ceux-ci et des autres, c’était afin que celles des Rhodiens parussent petites, peu considérables, dignes de pardon, et celles des autres grandes et impardonnables : d’où il concluait que les Romains ayant pardonné les dernières, ils ne pouvaient se défendre de pardonner celles de la république rhodienne. Or le retour de cette apologie ne convient point du tout à un homme employé au maniement des affaires. On ne fait nul cas de ces hommes lâches qui, joints avec d’autres pour quelques pratiques secrètes, se laissent intimider par des menaces, ou ébranler par les tourmens, jusqu’au point de déclarer leurs complices ; mais on loue et on estime les hommes fermes qui, au milieu même des plus grands supplices, refusent constamment d’entraîner dans leur malheur quelqu’un de ceux avec qui ils étaient unis. Que doit-on donc penser d’un homme qui, sur la crainte d’un malheur incertain, révèle à une puissance les fautes d’autrui, et renouvelle le souvenir de choses que le temps avait fait oublier ? Au reste Philocrate, aussitôt après la réponse du sénat, partit de Rome pour la porter à Rhodes, et Astymède n’en sortit point ; il y resta pour y observer tout ce qui s’y pourrait dire ou faire contre sa patrie.

La réponse du sénat ayant dissipé à Rhodes la crainte qu’on y avait que les Romains ne prissent les armes contre la république, fit paraître légers tous les autres maux qu’on y souffrait, quelque grands qu’ils fussent. Cela est assez ordinaire : l’attente de grands maux amortit toujours le sentiment de ceux qui le sont moins. Sur-le-champ on décerna aux Romains une couronne de la valeur de dix mille pièces d’or, et l’on choisit pour la présenter l’amiral Théodote, qui partit au commencement de l’été. On lui adjoignit une autre députation, dont le chef était Rhodophon, pour tenter en toute manière de faire alliance avec les Romains. Les Rhodiens ne voulurent pas faire mention de cette alliance dans le décret, de peur que si cela ne plaisait pas aux Romains, ils ne se repentissent de l’avoir ordonné. Ils laissèrent à l’amiral le soin de faire cette tentative, parce que les lois lui donnent le pouvoir de conclure ces sortes de traités.

Il est bon de remarquer, en passant, que la politique des Rhodiens jusque là avait été de ne point faire alliance avec les Romains, quoique, depuis près de cent quarante ans, ils eussent eu part aux plus brillantes expéditions de cette république. La raison de cette conduite mérite d’être rapportée. Comme ils étaient bien aises que toutes les puissances pussent aspirer à leur alliance, ils ne voulaient pas partager leurs forces ni enchaîner leur liberté par des sermens et des traités. Restant libres et maîtres d’eux-mêmes, ils étaient en état de mettre à profit tout ce qui se présenterait d’avantageux. Mais, dans la circonstance présente, ils crurent devoir changer leur allure. Ils firent tous leurs efforts pour obtenir le glorieux titre d’alliés des Romains ; non qu’ils briguassent des alliances ou qu’ils craignissent d’autre puissance que la puissance romaine, mais pour dissiper, par ce changement de conduite, tous les soupçons fâcheux qu’on avait conçus contre leur république.

Au reste, cette ambassade, à la tête de laquelle était Théætète, avait à peine mis à la voile, que les Cauniens se détachèrent de Rhodes, et que les Mylassiens s’emparèrent des villes des Euromiens. Vers le même temps, il vint de Rome un sénatus-consulte, qui déclarait libres et indépendans les Cariens et les Lyciens, peuples que le sénat, après la guerre d’Antiochus, avait attribués aux Rhodiens. Il ne leur coûta pas beaucoup pour réduire les Cauniens et les Euromiens : ils en fuient quittes pour envoyer contre eux Lycus avec des troupes qui les eurent bientôt rangés à leur devoir, quoiqu’ils fussent secourus des Cybarates. On passa ensuite chez les Euromiens, et on défit en bataille rangée les Mylassiens et les Alabandiens qui étaient venus en corps d’armée à Orthosie. Mais le décret romain en faveur des Cariens et des Lyciens leur causa beaucoup d’inquiétudes. Cela leur fit craindre que la couronne envoyée à Rome ne leur produisît aucun fruit, et qu’ils n’eussent espéré vainement l’honneur qu’ils ambitionnaient, de devenir alliés des Romains. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Antiochus.


Les indignes stratagèmes dont ce prince se servit à Péluse ternissent extrêmement sa mémoire. Hors cela, l’on ne peut nier qu’il n’ait été vigilant, actif et digne du titré auguste de roi. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Dinon et Polyarate.


Il faut commencer par instruire le lecteur de la politique de ces deux Grecs ; car, dans les tristes conjonctures où l’on se trouvait alors, il se fit de grands changemens non-seulement chez les Rhodiens, mais encore dans presque tous les autres états. Or, il est bon d’examiner et de connaître quelles furent dans ce temps-là les dispositions de ceux qui gouvernaient, et lesquels d’entre eux semblèrent prendre le parti le plus raisonnable ou s’en écartèrent. Nos descendans ayant ce tableau sous les yeux y apprendront ce qu’ils doivent faire ou éviter, lorsqu’ils se rencontreront dans des circonstances pareilles. Rien n’est plus important pour empêcher que, manquant à leur devoir sur la fin de leurs jours, ils ne perdent la gloire que leur vie passée leur aurait acquise.

Du temps de la guerre contre Persée, il y eut trois sortes de personnes que les Romains soupçonnèrent de ne leur être pas favorables. Les premiers furent ceux qui, voyant à regret tout l’univers prêt à subir la loi d’une seule puissance, ne donnaient de secours ni ne s’opposaient aux Romains, mais abandonnaient les événemens à la fortune et en attendaient tranquillement le succès. La seconde classe fut de ceux qui voyaient avec plaisir la Macédoine aux mains avec la république romaine et qui souhaitaient que Persée sortit victorieux de cette guerre, mais ne pouvaient inspirer leurs sentimens et leurs inclinations aux peuples qu’ils conduisaient. La troisième enfin fut de ceux qui avaient engagé et entraîné les états qu’ils gouvernaient dans le parti de Persée. Considérons maintenant comment tous ces politiques se conduisirent.

Antinoüs, Théodore, Céphale et la fraction qui leur était contraire, firent embrasser aux Molosses les intérêts de Persée. Le danger ne les étonna pas ; ils virent sans frayeur leur dernier moment s’approcher ; tous, sans s’ébranler, persistèrent dans leurs premiers sentimens et moururent avec honneur. On ne peut que les louer de ne s’être pas manqués à eux-mêmes et de n’avoir pas souffert que leur dernier jour obscurcît l’éclat de la réputation qu’ils s’étaient faite pendant le reste de leur vie.

La tranquillité où l’on resta dans l’Achaïe, chez les Thessaliens et les Perrhébiens, fut suspecte. Plusieurs y furent soupçonnés de pencher en faveur du roi de Macédoine et de ne chercher que l’occasion de se déclarer pour ce prince. Cependant jamais ils n’avaient laissé échapper publiquement un seul mot, jamais on n’avait surpris ni lettre ni messager de leur part qui pût donner lieu à ce soupçon, jamais ils ne donnèrent prise sur eux. Aussi furent-ils toujours prêts à rendre compte de leur conduite et à justifier de leur innocence. Avant que de périr, ils tentèrent tous les moyens de se sauver : car il n’y a pas moins de lâcheté, lorsqu’on n’a rien à se reprocher, à sortir à regret de la vie par la crainte d’une faction contraire ou d’une puissance supérieure, qu’à y rester avec déshonneur.

Dans l’île de Rhodes, dans celle de Cos et dans plusieurs autres villes, quelques-uns, affectionnés pour Persée, avaient la hardiesse de parler ouvertement pour les Macédoniens et contre les Romains, et de solliciter leur nation à se joindre à Persée, mais ils ne pouvaient les amener à ce sentiment. Les plus distingués d’entre eux étaient, dans l’île de Cos, Hippocrite et Diomédon son frère, et, dans celle de Rhodes, Dinon et Polyarate. Mais qui pourrait ne pas blâmer le procédé de ces magistrats ? Toute leur nation savait ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils avaient dit ; elle avait vu les lettres, tant celles écrites à Persée que celles qu’ils avaient reçues de ce prince et qui avaient été interceptées ; elle connaissait les messagers envoyés de part et d’autre, et qui avaient été arrêtés. Malgré des moyens de conviction si puissans, ils ne purent gagner sur eux de céder à la fortune et de quitter la vie : ils s’opiniâtrèrent à soutenir qu’ils n’étaient pas coupables. Que leur a produit cette obstination à conserver leur vie contre toute apparence ? Toute la gloire qu’ils s’étaient acquise par le courage et la constance qu’on leur croyait s’est évanouie, et ils sont tombés dans un mépris qui n’a pas même laissé lieu à la compassion. Convaincus en face par ceux même qu’ils avaient employés, ils passèrent non-seulement pour malheureux, mais encore pour d’impudens menteurs. Thoas, un de ceux qu’ils avaient envoyés en Macédoine, agité par sa conscience, se retira à Cnide après la défaite de Persée. Mis en prison par les Cnidiens, il fut réclamé par les Rhodiens et amené à Rhodes. Là, dans la question qu’on lui donna, il avoua tout ce que portaient les lettres de ces magistrats à Persée, de Persée à ces magistrats. Il est surprenant que Dinon, malgré cela, ait aimé à vivre jusqu’à souffrir cette infamie.

Polyarate porta encore plus loin l’insolence et la lâcheté. Popilius avait mandé à Ptolémée de le faire partir pour Rome. Par respect pour la patrie et par déférence pour Polyarate qui demandait d’aller à Rhodes, le roi d’Égypte aima mieux l’y envoyer qu’à Rome. On lui donna un vaisseau, et il partit sous la garde d’un homme de la cour nommé Démétrius, et en même temps le roi écrivit aux Rhodiens pour leur donner avis du départ de l’accusé. Polyarate, abordé à Phasélis, sur je ne sais quelle pensée qu’il roulait dans son esprit, se couvrit la tête de verveine, et courut se réfugier dans le temple de la ville. Si on lui eût demandé alors quel était son dessein, je suis bien sûr qu’il ne l’aurait pas pu dire ; car, s’il voulait retourner dans sa patrie, à quoi bon se cacher ? sa garde n’était-elle pas chargée de l’y conduire ? Et si elle avait eu ordre de le mener à Rome, il aurait fallu bon gré, mal gré, qu’il y allât. Que lui restait-il de plus à chercher ? Il n’y avait plus d’autre lieu où il pût être en sûreté. De Phasélis on envoya à Rhodes pour avertir qu’on vînt prendre Polyarate, pour le transporter dans l’île. Les Rhodiens firent partir un vaisseau découvert, mais ils eurent la prudence de défendre au pilote de recevoir Polyarate sur son bord, parce que les Alexandrins avaient ordre de le rendre dans l’île. Le bâtiment rhodien arrive à Phasélis. Épicharès, le capitaine, refuse de prendre Polyarate ; Démétrius le presse de monter sur son vaisseau. Il en est encore pressé par les Phasélites, qui craignaient que son séjour ne leur attirât quelque disgrâce de la part des Romains. Dans cette extrémité, il entre effrayé dans le vaisseau de Démétrius. Mais, sur la route, il trouva moyen de se sauver, et s’enfuit à Caune, et implora le secours des habitans ; mais malheureusement ils étaient unis avec les Rhodiens, et ils les chassèrent de la ville. De là il envoya prier les Cibyrates de lui donner une retraite, et de lui faire venir quelqu’un qui le conduisît chez eux. Il espérait d’autant plus en obtenir cette grâce, que les enfans de Pancrate, tyran de cette ville, avaient été nourris chez lui. Il l’obtint en effet, mais arrivé dans cette ville, il la jeta dans un grand embarras, et tomba lui-même dans un plus grand que celui où il s’était trouvé à Phasélis ; car les Cibyrates n’osèrent le loger, de peur que les Romains ne leur en fissent un crime, et ils ne purent le conduire à Rome, parce qu’étant tout-à-fait au milieu des terres, ils n’avaient nul usage de la navigation. Ils furent donc obligés de députer à Rhodes et au consul dans la Macédoine, pour les prier de les défaire de ce malheureux fugitif. Paul-Émile écrivit aux Cibyrates de garder à vue Polyarate, et de le mener à Rhodes, et aux Rhodiens de le conduire vif à Rome par mer. Les uns et les autres exécutèrent l’ordre qu’ils avaient reçu, et Polyarate fut transporté à Rome, théâtre où parut dans tout son jour son imprudence et sa lâcheté, et sur lequel il fut exposé par Ptolémée, les Phasélites, les Cibyrates et les Rhodiens. Son peu de force d’esprit méritait bien cette punition.

Je me suis un peu étendu sur Dinon et sur Polyarate, non pour insulter à leur malheur, cela serait déraisonnable, mais pour porter ceux qui, dans la suite, se trouveront dans des conjonctures semblables à prendre de plus sages mesures. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.



Députations de la Grèce aux dix commissaires envoyés en Macédoine après la défaite de Persée. — Conduite de ces commissaires chez les Grecs.


Persée vaincu, et cette grande affaire heureusement terminée, il vint en Macédoine des ambassadeurs de toutes parts pour féliciter les généraux romains sur l’heureux succès de leur expédition, et l’on juge bien que ceux qui dans chaque état furent choisis pour cette fonction et pour d’autres affaires, furent ceux qui, dans le temps de la guerre, avaient paru servir les Romains avec plus de chaleur, et être plus de leur goût. Ce fut donc, dans l’Achaïe, Callicrate, Aristodame, Agésias, Philippe ; dans la Béotie, Mnasippe ; dans l’Acarnanie, Chrémès ; dans l’Épire, Charops et Nicias ; dans l’Étolie, Lycisque et Tisippe, qui, tous tendant au même but, réglèrent d’autant plus aisément les affaires selon qu’ils jugèrent à propos, qu’ils ne trouvèrent personne qui traversât leurs desseins ; car tous ceux qui leur étaient opposés avaient cédé au temps, et renoncé entièrement au gouvernement de la république. Les dix commissaires firent donc savoir par les généraux, aux villes et aux conseils des peuples, qui ils voulaient qu’on envoyât à Rome, et ce furent ceux que les ambassadeurs avaient indiqués, dont ils avaient donné les noms et qui étaient de leur faction, hors un très-petit nombre de gens dont le mérite était connu. On fit plus d’honneur aux Achéens ; on leur députa deux des commissaires, C. Claudius et Cn. Domitius. Deux motifs avaient fait prendre ce parti. Le premier, parce que l’on craignait que les Achéens n’obéissent point à de simples lettres, et ne punissent Callicrate des mauvais services qu’il avait rendus à tous les Grecs ; l’autre, parce que, dans les lettres qui avaient été écrites par les Achéens à Persée, et qu’on avait prises, on n’avait rien découvert de certain et de convaincant contre aucun de cette nation. Cependant, quelque temps après, le consul ne laissa pas que d’écrire et d’envoyer des députés chez les Achéens en conséquence de ce que lui avaient appris Callicrate et Lycisque, quoiqu’il n’approuvât pas, comme on le reconnut dans la suite, les dénonciations que ces deux traîtres lui avaient faites. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Députation à Rome de la part des rois d’Égypte. — Ménalcidas renvoyé à la prière de Popilius.


Les deux Ptolémées n’eurent pas été plutôt délivrés de la guerre d’Antiochus, qu’ils députèrent à Rome Numénius, un de leurs amis, pour remercier les Romains du bienfait signalé qu’ils en avaient reçu dans cette occasion. Ils remirent aussi en liberté le Lacédémonien Ménalcidas, qui, pour s’enrichir, avait abusé de l’extrémité où il les voyait. Ce fut C. Popilius qui obtint cette grâce des deux rois. (Ibid.)


Pourquoi le sénat rendit la liberté au fils du roi Cotys.


Ce roi des Odrysiens avait envoyé des ambassadeurs à Rome, tant pour demander son fils, que pour rendre compte de l’alliance qu’il avait faite avec Persée. Ces ambassadeurs furent écoutés favorablement. Les Romains, après la victoire remportée sur le roi de Macédoine, ayant heureusement terminé tout ce qu’ils s’étaient proposé, ne crurent pas qu’il fût de grande importance pour eux de regarder Cotys comme leur ennemi. Son fils, donné en ôtage à Persée, avait été pris avec les enfans de cet infortuné prince, ils le lui rendirent, pour donner des marques de leur clémence et de leur générosité, et témoigner le respect qu’ils avaient pour le prince qui leur demandait cette grâce. (Ibid.)


De Lucius Anicius.


Lucius Anicius, le même qui vainquit les Illyriens, et conduisit en triomphe Gentius leur roi et ses enfans, apprêta fort à rire, selon ce que raconte Polybe dans son livre xxx, dans les jeux qu’il donna à l’occasion de son triomphe. Il avait fait venir de Grèce de très-habiles ouvriers et avait fait construire dans le cirque un très-vaste théâtre. Il y fit paraître d’abord tous les joueurs de flûte, Théodore le Béotien, Théopompe, Hérénippe et Lysimaque, qui étaient alors ce qu’il y avait de plus célèbre en ce genre dans toute là Grèce, et il leur donna ordre de s’avancer sur l’avant-scène avec le chœur et de jouer tous à la fois. Ceux-ci ayant commencé par une mesure d’un mouvement très-vif et très-mélodieux, Anicius leur envoya dire que ce chant ne lui convenait pas, et qu’ils eussent à lutter. Les joueurs de flûte, à ce mot, restèrent dans une fort grande indécision sur le sens que voulait lui donner Anicius ; mais à ce moment arriva un licteur de la part d’Anicius, qui leur signifia d’avoir à se tourner les uns vis-à-vis des autres, et à engager une espèce de lutte. Dès qu’ils eurent bien compris ce qu’Anicius voulait, y trouvant eux-mêmes un moyen de s’abandonner à la licence, ils mirent tout dans la plus grande confusion, et jouant de la flûte de la manière la plus discordante et la plus folle, ils se tournèrent contre les chœurs qui les séparaient et contre ceux des joueurs de flûte qui leur étaient opposés. Les chœurs, de leur côté, faisant le plus grand bruit et parcourant tout le théâtre, se précipitèrent sur ceux qui leur étaient opposés et se retiraient comme pour prendre la fuite. À ce moment, je ne sais quel homme du chœur, retroussant son habit, porta ses mains sur un joueur de flûte comme pour le provoquer au pugilat, et il y fut excité par les bruyans applaudissemens et les cris des spectateurs. Au moment où tous ces gens se battaient entre eux, voilà que tout à coup deux sauteurs s’avancent dans l’orchestre avec la symphonie. En même temps quatre pugilistes se présentent avec leurs propres joueurs de flûte ou de trompette. Comme tous ces gens se mêlaient à qui mieux mieux, on ne peut dire en effet quel fut le spectacle. Quant aux tragédies, ajoute Polybe, si j’entreprenais d’en parler, je craindrais bien de paraître à quelques personnes faire une plaisanterie. (Apud Athenæum, lib. xiv, c. 1.) Schweighæuser.


II.


Les Étoliens et les Épirotes.


Les Étoliens étaient accoutumée à vivre de vol et de brigandage. Tant qu’il leur fut permis de piller les Grecs, ils ne vécurent qu’à leurs dépens ; toute terre leur fut ennemie. Quand les Romains furent les maîtres, ne pouvant chercher de secours hors de leur pays, ils tournèrent leur fureur contre eux-mêmes. Dans une guerre civile qui s’éleva parmi eux, il n’y eut pas de violences et de cruautés qu’ils n’exerçassent. Après s’être égorgés les uns les autres, peu de temps auparavant, proche d’Arsinoé, rien ne pouvait plus les arrêter. Leur rage était parvenue à un tel excès, qu’il n’y avait ni chef ni conseil qui pût lu réprimer. On ne voyait dans toute l’Étolie que confusion, qu’injustices, que meurtres. Rien ne s’y faisait d’après les lumières du bon sens et de la raison : une mer agitée par une grande tempête n’est pas plus violemment troublée que ne l’était alors la république des Étoliens.

L’Épire n’était pas plus tranquille. Parmi la multitude on voyait le plus de modération ; mais, en récompense, le chef était un monstre d’impiété et d’injustice. Je ne crois pas qu’il y ait eu jamais et que jamais il doive naître un homme plus cruel que Charops. (Vertus et Vices.) Dom Thuillier.


Après avoir admiré les fortifications de Sicyone et les richesses de la ville des Argiens, Paul-Émile se rendit à Épidaure. (Suidas in Βάρος.) Schweigh.


Désirant de voir Olympie, il partit pour ce lieu. (Id. in Μετέωρος.) Ibid.


Paul-Émile entra dans le temple qui était à Olympie ; et, à la vue de la statue de Jupiter, il fut frappé d’étonnement et dit qu’il lui semblait que Phidias seul avait rendu le Jupiter d’Homère ; et que, quoiqu’il s’attendît à voir de belles choses à Olympie, ce qu’il avait vu était supérieur à tout ce qu’il avait espéré. (Id. in Φειδίας.) Ibid.


Polybe a écrit que Paul-Émile, après avoir vaincu Persée et les Macédoniens, avait renversé soixante-dix villes de l’Épire, la plupart dans le pays des Molosses, et qu’il avait emmené cent cinquante mille hommes réduits par lui en servitude. (Strabo, lib. vii.) Schweigh.


III.


Bassesse d’âme de Prusias, roi de Bithynie. — Expédient dont le sénat se servit pour humilier Eumène.


Prusias étant venu à Rome pour faire au sénat et aux troupes des complimens de conjouissance sur l’heureux succès de la guerre contre Persée, y déshonora la majesté royale par ses basses flatteries. On en jugera par les faits suivans. D’abord il alla au-devant des députés que le sénat avait envoyés pour le recevoir, et il y alla la tête rasée et avec le bonnet, l’habit et la chaussure des affranchis ; puis saluant les députés : « Vous voyez, leur dit-il, un de vos affranchis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira, et à se conformer entièrement à tout ce qui se pratique chez vous. » Je ne sais si l’on pourrait s’exprimer d’une manière plus lâche et plus rampante. À son entrée dans le sénat, il se tint contre la porte, vis-à-vis des sénateurs assis, les mains abattues, il se prosterna et baisa le seuil ; ensuite s’adressant à l’assemblée : « Je vous salue, dieux sauveurs, » s’écria-t-il. Peut-on porter plus loin la lâcheté et la flatterie ? Est-ce un homme qui parle ainsi ? la postérité aura peine à le croire. La conférence répondit à ce prélude, j’aurais honte de la rapporter. Des abaissemens si profonds ne pouvaient être suivis que d’une réponse toute gracieuse.

À peine Prusias l’eut-il reçue, qu’on apprit qu’Eumène était sur le point d’entrer dans Rome. Cette nouvelle ne donna pas peu d’embarras aux sénateurs. Ils étaient prévenus contre ce prince, et quoique résolus à ne pas changer à son égard, ils auraient été fâchés que leurs dispositions eussent été connues ; car, après l’avoir mis au rang des plus fidèles amis du peuple romain, s’ils l’eussent admis à se justifier, et qu’ils lui eussent répondu conformément aux ressentimens qu’ils avaient contre lui, c’eût été comme annoncer à haute voix qu’ils avaient manqué de prudence, lorsqu’ils avaient tant estimé un homme de ce caractère ; que si, pour sauver leur réputation, ils lui eussent fait un bon accueil, ils auraient eu à se reprocher d’avoir trahi leurs sentimens et les intérêts de la patrie. De quelque côté qu’ils se jetassent, les inconvéniens étaient inévitables. Pour se tirer de cette affaire le moins mal qu’ils pourraient, ils s’avisèrent d’un expédient. Sous le prétexte qu’il en coûtait trop à la république pour recevoir les rois qui venaient à Rome, ils firent un sénatus-consulte par lequel ils défendaient en général à tous les rois d’entrer dans cette ville. Peu après, sur la nouvelle qu’Eumène avait débarqué au port de Brindes, on fit partir un questeur pour signifier au roi de Pergame l’ordre de s’arrêter pour lui demander ce qu’il avait à traiter au sénat, et, en cas qu’il n’eût rien à y traiter, pour lui ordonner de sortir d’Italie sans délai. Eumène, ayant entendu le questeur, comprit quelle était la disposition des Romains à son égard, et ne répondit autre chose, sinon qu’il n’avait nul besoin à Rome. Telle fut la ruse dont le sénat se servit pour empêcher qu’Eumène ne vînt le trouver.

Cet affront attira au roi de Pergame une autre affaire très-fâcheuse, et dont les Romains, qui s’étaient proposés de la lui faire, pour l’humilier de toutes manières, tirèrent de grands avantages. Il était alors menacé d’une irruption de la part des Gallo-Grecs. Or, après l’injure qu’il venait de recevoir, il était hors de doute que ses alliés n’auraient pas le courage de le secourir, et que les Gallo-Grecs, au contraire, deviendraient plus hardis à l’attaquer. Voilà ce qui se passa au commencement de l’hiver. Ensuite le sénat écouta tous les autres ambassadeurs (car il n’y eut ni ville, ni prince, ni roi qui ne députât à Rome pour prendre part au plaisir qu’y causait la défaite de Persée), et tous reçurent des réponses pleines de politesse et d’affection. Les Rhodiens n’eurent pas lieu d’être si satisfaits. On les congédia sans leur avoir rien dit de positif sur ce qu’ils avaient à craindre ou à espérer pour l’avenir. À l’égard des Athéniens, le sénat était très-irrité contre eux. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Injustice des Athéniens à l’égard des Haliartes.


Il était venu d’Athènes des ambassadeurs à Rome pour prier que les Haliartes fussent rétablis dans leur premier état. N’étant point écoutés sur cet article, ils passèrent à un autre, et demandèrent qu’on les mît en possession de Délos, de Lemnos et du pays des Haliartes ; car leurs instructions portaient qu’ils feraient leurs efforts, ou pour obtenir le rétablissement de ce peuple, ou pour engager le sénat à en donner la domination aux Athéniens. Comme ils s’étaient déjà rendus maîtres des deux îles, on ne peut les blâmer d’en avoir sollicité la possession : mais qu’ils aient encore voulu que les Haliartes leur fussent attribués, c’est ce que l’on aura peine à leur pardonner. Qu’on n’ait point aidé une des plus anciennes villes de la Béotie à se relever et à sortir de l’état malheureux où elle était réduite, c’est un grand mal ; mais c’en est encore un plus grand de l’effacer de la mémoire des hommes et de lui ôter toute espérance de se rétablir jamais. Il ne convenait à aucun peuple de la Grèce de se permettre un procédé si injuste, mais cela convenait moins encore aux Athéniens qu’à tout autre peuple. Ni loi, ni coutume, ne leur permettaient de faire de leur patrie la patrie de tous les Grecs, et d’envahir les villes qui ne leur appartenaient pas. Cependant le sénat leur accorda Délos et Lemnos. (Ibid.)


Les Rhodiens évacuent Caune et Stratonicée.


Théætète, introduit dans le sénat, le pria de trouver bon que les Rhodiens fissent alliance avec la république romaine. Mais pendant qu’on remettait de jour en jour à lui répondre, ce vieillard, âgé de plus de quatre-vingts ans, paya le tribut à la nature. Sur ces entrefaites arrivèrent à Rome les bannis de Caune et de Stratonicée ; ils firent leurs plaintes devant le sénat, et en obtinrent un arrêt qui ordonnait aux Rhodiens de retirer les garnisons de ces deux villes. Sur-le-champ Philophron et Astymède prirent le chemin de leur patrie, dans la crainte que les Rhodiens, refusant de se soumettre à cet ordre, n’attirassent sur eux quelque nouveau malheur. (Ambassades.) Dom Thuillier.


IV.


Haine des Péloponnésiens contre Callicrate.


Dans le Péloponnèse, quand les ambassadeurs, à leur retour de Rome, eurent rapporté ce que le sénat leur avait répondu, il n’y eut à la vérité ni sédition ni tumulte ; mais on n’y put cacher la colère et la haine dont on était animé contre Callicrate.

Le fait suivant prouvera bien quelle haine on avait contre Callicrate et Andronide, et les autres personnages de cette faction. Lors de la célébration à Sicyone d’une fête célèbre qu’on appelait les Antigonies, les femmes même de la plus mauvaise réputation avaient l’habitude de se rendre aux mêmes bains publics, qui étaient fréquentés par les hommes les plus brillans ; mais qu’Andronide ou Callicrate se rendissent dans ces bains, aucun de ceux qui arrivaient ensuite ne voulait entrer dans les bains qu’on n’eût vidé complètement l’eau qui leur avait servi, et qu’on n’eût lavé soigneusement et épuré le tout : comme si chacun eût crû se souiller en se baignant dans les mêmes eaux qu’eux. On ne saurait dire à quels sifflemens et ricanemens s’exposaient tous ceux qui osaient les louer en public. Les enfans eux-mêmes, en revenant des écoles, ne redoutaient pas de leur donner le nom de traîtres, toutes les fois qu’ils les rencontraient : tant s’étaient glissées dans les cœurs de grandes souffrances et une vive haine ! (Ibid.)


V.


..... D’autres vous parlent de la guerre de Syrie. La cause en est, comme nous l’avons dit, que ces écrivains, avec un sujet futile et dénué d’intérêt, veulent se donner des airs d’historiens. Pour cela, ils exagèrent les faits peu importans, et délayent le plus qu’ils peuvent ce qu’ils devraient dire en peu de mots ; ils embellissent les petites choses, afin d’en faire des événemens ; placent sous vos yeux, et décrivent pompeusement des escarmouches et des rencontres où furent tués dix fantassins, quelquefois moins ; où l’on perdit moins de cavaliers encore. Quant aux siéges, aux descriptions topographiques et aux récits de ce genre, on ne saurait dire combien ils s’y évertuent à cause de la disette de faits. Notre manière d’écrire est tout-à-fait opposée à celle-là. Aussi ne faut-il pas nous accuser de divaguer quand nous passons sous silence des choses jugées dignes d’une longue explication, quand souvent nous les disons sans détail ; mais il faut bien croire que nous donnons à chaque chose son importance véritable. Lorsque ces écrivains dont nous parlions racontent, par exemple, la prise de Phaloria, de Coronée et d’Haliarte, ils sont forcés d’y joindre toutes les ruses, tous les coups de main, toutes les dispositions. Il faut parler aussi du siége de Tarente, de Corinthe, de Sardes, de Gaza, de Syracuse, et surtout de Carthage. On ne plaît pas à tout le monde, si l’on donne avec réserve le récit nu et simple de l’événement. Que cela nous serve donc de profession de foi pour les affaires militaires et politiques, comme pour chaque partie de l’histoire. De plus, si nous commettons quelque erreur en citant les noms des montagnes, des fleuves, des lieux en général, la grandeur de notre œuvre est assez évidente pour nous mériter le pardon. Cependant, si l’on nous surprend à commettre volontairement un mensonge, nous reconnaissons que nous ne sommes dignes d’aucune indulgence, comme nous l’avons souvent répété au lecteur. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)


La plupart des projets paraissent à la parole faciles et exécutables ; mis en pratique, comme la fausse monnaie jetée au creuset, ils ne répondent plus à ce que l’on attendait d’eux. (Ibid.)


Le consul Paul-Émile reprenant l’idiome latin, et s’adressant aux gens de l’assemblée, les exhortait (en leur montrant Persée) à ne pas s’enorgueillir outre mesure dans la prospérité, à ne pas traiter les hommes avec arrogance ou tyrannie, et à se défier de la fortune présente ; que plus tout semblait réussir dans la vie privée et dans la vie publique, plus on devait songer à l’adversité. Car rien n’est plus rare que de voir conserver l’égalité d’âme dans l’enivrement de la fortune. Mais l’homme privé de raison diffère en ceci de l’homme sensé, qu’il ne s’instruit que par ses propres revers, au lieu de profiter de ceux des autres. (Ibid.)


Il leur remit souvent en mémoire ces mots de Démétrius de Phalère. Ce prince, en parlant de la fortune, et voulant prouver aux hommes combien elle est instable, se reporta au temps d’Alexandre, quand ce conquérant brisa la monarchie des Perses, et il dit : — Ne prenons pas un espace infini, non plus que des générations nombreuses, contentons-nous de ces cinquante ans qui nous ont précédés ; nous y trouverons toute l’histoire des rigueurs de la fortune. Dites-moi si, il y a cinquante ans, un dieu eût prédit aux Perses et à leurs rois, aux Macédoniens et à leurs rois, ce qui arriva plus tard ; dites-moi si quelqu’un eût pu croire que dans cet intervalle le nom des Perses serait effacé de la terre, eux qui gouvernaient la terre, et que les Macédoniens seraient maîtres du monde, eux dont personne ne savait le nom ! Ainsi donc cette fortune perfide qui préside à notre existence, cette fortune, qui se plaît à contrarier tous nos plans, et qui fait éclater sa puissance dans les choses les plus extraordinaires, édifia, ce me semble, l’empire des Macédoniens sur les ruines des Perses, et leur prodigua tous les biens de ceux-ci jusqu’à ce qu’elle en eût autrement décidé à leur égard. (C’est ce qui arrive à Persée.) — Cet oracle que rendit Démétrius d’une bouche presque inspirée et divine, quand je remonte au temps qui a vu succomber l’empire macédonien, je le trouve si important, si peu hors du sujet, que, témoin oculaire des faits, je ne croirais pas dire la vérité, si je ne rappelais ces paroles de Démétrius ; car il y a en elles, ce me semble, quelque chose de surhumain. Il avait annoncé l’avenir sans se tromper à près de cent cinquante ans de distance.


Le roi Eumène, après la fin de la guerre des Romains et de Persée, se trouva dans une étrange position ; car les choses humaines semblent tourner dans un cercle habituel. La fortune, qui élève les hommes par caprice, les renverse avec réflexion ; après les avoir accablés de ses faveurs, elle semble s’en repentir, et brise sous ses pieds tout ce qu’elle avait construit. N’est-ce pas là ce qui advint à Eumène ? Quand il crut son pouvoir bien affermi, bien sûr, et qu’il pensa ne rien avoir à redouter, à cause de l’entière destruction du royaume de Persée, en Macédoine, c’est alors qu’il se trouva dans la position la plus critique par l’invasion inopinée des Galates d’Asie. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)