Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XXVIII

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 932-942).
FRAGMENS
DU

LIVRE VINGT-HUITIÈME.


I.


Antiochus et Ptolémée envoient des ambassadeurs au sénat Romain.


La guerre pour la Cœlé-Syrie était à peine commencée, que les deux rois dépêchèrent à Rome des ambassadeurs. Ceux d’Antiochus furent Méléagre, Sosiphane et Héraclide ; ceux de Ptolémée, Timothée et Damon. Il faut remarquer qu’Antiochus était maître de la Cœlé-Syrie et de Phénicie, depuis qu’Antiochus son père avait défait, près de Panium, les généraux de Ptolémée. Ces pays lui étant échus par le droit de la guerre, il les croyait très-justement acquis, et les regardait comme lui appartenant en propre. Ptolémée, de son côté, les revendiquait, prétendant que, le premier, Antiochus les avait injustement envahis pendant la minorité de son père. Les ambassadeurs d’Antiochus avaient donc ordre de faire voir au sénat que Ptolémée n’avait pu, sans une injustice criante, porter le premier la guerre dans la Cœlé-Syrie, et ceux de Ptolémée de renouveler avec les Romains les anciens traités d’alliance, de ménager une paix avec Persée, et surtout d’observer ce que diraient à Rome ceux d’Antiochus. Ils n’osèrent pas cependant parler de paix. Marcus Émilius leur avait conseillé de ne pas s’ingérer dans cette affaire ; mais ils renouvelèrent les traités d’alliance, et ayant reçu des réponses conformes à ce qu’ils avaient souhaité, ils retournèrent à Alexandrie. Quant aux ambassadeurs d’Antiochus, la réponse qu’on leur donna fut que le sénat permettrait à Quintus Marcius d’écrire à Ptolémée selon qu’il jugerait que sa probité et les intérêts du peuple romain le demandaient. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Ambassade des Rhodiens à Rome pour renouveler l’alliance et obtenir la permission de transporter des blés.


Sur la fin de l’été, Hégésiloque, Nicagoras et Nicandre vinrent à Rome de la part des Rhodiens, pour renouveler l’alliance et demander la permission de transporter des blés. Ils avaient ordre encore de justifier Rhodes sur les mauvais bruits qu’on avait répandus contre cette île ; car personne n’ignorait qu’il y avait dans Rhodes une division intestine, qu’Agathagète, Philophron et Rodophon tenaient pour les Romains, et Dinon avec Polyarate pour Persée et les Macédoniens. De là les disputes fréquentes et les partages de sentimens dans les délibérations, d’où les gens malintentionnés contre la ville prenaient occasion de la décrier. Le sénat, quoique bien instruit, fit semblant de n’avoir rien appris de cette division. Il permit aux Rhodiens de transporter chez eux cent mille médimnes de blé de la Sicile, et se conduisit de même avec tous les autres Grecs qui étaient venus à Rome, et qui étaient affectionnés aux Romains. (Ibid.)


II.


Les Achéens assemblent leur conseil pour Caïus Popilius. — On lui accorde la même prérogative à Therme dans l’Étolie. — Division dans ce dernier conseil. — Délibération des Achéens sur l’ambassade des Romains. — Archon est fait préteur, et Polybe général de la cavalerie. — Attalus demande aux Achéens que les statues autrefois érigées à son frère Eumène soient relevées.


Pendant qu’Aulus Hostilius était en quartier d’hiver dans la Thessalie, il envoya pour ambassadeurs, dans toutes les villes de la Grèce, Caïus Popilius et Cnéius Octavius. Ils entrèrent d’abord dans Thèbes, dont ils louèrent fort les citoyens, et les exhortèrent à demeurer fermes dans l’amitié du peuple romain. Parcourant ensuite les villes du Péloponnèse, ils vantèrent partout la douceur et la modération du sénat, et, pour en donner une grande idée, ils ne cessaient de faire valoir le dernier sénatus-consulte fait en faveur des Grecs. On voyait par leurs discours que dans chaque ville ils connaissaient parfaitement, et ceux qui ne prenaient pas le parti des Romains avec assez de chaleur, et ceux qui y étaient sincèrement attachés ; on s’apercevait même qu’une simple tiédeur à embrasser leurs intérêts les choquait autant que si l’on y eut été tout-à-fait contraire : de façon qu’on ne savait pas trop quelles mesures l’on devait prendre pour ne pas se faire d’affaires avec eux. Dans le conseil qui se tint pour eux à Égium, on s’attendait, au moins le bruit en avait couru, qu’ils accuseraient et convaincraient Lycortas, Archon et Polybe, d’être opposés aux desseins des Romains, et que si, pour le moment, ces Achéens ne se brouillaient pas, ce n’était pas qu’ils fussent naturellement paisibles, mais parce qu’ils attendaient quelque incident qui leur en donnât l’occasion. Ils n’en firent cependant rien, faute de prétexte raisonnable. Ils se contentèrent d’exhorter civilement les Achéens à rester fidèles à la république, et passèrent ensuite en Étolie.

À Therme, on convoqua une nouvelle assemblée, où ils firent un long discours qui ne fut qu’une honnête et douce exhortation. Leur but, dans cette assemblée, était d’y demander des ôtages aux Étoliens. Dès qu’ils furent arrivés, Proandre se leva, fit un détail de quelques services qu’il avait rendus aux Romains, et s’emporta contre ceux qui l’avaient desservi auprès d’eux. Quoique Popilius n’ignorât pas que cet homme était contraire aux Romains, il ne laissa pas que de le louer et d’applaudir à tout ce qu’il avait dit. Lycisque prit ensuite la parole. Dans l’accusation qu’il intenta, à la vérité, il ne nomma personne, mais il en fit soupçonner plusieurs. Il dit que les Romains avaient sagement fait d’emmener à Rome les principaux Étoliens (c’est d’Eupolème et de Nicandre qu’il voulait parler) ; mais qu’il restait encore dans l’Étolie des gens qui entraient dans leurs desseins, qui agissaient de concert avec eux, et contre lesquels il fallait prendre les mêmes précautions, à moins qu’ils ne donnassent leurs enfans pour ôtages. Comme cette accusation tombait à plomb sur Archidame et Pantaléon, celui-ci, après avoir, en peu de mots, reproché à Lycisque sa basse et honteuse adulation, se tourna vers Thoas, qu’il soupçonnait avec d’autant plus de raison d’être auteur des calomnies dont on le chargeait, qu’au dehors il ne paraissait pas qu’ils fussent mal ensemble. Il lui rappela ce qui s’était passé dans le temps de la guerre d’Antiochus ; il le fit souvenir que si, livré aux Romains, il avait recouvré sa liberté, c’était lui, Pantaléon, et Nicandre qui lui avaient procuré ce bonheur, lorsqu’il s’y attendait le moins ; enfin il donna tant d’horreur au peuple pour l’ingratitude de ce personnage, que non-seulement il ne pouvait dire deux mots sans être interrompu, mais qu’on lui lançait une grêle de pierres. Popilius fit quelques plaintes de cette violence ; mais, sans parler davantage des ôtages, il se mit à la mer lui et son collègue pour entrer dans l’Acarnanie, et laissa l’Étolie pleine de troubles, de soupçons réciproques et de séditions.

Leur passage dans l’Acarnanie fit penser aux Grecs que la chose méritait toute leur attention. Il se fit une assemblée de ceux qui étaient d’accord sur le gouvernement, et qui étaient Arcésilas, Ariston de Mégalopolis, Stratius de Trittée, Xénon de Patare, Apollonidas de Sicyone. Dans ce conseil, Lycortas persista dans son premier sentiment, qu’il fallait garder entre Persée et les Romains une parfaite neutralité ; qu’il n’était point avantageux aux Grecs de donner du secours à l’une ou à l’autre puissance, parce que celle qui serait victorieuse deviendrait trop formidable ; et qu’il serait dangereux d’agir contre l’une ou l’autre, parce que, sur les affaires de l’état, on avait déjà osé s’opposer à plusieurs Romains de la première distinction. Apollonidas et Straton convinrent qu’il n’était pas à propos de se déclarer contre les Romains ; mais ils furent d’avis que s’il se rencontrait quelqu’un qui, sous prétexte de l’intérêt public, voulût, contre les lois, faire sa cour aux Romains en se déclarant pour eux, il fallait l’en empêcher et lui résister en face. L’avis d’Archon fut que l’on devait se conduire selon les conjonctures, ne pas donner lieu à la calomnie d’irriter l’une ou l’autre puissance contre la république, et éviter les malheurs où était tombé Nicandre, pour n’avoir point assez connu le pouvoir des Romains. Ce fut aussi le sentiment de Polyène, d’Arcésilas, d’Ariston et de Xénon. C’est pourquoi l’on convint de donner la préture à Archon, et de faire Polybe capitaine général de la cavalerie.

Sur ces entrefaites, Attalus, ayant quelque chose à obtenir de la ligue achéenne, fit sonder le nouveau préteur, qui, résolu à favoriser les Romains et leurs alliés, promit à ce prince d’appuyer ses demandes de tout son pouvoir. Au premier conseil qui se tint, on introduisit dans l’assemblée les ambassadeurs d’Attalus, qui demandèrent que, en considération du prince qui les avait envoyés, l’on rendît à Eumène son frère les honneurs que la république lui avait autrefois décernés. La multitude, incertaine, ne savait à quoi se déterminer. Plusieurs s’opposèrent à cette restitution, et pour plusieurs : ceux qui les avaient supprimés voulaient qu’on ne changeât rien à ce qu’ils avaient fait ; d’autres, poussés par des mécontentemens personnels, étaient bien aises de saisir cette occasion pour se venger d’Eumène. Quelques-uns, par jalousie contre les partisans d’Attalus, faisaient tous leurs efforts pour empêcher que ce prince n’obtînt ce qu’il demandait. Comme l’affaire était de nature à ne pouvoir être décidée sans que le préteur se déclarât, Archon se leva et prit le parti des ambassadeurs ; mais il n’osa parler beaucoup en leur faveur. La charge qu’il occupait l’avait entraîné dans de grandes dépenses ; il craignit qu’on ne le soupçonnât de favoriser Eumène dans l’espérance de s’en attirer quelque gratification. Dans l’incertitude où était le conseil, Polybe prit la parole, et pour faire plaisir à la multitude, il s’étendit beaucoup pour montrer que le décret fait autrefois par les Achéens pour priver Eumène des honneurs qui lui avaient été accordés, ne portait pas qu’on les lui ôtât tous, mais seulement ceux où il y avait de l’excès, et ceux qui étaient contre les lois ; que de purs démêlés personnels avaient porté Sosigène et Diopithes, Rhodiens, qui alors présidaient aux jugemens, à dépouiller le roi de tous les honneurs qui lui avaient été décernés ; qu’en cela ils n’avaient pas seulement passé les bornes de leur pouvoir, mais blessé encore la bienséance et la justice ; que si les Achéens avaient retranché les honneurs à Eumène, ce n’était pas qu’ils lui voulussent du mai, mais parce qu’il en demandait plus que ses bienfaits ne lui en avaient mérité ; que comme ses juges, sans égard à ce qui convenait aux Achéens, n’avaient pensé qu’à satisfaire leurs ressentimens particuliers, les Achéens, ne devant rien avoir plus à cœur que leur devoir, étaient obligés de modérer les excès de ces magistrats, et de réparer l’injure faite à Eumène, sachant surtout qu’Attalus ne serait pas moins sensible à cette faveur que le roi son frère. Toute l’assemblée applaudit à ce discours, et il fut ordonné par un décret, que l’on rétablirait Eumène dans tous ses honneurs, à moins qu’il n’y en eût de déshonorans pour la république ou contre les lois. C’est ainsi qu’Eumène, par la médiation d’Attalus, recouvra dans le Péloponnèse les honneurs qu’il y avait perdus. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Division dans le conseil des Acarnaniens.


Dans ce conseil, qui se tenait à Thurium, Æschrion, Glaucus, Chremès, tous trois amis des Romains, demandaient à Popilius qu’il mît des garnisons dans toutes les villes d’Acarnanie, parce que dans ces villes il se trouvait des gens qui favorisaient le parti de Persée et des Macédoniens. Diogène s’opposait fortement à ce sentiment. Il dit que les Romains ne mettaient de garnisons que chez leurs ennemis et chez les peuples qu’ils avaient vaincus, et que les Acarnaniens n’étant à leur égard coupables d’aucune faute, il n’était pas juste qu’on mît des garnisons dans leurs villes. Alors Chremès et Glaucus, pour affermir leur pouvoir, tâchèrent de détruire auprès du Romain le crédit de leurs adversaires. Leur but était, en attirant des garnisons, d’exercer impunément leur avarice et de vexer les peuples pour s’enrichir. Mais Popilius se rendit aux remontrances de Diogène. Il vit trop d’opposition du côté du peuple pour les garnisons, qui d’ailleurs, dans la disposition où l’on était d’être soumis aux ordres du sénat, étaient très-inutiles. Il loua fort les Acarnaniens de leur bonne volonté, et partit pour Larisse, où il devait joindre le proconsul. (Ambassades.) Dom Thuillier.


Persée envoie une ambassade à Gentius.


Les ambassadeurs que Persée envoya au roi Gentius, furent Pleurate, qui était exilé, et qu’il avait recueilli, et Adée de Béroé. Ils avaient ordre de faire connaître au roi d’Illyrie ce que celui de Macédoine avait fait depuis qu’il était en guerre avec les Romains, les Dardaniens, les Épirotes et les Illyriens, et de l’engager à faire alliance avec lui et avec les Macédoniens. Ces ambassadeurs traversent le désert d’Illyrie, canton que les Macédoniens avaient ravagé pour fermer aux Dardaniens toute entrée dans l’Illyrie, franchissent le mont de Scorde, et après une route si difficile et si fatigante, ils arrivent enfin à la ville de ce nom. Là, ayant appris que Gentius était à Lisse, ils lui donnent avis qu’ils vont le trouver. Le prince envoie au-devant d’eux, ils le joignent, et lui font part des ordres dont ils étaient chargés. Gentius ne parut pas opposé à l’alliance qu’on lui proposait ; mais pour ne pas accorder d’abord ce qu’on lui demandait, il prétexta qu’il n’avait ni préparatifs de guerre ni argent, et qu’il n’était point, par conséquent, en état d’entrer en guerre contre les Romains. Après cette réponse, les ambassadeurs reviennent à Persée, qui était alors à Stubère, où il avait vendu son butin, et où il faisait reposer ses troupes. Après avoir entendu là ce que Gentius avait répondu, il dépêcha une seconde fois à ce prince Adée, Glaucias un de ses gardes, et un Illyrien, et les chargea des mêmes ordres, faisant semblant de n’avoir pas assez compris de quoi Gentius manquait, et à quoi il tenait qu’il ne prît le parti des Macédoniens. Il décampa ensuite et prit la route d’Ancyre. (Ibid.)


Nouvelle ambassade de la part de Persée vers Gentius, aussi inutile que les deux premières.


Les derniers ambassadeurs revinrent au roi de Macédoine sans avoir rien fait de plus que les premiers, et sans apporter d’autre réponse. Gentius s’en tint à celle qu’il avait déjà donnée. Il voulait bien se joindre à Persée, mais il dit que sans argent il ne pouvait le faire. C’était justement ce que Persée ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. Aussi, en envoyant Hippias pour traiter des conditions de l’alliance, ne dit-il pas un mot de l’argent que Gentius demandait, ce qui aurait été le seul moyen de se rendre ce roi favorable. Je ne sais, en vérité, comment qualifier ce qui précipite les hommes dans des fautes si grossières. Est-ce absence d’esprit ? est-ce une fatalité qui les entraîne à leur perte ? Pour moi, je penche à croire qu’il ne faut pas chercher ailleurs que dans cette fatalité la raison pourquoi l’on voit des hommes qui, pleins d’une noble ardeur pour les grands exploits et disposés à les entreprendre, même au risque de leur vie, négligent ou refusent d’employer le principal moyen d’y réussir, quoique ce moyen leur soit connu et qu’ils soient en pouvoir de le mettre en œuvre. Si Persée eût voulu donner, je ne dis pas des sommes considérables, comme il le pouvait, mais une médiocre quantité d’argent aux villes, aux rois, aux chefs de républiques, pour fournir aux frais de la guerre, tous les Grecs et tous les rois, au moins la plupart, se seraient déclarés en sa faveur. C’est une vérité qu’on ne peut contester pour peu qu’on ait de sens commun pour juger des choses. Il n’en a point donné, c’est un bonheur. Vainqueur, sa puissance serait devenue formidable ; vaincu, il aurait enveloppé un grand nombre de peuples dans son malheur. Il a pris une route contraire, et par là peu de Grecs se sont ressentis de sa mauvaise fortune. (Ibid.)


Décret des Achéens pour secourir les Romains contre Persée. — Polybe est choisi pour aller vers le consul en qualité d’ambassadeur. — Ambassade vers Attalus ; autre ambassade des Achéens vers Ptolémée. — Conférence de Polybe avec le consul. — Expédient de Polybe pour épargner à sa patrie de grandes dépenses.


Sur le bruit que Persée entrerait bientôt dans la Thessalie, et que la guerre avec les Romains allait se décider, Archon, voulant par des faits justifier sa patrie des soupçons et des mauvais bruits qu’on avait répandus contre elle, conseilla aux Achéens de faire un décret par lequel il serait ordonné qu’on mènerait une armée dans la Thessalie, et qu’on partagerait avec les Romains tous les périls de la guerre. Le décret ratifié, on donna ordre à Archon de lever des troupes et de faire tous les préparatifs nécessaires. On résolut ensuite d’envoyer au consul des ambassadeurs pour l’informer de la résolution que la république avait prise, et savoir de lui où et quand il jugeait à propos que l’armée achéenne joignît la sienne. Polybe fut choisi pour cette ambassade avec quelques autres ; mais l’on recommanda expressément à Polybe, en cas que le consul acceptât le secours de la république, de renvoyer au plus tôt les ambassadeurs pour en avertir, de peur que le secours n’arrivât trop tard. Il eut ordre aussi de prendre garde que dans toutes les villes où l’armée devait passer, il y eût des vivres et des fourrages tout prêts, et que le soldat n’y manquât de rien. Avec ces ordres, les ambassadeurs se mirent en marche. On dépêcha aussi alors Télocrite et Attalus pour lui porter le décret qui rendait à Eumène, son frère, tous les honneurs qu’on lui avait ôtés. La nouvelle s’étant en même temps répandue dans l’Achaïe, que la fête qui a coutume de se faire pour les rois mineurs, quand ils sont parvenus à l’âge de régner, avait été célébrée pour Ptolémée, les magistrats jugèrent que la république devait prendre part à cette joie, et députèrent Alcithe et Pasidas pour aller renouveler avec ce prince l’amitié qu’il y avait avant lui entre les Achéens et les rois d’Égypte.

Polybe, trouvant les Romains hors de la Thessalie, et campés dans la Perrhébie entre Azore et Doliché, crut qu’alors il y avait trop de risque à les joindre ; mais il eut part à tous les dangers qu’ils coururent pour entrer dans la Macédoine. Quand l’armée romaine fut arrivée aux environs d’Héraclée, comme alors le consul semblait avoir heureusement terminé ce qu’il y avait de plus difficile dans son entreprise, il prit ce moment pour présenter à Marcius le décret des Achéens, et pour l’assurer de la résolution où ils étaient de venir avec toutes leurs forces partager avec lui tous les travaux et tous les périls de cette guerre. Il ajouta que les Achéens avaient reçu avec une parfaite soumission tous les ordres qui leur avaient été signifiés de vive voix ou par écrit par les Romains depuis le commencement de la guerre. Marcius, après avoir remercié gracieusement les Achéens de leur bonne volonté, leur dit qu’ils pouvaient s’épargner la peine et la dépense où cette guerre les engagerait ; qu’il les dispensait de l’une et de l’autre, et que, dans l’état où il voyait les affaires, il n’avait nul besoin du secours des alliés. Après ce discours, les collègues de Polybe retournèrent dans l’Achaïe. Il resta seul dans l’armée romaine, jusqu’à ce que le consul, ayant appris qu’Appius, surnommé Centon, avait demandé aux Achéens de lui envoyer cinq mille hommes en Épire, le renvoya dans son pays en l’exhortant de ne pas souffrir que sa république donnât ces troupes, et s’engageât dans des frais qui étaient tout-à-fait inutiles, puisque Appius n’avait nulle raison d’exiger ce secours. Il est difficile de découvrir le vrai motif qui portait Marcius à parler de la sorte. Voulait-il ménager les Achéens ou laisser Appius hors d’état de rien entreprendre ? Quoi qu’il en soit, quand Polybe rentra dans le Péloponnèse, les lettres d’Appius y avaient déjà été portées. Peu de temps après, le conseil assemblé à Sicyone pour délibérer sur cette affaire jeta Polybe dans un grand embarras. Ne point exécuter l’ordre qu’il avait reçu de Marcius, c’eût été une faute inexcusable ; d’un autre côté, il était dangereux de refuser des troupes dont les Achéens n’avaient pas besoin. Pour se tirer d’une conjoncture si délicate, il eut recours à un décret du sénat romain, qui défendait qu’on eût égard aux lettres des généraux, à moins qu’elles ne fussent accompagnées d’un sénatus-consulte qu’Appius n’avait pas joint aux siennes. Il dit donc qu’avant de rien envoyer à Appius, il fallait informer le consul de sa demande, et attendre ce qu’il en déciderait. Par là il épargna aux Achéens une dépense qui serait montée à plus de six-vingts talens, et donna beau champ à ceux qui auraient voulu le décrier auprès d’Appius. (Ambassades.) Dom Thuillier.


La ville d’Héraclée fut prise d’une manière tout-à-fait inusitée. Cette ville avait d’un côté un mur fort bas. Les Romains choisirent trois manipules pour attaquer la muraille de ce côté. Les soldats du premier manipule ayant placé leurs boucliers sur leur tête, formèrent une espèce de tortue, qui offrait l’apparence d’un toit contre la pluie, ensuite les deux autres manipules.....

La tortue militaire arrangée en faîte, ressemble beaucoup à un toit de maison. C’est une tactique habituelle aux Romains, comme le sont les jeux du cirque. (Suidas in Σημαία et in Κεραμωτόν.) Schweighæuser.


III.


Ambassade des Cydoniates, qui étaient dans l’île de Crète, vers Eumène.


Dans l’île de Crète, les Cydoniates craignaient d’autant plus que les Gortiniens ne s’emparassent de leur ville, que peu auparavant Nothocrate avait tenté cette entreprise, et que peu s’en était fallu qu’il n’eût emporté la place. Dans cette crainte, ils envoyèrent des ambassadeurs à Eumène pour demander du secours en vertu du traité d’alliance qu’ils avaient fait avec lui. Ce prince fit partir sur-le-champ trois cents hommes, à la tête desquels il mit Léon, à qui, dès qu’il fut arrivé, les Cydoniates remirent les clefs de la place, qui fut abandonnée à sa discrétion. (Ambassades.) Dom Thuillier.


IV.


Deux ambassades des Rhodiens, l’une à Rome, l’autre au consul dans la Macédoine. — Marcius trompe les Rhodiens. — Imprudence et légèreté de ces insulaires.


À Rhodes, les factions s’animaient toujours de plus en plus les unes contre les autres. Quand on y apprit que le sénat avait défendu par un décret qu’on eut égard aux ordres des généraux, à moins qu’un sénatus-consulte n’y fût joint, cette prudence du sénat fut extrêmement applaudie, au moins par plusieurs. Philophron, entre autres, et Théætète saisirent cette occasion de poursuivre leur projet, et dirent qu’il fallait dépêcher des ambassadeurs au sénat, au consul Q. Marcius, et à C. Marcius Figulus, amiral de la flotte romaine ; car tout le monde savait que quelques-uns des premiers magistrats de Rome devaient incessamment arriver dans la Grèce. Le sentiment de ces deux conseillers prévalut et fut ratifié, quoique avec quelque contradiction. On envoya donc à Rome, au commencement de l’été, Hégésiloque et Nicagoras ; au consul et à l’amiral, Agésipolis, Ariston et Pancrate. Ces ambassadeurs avaient ordre de renouveler l’alliance avec les Romains et de défendre Rhodes contre les faussetés et les calomnies dont quelques mauvais citoyens l’avaient noircie. Hégésiloque en particulier devait encore demander qu’il fût permis aux Rhodiens de transporter des blés. On a vu, lorsque nous avons parlé des affaires d’Italie, les discours qu’ils tinrent au sénat, les réponses qu’ils en reçurent, et combien ils s’en retournèrent contens de l’accueil qu’on leur avait fait. À propos de ceci, il est bon que j’avertisse, comme je l’ai déjà fait, que souvent je suis obligé de rapporter les discours que font les ambassadeurs et les réponses qu’ils reçoivent, avant de parler de leur nomination et de leur envoi. Cette anticipation est inévitable dans le plan que je me suis formé de ranger sous chaque année tous les événemens qui sont arrivés chez différentes nations.

Pour revenir à nos ambassadeurs, Agésipolis trouva Q. Marcius campé proche d’Héraclée, dans la Macédoine, et lui fit part des ordres dont sa république l’avait chargé. Le consul, après l’avoir entendu, lui dit qu’il n’ajoutait pas foi aux mauvais bruits que les ennemis de Rhodes avaient publiés. Il exhorta les Rhodiens à ne pas souffrir chez eux quiconque aurait la hardiesse d’ouvrir la bouche contre les Romains. Enfin, ils reçurent de ce consul toutes les marques d’amitié qu’ils en pouvaient attendre. Marcius fit plus encore ; il écrivit à Rome la conférence qu’il avait eue avec les ambassadeurs rhodiens. Agésipolis fut charmé de l’audience favorable qu’on lui avait donnée. Le consul s’en aperçut, et, le tirant à part, lui dit qu’il était étonné que les Rhodiens ne se donnassent aucun mouvement pour ménager un accommodement entre les deux rois qui étaient en guerre pour la Cœlé-Syrie ; qu’une négociation de cette nature leur convenait tout-à-fait et leur ferait beaucoup d’honneur. Il n’est pas aisé de deviner au juste quel était le motif qui portait le consul à parler de la sorte. Craignait-il que la guerre pour la Cœlé-Syrié étant ouvertement déclarée, Antiochus ne devînt maître d’Alexandrie, et ne fît de la peine aux Romains occupés contre Persée, qui ne semblait pas devoir être sitôt défait ? Voyait-il au contraire que la guerre contre Persée devant se terminer bientôt à l’avantage des Romains, depuis que les légions étaient entrée dans la Macédoine, il était à propos d’engager les Rhodiens à se faire médiateurs entre les deux princes, et de les exposer par là à commettre une faute qui donnerait aux Romains un prétexte plausible de disposer du sort de cette république comme il leur plairait ? Je crois que c’est à ce dernier motif qu’il faut s’en tenir : on n’a pour s’en convaincre qu’à se rappeler ce qui arriva peu de temps après chez les Rhodiens.

Du camp du consul, Agésipolis fut trouver C. Marcius Figulus, de l’accueil duquel il eut encore beaucoup plus lieu d’être flatté que de celui que lui avait fait Q. Marcius. De là il s’en retourna à Rhodes. Quand il y eut apporté l’espèce d’émulation qu’il avait remarquée entre les deux généraux romains à qui lui ferait le plus de politesses, à qui marquerait dans ses réponses plus d’amitié et d’affection pour la république rhodienne, on prit une grande idée de l’état présent des affaires, on en conçut de bonnes espérances, mais chacun par des vues différentes. Les plus sages, ceux qui entendaient le mieux les intérêts de leur patrie, apprirent avec une extrême joie qu’elle était aimée des Romains ; mais les brouillons, les gens malintentionnés, interprétèrent tout autrement ces grands témoignages d’amitié : ils les prirent pour une marque certaine que les Romains craignaient, et que les affaires ne prenaient pas le train qu’ils souhaitaient. Ce fut bien pis quand Agésipolis eut dit à quelques-uns de ses amis qu’en particulier il avait reçu ordre de porter le conseil à ménager un accommodement entre Antiochus et Ptolémée. Dinon ne douta plus alors que les Romains ne fussent extrêmement pressés et ne désespérassent du succès de la guerre. Sur-le-champ on envoya des ambassadeurs à Alexandrie pour finir la guerre qui était entre les deux rois. (Ambassades.) Dom Thuillier.


V.


Comment se conduisit Antiochus après la conquête de l’Égypte. — Différentes ambassades qu’il y trouva.


Après qu’Antiochus se fut rendu maître de l’Égypte, Coman et Cinéas, se consultant avec le roi, jugèrent qu’il était à propos de composer des officiers les plus distingués un conseil qui réglerait toutes les affaires du pays nouvellement conquis. La première chose que résolut ce conseil fut que tous les ambassadeurs qui de Grèce étaient venus en Égypte iraient trouver Antiochus pour traiter de la paix. Or, de la part des Achéens, il y avait deux ambassades, une pour renouveler l’alliance, Alcithe, Xénophon et Pasiadas avaient été choisis pour celle-là ; l’autre avait pour objet les combats des athlètes. Démarate y avait été envoyé par les Athéniens pour faire un présent à Ptolémée, Callias au sujet des fêtes de Minerve, et Cloodate pour les mystères. De Milet étaient venus Eudème et Icézius, de Clazomène Apollonidas et Apollonius. Antiochus lui-même y avait envoyé Tlépolème et un rhéteur nommé Ptolémée, qui tous deux remontant le fleuve allèrent au-devant du vainqueur. (Ibid.)


Conférence des ambassadeurs de la Grèce avec Antiochus après la conquête de l’Égypte. — Raisons sur lesquelles les rois de Syrie appuient leurs prétentions sur la Cœlé-Syrie.


Antiochus reçut avec bonté les ambassadeurs qui lui avaient été envoyés pour négocier une paix. Il commença par les inviter à un grand repas, ensuite il leur donna audience et leur permit de s’expliquer sur les affaires dont ils étaient chargés. Ceux des Achéens parlèrent les premiers ; après eux Démarate qui était venu de la part des Athéniens, et ensuite le Milésien Eudème. Comme ils avaient tous été députés dans les mêmes conjonctures et pour les mêmes affaires, ils dirent tous à peu près les mêmes choses. Tous rejetèrent ce qui était arrivé à Eulée sur les parens et la jeunesse de Ptolémée, et tâchèrent en se disculpant ainsi d’apaiser la colère d’Antiochus. Ce prince non-seulement convint de tout ce qu’ils disaient, mais leur aida même à faire leur apologie ; puis, passant aux raisons qui justifiaient que la Cœlé-Syrie avait de tout temps appartenu aux rois de Syrie, il fit voir qu’Antigonus, premier fondateur du royaume de Syrie, avait été maître de cette contrée : il leur montra les actes authentiques par lesquels les rois de Macédoine, après la mort d’Antigonus, avaient cédé ce pays à Séleucus. Il appuya ensuite beaucoup sur la dernière conquête qu’en avait faite Antiochus, son père. Enfin, il soutint que rien n’était plus faux que ce qu’avançaient les Alexandrins ; savoir, que, par traité conclu entre le dernier Ptolémée et son père Antiochus, Ptolémée, en épousant Cléopâtre, mère du Ptolémée régnant, devait avoir la Cœlé-Syrie. Après s’être ainsi persuadé lui-même, et avoir persuadé ceux qui l’écoutaient que son droit était bien fondé, il se mit en mer pour aller à Naucrates. Il y fit beaucoup de caresses aux habitans, et donna une pièce d’or à chacun des Grecs qui y demeuraient. De là il prit la route d’Alexandrie, où il dit aux ambassadeurs que, pour leur répondre, il attendrait qu’Aristide et Théris, qu’il avait envoyés vers Ptolémée, fussent de retour, parce qu’il était bien aise que les ambassadeurs de Grèce fussent témoins de tout ce qu’il ferait. (Ibid.)


Antiochus envoie des ambassadeurs et de l’argent à Rome.


Ce prince, après avoir levé le siége d’Alexandrie, dépêcha à Rome Méléagre, Sosiphane et Héraclide, promettant de leur donner cent cinquante talens, dont cinquante seraient employés pour acheter une couronne aux Romains, et le reste distribué à quelques villes de Grèce. (Ibid.)


Conférence des ambassadeurs rhodiens avec Antiochus, en Égypte.


Il arriva vers le même temps à Alexandrie, de la part des Rhodiens, une ambassade, dont le chef était Pration. Ces ambassadeurs, qui venaient pour porter les deux rois à la paix, allèrent peu après trouver Antiochus dans son camp. Pration avait préparé un long discours sur l’attachement qu’avait sa patrie pour les deux royaumes, sur la liaison que les deux rois avaient l’un pour l’autre, et qui devait les engager à vivre ensemble en bonne intelligence, et sur les avantages que tous les deux tireraient de la paix. Mais Antiochus l’interrompant lui dit qu’il n’y avait pas besoin de tant de paroles, qu’il reconnaissait que le royaume appartenait de droit à l’aîné des Ptolémées, et que depuis long-temps il avait fait la paix avec l’autre et qu’ils étaient amis. Ce qui est si vrai, ajouta-t-il, que si les habitans veulent le rappeler de son exil, je ne m’y oppose pas ; et, en effet, il ne s’y opposa point. (Ibid.)


VI.


Persée, déçu de toutes ses espérances par l’entrée des Romains en Macédoine, s’en prend à Hippias. Mais il est facile, ce me semble, d’adresser des reproches à quelqu’un, et d’apercevoir les fautes d’autrui ; le difficile est de bien faire soi-même ses affairés : Persée en offre ici la preuve.

Polybe fut envoyé comme ambassadeur de la part des Achéens vers Appius ; il revint ensuite dans le Péloponnèse, après que les lettres eurent été remises et que les Achéens se furent rassemblés à Sicyone. Il se trouva alors dans une situation vraiment critique, par le rapport du décret, au sujet des soldats auxiliaires demandés par Appius Centon. (Angelo Mai et Jacobus Geel, ubi suprà.)


L’eunuque Euléus persuade à Ptolémée d’emporter ses trésors, d’abandonner sa couronne à ses ennemis, et de s’enfuir à Samothrace. À qui un pareil conseil ne ferait-il pas avouer que le fléau le plus terrible des hommes, ce sont les perfides amis ? Mais qu’une fois hors du danger, et séparé de ses ennemis par de pareilles limites, il n’ait plus tenté aucun effort, malgré sa favorable position et la grandeur de ses forces ; que, bien au contraire, il ait tout à coup, de lui-même et sans résistance, abandonné le plus riche et le plus puissant des empires, n’est-ce pas la preuve insigne d’une âme de femme, énervée, corrompue ? Si Ptolémée la tient de la nature, c’est la nature qu’il fallait en accuser, au lieu de rejeter la faute sur un autre homme. Mais puisqu’en beaucoup de circonstances son caractère s’est révélé, qu’il a paru ferme et généreux au milieu du péril, il est juste qu’on rejette sur un vil eunuque et sur son commerce corrupteur l’accusation de cette faiblesse déshonorante et de cette fuite à Samothrace[1]. (Ibid.)


Il disait que leur seule occupation, soit dans les réunions, soit dans les promenades, était de suivre bien tranquillement à Rome la guerre de Macédoine, tantôt blâmant les actes des généraux, tantôt énumérant leurs négligences ; critiques dont il ne résulte aucun profit pour les affaires publiques, mais presque toujours du dommage. Souvent les généraux sont gênés et affaiblis par ces bavardages inopportuns ; car toute calomnie ayant quelque trait acéré et pénétrant, après que la foule s’est laissé prendre aux clameurs réitérées, l’ennemi lui-même conçoit du mépris pour ceux que l’on critique. (Ibid.)

Il est vraisemblable que ces réflexions sont de Paul-Émile.



  1. Lieu de refuge inviolable.