Bibliothèque historique et militaire/Histoire générale/Livre XIV

Histoire générale
Traduction par Vincent Thuillier.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAsselin (Volume 2p. 783-790).
FRAGMENS
DU

LIVRE QUATORZIÈME.


I.


Peut-être l’exposé de ce qui s’est passé sous toutes les olympiades doit mieux exciter la curiosité, tant par le nombre des faits que par leur importance ; car, après avoir vu sous une seule série, l’ensemble des événemens qui ont eu lieu sur toute la terre, les lecteurs s’occuperont moins des faits écoulés dans l’intervalle d’une seule olympiade. Les guerres d’Italie et d’Afrique ont été mises à fin de notre temps. Et qui donc, en les lisant, ne serait pas impatient d’en saisir la catastrophe et le dénoûment ? C’est un penchant naturel aux lecteurs de connaître l’issue de toutes choses. De plus, le temps nous initie aux conseils des rois, et tout ce qui se préparait alors, apparaît aujourd’hui manifeste à ceux qui s’occupent le moins de ces recherches. Pour nous qui désirons raconter chaque chose selon son importance, nous avons réuni en un seul livre les événemens qui se sont passés durant vingt-deux années, comme nous l’avons déjà dit plus haut. (Ang. Mai, etc., ubi suprà.)


II.


Stratagème de Scipion pour ruiner les armées d’Asdrubal et de Syphax roi des Numides, sans combattre.


Pendant que les consuls donnaient tous leurs soins à ces affaires, Scipion, qui était en quartier d’hiver en Afrique, ayant appris que les Carthaginois préparaient une flotte, pensa aussi à s’en préparer une, sans néanmoins renoncer au dessein qu’il avait de mettre le siége devant Utique. Espérant aussi toujours attirer Syphax à son parti, il profita du voisinage des armées pour lui envoyer continuellement des députés, persuadé qu’il viendrait enfin à bout de le détacher de l’alliance des Carthaginois. Deux raisons le portaient à se flatter que ce prince n’aurait pas long-temps la même passion pour la jeune fille qui lui avait fait embrasser leurs intérêts : la légèreté naturelle avec laquelle les Numides passent de la possession au dégoût, et leur facilité à violer la foi qu’ils ont jurée aux dieux et aux hommes. Il se repaissait de cette pensée et foulait dans son esprit de grandes espérances de l’avenir, lorsque, craignant d’en venir à un combat avec des ennemis qui lui étaient de beaucoup supérieurs, il s’avisa pour s’en défaire, d’un autre expédient.

Quelques-uns de ceux qu’il avait députés à Syphax lui avaient rapporté que les Carthaginois dans leurs quartiers se logeaient sous des huttes faites uniquement de bois et de branchages ; que celles des Numides, qui s’étaient enrôlés d’abord, n’étaient que de joncs ; que celles des autres, que les villes avaient fournies depuis, n’étaient que de feuillage ; et que les unes étaient dedans et les autres hors du fossé et du retranchement. Mettre le feu à ces huttes était une affaire à laquelle les ennemis ne s’attendaient pas et d’un avantage infini ; Scipion ne pensa plus qu’à l’entreprendre. Jusque là il avait toujours rejeté les propositions qu’on lui apportait de la part de Syphax, qui étaient : qu’il fallait que les Carthaginois sortissent de l’Italie et les Romains de l’Afrique, gardant les uns et les autres ce qu’ils avaient entre ces deux états avant la guerre. Mais alors il laissa entrevoir à ce prince que ce qu’il proposait n’était pas impossible. Syphax, charmé de cette nouvelle, ne prit plus garde de si près à ceux qui allaient et venaient ; ce qui fit que Scipion envoyait dans son camp et plus souvent et plus de monde à la fois, et que même pendant quelques jours on resta dans le camp les uns des autres sans défiance et sans précaution. Ce fut alors que Scipion fit partir avec ses députés quelques personnes intelligentes et des officiers déguisés en esclaves pour observer les entrées et les issues des deux camps ; car il y en avait deux : celui d’Asdrubal où l’on comptait trente mille hommes de pied et trois mille chevaux, et celui des Numides, où il y avait dix mille chevaux et cinquante mille hommes d’infanterie. Celui-ci n’était qu’à dix stades de l’autre, et il était plus aisé à forcer et à brûler, les huttes des Numides n’étant faites, comme nous l’avons dit, que de roseaux et de feuillages, sans terre et sans bois.

À l’entrée du printemps, toutes les mesures étant prises pour exécuter le projet de brûler le camp des ennemis, Scipion fit mettre des vaisseaux en mer et dresser dessus des machines comme pour assiéger Utique par mer. Il détacha deux mille hommes de pied pour s’emparer d’une hauteur qui commandait la ville et la fortifier par un bon fossé conduit tout autour. Par là, il donnait à croire aux ennemis qu’il en voulait à Utique ; mais son véritable dessein était de mettre là un corps qui, pendant le temps de l’expédition, empêchât qu’après le départ de l’armée, la garnison d’Utique n’entreprît d’attaquer le camp qui n’en était pas loin, et d’assiéger ceux qu’il y aurait laissés pour le garder.

Pendant ces préparatifs, il députait à Syphax pour savoir de lui s’il était toujours dans les mêmes sentimens, si les Carthaginois consentaient à la paix, s’ils ne demanderaient pas de nouvelles délibérations sur ce point, et il avait donné ordre aux députés de ne pas revenir qu’ils ne lui apportassent réponse sur chacun de ces articles. Cette défense de retourner sans réponse, cette inquiétude sur la disposition où étaient les Carthaginois, persuadèrent au Numide que Scipion songeait sérieusement à conclure la paix. Dans cette pensée, il envoie avertir Asdrubal de ce qui se passait et l’exhorter à finir la guerre ; vivant pendant ce temps-là sans souci et ne s’embarrassant pas que les Numides qui venaient de nouveau se logeassent hors du camp ; Scipion affectait la même tranquillité, mais au fond il ne perdait pas de vue son projet.

Syphax averti, de la part des Carthaginois, qu’il n’avait qu’à traiter avec les Romains, transporté de joie, en donne avis aux députés, qui, sur-le-champ, portèrent cette nouvelle à Scipion. Ce général lui renvoya dire aussitôt, que pour lui il ne demandait pas mieux que de faire la paix, mais que son conseil était d’avis qu’il fallait continuer la guerre. C’était de peur que s’il faisait quelque acte d’hostilité pendant que l’on traitait de paix, il ne parût aller contre la bonne foi ; au lieu qu’après cette déclaration, il croyait être à couvert de tout reproche, quelque chose qu’on entreprît contre les ennemis.

Ce changement fit beaucoup de peine à Syphax qui avait déjà conçu de grandes espérances de la paix. Il alla s’aboucher avec Asdrubal et lui annonça ce qu’il venait d’apprendre de la part des Romains. Dans l’inquiétude où cette nouvelle les jeta, ils tinrent conseil entre eux sur les mesures qu’ils avaient à prendre ; mais ils ne pensèrent à rien moins qu’au péril dont ils étaient menacés, et ne songèrent point du tout aux précautions qui étaient nécessaires pour l’éviter. Toutes leurs vues se bornèrent à tâcher d’attirer les Romains en rase campagne pour les combattre, ce qu’ils souhaitaient avec une extrême passion.

Jusqu’alors, d’après les préparatifs que faisait Scipion et d’après les ordres qu’il donnait, on avait cru qu’il voulait surprendre Utique ; mais enfin il s’ouvrit sur son dessein à un certain nombre de tribuns choisis, et les avertit, vers le milieu du jour, de souper à l’heure ordinaire, et après que toutes les trompettes ensemble auraient sonné, selon la coutume, de faire sortir l’armée du camp. C’est l’usage chez les Romains, que toutes les trompettes sonnent vers l’heure du souper près de la tente du général, parce que c’est le temps où toutes les gardes se distribuent. Ensuite ayant assemblé tous ceux qu’il avait envoyés reconnaître les deux camps des ennemis, il examina et compara ensemble tout ce qu’ils lui disaient des routes et des entrées de ces camps, consultant surtout Massinissa, à qui les lieux étaient fort connus. Quand tout fut disposé, et qu’il eut laissé pour la garde du camp un nombre suffisant de bonnes troupes, il se met en marche avec le reste de l’armée sur la fin de la première veille et arrive aux ennemis, qui étaient à soixante stades de son camp, vers la fin de la troisième. À quelque distance de l’ennemi, il fit deux corps de son armée. Il en donna la moitié et tous les Numides à Lélius et à Massinissa, avec ordre d’attaquer le camp de Syphax, les exhortant à signaler leur courage dans cette occasion et à ne rien faire qu’avec prudence ; car ils savaient bien qu’en fait d’expéditions nocturnes, il fallait trouver dans son intelligence et sa valeur les ressources que les ténèbres ne permettent pas de trouver par les yeux ; puis il s’avança avec le reste des troupes vers le camp d’Asdrubal, au petit pas cependant, parce qu’il était résolu de ne pas fondre dessus avant que, du côté de Lélius, on eût mis le feu à celui des Numides.

Lélius partage ses troupes en deux corps et leur fait mettre en même temps le feu aux huttes ; il n’y fut pas plutôt, que les premières furent d’abord embrasées et que le mal devint irrémédiable, tant parce qu’elles se touchaient les unes les autres, qu’à cause de la quantité de matière qui brûlait. Tandis que Lélius, comme en réserve, attendait le temps de porter du secours, Massinissa postait ses gens dans tous les endroits par où il savait que les Numides devaient passer pour se sauver de l’incendie. Aucun des Numides, pas même Syphax, ne soupçonnant d’où venait ce grand feu, on crut qu’il avait pris au camp par quelque hasard. Sans penser à autre chose, les uns endormis se réveillent, les autres se lèvent de table où ils s’étaient enivrés et sautent hors de leurs huttes ; ceux-ci se foulent aux pieds les uns les autres aux portes du camp, ceux-là sont atteints par le feu et dévorés par les flammes, et ceux qui s’en échappent sont massacrés par les Romains, sans savoir ni ce qu’ils souffraient, ni ce qu’ils faisaient.

À la vue de ce feu, dont la flamme s’élevait à une hauteur prodigieuse, les Carthaginois crurent que cet embrasement s’était fait par hasard ; il y en eut quelques-uns qui coururent d’abord au secours ; mais tout le reste sortant sans armes du camp, regardait de devant le retranchement l’incendie avec une surprise extrême. Alors tout réussissant à Scipion selon ses désirs, il tombe sur ceux qui étaient sortis, passe les uns au fil de l’épée, poursuit les autres et met en même temps le feu à leurs huttes. En un moment, voilà dans le camp des Carthaginois le même embrasement et le même carnage que dans celui des Numides. Asdrubal ne songea point à éteindre le feu ; il vit bien alors que l’incendie du camp des Numides n’était pas venu du hasard comme il l’avait cru, mais de la ruse et de la hardiesse des Romains ; il ne pensa qu’à se sauver, malgré le peu d’espoir qu’il avait dans la fuite ; car le feu avait bientôt pris et s’était répandu partout : d’ailleurs les issues du camp étaient remplies de chevaux, de bêtes de charge et d’hommes, en partie demi-morts et consumés par le feu, en partie saisis d’étonnement et de frayeur. Le désordre, la confusion étaient si grands, que quelque courage qu’on se sentît alors, on ne pouvait espérer de se dérober à travers tant d’obstacles. Les autres chefs étaient dans le même embarras. Cependant Asdrubal et Syphax trouvèrent moyen de s’échapper avec quelques cavaliers ; mais une quantité innombrable d’hommes, de chevaux, de bêtes de charge furent misérablement réduits en cendres, et quelques autres non-seulement sans armes, mais même sans habits, en cherchant à se dérober au feu, furent égorgés par les Romains. Ce n’était dans les deux camps que des hurlemens pitoyables, que bruit confus, que saisissement, qu’un fracas extraordinaire, et avec cela un feu horrible et une flamme épouvantable. Une seule de ces choses était capable d’effrayer, à plus forte raison tant d’accidens réunis ensemble. Tout ce qu’on a vu jusqu’à présent d’événemens surprenans n’approche pas de celui-ci ; nous ne connaissons rien qui puisse nous en donner l’image. C’est aussi le plus beau et le plus hardi de tous les exploits de Scipion, quoique sa vie n’ait été qu’une suite de nombreux et beaux exploits. (Dom Thuillier.)


Scipion retourne au camp après la victoire. — Les Carthaginois réparent leurs forces, et Scipion remporte une seconde victoire. — Il s’empare de Tunis.


Le jour venu, malgré la défaite des ennemis, dont les uns étaient morts et les autres en fuite, Scipion ne laissa pas d’exhorter les tribuns à en poursuivre les restes. Asdrubal se fiant dans la forte situation de la ville où il s’était retiré, l’attendit d’abord de pied ferme, même après avoir reçu la nouvelle de son approche ; mais, voyant les habitans se soulever, il craignit de tomber entre les mains de ce général, et s’enfuit avec ceux qui s’étaient sauvés avec lui de l’incendie et qui étaient au nombre de cinq cents maîtres et de deux mille fantassins. Aussitôt le soulèvement cessa et la ville se rendit aux Romains. Scipion lui pardonna, mais deux autres villes voisines furent livrées au pillage ; après quoi il reprit la route de son premier camp.

Cet événement déconcerta les Carthaginois, et renversa tous leurs projets. Après avoir espéré d’assiéger les Romains en bloquant par terre et par mer la hauteur voisine d’Utique, sur laquelle ils avaient établi leurs quartiers, et avoir déjà fait pour cela tous leurs préparatifs, ils se voient, par un accident imprévu, obligés d’abandonner honteusement le plat pays, et de craindre pour eux-mêmes et pour leur patrie une ruine totale. On peut juger quelle devait être leur frayeur et leur consternation. Comme cependant les affaires demandaient que l’on pensât sérieusement à l’avenir, le sénat s’assembla pour en délibérer. Les sentimens furent partagés. Les uns furent d’avis qu’on rappelât Annibal d’Italie, comme ne leur restant plus d’espérance qu’en lui et en son armée ; les autres qu’il fallait demander à Scipion une trève pendant laquelle on traiterait de la paix. Il y en eut, et leur sentiment l’emporta, qui dirent qu’il n’y avait aucune raison de désespérer, qu’on n’avait qu’à lever de nouvelles troupes, députer à Syphax, qui s’était retiré à Abbe, dans le voisinage, et rassembler tout ce que l’on pourrait de ceux qui avaient échappé à l’incendie. On fit donc partir Asdrubal pour faire des levées, et l’on députa à Syphax, pour le prier de ne pas se désister de son premier projet, et lui dire qu’incessamment Asdrubal le rejoindrait avec son armée.

Scipion pensait toujours à faire le siége d’Utique ; mais dès qu’il apprit que Syphax demeurait dans le parti des Carthaginois, et que ceux-ci assemblaient de nouveau une armée, il se mit en marche et alla camper devant cette ville. Il fit en même temps distribuer le butin aux soldats, et leur envoya des marchands pour l’acheter. C’était pour lui un profit considérable, car le dernier avantage faisait espérer aux soldats qu’ils seraient indubitablement les maîtres de l’Afrique ; ils ne faisaient point de cas du butin qu’ils venaient de gagner, et le donnaient presque pour rien aux marchands.

Syphax et ses amis voulaient d’abord continuer leur route et se retirer chez eux ; mais ayant rencontré autour d’Abbe plus de quatre mille Celtibériens que les Carthaginois avaient levés, ce secours releva un peu leur courage, et ils n’allèrent pas plus loin. Syphax était encore arrêté par sa femme, qui, étant fille d’Asdrubal, le suppliait avec instance de continuer à suivre le parti des Carthaginois et de ne pas les abandonner dans ces conjonctures. Il se laissa gagner et se rendit à ce qu’on demandait de lui. D’un autre côté les Carthaginois fondaient de grandes espérances sur les Celtibériens. Au lieu de quatre mille, on disait qu’il en arrivait dix mille, tous soldats invincibles et par leur courage et par l’excellence de leurs armes. À cette nouvelle que l’on répandait de toutes parts, les Carthaginois reprirent courage et se disposèrent plus que jamais à se remettre en campagne. Au bout de trente jours ils s’assemblèrent dans ce qu’on appelle les Grandes-Plaines, et campèrent là avec les Numides et les Celtibériens, ce qui faisait une armée d’environ trente mille hommes.

Scipion n’en fut pas plutôt averti qu’il pensa à marcher contre eux. Il donne ses ordres aux troupes qui, par mer et par terre, assiégeaient Utique, et part avec tout ce qu’il avait de soldats légèrement armés. Après cinq jours de marche, il arrive aux Grandes-Plaines, et dès le premier jour il campe sur une hauteur à trente stades des ennemis. Le jour suivant il descend dans la plaine, et fait avancer sa cavalerie jusqu’à sept stades devant lui. On resta là deux jours à s’essayer les uns les autres par des escarmouches. Au quatrième, de part et d’autre, on se mit en bataille. Du côté de Scipion, les hastaires d’abord selon la coutume, ensuite les princes, et derrière eux les triaires, la cavalerie italienne à l’aile droite, les Numides et Massinissa à l’aile gauche. De l’autre côté, les Celtibériens au centre, opposés aux Romains, les Numides sur l’aile gauche, et les Carthaginois sur la droite. Dès la première charge la cavalerie italienne renversa les Numides, et Massinissa les Carthaginois. On ne devait pas attendre plus de résistance de la part de gens découragés et abattus par tant de défaites. Mais les Celtibériens combattirent avec beaucoup de valeur et comme ne pouvant se sauver que par la victoire ; car, ne connaissant pas le pays, ils ne pouvaient espérer de trouver leur salut dans la fuite ; et la perfidie qui leur avait fait prendre les armes contre les Romains, quoique pendant la guerre d’Espagne on n’eût commis contre eux aucun acte d’hostilité, leur ôtait toute espérance d’en obtenir quartier. Cependant, les ailes rompues, ils furent bientôt enveloppés par les princes et les triaires. On en fit un carnage horrible, dont il n’y en eut que fort peu qui échappèrent. Ils ne laissèrent pas d’être fort utiles aux Carthaginois, car non-seulement ils se battirent avec courage, mais ils favorisèrent encore beaucoup leur retraite. Si les Romains ne les eussent pas eus en tête et qu’ils eussent d’abord poursuivi les ennemis, à peine en serait-il resté un seul. Le combat qu’il fallut leur livrer fut cause que Syphax avec sa cavalerie se retira sans risque chez lui, et Asdrubal à Carthage avec ce qui s’était sauvé de la bataille.

Le général des Romains, après avoir mis ordre aux dépouilles et aux prisonniers, assembla son conseil pour décider ce qu’il y avait à faire dans la suite. Il y fut résolu que pendant que Scipion et une partie de l’armée parcourraient les villes pour se les soumettre, Lélius et Massinissa avec les Numides et une partie des légions romaines poursuivraient Syphax, pour ne pas lui donner le temps de penser à ses affaires et de réparer ses pertes. Le conseil fini, on se sépara, et on exécuta d’abord ce dont on était convenu. Il y eut des villes qui n’attendirent pas qu’on les forçât pour se rendre, tant la crainte des armes de Scipion avait abattu leur courage ; les autres furent prises d’emblée. Tout le pays était prêt à se soulever contre les Carthaginois, accablé qu’il était des longues guerres qui s’étaient faites en Espagne, et des impôts qu’il avait fallu payer pour les soutenir.

À Carthage, quoique l’incendie des deux camps eût beaucoup ébranlé les esprits, la confusion devint bien plus grande par la perte de la bataille. Ce second coup les consterna et leur fit perdre toute espérance. Cependant il se trouva de généreux sénateurs qui furent d’avis qu’on allât par mer attaquer les Romains qui étaient devant Utique, qu’on tâchât de leur faire lever le siége et qu’on leur présentât un combat naval pendant qu’ils ne s’attendaient à rien moins, et qu’ils n’avaient rien de prêt pour le soutenir. Ils voulaient de plus qu’on dépêchât à Annibal, et que sans délai on tentât encore cette dernière voie de faire tête aux Romains ; espérant que, selon toutes les apparences, ces deux moyens auraient un heureux succès. D’autres cependant soutinrent qu’ils n’étaient pas praticables dans les conjonctures présentes ; qu’il valait mieux fortifier Carthage et se tenir prêt à en soutenir le siége ; qu’il se présenterait assez d’occasions de se tirer d’embarras pourvu qu’on fût bien d’accord ; que cependant on devait délibérer sur les moyens de faire la paix, sur les conditions que l’on voudrait accepter, et sur la manière dont on pourrait se délivrer des maux dont on était accablé. Après une longue discussion on approuva l’un et l’autre sentiment, de sorte qu’aussitôt après le conseil ceux qui devaient partir pour l’Italie se mirent en mer ; l’amiral monta sur ses vaisseaux ; les uns travaillèrent aux fortifications de la ville, et les autres tinrent de fréquens conseils sur ce que chacun avait à faire.

Comme l’armée romaine ne trouvait rien qui lui résistât, et que tout, au contraire, pliait sous la terreur de ses armes, elle regorgeait de butin. C’est pourquoi Scipion jugea à propos d’en faire porter la plus grande partie dans son premier camp, d’aller avec les troupes légères s’emparer d’une forteresse qui était au-dessus de Tunis, et de camper à la vue des Carthaginois, dans la pensée que cela jetterait l’épouvante parmi eux. Ceux-ci, ayant placé en peu de jours sur leurs vaisseaux l’équipage et les vivres nécessaires, se disposaient à mettre à la voile pour exécuter leur projet, lorsque Scipion arriva à Tunis. Ceux qui gardaient cette place craignirent d’en être attaqués et prirent la fuite. Tunis est environ à cent vingt stades de Carthage, d’où on le voit presque de quelque endroit de la ville qu’on le regarde. Nous avons déjà dit que c’était un poste que la nature et l’art avaient rendu imprenable. Les Romains étaient à peine campés, que les Carthaginois levèrent l’ancre et vinrent par mer à Utique. Scipion en fut frappé. Dans la crainte que son armée navale, qui ne s’attendait pas à cette entreprise, et qui ne s’y était pas préparée, ne souffrit quelque échec, il quitte aussitôt Tunis et se hâte de porter du secours de ce côté. Il y trouve des vaisseaux de guerre, propres, il est vrai, à éloigner ou à approcher des machines, en un mot à faire un siége, mais nullement en état de combattre ; au lieu que les ennemis avaient travaillé tout l’hiver à y préparer leur flotte. Désespérant donc de pouvoir résister à l’ennemi dans une bataille, il prit le parti d’environner ces bâtimens de trois ou quatre rangs de vaisseaux de charge, et ensuite..... (Voyez la suite de cet événement dans le xxxe livre de Tite-Live.) Dom Thuillier.



III.


Ptolémée Philopator.


Polybe dit, livre xiv, que Philon avait été lié avec Agathocle fils d’Osmandie, compagnon du roi Philopator. (Athenæi Deipnosoph. lib. vi, c. 13.) Schweigh.


Polybe dit, livre xiv, que Ptolémée Philadelphe avait fait élever dans Alexandrie à son amie de festin, Cleino, un grand nombre de statues qui la représentaient vêtue d’une simple tunique et tenant une coupe à la main. Ses plus beaux palais ne portaient-ils pas le nom de Myrtis, de Mnésis et de Pothéine, bien que Mnésis et Pothéine fussent des joueuses de flûte, et Myrtis une courtisane tirée des maisons publiques ? mais Ptolémée Philopator ne vivait-il pas sous les lois, et comme sous le sceptre de la courtisane Agathoclée qui mit le désordre dans tout le pays ? (Ibid., lib. xiii, c. 5.) Schweigh.

On sera peut-être étonné que, dans un même endroit, je rassemble sur l’Égypte beaucoup de faits éloignés les uns des autres. J’avoue que ce n’est pas ma méthode ordinaire ; j’ai coutume de marquer sous chaque année les événemens qui y sont arrivés : mais j’ai eu des raisons pour m’écarter en cette occasion de mon premier plan. Les voici : Plolémée Philopator, après avoir terminé la guerre qu’il avait entreprise pour la Cœlé-Syrie, passa, de la conduite sage et rangée qui jusqu’alors l’avait fait admirer, à la vie voluptueuse et déréglée que nous venons de voir. Enfin, le mauvais état de ses affaires le jeta dans la guerre dont nous parlerons tout-à-l’heure, et dans laquelle, si on en excepte les cruautés et les injustices réciproques, il ne s’est passé, ni sur terre ni sur mer, rien qui soit digne de mémoire. C’est ce qui m’a fait croire que, sans ranger sous chaque année de petits faits qui ne méritent nulle attention, il valait mieux, et pour ma propre commodité, et pour l’intérêt des lecteurs, que j’assemblasse comme en un corps tout ce qui pouvait faire connaître le caractère et les inclinations de Ptolémée. (Excerpta Vales.) Schweigh.