Bibliothèque historique et militaire/Guerre du Péloponnèse/Livre V

Guerre du Péloponnèse
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 291-330).

LIVRE CINQUIÈME.

Chapitre premier. Au commencement de l’été, la trève d’un an, qui devait durer jusqu’aux jeux pythiques, venait d’expirer. Pendant cette trève, les Athéniens avaient chassé les Déliens de leur île, les jugeant, à cause d’un ancien crime, indignes de leur ministère sacré, et regardant comme insuffisante cette expiation dont j’ai parlé plus haut, lorsque je rapportais comment ils avaient cru satisfaire à toutes les lois de la purification en enlevant les tombeaux. Les Déliens s’établirent en Asie, à Atramyttium, que leur donna Pharnace, et où ils prirent place dans l’ordre du départ et de l’arrivée de chacun d’eux.

Chap. 2. Cléon, la trève expirée, obtint des Athéniens l’ordre de passer dans l’Épithrace, sur trente vaisseaux, avec douze cents hoplites, trois cents cavaliers et la plus grande partie des alliés. Il prit d’abord terre à Scione, dont le siége durait encore, retira des hoplites de la garnison, et cingla vers le port des Colophoniens, peu éloigné de la ville de Torone. Du port où il était, instruit par des transfuges que Brasidas n’était pas dans Torone, et qu’elle ne renfermait pas de troupes en état de se défendre, il se dirigea vers cette ville avec son armée de terre, et envoya dix vaisseaux investir le port. Il vint d’abord à ces murs dont Brasidas avait environné la ville pour enfermer les faubourgs dans son enceinte : car Brasidas n’avait fait qu’une seule ville du tout, en abattant une partie de l’ancienne muraille.

Chap. 3. Les Athéniens avaient commencé leurs attaques, quand le Lacédémonien Pasitélidas, commandant de la place, en sortit avec la garnison pour les repousser ; mais, se voyant près d’être forcé, et le port se trouvant investi par les vaisseaux qu’avait envoyés Cléon, il craignit que la ville abandonnée ne fût prise par mer, et qu’on ne forçât les remparts, où il serait pris lui-même : il les abandonna donc et se dirigea vers la ville en grande hâte. Mais les Athéniens, prenant les devans, s’en rendirent maîtres par mer, en même temps que par terre leur infanterie se précipitait par l’ouverture que Brasidas avait faite à l’ancien mur : ils tuèrent une partie des Péloponnésiens et des Toronéens, dans le combat ; les autres, et avec eux Pasitélidas, leur chef, furent faits prisonniers. Brasidas venait au secours, mais informé en chemin de l’événement, il se retira, se trouvant à une distance de quarante stades, qui ne lui permettait pas de prévenir par son arrivée la prise de Torone. Cléon et les Athéniens élevèrent deux trophées, l’un sur le port, l’autre près des murailles ; ils réduisirent en servitude les femmes et les enfans des Toronéens ; et ceux-ci, avec les Péloponnésiens et ce qu’il y avait de Chalcidiens, au nombre de sept cents, furent envoyés à Athènes. Dans la suite, les Péloponnésiens, par accord, recouvrèrent la liberté ; les autres furent échangés, homme pour homme, par les Olynthiens.

Vers cette époque, les Béotiens prirent, sur tes frontières de l’Attique, Panactum, qui leur fut livré par trahison. Cléon laissa une garnison à Torone, mit en mer, et tourna le mont Athos, route qu’il devait prendre pour gagner Amphipolis.

Chap. 4. Phéax, fils d’Érasistrate, fut député, lui troisième, par les Athéniens, en Italie et en Sicile, et partit avec deux vaisseaux, vers le temps dont nous parlons. Depuis que les Athéniens, par suite d’une convention, avaient quitté la Sicile, les Léontins avaient inscrit quantité de personnes sur le rôle des citoyens, et le peuple était dans l’intention de se partager les terres. Les principaux citoyens, instruits du projet, appelèrent les Syracusains, chassèrent le parti populaire, dont les bannis errèrent çà et là : quant aux riches, d’accord avec les Syracusains, ils abandonnèrent Léontium, qu’ils avaient convertie en désert, et allèrent habiter Syracuses avec droit de cité. Mais, dans la suite, quelques-uns d’eux ne parvenant pas à se faire goûter, quittèrent Syracuses, et s’emparèrent et de Phocée, poste de la ville des Léontins, et de Bricinnies, forteresse de la Léontine. Les bannis du parti populaire marchèrent contre eux et s’établirent dans les retranchemens d’où ils faisaient la guerre à la faction opposée. Les Athéniens, à cette nouvelle, envoyèrent Phéax. L’objet de sa mission était d’engager les alliés qu’Athènes avait dans cette île, et tous les autres Siciliens, s’il était possible, à faire en commun la guerre aux Syracusains, et à sauver le parti démocratique qui dominait à Léontium. Phéax, à son arrivée, gagna ceux de Camarina et d’Agrigente ; mais ne trouvant que de l’opposition à Géla, et prévoyant que ses démarches seraient vaines, il ne crut pas devoir aller plus loin, revint s’embarquer à Catane, après avoir traversé le pays des Sicules, et s’être arrêté un moment sur le territoire de Bricinnies, où il fortifia les bonnes dispositions [du parti populaire].

Chap. 5. En longeant les côtes, soit pour aller en Sicile, soit à son retour, soit en Italie, il essaya, négociateur zélé, d’engager quelques-villes dans l’alliance d’Athènes. Il rencontra des Locriens qu’on venait de chasser de Messène qu’ils avaient habitée. Des dissensions étaient survenues dans cette ville après le traité conclu avec les Siciliens, et l’un des partis avait appelé des Locriens, qui étant venus s’y établir furent ensuite expulsés, après avoir occupé quelque temps Messène. Ceux-ci revenaient dans leur patrie lorsque Phéax les rencontra. Il ne leur fit aucun mal, car il venait d’amener les Locriens à se rapprocher d’Athènes. Seuls des alliés, quand les Siciliens se réconciliaient, ils n’avaient pas traité avec les Athéniens ; et même alors ils ne l’eussent pas fait encore, s’ils n’avaient eu les embarras d’une guerre avec ceux d’Itône et de Mélée, peuples limitrophes sortis de leur sein. Phéax revint ensuite à Athènes.

Chap. 6. Cléon étant arrivé de Torone à Amphipolis, en tournant la côte, alla, d’Éione, attaquer Stagire, sans pouvoir se rendre maître de cette colonie d’Andros ; mais il força Galepse, colonie des Thasiens. Il députa ensuite vers Perdiccas, qu’il priait de venir avec des troupes, conformément au traité ; et en Thrace, vers Pollès, roi des Odomantes, qui amènerait le plus de Thraces soudoyés qu’il pourrait : en attendant, il se tenait en repos dans Éione.

Brasidas, à ces nouvelles, alla camper en face des Athéniens, près de Cerdylium, place des Argiliens, située au-delà du fleuve, assez près d’Amphipolis, et protégée par une hauteur d’où l’on découvrait tout sans obstacle ; en sorte que Cléon, quittant sa position, ne pourrait lui dérober sa marche : car il se doutait bien que, par mépris pour ce qu’il avait de troupes, Cléon monterait vers Amphipolis avec les forces dont il disposait. En même temps Brasidas se préparait à le recevoir avec mille cinq cents Thraces soudoyés, et tous les Édoniens, peltastes et cavaliers, qu’il venait de mander ; de plus, avec mille peltastes myrciniens et chalcidiens, sans compter ce qu’il avait encore de monde à Amphipolis. Il avait rassemblé en tout deux mille hoplites et trois cents cavaliers hellènes. De ces troupes, il n’avait à Cerdylium que mille cinq cents hommes ; le reste se trouvait, avec Cléaridas, à Amphipolis, rangé en ordre de bataille.

Chap. 7. Cléon jusque-là se tenait en repos ; mais il se vit forcé de faire ce qu’avait prévu Brasidas ; car ses soldats, fatigués de leur inaction, se livraient à de fâcheuses réflexions sur son commandement : considérant à combien d’expérience et de courage serait opposé tant d’ignorance et de lâcheté, et se rappelant avec quelle répugnance ils l’avaient suivi. Cléon entendait les murmures. Ne voulant point pousser à bout leur patience en les retenant trop long-temps à la même place, il décampe et les met en mouvement. La conduite qu’il tint fut la même qui lui avait réussi à Pylos, et qu’il avait estimée un chef d’œuvre de prudence : espérant, en effet, qu’on ne viendrait pas le combattre, il disait qu’il montait surtout afin de reconnaître la place [Amphipolis]. S’il attendait du renfort, ce n’était pas, disait-il, pour l’emporter au besoin par la sûreté des précautions, mais pour cerner la place et la forcer.

Arrivé sur une colline naturellement fortifiée et en face d’Amphipolis, il y campa. De là il contemplait les vastes marais formés par le Strymon, et la position de la ville à l’entrée de la Thrace. Il croyait pouvoir, à son gré, se retirer sans combat ; car personne ne paraissait ni sur les remparts, ni aux portes, qui toutes étaient fermées : en sorte qu’il se reprochait comme une faute de n’avoir pas amené les machines : il aurait, disait-il, emporté la place dans l’état d’abandon où elle se trouvait.

Chap. 8. Brasidas, aussitôt qu’il a vu les Athéniens se mettre en marche, descend de Cerdylium, et s’approche d’Amphipolis. Il ne voulait ni faire de sortie, ni se présenter devant l’ennemi en ordre de bataille. Il avait peu de confiance en son armée, qu’il jugeait inférieure, non par le nombre (sous ce rapport, les forces étaient à peu près égales de part et d’autre), mais par sa composition : en effet, l’armée athénienne était formée de citoyens d’Athènes et des meilleures troupes de Lemnos et d’Imbros. Il se préparait donc à attaquer par la ruse. En laissant voir aux ennemis combien ses troupes étaient peu nombreuses et mal armées (car les circonstances n’avaient pas permis d’y mieux pourvoir), il aurait cru rendre sa victoire plus difficile qu’en évitant de les montrer avant le combat ; l’état où elles se trouvaient ne pouvant inspirer que du mépris.

Prenant avec lui cent cinquante hoplites choisis, il laissa le reste à Cléaridas. Il se proposait d’attaquer brusquement les Athéniens avant leur retraite, n’espérant plus, s’il leur arrivait une fois des secours, trouver une semblable occasion de les combattre réduits à leurs propres forces. Il rassembla donc tous les soldats pour les encourager et les instruire de son projet, et il leur tint ce discours :

Chap. 9. « Braves Péloponnésiens, vous savez de quel pays nous venons ici : vous savez que, grâces à notre courage, il est toujours resté libre ; que vous êtes Doriens, et que vous allez combattre des Ioniens que vous avez coutume de vaincre : peu de mots suffisent pour vous le rappeler. Mais je vais vous communiquer mon plan d’attaque, de crainte qu’en me voyant n’exposer qu’un petit nombre de troupes et non la masse entière, vous ne jugiez mes moyens insuffisans, et que le découragement ne s’empare de vous. C’est par mépris pour nous, sans doute, et dans l’espérance que personne ne sortirait pour les combattre, que les Athéniens sont montés sur cette colline d’où ils nous contemplent négligemment et sans garder aucun ordre. Quand on sait remarquer de telles fautes chez les ennemis, et employer, pour les attaquer, une manœuvre convenable à ses forces, préférant, non une attaque ouverte et de front, mais celle dont la circonstance indique l’avantage, il est rare qu’on ne soit pas vainqueur. Ce sont (comme il est impossible de ne pas le reconnaître) de bien glorieux artifices que ceux par lesquels on trompe le plus habilement ses ennemis pour servir le plus utilement ses amis. Ainsi, pendant qu’ils sont encore dans le désordre et la sécurité, pendant qu’ils songent moins au combat qu’à une retraite déguisée, pendant qu’ils s’abandonnent à un certain relâchement d’esprit, je veux, sans leur laisser le temps d’asseoir leurs pensées, prévenir s’il se peut leur retraite, et, avec ces guerriers que j’ai choisis, me jeter à la course au milieu de leur camp. Toi, Cléaridas, lorsque tu me verras les charger, et probablement jeter parmi eux l’épouvante, prends avec toi les hommes que tu commandes, Amphipolitains et autres alliés ; ouvre subitement les portes, et jette-toi précipitamment dans la mêlée. C’est ainsi qu’on peut espérer de les battre : car des troupes qui surviennent après coup sont plus terribles aux ennemis que celles qui sont en présence et qui soutiennent le choc. Montre-toi vaillant comme il convient à un Spartiate. Et vous, alliés, suivez-le en braves, et songez que, pour bien faire la guerre, il faut avoir de la résolution, être sensible à l’honneur et docile à la voix de ses chefs. Pensez qu’en ce jour, si vous avez du courage, vous pouvez vous assurer, avec la liberté, le titre d’alliés de Lacédémone ; ou bien qu’esclaves d’Athènes, en admettant la chance la plus favorable, que vous ne soyez ni vendus ni tués, vous porterez un joug plus pesant que jamais, et deviendrez pour les autres Hellènes un obstacle à leur délivrance. Vous voyez pour quels intérêts vous combattez : ne faiblissez pas. Pour moi, je montrerai que, si je sais exhorter, je sais aussi agir et combattre. »

Chap. 10. Brasidas, après avoir frappé les esprits de ces importantes considérations, prépara sa sortie, et rangea, devant les portes appelées Thraciennes, les troupes qu’il laissait à Cléaridas, et qui en sortiraient au moment qu’il avait indiqué. On l’avait vu descendre de Cerdylium, sacrifier à Amphipolis dans l’hiéron de Minerve, et faire toutes ses dispositions : on l’avait vu, parce que, du dehors, les regards plongeaient dans la ville. Cléon s’était avancé pour considérer la place ; on lui annonce qu’on découvre dans la ville toute l’armée ennemie, qu’on aperçoit sous les portes les pieds de chevaux et d’hommes qui se préparent à sortir.

Sur cet avis, il s’avance : après avoir tout vu, ne voulant pas risquer de bataille décisive avant l’arrivée des auxiliaires, et quoique bien assuré qu’il ne pouvait cacher sa retraite, il donne le signal et commande que l’armée, en partant, entame la route par l’aile gauche pour aller sur Éione, manœuvre la seule praticable. Mais, la jugeant trop lente, lui-même fit retourner son aile droite.

Brasidas voit les Athéniens se mettre en mouvement ; il juge aussitôt le moment favorable : « Ces gens-là, dit-il à ceux qui l’entouraient, ne nous attendent pas, comme on le voit aux mouvemens des têtes et des lances : ce n’est pas avec une telle contenance qu’on attend son ennemi. Qu’on m’ouvre les portes que l’on est convenu d’ouvrir, et marchons à l’instant. » Lui-même sortit par les portes qui regardaient la palissade, et qui étaient les premières de la longue muraille qui existait alors ; et, suivant droit à la course le chemin où se remarque un trophée et qu’on rencontre dans la partie la plus fortifiée de cette chaîne de collines, il donna, dans l’espace laissé entre les deux parties de l’armée, sur les Athéniens, qui, tout-à-la-fois effrayés de leur désordre et frappés de son audace, furent bientôt mis en déroute.

Cléaridas, suivant l’ordre, survient, avec sa troupe, par les portes de Thrace, et fond sur les Athéniens. Cette attaque inattendue, soudaine et faite de deux côtés à-la-fois, jette parmi eux l’épouvante. Leur aile gauche gagnait Éione et en approchait : Brasidas l’attaque, la rompt, la met en fuite. Il marchait contre l’aile droite ; il fut blessé. Les Athéniens ne le virent pas tomber, on l’emporta sans qu’ils s’en aperçussent.

La droite des Athéniens tenait ferme : pour Cléon, qui d’abord n’avait pas résolu d’attendre l’ennemi, il prit aussitôt la fuite, et fut tué par un peltaste myrcinien qui fondit sur lui. Ses hoplites, réunis en peloton sur la colline, repoussèrent Cléaridas, qui les chargea deux ou trois fois, et ils ne fléchirent que lorsque les cavaliers myrciniens et chalcidiens, qui les enveloppèrent, eurent rendu toute résistance inutile. L’armée alors entièrement défaite s’enfuit non sans peine, prenant divers chemins à travers les montagnes : ce qui s’était échappé, soit dans le combat, soit poursuivi par les cavaliers et peltastes chalcidiens, se réfugia à Éione.

Les guerriers qui avaient enlevé et sauvé Brasidas, le portèrent à la ville encore respirant. Il vit que les siens étaient vainqueurs ; il le vit et rendit le dernier soupir. Le reste de l’armée revint de la poursuite avec Cléaridas, dépouilla les morts et dressa un trophée.

Chap. 11. Tous les alliés, en armes, suivirent la pompe funèbre de Brasidas, qui, aux frais du public, fut inhumé dans la ville, à l’entrée du lieu qui maintenant est l’agora. Les Amphipolitains enfermèrent son monument d’une enceinte, lui consacrèrent un temenos, comme à un héros, et instituèrent en son honneur des jeux et des sacrifices annuels : ils lui dédièrent leur colonie, comme à son véritable fondateur ; abattirent les édifices consacrés à Agnon, et détruisirent tous les monumens qui pouvaient rappeler que la colonie lui devait son origine. Ils croyaient voir un sauveur dans Brasidas, et cherchaient d’ailleurs à ménager l’alliance de Lacédémone, par la crainte qu’en ce moment Athènes leur inspirait. Ennemis de cette république, ils ne trouvaient ni le même plaisir ni le même intérêt à rendre ces honneurs à Agnon. Les Athéniens reçurent les corps des guerriers morts dans le combat. L’action ayant été moins une bataille qu’une surprise et une déroute, il périt environ six cents hommes du côté des vaincus, sept seulement du côté des vainqueurs. Les Athéniens retournèrent chez eux après avoir recueilli leurs morts, et Cléaridas mit ordre aux affaires d’Amphipolis.

Chap. 12. Vers la même époque, et à la fin de l’été, Rhamphias, Autocharidas et Épicydidas, Lacédémoniens, conduisirent dans l’Épithrace un secours de neuf cents hoplites. Arrivés à Héraclée, dans la Trachinie, ils s’y arrêtèrent pour remédier à quelques désordres : ils y étaient quand se passa l’affaire dont nous venons de parler : alors l’été finissait.

Chap. 13. Dès le commencement de l’hiver, Rhamphias et sa troupe s’avancèrent jusqu’à Piérium de Thessalie ; mais comme les Thessaliens voulaient s’opposer à leur passage, et que Brasidas, à qui ils conduisaient l’armée, venait de mourir, ils retournèrent sur leurs pas, ne jugeant plus l’occasion favorable depuis la défaite et le départ des Athéniens ; d’ailleurs ils ne se croyaient pas en état de poursuivre les projets de Brasidas. Mais ce qui les décida surtout à se retirer, c’est qu’à leur départ ils avaient su que les Lacédémoniens inclinaient à la paix.

Chap. 14. Après l’affaire d’Amphipolis et la retraite de Rhamphias, il ne se commit de part ni d’autre aucune hostilité ; les pensées se tournaient vers la paix. Les Athéniens, maltraités devant Délium, et peu après à Amphipolis, n’avaient plus cette aveugle confiance dans leurs forces, qui les avait empêchés de se prêter à un accommodement, quand, éblouis de leur fortune présente, ils se flattaient d’obtenir la prééminence. Ils craignaient en même temps leurs alliés, que les nouveaux désastres pouvaient exciter encore plus à la défection ; ils se repentaient aussi d’avoir négligé l’occasion favorable de traiter après l’affaire de Pylos. D’un autre côté, les Lacédémoniens, qui avaient cru d’abord n’avoir qu’à ravager l’Attique pour détruire en peu d’années la puissance d’Athènes, voyaient la marche de la guerre contrarier leurs premiers calculs. Ils venaient d’essuyer à Sphactérie un échec inconnu jusqu’alors à Sparte. Pylos et Cythères servaient de points de départ à des invasions sur leurs terres. Les Hilotes désertaient ; ce qui leur en restait, d’intelligence avec les déserteurs et prenant conseil des circonstances actuelles, ne tramerait-il pas, comme autrefois, quelque révolution ? Pour surcroît d’embarras, la trève de trente ans conclue avec les Argiens allait expirer, et ceux-ci n’en voulaient pas faire une autre qu’on ne leur eût d’abord restitué la Cynurie. Les Lacédémoniens sentaient l’impossibilité de soutenir à-la-fois la guerre contre Argos et contre Athènes ; ils soupçonnaient d’ailleurs quelques villes du Péloponnèse de vouloir se déclarer pour les Argiens ; ce qui en effet arriva.

Chap. 15. De part et d’autre, frappé de ces considérations, on crut devoir s’accorder. Lacédémone surtout le désirait, impatiente de retirer les guerriers pris à Sphactérie. Il se trouvait parmi eux des Spartiates du premier rang et liés de parenté avec les plus illustres familles : dès le premier instant de leur captivité, on avait négocié leur délivrance, et les Athéniens, dans la prospérité, avaient refusé de l’accorder à des conditions fondées sur des principes d’égalité ; mais, après les avoir humiliés à Délium, les Lacédémoniens, certains d’être mieux reçus, avaient conclu la trève d’un an, pendant laquelle devaient se tenir des conférences pour en venir à une paix plus durable.

Chap. 16. La chose devenait plus facile, après la défaite des Athéniens à Amphipolis et la mort toute récente de Cléon et de Brasidas. C’étaient eux qui, des deux côtés, s’étaient le plus opposés à la paix : celui-ci, parce que la devenait la source de ses prospérités et de sa gloire ; l’autre, parce qu’il sentait que la paix éclairerait sur ses méfaits et que ses calomnies obtiendraient moins de créance. Mais quand ils ne furent plus, les citoyens qui, dans ce temps-là, avaient le plus grand désir de procurer la prééminence chacun à sa république, Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, et Nicias, fils de Nicératus, le général de son temps qui avait le plus de succès, montrèrent un penchant décidé pour le repos. Nicias, qui n’avait pas encore essuyé de revers, voulait mettre ses prospérités à l’abri ; pour le moment, se délasser de ses fatigues et procurer du repos à ses concitoyens, et, pour l’avenir, s’assurer la réputation de n’avoir jamais trompé l’espoir de l’état : il sentait bien que ces heureux résultats étaient assurés pour quiconque, écartant les dangers, ne s’abandonnait pas aux hasards de la fortune, et que la paix seule procurait une entière sécurité. Pour Plistoanax, ses ennemis le tourmentaient au sujet de son retour d’exil : toujours prêts à éveiller les scrupules des Lacédémoniens à chaque revers, comme si leurs mauvais succès n’avaient d’autre cause que ce rappel, qu’ils traitaient d’illégal. Ils l’accusaient, ainsi qu’Aristoclès son frère, d’avoir gagné la prêtresse qui rendait des oracles chez les Delphiens, et d’avoir long-temps fait donner pour réponse aux théores venant de Lacédémone consulter l’oracle, qu’ils eussent à rappeler chez eux, des terres étrangères, la race du demi-dieu fils de Jupiter ; sinon qu’ils laboureraient avec un soc d’argent. Ils prétendaient qu’étant allé demeurer au Lycée lorsqu’il fut banni pour s’être retiré de l’Attique, gagné, disait-on, par des présens, et qu’ayant, par crainte des Lacédémoniens, habité, depuis dix-neuf ans, la moitié des bâtimens dépendans de l’hiéron de Jupiter, il avait enfin décidé sa république à le ramener avec des chœurs et des sacrifices pareils à ceux qu’on avait institués pour l’inauguration des rois lors de la fondation de Lacédémone.

Chap. 17. Affligé de ces propos hostiles, il crut que, dans la paix, quand les Lacédémoniens, à l’abri des adversités, auraient recouvré leurs prisonniers, il cesserait d’être en butte aux persécutions de ses ennemis, tandis qu’en temps de guerre, les chefs ne pouvaient manquer, au premier échec, d’être calomniés. Il travailla donc avec ardeur à un accommodement. Pendant l’hiver on porta des paroles de paix ; et dès le printemps, les Lacédémoniens affectèrent de faire des préparatifs et de se mettre en mouvement, et envoyèrent dans toutes les villes, comme s’ils eussent voulu construire dans l’Attique des fortifications ennemies ; mais ils voulaient seulement rendre les Athéniens plus traitables. Enfin, après bien des conférences et bien des réclamations de part et d’autre, on convint que chacun rendrait ce qu’il avait pris pendant la guerre, et que les Athéniens garderaient Nisée. Ceux-ci avaient réclamé Platée, et les Thébains avaient répondu qu’ils garderaient cette place, parce que les habitans s’étaient jetés dans leurs bras par suite d’une convention libre, et non par contrainte ni par trahison ; Nisée, par les mêmes raisons, devait rester aux Athéniens. Les Lacédémoniens convoquèrent leurs alliés : tous furent d’accord sur les articles, et les confirmèrent de leurs suffrages, excepté les Béotiens, les Corinthiens, les Éléens et les Mégariens, et d’autres à qui ce traité ne plaisait pas. Les Lacédémoniens et leurs alliés le consacrèrent par des cérémonies religieuses, et par les sermens qu’ils prêtèrent aux Athéniens ; ceux-ci remplirent envers les Lacédémoniens les mêmes formalités. Voici la teneur du traité :

Chap. 18. « Les Athéniens, les Lacédémoniens et les alliés ont fait la paix aux conditions suivantes, dont chaque ville a juré l’observation. Chacun, à sa volonté, pourra, suivant les anciens usages, offrir des sacrifices dans les hiérons communs à tous les Hellènes, y aller sans crainte par terre et par mer, y consulter les oracles, y envoyer des théores. Quant à l’hiéron et au temple d’Apollon chez les Delphiens, et aux Delphiens eux-mêmes, ils seront autonomes et s’imposeront volontairement, soumis, eux et leur territoire, à leur seule juridiction, suivant les anciens usages.

» La paix durera cinquante ans, sans dol ni dommages, sur terre et sur mer, entre les Athéniens et les alliés d’Athènes, d’une part, et les Lacédémoniens et les alliés de Lacédémone d’autre part.

» Ni Lacédémone et ses alliés ne pourront prendre les armes contre Athènes et ses alliés, ni Athènes et ses alliés ne pourront prendre les armes contre Lacédémone et ses alliés : toutes ruses et toutes machinations hostiles seront interdites aux deux parties.

» S’il survient quelque différend, on recourra aux voies de la justice et aux sermens, suivant les conventions qui auront été faites.

» Les Lacédémoniens et leurs alliés rendront Amphipolis aux Athéniens ; mais, en même temps, il sera permis aux habitans de toutes les villes que les Lacédémoniens ont rendues à Athènes, de se transporter où ils voudront, et d’emporter ce qui leur appartient.

» Les diverses républiques resteront autonomes aussi long-temps qu’elles paieront le tribut auquel elles étaient taxées du temps d’Aristide.

» Il ne sera permis ni aux Athéniens, ni a leurs alliés, puisqu’il y a trève, de prendre les armes contre les villes exactes à payer le tribut. Les villes, déclarées autonomes sont Argile, Stagire, Acanthe, Scolus, Olynthe, Spartolus : elles n’entreront en alliance ni avec Lacédémone, ni avec Athènes ; cependant, si les Athéniens les y décident, il sera permis, à celles qui le voudront, d’entrer dans l’alliance d’Athènes.

» Les Mécybernéens, les Sanéens et les Singéens jouiront des mêmes priviléges que ceux d’Olynthe et d’Acanthe.

» Les Lacédémoniens et leurs alliés restitueront Panactum aux Athéniens ; les Athéniens, de leur côté, rendront aux Lacédémoniens Coryphase, Cythères, Méthone, Ptéléum, Atalante.

» Ces derniers rendront aussi tous les hommes de Lacédémone qu’ils ont dans les prisons d’Athènes ou de tout autre lieu de leur domination ; ils renverront les Péloponnésiens assiégés dans Scione, et tous les autres alliés de Lacédémone qui se trouvent dans cette place, et tous ceux, en général, que Brasidas y a fait passer : enfin, la liberté sera rendue à tout allié de Lacédémone qui se trouve dans les prisons d’Athènes ou de tout autre lieu de la domination athénienne.

» À leur tour, les Lacédémoniens et leurs alliés rendront ce qu’ils ont d’Athéniens et d’alliés d’Athènes.

» Les Athéniens prononceront à leur gré sur les habitans de Scione, de Torone, de Sermyle, et des autres villes en leur puissance.

» Les députés, soit d’Athènes, soit de ses alliés, prêteront, chacun au nom de leur république, serment aux Lacédémoniens. Ils prêteront le serment particulier à chaque ville, et regardé par chacune d’elles comme le plus inviolable ; le serment portera en substance : Je serai fidèle aux traités et conventions, conformément à la justice, et sans dol.

» Les Lacédemoniens et leurs alliés, en prêtant le serment, se conformeront aux usages d’Athènes à l’égard de Sparte.

» L’une et l’autre république le renouvelleront tous les ans : il sera inscrit sur des colonnes dans l’Olympie, à Pytho dans l’isthme, à Athènes dans l’acropole, à Lacédémone dans l’Amycléum.

» Si l’une ou l’autre des parties contractantes oublie quelque point, ou si quelque article donne lieu à représentation, il sera permis, sans manquer au serment, pourvu qu’on emploie des moyens légitimes, de faire les changemens qui conviendront aux deux parties, Athènes et Lacédémone. »

Chap. 19. La ratification du traité fut présidée, à Sparte, par l’éphore Plistolas, le quatrième jour avant la fin du mois Artémisium, et à Athènes, par l’archonte Alcée, le sixième jour avant la fin du mois élaphébolion. Ceux qui prêtèrent le serment et remplirent les rits sacrés, furent, de la part des Lacédémoniens, Plistolas, Damagète, Chionis, Métagène, Acanthus, Daïthus, Ischagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Anthippe, Tellis, Alcinidas, Empédias, Ménas et Lamphilus ; et de la part des Athéniens, Lampon, Isthmionique, Nicias, Lachès, Euthydème, Proclès, Pythodore, Agnon, Myrtile, Thrasyclès, Théagène, Aristocète, Iolcius, Timocrate, Léon, Lamachus, Démosthène.

Chap. 20. Cette trève fut conclue, l’hiver fini, au commencement du printemps, aussitôt après les Bacchanales qui se célèbrent dans la ville, dix ans et quelques jours après la première invasion de l’Attique et le commencement de cette guerre. Que chacun fasse son calcul d’après les saisons ; mais qu’il ne s’en rapporte pas aux noms de ceux qui, de part ou d’autre, commandaient, ou qui, à quelque autre titre, présentent leurs noms pour servir à fixer l’ordre des événemens passés ; car cela ne suffit pas pour spécifier à quelle époque de leur gestion, soit au commencement, soit au milieu, soit à tout autre terme, appartiendra tel fait ; au lieu que si l’on compte, comme j’ai fait, par hiver et par été, on verra qu’en supputant ces deux moitiés d’année, qui forment une année entière, cette première guerre a duré dix étés et autant d’hivers.

Chap. 21. Les Lacédémoniens, que le sort désignait les premiers pour rendre ce qu’ils tenaient, renvoyèrent aussitôt leurs prisonniers, et dépêchèrent vers le littoral de la Thrace Ischagoras, Ménas et Philocharidas, avec ordre pour Cléaridas de remettre Amphipolis aux Athéniens, et pour les autres commandans, d’accepter la trève, en se conformant aux articles qui les concernaient en particulier. Mais chacun de ces commandans refusa de se soumettre, jugeant le traité désavantageux. Cléaridas ne restitua pas non plus Amphipolis : agissant par complaisance pour les Chalcidiens, il donnait pour raison qu’il n’était pas maître de la rendre malgré eux. Lui-même se hâta de partir avec les députés de la Chalcidique, pour faire à Lacédémone l’apologie de sa conduite, s’il arrivait qu’Ischagoras et ses collègues l’accusassent de désobéissance : il voulait voir en même temps s’il serait possible encore d’apporter des modifications au traité. Il le trouva ratifié. Envoyé de nouveau par les Lacédémoniens, qui lui prescrivirent surtout de restituer la place, sinon d’en retirer tout ce qui s’y trouverait de Péloponnésiens, il repartit en diligence.

Chap. 22. Les Lacédémoniens engagèrent les alliés qui se trouvaient à Lacédémone, et qui n’avaient pas accédé à la trève, à l’accepter ; mais ceux-ci s’excusèrent sous les mêmes prétextes qu’auparavant : ils s’en défendaient en disant qu’ils ne consentiraient à rien qu’on n’eût rendu les conditions plus équitables. Les Lacédémoniens, ne pouvant se faire écouter, les renvoyèrent, et contractèrent eux-mêmes avec Athènes une alliance particulière, croyant que les Argiens ne s’uniraient pas à eux, puisqu’ils s’y étaient refusés lorsqu’Ampélidas et Lichas étaient venus chez eux, et cela parce qu’ils avaient pensé que, sans les Athéniens, les Lacédémoniens n’étaient pas fort à craindre ; persuadés d’ailleurs qu’on établirait le calme dans le reste du Péloponnèse, qui, si on lui en laissait la liberté, se déclarerait pour les Athéniens. Comme les députés d’Athènes se trouvaient à Lacédémone, on eut avec eux des conférences, qui se terminèrent par un traité confirmé sous la foi du serment, et dont voici la teneur :

Chap. 23. « Les Lacédémoniens seront alliés d’Athènes pendant cinquante ans.

» Si des ennemis entrent sur le territoire de Lacédémone et y exercent des hostilités, les Athéniens secourront leurs alliés de tout leur pouvoir. Si les agresseurs se retirent après avoir ravagé la campagne, ils seront déclarés ennemis de Lacédémone et d’Athènes : les deux républiques leur feront la guerre, et ne déposeront les armes que d’un commun accord. Ces articles seront observés avec justice, avec zèle, et sans fraude.

» Si des ennemis entrent sur le territoire d’Athènes et y exercent des hostilités, les Lacédémoniens secourront leurs alliés de tout leur pouvoir. Si les agresseurs se retirent après avoir ravagé la campagne, ils seront déclarés ennemis de Lacédémone et d’Athènes ; les deux républiques leur feront la guerre, et ne déposeront les armes que d’un commun accord. Ces articles seront observés avec équité, avec zèle et sans fraude.

» Si les esclaves se soulèvent, les Athéniens secourront les Lacédémoniens de tout leur pouvoir.

» Ce traité, juré des deux côtés par ceux qui ont juré les premières conventions, sera renouvelé tous les ans ; et, pour cet effet, les Lacédémoniens se rendront à Athènes aux fêtes de Bacchus, et les Athéniens, à Lacédémone, aux fêtes d’Hyacinthe.

» Les deux peuples dresseront chacun une colonne, l’une à Lacédémone, dans l’Amycléum, près du dieu qu’on y révère ; l’autre à Athènes, dans l’acropole, près de Minerve.

» Si les Lacédémoniens et les Athéniens, après la conclusion de ce traité, trouvent quelque chose à ajouter ou à retrancher, ils le pourront sans enfreindre le serment. »

Chap. 24. Le serment fut prêté, du côté de Lacédémone, par Plistoanax, Agis, Plistolas, Damagète, Chionis, Métagène, Acanthus, Daïthus, Ischagoras, Philocharidas, Zeuxidas, Anthippus, Alcinadas, Tellis, Empédias, Ménas, Lamphilus ; et pour Athènes, par Lampon, Isthmionique, Lachès, Nicias, Euthydème, Proclès, Pythodore, Agnon, Myrtile, Thrasyclès, Théagène, Aristocrate, Iolcius, Timocrate, Léon, Lamachus, Démosthène.

Cette alliance fut conclue peu de temps après la trève. Les Athéniens rendirent aux Lacédémoniens les prisonniers de Sphactérie. Alors l’été de la onzième année commençait. J’ai écrit de suite ce qui s’est passé dans ces dix années de la première guerre.

Chap. 25. Par suite de l’accord et de l’alliance conclus entre Athènes et Lacédémone après la guerre de dix ans, Plistolas étant éphore de Lacédémone, et Alcée, archonte d’Athènes, la paix fut rétablie entre les peuples qui accédèrent au traité. Mais les Corinthiens et quelques habitans des villes du Péloponnèse troublèrent cet accord, et de nouveaux mouvemens s’annoncèrent aussitôt contre les Lacédémoniens. Ceux-ci, dans la suite du temps, devinrent eux-mêmes suspects aux Athéniens, pour n’avoir pas rempli certaines conditions du traité. Cependant il s’écoula sept ans et deux mois sans que les deux peuples portassent les armes dans le pays l’un de l’autre ; mais hors des frontières, avec cette trève chancelante, ils se faisaient réciproquement beaucoup de mal. Obligés enfin de la rompre après un intervalle de dix ans, ils en vinrent à une guerre ouverte.

Chap. 26. Le même Thucydide d’Athènes a écrit ces événemens de suite et sans interruption, tels qu’ils se sont passés, par été et par hiver, jusqu’au temps où les Lacédémoniens détruisirent la domination d’Athènes et s’emparèrent des longues murailles et du Pirée. Jusqu’à cette époque, la durée de la guerre fut en tout de vingt-sept ans. Il serait inexact de ne pas appeler temps de guerre celui qui s’écoula durant les différentes trèves. Que l’on juge cette période par les faits, tels que nous les avons rapportés, il sera évident qu’il ne peut être regardé comme un temps de paix, puisque, dans sa durée, on ne fit ni ne reçut, de part et d’autre, toutes les restitutions convenues. D’ailleurs, sans parler des guerres de Mantinée et d’Épidaure, les deux partis eurent encore d’autres reproches à se faire, et les alliés de l’Épithrace ne cessèrent de se conduire en ennemis. Quant aux Béotiens, ils ne conclurent qu’une trève de dix jours. Ainsi, en joignant ensemble la première guerre de dix ans, la trève peu sûre qui la suivit, et la guerre qui succéda à cette trève, on trouvera le nombre d’années que j’ai compté, et quelques jours de plus, en supputant suivant l’ordre des temps. On trouvera de plus que c’est la seule manière qui s’accorde sûrement avec les oracles, du moins pour ceux qui croient devoir appuyer leur opinion sur les oracles ; car, je me le rappelle, depuis le commencement jusqu’à la fin de la guerre, bien des gens avançaient qu’elle devait durer trois fois neuf années. J’ai traversé tout le temps de cette guerre de vingt-sept années, me trouvant, à raison de mon âge, en état de mieux voir et de mieux juger, et m’appliquant à acquérir la connaissance des moindres particularités. J’ai passé vingt ans exilé de ma patrie, après mon généralat d’Amphipolis, et je me suis trouvé à portée d’examiner les choses dans l’un et l’autre parti, et peut-être de plus près encore les affaires des Péloponnésiens, à raison de mon exil et du loisir qu’il m’a procuré. Je rapporterai donc les différends qui s’élevèrent au bout de dix ans, la rupture de la trève, et les hostilités qui la suivirent.

Chap. 27. Quand la trève de cinquante ans et l’alliance qui en fut la suite eurent été conclues, les députés du Péloponnèse, convoqués pour cet objet, se retirèrent de Lacédémone. Ils retournèrent chez eux, excepté les Corinthiens, qui, passant d’abord à Argos, eurent des conférences avec quelques-uns des principaux citoyens, et représentèrent que, Lacédémone ayant conclu la paix avec Athènes, auparavant sa plus grande ennemie, et s’étant unie à elle, non pour l’avantage, mais pour l’asservissement du Péloponnèse, il était du devoir des Argiens d’aviser aux moyens de sauver le Péloponnèse, et de décréter que toute ville hellénique qui le voudrait, pourvu qu’elle fût autonome et accordât dans ses tribunaux une entière et parfaite égalité, pouvait contracter avec eux une alliance défensive : on élirait un petit nombre de citoyens qu’on munirait de pleins pouvoirs, et l’on ne traiterait pas devant le peuple, afin que ceux qui ne pourraient engager la multitude dans leur sentiment, ne fussent pas connus. Ils assuraient qu’en haine de Lacédémone, bien des villes ne manqueraient pas de prendre part à cette ligue. Ils retournèrent chez eux après avoir proposé ces mesures.

Chap. 28. Ceux des principaux Argiens à qui elles furent communiquées, les portèrent aux magistrats et au peuple : elles furent décrétées, et l’on élut douze citoyens entre les mains de qui pourraient contracter alliance tous ceux des Hellènes qui le jugeraient à propos. On excepta les Athéniens et les Lacédémoniens, avec lesquels on ne pourrait traiter sans la participation du peuple d’Argos. Les Argiens consentirent d’autant plus volontiers à cette résolution, qu’ils se voyaient près d’entrer en guerre avec Lacédémone (car le traité qu’ils avaient avec cette république touchait à sa fin), et qu’ils espéraient commander les forces du Péloponnèse. On avait, à cette époque, une fort mauvaise opinion de Lacédémone, que ses revers avaient abaissée ; au lieu qu’Argos, qui, étrangère à la guerre de l’Attique et en paix avec les deux puissances, en avait recueilli les fruits, se trouvait dans la plus heureuse situation. Les Argiens reçurent donc dans leur alliance ceux des Hellènes qui voulurent y accéder.

Chap. 29. Les Mantinéens et leurs alliés, qui craignaient Lacédémone, s’engagèrent les premiers dans cette confédération (car une portion de l’Arcadie s’était rangée sous l’obéissance de Mantinée, qu’on avait soumise pendant qu’on était encore en guerre contre Athènes) : ils pensaient que Lacédémone, rendue au repos, ne les verrait pas d’un œil tranquille exercer cet empire. Ils se tournèrent donc avec joie du côté des Argiens, voyant en eux une puissance respectable, toujours ennemie de Lacédémone, et qui, comme eux, usait du gouvernement populaire. La défection des Mantinéens étant consommée, le reste du Péloponnèse déclara hautement qu’il fallait suivre leur exemple ; on supposait cette défection déterminée par des motifs dont eux seuls avaient le secret : on était d’ailleurs irrité contre Lacédémone par plusieurs raisons ; entre autres, parce que le traité portait que, sans enfreindre les sermens, les deux républiques de Lacédémone et d’Athènes pourraient y faire les additions et les retranchemens qu’elles jugeraient convenables. Cette clause, donnant lieu de soupçonner que les Lacédémoniens, d’intelligence avec les Athéniens, avaient des projets d’asservissement, troublait tout le Péloponnèse, qui trouvait juste que la faculté réservée fût commune à tous les alliés. Aussi la plupart, effrayés, s’empressèrent à l’envi d’entrer dans l’alliance d’Argos.

Chap. 30. Les Lacédémoniens, émus des clameurs du Péloponnèse, n’ignoraient pas que les Corinthiens les excitaient, et qu’ils allaient traiter avec Argos. Ils leur envoyèrent des députés pour prévenir, disaient-ils, les malheurs qui les menaçaient. Ils les accusaient d’être les instigateurs de tous les mouvemens, et leur représentaient que si, après les avoir abandonnés, ils embrassaient l’alliance des Argiens, ils se rendraient parjures ; que déjà même ils allaient contre la justice en n’acceptant pas la trève conclue avec Athènes, puisque le traité portait que ce qui serait décrété par la pluralité des alliés les engagerait tous, à moins qu’il n’y eût quelque empêchement de la part des dieux ou des héros.

Tous ceux des alliés qui avaient aussi rejeté la trève se trouvaient alors à Corinthe, où ils avaient été mandés antérieurement : les Corinthiens répondirent en leur présence aux députés de Lacédémone. Ils ne se plaignirent ouvertement ni de ce que les Athéniens ne leur avaient pas restitué Solium et Anactorium, ni des autres injustices contre lesquelles ils se croyaient en droit de réclamer : mais ils déclarèrent, pour motiver leur conduite, qu’ils ne trahiraient pas les Hellènes de l’Épithrace ; qu’ils s’étaient particulièrement engagés avec eux par serment, aussitôt que ces Hellènes, avec les habitans de Potidée, s’étaient détachés de l’alliance d’Athènes, et que, dans la suite, ils avaient encore renouvelé cette promesse. Ils soutenaient qu’en refusant de participer à la trève des Athéniens, ils n’enfreignaient pas le serment des alliés ; qu’ayant pris les dieux à témoin de leurs engagemens, ils se rendraient parjures s’ils trahissaient ceux qui avaient reçu leur foi ; qu’on avait réservé les empêchemens qui proviendraient de la part des dieux ou des héros, qu’ils étaient donc évidemment liés par un empêchement divin. Voilà ce qu’ils dirent au sujet de leurs anciens sermens ; quant à l’alliance avec les Argiens, ils répondirent qu’ils se consulteraient avec leurs amis, et feraient ce qui serait juste. Les députés de Lacédémone se retirèrent. Il se trouvait aussi à Corinthe des députés d’Argos, qui prièrent les Corinthiens d’entrer dans leur alliance, et de ne pas différer : ceux-ci les engagèrent à se trouver aux prochaines conférences qui se tiendraient à Corinthe.

Chap. 31. Bientôt arrivèrent les députés de l’Élide, qui contractèrent alliance avec les Corinthiens, passèrent ensuite chez les Argiens, suivant leur mission, et s’allièrent avec Argos. Ils étaient brouillés avec les Lacédémoniens, au sujet de Lépréum : car jadis des Lépréates, en guerre avec quelques Arcadiens, avaient invité les Éléens à leur alliance, en promettant de leur abandonner la moitié du pays ; mais, à la fin de la guerre, les Éléens l’avaient laissé tout entier aux Lépréates, sous l’obligation d’offrir, chaque année, un talent à Jupiter Olympien. Ce tribut avait été acquitté jusqu’à la guerre d’Athènes, qui offrit le prétexte de s’en dispenser. Les Éléens voulant contraindre les Lépréates à remplir leur engagement, ceux-ci s’en remirent à l’arbitrage de Lacédémone. Les Éléens, voyant les Lacédémoniens devenus juges de ce différend, crurent qu’ils n’obtiendraient pas justice, déclinèrent l’arbitrage, et ravagèrent le pays des Lépréates. Les Lacédémoniens n’en prononcèrent pas moins le jugement, et déclarèrent les Lépréates libres, et les Éléens oppresseurs. Ceux-ci, au mépris de la décision, envoyèrent à Lépréum une garnison d’hoplites ; et sur le prétexte que Lacédémone protégeait une ville rebelle et qui leur appartenait, ils mirent en avant l’article par lequel il était dit qu’on rendrait à chacun ce qu’il possédait au commencement de la guerre avec Athènes. Se prétendant lésés, ils se détachèrent de Lacédémone et s’unirent aux Argiens, comme il avait été résolu d’avance.

Aussitôt après, les Corinthiens et les Chalcidiens de l’Épithrace entrèrent aussi dans l’attirance d’Argos. Les Béotiens et les Mégariens, qui se disaient déterminés à suivre ces exemples, se tinrent en repos ; d’une part, surveillés par les Lacédémoniens, et croyant, d’autre part, que, soumis au gouvernement d’un petit nombre, le régime populaire d’Argos leur convenait moins que la constitution de Lacédémone.

Chap. 32. Vers le même temps de cet été, les Athéniens assiégèrent Scione et finirent par s’en rendre maîtres ; ils tuèrent les hommes en état de porter les armes, réduisirent en esclavage les enfans et les femmes, et donnèrent aux Platéens le territoire à cultiver. Ils rétablirent les Déliens à Délos, se souvenant des malheurs qu’eux-mêmes avaient éprouvés à la guerre, et voulant obéir à un oracle du dieu adoré chez les Delphiens.

Les Phocéens et les Locriens commencèrent la guerre. Les Corinthiens et les Argiens, dès lors alliés entre eux, se portèrent à Tégée pour la détacher de Lacédémone : c’était, à leurs yeux, une mesure décisive ; ils espéraient, s’ils réussissaient, avoir le Péloponnèse tout entier. Mais, les Tégéates ayant déclaré qu’ils n’entreprendraient rien contre Lacédémone, les Corinthiens, qui jusqu’alors avaient agi avec beaucoup de chaleur, se relâchèrent de leurs prétentions, appréhendant que personne ne se joignît plus à eux. Ils allèrent cependant trouver les Béotiens, et les prièrent d’accepter leur alliance et celle des Argiens, et d’agir sur le reste de concert avec eux. Les Béotiens avaient avec Athènes une suspension d’armes de dix jours, conclue peu après la trève de cinquante ans. Les Corinthiens les prièrent de les suivre à Athènes, de négocier pour eux un traité semblable ; et si les Athéniens le refusaient, de renoncer eux-mêmes à celui qu’ils avaient obtenu, et de ne traiter à l’avenir que d’un commun accord. Les Béotiens, à ces propositions, demandèrent du temps pour se déterminer sur l’alliance d’Argos. Cependant ils les accompagnèrent à Athènes : mais ils ne purent leur faire obtenir la suspension d’armes de dix jours. Les Athéniens répondirent que si les Corinthiens étaient alliés de Lacédémone, ils jouissaient de la trève. Ce refus ne put engager les Béotiens à renoncer à la suspension d’armes, malgré les instances des Corinthiens, qui leur reprochaient même de s’y être engagés. Il y eut d’ailleurs, sans traité, une armistice entre Corinthe et Athènes.

Chap. 33. Le même été, les Lacédémoniens, sous la conduite de Plistoanax, fils de Pausanias, roi de Lacédémone, portèrent la guerre, avec toutes leurs forces, en Arcadie : ils y étaient appelés par les Parrhasiens, peuplade sujette des Mantinéens, alors déchirée par des factions. Ils voulaient en même temps, s’il était possible, détruire les fortifications élevées par les Mantinéens à Cypsèles. Ceux-ci y avaient garnison, quoique cette place fût située sur le territoire des Parrhasiens, et limitrophe de la Sciritide, qui fait partie de la Laconie. Les Lacédémoniens ravagèrent le pays des Parrhasiens. Les Mantinéens remirent la garde de Cypsèles aux Argiens, et se contentèrent d’y entretenir garnison pour leurs alliés. Ils se retirèrent, dans l’impuissance de conserver et les fortifications de Cypsèles et leur domination sur les villes des Parrhasiens. Les Lacédémoniens firent ceux-ci autonomes, détruisirent les fortifications, et retournèrent chez eux.

Chap. 34. Le même été, revinrent de Thrace à Lacédémone les guerriers partis avec Brasidas : Cléaridas les ramenait après avoir conclu la trève. Les Lacédémoniens déclarèrent les Hilotes qui avaient combattu avec Brasidas, libres, et maîtres de choisir à leur gré le lieu de leur habitation. Mais peu de temps après, en différend avec les Éléens, ils les placèrent, avec les Néodamodes, à Lépréum, place située sur les confins de la Laconie et de l’Élide. Quant à ceux de leurs concitoyens prisonniers revenus de Sphactérie, où ils avaient rendu les armes, comme on craignait que, dans la crainte d’une diminution d’état, ces hommes, que leur naissance appelait aux plus hauts emplois, ne tentassent quelque mouvement, on les nota d’infamie, quoique plusieurs fussent déjà revêtus de fonctions publiques, les déclarant inhabiles à exercer des magistratures, à acheter ou vendre [des propriétés] : mais dans la suite ils furent réhabilités.

Chap. 35. Le même été, les Dictidiens prirent Thysse, ville alliée d’Athènes, située dans la péninsule de l’Athos. Durant toute la saison, des relations pacifiques subsistèrent entre Athènes et le Péloponnèse : mais aussitôt après la conclusion du traité, des défiances régnèrent entre les Athéniens et les Lacédémoniens, défiances fondées sur ce que ni les uns ni les autres ne se rendaient réciproquement les places qu’ils auraient dû restituer. Les Lacédémoniens, que le sort appelait à faire les premiers ces restitutions, n’avaient pas rendu Amphipolis et d’autres places ; n’engageant ni les alliés de l’Épithrace, ni les Corinthiens, ni les Béotiens, à recevoir la trève. Ils se bornaient à dire et à répéter que s’ils s’y refusaient, on les y contraindrait de concert avec les Athéniens. Sans acte formel, ils avaient fixé un délai après lequel les temporiseurs seraient regardés comme ennemis des deux nations. Les Athéniens, qui voyaient toutes ces promesses rester sans effet, supposaient de mauvaises intentions à Lacédémone ; aussi refusèrent-ils de restituer Pylos, qu’elle réclamait : ils se repentaient même d’avoir rendu les prisonniers de Sphactérie, et gardaient le reste de leurs conquêtes, en attendant qu’elle remplît ses engagemens. Les Lacédémoniens prétendaient, de leur côté, avoir fait récemment ce qui dépendait d’eux, en rendant les prisonniers d’Athènes qui étaient entre leurs mains et retirant les guerriers de la Thrace littorale et des autres lieux dont ils étaient maîtres : mais ils assuraient qu’il n’était pas en leur pouvoir de restituer Amphipolis ; qu’ils essaieraient de disposer à la trève les Béotiens et les Corinthiens, de procurer la restitution de Panactum, de faire rendre tous les prisonniers d’Athènes qui étaient entre les mains des Béotiens. Ils demandaient en même temps qu’on leur rendît Pylos, ou qu’on en retirât du moins les Messéniens et les Hilotes, comme eux-mêmes avaient retiré du littoral de la Thrace leurs soldats, et que les Athéniens missent garnison dans la place, s’ils le jugeaient à propos. À force de renouveler ces négociations dans le cours de l’été, ils persuadèrent enfin aux Athéniens de retirer de Pylos les Messéniens et les autres Hilotes, et tous les déserteurs qui y étaient venus de la Laconie : on les transporta à Cranies, dans l’île de Céphallénie. Ainsi le calme dura tout cet été, et les deux peuples communiquèrent entre eux.

Chap. 36. L’hiver suivant, les éphores n’étaient plus ceux sous lesquels avait été conclue la trève : quelques-uns d’eux y étaient contraires. Il vint à Lacédémone des députés de divers peuples alliés, outre ceux d’Athènes, de la Béotie et de Corinthie ; mais, après beaucoup de conférences, ils ne convinrent de rien. Quand ils se retirèrent, Cléobule et Xénarès, ceux des éphores qui étaient les plus ardens pour la rupture de la trève, eurent des entretiens particuliers avec les députés de la Béotie et de la Corinthie, et les exhortèrent fortement à entrer dans leurs vues, à faire en sorte que les Béotiens, embrassant d’abord eux-mêmes l’alliance d’Argos, se décidassent ensuite, avec les Argiens, pour celle de Lacédémone. Ils représentaient qu’ainsi les Béotiens ne seraient pas obligés de prendre part à l’alliance d’Athènes ; que les Lacédémoniens, avant de recommencer les hostilités contre les Athéniens et de rompre la trève, désiraient avoir pour amis et pour alliés les Argiens ; ils savaient que de tout temps les Lacédémoniens avaient souhaité Argos pour alliée, et que c’était le moyen de faire plus aisément la guerre hors du Péloponnèse. Ils priaient les Béotiens de leur remettre Panactum, afin, s’il était possible, d’obtenir des Athéniens Pylos en échange, ce qui rendrait plus facile la guerre contre ces derniers.

Chap. 37. Les Béotiens et les Corinthiens se retirèrent, chargés par Xénarès, Cléobule, et tout ce qu’il y avait de Lacédémoniens liés au même parti, de ces instructions pour leurs républiques. Deux Argiens, revêtus des plus hautes dignités, les guettèrent sur le chemin à leur retour, les rencontrèrent, et eurent avec eux des entretiens, dont l’objet était d’attirer les Béotiens dans leur alliance, à l’exemple des Corinthiens, des Éléens et de ceux de Mantinée. Ils pensaient qu’au moyen de cette fédération, et agissant de concert, il leur serait dès-lors aisé de faire à leur gré la guerre ou la paix, même avec les Lacédémoniens, s’ils le voulaient, et au besoin avec toute autre puissance.

Les députés de Béotie écoutèrent avec plaisir cette proposition ; car le hasard voulait qu’on leur demandât précisément ce que leurs amis de Lacédémone leur avaient recommandé de stipuler.

Les deux Argiens, voyant cette ouverture si bien reçue, dirent en se retirant qu’ils enverraient des députés en Béotie. Les Béotiens, à leur arrivée, instruisirent les béotarques de ce qu’ils avaient fait à Lacédémone, et des propositions des Argiens qu’ils avaient rencontrés. Les béotarques, flattés de ces nouvelles, redoublèrent d’ardeur, en voyant que leurs amis de Lacédémone demandaient précisément les mêmes choses pour lesquelles, dans Argos, on marquait tant d’empressement.

Peu de temps après, vinrent les députés de cette république les inviter à suivre le plan qu’on leur avait proposé. Les béotarques leur témoignèrent, en les congédiant, combien l’objet de leur mission leur était agréable, et leur promirent d’envoyer une députation pour contracter alliance avec leur république.

Chap. 38. Cependant les béotarques, les Corinthiens, les Mégariens et les députés de l’Épithrace, jugèrent d’abord à propos de s’engager, par un serment réciproque à donner, au besoin, des secours à ceux d’entre eux qui en réclameraient, et à ne faire ni guerre ni paix que d’un commun accord : à ces conditions, les Béotiens et les Mégariens, qui faisaient cause commune, traiteraient avec les Argiens. Mais, avant de faire le serment, les béotarques communiquèrent cette résolution aux quatre conseils chargés de toute l’administration de la Béotie, et représentèrent qu’il convenait qu’on exigeât un serment respectif des républiques qui voudraient s’engager dans l’alliance défensive. Les conseils ne furent pas de cet avis, craignant de déplaire à Lacédémone s’ils se liaient par serment aux Corinthiens, qui s’étaient détachés de son alliance. Les béotarques en effet ne leur avaient pas dit qu’à Lacédémone, les éphores Cléobule et Xénarès, et leurs amis, leur avaient insinué d’entrer d’abord dans l’alliance d’Argos et de Corinthe, pour parvenir ensuite à celle de leur république. Ils avaient cru que les conseils, sans les mettre dans la confidence, décréteraient ce qu’eux-mêmes, d’après la résolution prise, leur proposeraient d’adopter. L’affaire ayant pris une tournure moins favorable, les Corinthiens et les députés de l’Épithrace se retirèrent sans avoir rien terminé. Les béotarques, qui, s’ils avaient réussi auprès des conseils, auraient essayé de faire conclure une alliance avec Argos, ne firent à ces conseils aucun rapport sur les Argiens, et ne tinrent pas la promesse qu’ils avaient faite d’envoyer des députés à Argos. Ainsi tout fut négligé et différé.

Chap. 39. Le même hiver, les Olynthiens firent une irruption sur Mécyberné [havre qui leur appartenait et dont s’étaient emparés les Athéniens], et la prirent d’emblée. Il subsistait toujours des négociations entre Athènes et Lacédémone, au sujet des villes qu’ils se retenaient réciproquement. Les Lacédémoniens, à la suite de cet événement, espérant que, si les Athéniens recevaient Panactum des mains des Béotiens, eux-mêmes recouvreraient Pylos, envoyèrent des députés aux Béotiens, et demandèrent, pour parvenir à l’échange, qu’on leur remît Panactum et les prisonniers d’Athènes. Mais les Béotiens répondirent qu’ils ne les rendraient pas que Lacédémone n’eût conclu avec eux une alliance particulière, comme elle l’avait fait avec Athènes. Les Lacédémoniens n’ignoraient pas qu’ils offenseraient cette république, puisqu’on était convenu de part et d’autre de ne faire que d’un commun accord la guerre ou la paix ; mais, comme ils voulaient recevoir Panactum pour l’échange contre Pylos, et que d’ailleurs ceux qui s’appliquaient à troubler la trève, avaient à cœur de traiter avec les Béotiens, ils conclurent l’alliance sur la fin de cet hiver, aux approches du printemps. Aussitôt Panactum fut détruit.

Là se termina la onzième année de la guerre.

Chap. 40. L’été suivant, dès le commencement du printemps, les Argiens, ne voyant pas arriver les députés de Béotie qu’on avait promis d’envoyer, et sachant que Panactum était rasé, et que les Béotiens avaient fait une alliance particulière avec les Lacédémoniens, craignirent de se trouver isolés, et que tous les alliés ne se tournassent vers Lacédémone. Ils croyaient que c’était à la sollicitation de cette république que les Béotiens avaient demandé Panactum et fait alliance avec Athènes, et que les Athéniens avaient connaissance de toutes ces mesures. Ils pensaient ne pouvoir plus eux-mêmes, quoiqu’il l’eussent d’abord espéré, s’allier avec eux dans le cas où, par suite de nouveaux différends, le traité de Lacédémone viendrait à se rompre. Ils se trouvaient à cet égard pris au dépourvu et craignaient d’avoir en même temps la guerre avec les Lacédémoniens, les Tégéates, les Béotiens et les Athéniens, eux qui, loin d’accepter le traité des Lacédémoniens, avaient nourri dans leurs cœurs l’espoir de commander au Péloponnèse. Ils envoyèrent, le plus tôt possible, en députation à Lacédémone, Eustrophus et Éson, qu’ils croyaient y être le plus en faveur : ils espéraient, en faisant avec cette république le meilleur traité que permettraient les circonstances, assurer leur tranquillité, quelque tournure que dussent prendre les affaires.

Chap. 41. Les députés eurent, à leur arrivée, des conférences avec les Lacédémoniens, sur les conditions auxquelles ils pourraient traiter. Les Argiens demandèrent d’abord que leurs éternels débats au sujet de la Cynurie, contrée limitrophe, fussent remis à l’arbitrage ou d’une ville ou d’un particulier. Ce pays, qui renferme les villes de Tyrée et d’Anthène, est occupé par des Lacédémoniens. Ceux-ci ne consentaient pas à revenir sur cette affaire ; mais ils se montraient disposés, si les Argiens le voulaient, à traiter avec eux aux mêmes conditions qui les unissaient auparavant. Les députés cependant les amenèrent à consentir à ce qu’il fût conclu, pour le présent, une alliance de cinquante années ; il serait permis pourtant à celle des deux nations qui le voudrait, soit Argos, soit Lacédémone, pourvu qu’elle ne prît un temps ni de contagion ni de guerre, de provoquer l’autre, et de combattre pour la possession de ce territoire, comme autrefois l’avaient fait les deux partis, se disant tous deux victorieux ; mais on ne pourrait se poursuivre au-delà des frontières de l’Argolide et de la Laconie. Ces propositions semblèrent d’abord ridicules aux Lacédémoniens : néanmoins voulant, à quelque prix que ce fût, avoir les Argiens pour amis, ils accédèrent à la demande, et le traité fut dressé : mais, avant de le ratifier, ils voulurent que les députes retournassent à Argos, afin de le communiquer au peuple ; et, s’il en agréait les conditions, qu’ils revinssent, aux fêtes d’Hyacinthe, les confirmer par serment. Les députés se retirèrent.

Chap. 42. On était occupé dans Argos de ces négociations, quand Andromène, Phédime et Antiménidas, députés de Lacédémone, qui devaient recevoir des Béotiens Panactum et les prisonniers, pour les rendre aux Athéniens, trouvèrent la place rasée par les Béotiens eux-mêmes. Ceux-ci s’excusaient sur le prétexte qu’autrefois, à la suite de leurs différends avec les Athéniens au sujet de cette même place, ils avaient réciproquement juré que ni les uns ni les autres ne l’occuperaient, mais qu’ils la posséderaient en commun. Quant aux prisonniers athéniens, Andromène et ses collègues, les ayant reçus des mains des Béotiens, les reconduisirent à Athènes et les rendirent. Ils y annoncèrent la destruction de Panactum, croyant remplir ainsi l’obligation de le rendre, puisqu’il n’y logerait plus d’ennemis de cette république. Mais les Athéniens ne purent les entendre sans indignation : le démantélement de cette place, qui devait être remise en bon état, était à leurs yeux un outrage de la part de Lacédémone ; et ils regardaient comme une autre injure que cette république eût contracté une alliance particulière avec les Béotiens, après avoir pris l’engagement de contraindre en commun à la trève ceux qui refuseraient d’y accéder. Ils énuméraient tous les autres points de la convention qu’elle n’avait pas observés ; et se croyant trompés, ils firent aux députés une réponse très dure en les congédiant.

Chap. 43. À la faveur de ces contestations entre Athènes et Lacédémone, ceux des Athéniens qui, de leur côté, voulaient rompre la trève, y travaillèrent avec ardeur. Parmi eux se distinguait Alcibiade, fils de Clinias, qui, par son âge, n’eût encore été considéré que comme un enfant dans une autre république, mais à qui l’éclat de sa naissance attirait des hommages. Il pensait que le meilleur parti était de s’unir avec Argos. De plus, sa fierté naturelle le rendait contraire aux Lacédémoniens ; il était piqué de ce qu’à la considération de Nicias et de Lachès, ils avaient conclu la trève, méprisant sa jeunesse, et lui refusant les honneurs dus à l’antique hospitalité qui l’unissait à leur république. Son aïeul, à la vérité, y avait renoncé ; mais lui-même se flattait de l’avoir renouvelée par les services qu’il avait rendus aux prisonniers de Sphactérie. Croyant donc que de toutes parts on attentait à ses priviléges, alors, pour la première fois, il représenta les Lacédémoniens comme des hommes peu sûrs, qui n’avaient traité avec Athènes que pour réduire les Argiens à la faveur de cette alliance, et venir ensuite attaquer les Athéniens isolés. La dissension mise ainsi entre les deux peuples, il dépêcha en particulier des émissaires aux Argiens, qui les presseraient de venir à Athènes, avec les Mantinéens et les Éléens, pour inviter cette république à leur alliance : l’occasion, leur disait-il, était favorable ; il embrasserait fortement leurs intérêts.

Chap. 44. Les Argiens, sur cet avis, et sur la nouvelle soit d’une alliance conclue entre Lacédémone et la Béotie sans la participation d’Athènes, soit de graves différends élevés entre cette dernière et Sparte, ne s’occupèrent plus des députés qu’ils avaient envoyés à Lacédémone pour négocier un accommodement. Ils aimaient mieux tourner leurs pensées vers Athènes, jugeant que cette république, leur amie de toute antiquité, et qui, comme eux, avait un gouvernement populaire et une marine puissante, combattrait avec eux, si on les attaquait. Ils y envoyèrent donc des députés négocier une alliance. À la députation se joignirent les Éléens et les Mantinéens. Il en arriva bientôt, de Lacedémone, une autre composée d’hommes qu’on croyait devoir être agréables aux Athéniens, Philocharidas, Léon et Endius. Cette république, craignant que les Athéniens irrités ne traitassent avec Argos, voulait aussi demander l’échange de Pylos contre Panactum, et se justifier au sujet de l’alliance avec la Béotie, alliance que l’on avait contractée sans mauvais dessein contre Athènes.

Chap. 45. Quand les députés eurent dans le sénat touché ces divers points, et déclaré qu’ils avaient de pleins pouvoirs de traiter, Alcibiade eut peur, s’ils s’exprimaient de même devant le peuple, qu’ils n’entraînassent la multitude, et que l’alliance d’Argos ne fût rejetée. Voici ce qu’il machina contre eux. Il les engagea à ne pas s’avouer, devant le peuple, chargés de pleins pouvoirs, assurant qu’il leur ferait obtenir la restitution de Pylos ; qu’il rendrait les Athéniens aussi favorables à Lacédémone qu’ils lui étaient contraires dans le moment, et qu’il mettrait fin à toutes contestations. Il voulait les brouiller avec Nicias, les perdre dans l’esprit du peuple, comme gens qui ne savaient jamais être sincères ni tenir long-lemps le même langage ; et par là faire admettre les Argiens, les Éléens et les Mantinéens dans l’alliance d’Athènes : ce qui arriva en effet. Les députés se présentèrent à l’assemblée du peuple. Sur les questions qu’on leur fit, ils ne répondirent pas comme dans le sénat, et dès-lors les Athéniens ne surent plus se contenir. Alcibiade déclama contre eux plus vivement que jamais : les Athéniens l’écoutèrent ; ils allaient aussitôt faire entrer les Argiens et ceux qui les accompagnaient, et les déclarer alliés de la république : mais il survint un tremblement de terre ; l’assembléee fut remise.

Chap. 46. À l’assemblée suivante, quoique les Lacédémoniens, trompés les premiers, eussent trompé Nicias, en désavouant leurs pouvoirs, il n’en déclara pas moins que le meilleur parti était d’avoir pour amie Lacedémone, de suspendre les négociations avec Argos, et d’envoyer sur-le-champ savoir les intentions des Lacédémoniens. Ils assuraient que le délai profiterait à Athènes et nuirait à Lacédémone ; que pour Athènes florissante, la meilleure politique était de conserver le plus long-temps possible cette prospérité ; au lieu que pour les Lacédémoniens, peu favorisés de la fortune, c’était un avantage réel que de se jeter au plus tôt au milieu des hasards. Il obtint qu’on enverrait des députés, et lui-même fut du nombre. Ils exigeraient que les Lacédemoniens, s’ils avaient des intentions droites, rendissent Panactum en bon état, restituassent Amphipolis, et abjurassent l’alliance des Béotiens, si ces Béotiens refusaient d’entrer dans la trève ; et cela, conformément à l’article qui portait que l’une des deux nations ne pourrait traiter sans l’autre. Les députés avaient ordre d’ajouter que, si Lacédémone s’obstinait dans l’injustice, Athènes allait recevoir les Argiens dans son alliance, et que déjà même ils étaient arrivés pour cet objet. En expédiant Nicias et ses collègues, on leur donna des instructions sur tous les autres griefs. À leur arrivée, ils annoncèrent les différens objets de leur mission, et finirent par déclarer que, si Lacédémone ne renonçait pas à l’alliance des Béotiens, en cas qu’ils ne voulussent pas accepter la trève, Athènes, de son côté, admettrait dans son alliance les Argiens et leurs amis.

Subjugués par l’ascendant de l’éphore Xénarès et de ceux de sa faction, les Lacédémoniens répondirent qu’ils ne renonceraient pas à l’alliance de la Béotie. Cependant, à la réquisition de Nicias, le serment de la trève fut renouvelé. Il craignait de se retirer sans avoir pu rien obtenir ; de devenir l’objet de mauvais propos, comme il le fut en effet, et de passer pour l’auteur de la trève avec Lacédémone. À son retour, les Athéniens, apprenant qu’il n’avait rien obtenu, s’emportèrent contre lui. Les Argiens et leurs alliés se trouvaient là : Alcibiade les introduisit dans l’assemblée. Ils conclurent un traité de paix et d’alliance offensive et défensive aux conditions suivantes :

Chap. 47 . « Un sincère et utile traité de paix de cent années, et par terre et par mer, a été conclu entre les Athéniens et leurs alliés, d’une part, et les Argiens, les Mantinéens et les Éléens, de l’autre.

» Durant ce temps, les Argiens, les Éléens, les Mantinéens, et leurs alliés, n’attaqueront, ni ouvertement ni par surprise, Athènes et les alliés de sa domination. Les Athéniens et leurs alliés contracteront le même engagement envers les Argiens, les Éléens, les Mantinéens et leurs alliés.

» À ces conditions, les Athéniens, les Argiens, les Éléens et les Mantinéens seront alliés pendant cent ans ; et si des ennemis entrent sur les terres des Athéniens, les Argiens, les Éléens et les Mantinéens dirigeront sur Athènes toutes les forces que réclameront les Athéniens.

» Les agresseurs d’Athènes, se retirant après avoir exercé des ravages, seront déclarés ennemis des Argiens, des Mantinéens, des Éléens et des Athéniens, et livrés aux hostilités de toutes ces républiques, dont aucune ne pourra faire la paix avec les agresseurs sans l’aveu de toutes.

» Si des ennemis entrent sur les terres des Éléens, des Mantinéens, des Argiens, les Athéniens secourront avec toute la vigueur possible, Argos, Élis, Mantinée, sur la réclamation de ces peuples.

» Et si ces ennemis se retirent après avoir fait le dégât, leur pays, considéré comme ennemi des Athéniens, des Argiens, des Mantinéens, des Éléens, sera livré aux hostilités de toutes ces républiques, et la paix ne pourra leur être accordée que du consentement de toutes.

» Elles ne souffriront pas que des gens armés, dans des intentions hostiles, traversent leur pays ni celui des alliés soumis à leur domination, ni la mer, à moins d’une autorisation décrétée à-la-fois par les villes d’Athènes, d’Argos, de Mantinée, d’Élis.

» La ville qui demandera des secours, sera tenue de fournir aux troupes qui en apporteront, des vivres pour trente jours, à compter du jour de leur arrivée dans la ville qui les aura mandées ; et en proportion, au retour.

» Si la ville qui aura mandé ces troupes, veut en user plus long-temps, elle donnera, à titre de subsistance, trois oboles d’Égine par jour pour chaque homme, soit hoplites, soit psile, soit archer, et une drachme d’Égine à chaque cavalier.

» La ville qui aura demandé des secours, jouira du commandement tant que la guerre se fera sur son territoire ; mais si les villes jugent à propos de porter en commun la guerre en quelque lieu, elles auront toutes une part égale au commandement.

» Les Athéniens jureront ce traité en leur nom et au nom de leurs alliés : les Argiens, les Mantinéens, les Éléens et leurs alliés jureront par république. Chacun prêtera le serment jugé dans son pays le plus solennel de tous, et le prêtera sur les grandes victimes.

» Voici quel sera le serment : Je m’en tiendrai à l’alliance, suivant les conventions arrêtées, conformément à la justice, sans dol, ni dommage. Je ne l’enfreindrai ni par fraude, ni par intrigue.

» À Athènes, le serment sera prêté par le sénat et les autorités populaires, et reçu par les prytanes ; à Argos, il sera prêté par le sénat, les quatre-vingts et les artynes, et reçu par les quatre-vingts ; à Mantinée, prêté par les démiurges, le sénat et les autres pouvoirs, et reçu par les théores et les polémarques ; à Élis, prêté par les démiurges, les trésoriers et les six cents, et reçu par les démiurges et les thesmophylaces.

» Il sera renouvelé par les Athéniens, qui se transporteront à Élis, à Mantinée et à Argos, trente jours avant les jeux olympiques ; par les Argiens, les Éléens et les Mantinéens, qui se rendront à Athènes, dix jours avant les grandes Panathénées.

» On inscrira les articles de ce traité de paix et d’alliance sur une colonne de pierre, à Athènes, dans l’acropole ; à Argos, dans l’agora de l’hiéron d’Apollon ; à Mantinée, dans l’agora de l’hiéron de Jupiter.

» Il sera posé aussi, à frais communs, une colonne d’airain dans l’Olympie, pendant les jeux olympiques, qui se célèbrent maintenant.

» Si ces villes imaginent quelque chose de mieux, elles l’ajouteront à ces articles ; et ce qui sera jugé convenable par toutes ces villes délibérant en commun, aura force de loi. »

Chap. 48. Ainsi fut conclu le traité de paix et d’alliance. Les Lacédémoniens et les Athéniens ne renoncèrent pas pour cela à celui qu’ils avaient entre eux : mais les Corinthiens, alliés des Argiens, n’y entrèrent pas, et ils ne jurèrent pas non plus le traité précédemment conclu entre les Éléens, les Argiens et les Mantinéens, et en vertu duquel on aurait paix ou guerre avec les mêmes peuples. Ils jugeaient suffisante la première alliance défensive, en vertu de laquelle ils devaient se secourir réciproquement, sans attaquer conjointement personne. Ainsi les Corinthiens se détachèrent de leurs alliés, et tournèrent de nouveau leurs pensées vers Lacédémone.

Chap. 49. Cet été se célébrèrent les jeux olympiques, où Androsthène d’Arcadie remporta, pour la première fois, le prix de pancrace. Les Lacédémoniens, pour n’avoir pas payé l’amende à laquelle les avaient condamnés les lois de l’Olympie, furent écartés, par les Éléens, de l’hiéron, et privés du droit d’offrir des sacrifices et de participer aux jeux. On Les accusait d’avoir tenté une attaque sur le fort de Phyrcus, et d’avoir fait marcher de leurs hoplites sur Lépréum pendant la durée de la trève olympique. L’amende était de deux mille mines, à deux mines par hoplites, suivant la loi. Les Lacédémoniens envoyèrent des députés réclamer contre l’iniquité du jugement, et représenter que la trève n’était pas encore déclarée à Lacédémone quand ils avaient envoyé les hoplites. Les Éléens répondirent que dès-lors existait chez eux la suspension d’armes ; qu’ils avaient l’usage de la proclamer d’abord sur leur territoire, et qu’ils étaient dans une parfaite sécurité, comme dans un temps de trève, lorsque tout-à-coup ils s’étaient vus inopinément attaqués. Les Lacédémoniens répliquaient que si Élis se trouvait lésée par eux, elle n’avait plus à leur envoyer des députés ; qu’en le faisant, elle devait éloigner toute idée d’offense reçue et s’abstenir de toutes hostilités ultérieures. Les Éléens persistaient dans le même langage, disant qu’on ne leur persuaderait pas qu’ils n’eussent point été offensés ; mais que si les Lacédémoniens voulaient rendre Lépréum, ils leur feraient, sur le montant de l’amende, remise de la somme qui leur revenait, et paieraient pour eux celle qui appartenait aux dieux.

Chap. 50. Les Lacédémoniens n’accueillaient pas ces propositions. Les Éléens alors leur dirent de ne point rendre Lépréum, puisqu’ils ne le voulaient pas ; mais, puisqu’ils désiraient ardemment leur admission dans l’hiéron, de montera à l’autel de Jupiter olympien, et de jurer, en présence des Hellènes, qu’ils paieraient un jour l’amende. Comme ils se refusaient même à cette nouvelle proposition, ils se virent interdites l’entrée de l’hiéron et toute communication aux sacrifices et aux jeux, et remplirent chez eux les actes de religion. Le reste de l’Hellade se rendit à la solennité, excepté les Lépréates. Néanmoins les Éléens, craignant que les Lacédémoniens n’employassent la force pour être admis aux sacrifices, établirent une garde de jeunes gens armés, auxquels se joignirent mille Argiens, autant de Mantinéens, et des cavaliers d’Athènes, qui attendaient à Argos la célébration de la fête : car on appréhendait fort, dans cette assemblée solennelle, de voir les Lacédémoniens arriver en armes, surtout depuis que Lichas de Lacédémone, fils d’Arcésilas, avait été battu dans la lice par les rhabdouques [c’est-à-dire, les juges des combats]. Ses coursiers avaient vaincu : mais, comme il ne lui était pas permis de concourir, la république béotienne avait été proclamée par le héraut, qui, s’avançant dans la lice, ceignit d’une bandelette le conducteur du char, pour montrer que ce char lui appartenait. Cet incident augmenta la crainte de tous les spectateurs ; on s’attendait à un événement. Cependant les Lacédémoniens se tinrent en repos, et les fêtes se passèrent sans trouble.

Après la célébration des jeux, les Argiens et leurs alliés se rendirent à Corinthe, pour prier cette république d’embrasser leur parti. Des députés de Lacédémone s’y trouvèrent. Après bien des conférences, rien ne fut conclu. Un tremblement de terre survint ; chacun se sépara. C’était à la fin de l’été.

Chap. 51. Au commencement de l’hiver, les Énianes, les Dolopes, les Méliens et une partie des Thessaliens, se mesurèrent contre les Héracléotes de Trachinie. Les peuples voisins de cette peuplades étaient ennemis, persuadés qu’Héraclée n’avait été fondée que pour les tenir en respect. La construction de cette ville était à peine achevée, qu’ils l’attaquèrent, et mirent tout en œuvre pour la détruire. Ils remportèrent la victoire. Xénarès, fils de Cnidis, de Lacédémone, qui commandait les Héracléotes, fut tué avec nombre des siens.

L’hiver finit, et avec lui la douzième année de la guerre.

Chap. 52. Dès le commencement de l’été suivant, comme, depuis cette bataille, Héraclée dépérissait, les Béotiens la reçurent sous leur protection, et chassèrent Hégésippidas le Lacédémonien, dont l’administration n’était point agréable. En prenant cette place, ils songeaient aux Athéniens, qui auraient pu s’en emparer à la faveur des troubles du Péloponnèse : mais cette intention ne les justifia nullement auprès des Lacédémoniens.

Le même été, Alcibiade, fils de Clinias, alors général des Athéniens, passa, d’intelligence avec les Argiens et leurs alliés, dans le Péloponnèse, accompagné d’un petit nombre d’hoplites et d’archers d’Athènes, ainsi que des alliés du pays. En le traversant avec son armée, il y régla ce qui intéressait l’alliance, persuada aux habitans de Patras de prolonger leurs fortifications jusqu’à la mer, et lui-même conçut le projet d’en élever d’autres sur le promontoire de Rhium d’Achaïe. Mais les Corinthiens, les Sicyoniens et les habitans des autres villes auxquelles ces constructions auraient nui, accoururent pour s’y opposer.

Chap. 53. Le même été s’éleva une guerre entre les Épidauriens et les Argiens, sous le prétexte d’une victime que les premiers devaient à Apollon pythien, pour la dîme des pâturages, et qu’ils n’avaient pas envoyée. Aux Argiens surtout appartenait l’intendance de l’hiéron ; mais, quand ils n’auraient pas eu de prétexte, ils étaient décidés, ainsi qu’Alcibiade, à s’emparer, s’il était possible, d’Épidaure : en même temps qu’ils retiendraient Corinthe en respect, les Athéniens auraient, pour leur amener du secours d’Égine, moins de chemin à faire qu’en tournant le cap Scyllæeum. Les Argiens se disposèrent donc à l’attaque de cette place, comme pour obliger les habitans à fournir la victime.

Chap. 54. Vers le même temps, les Lacédémoniens, avec toutes leurs forces, sortant du territoire de Sparte, marchèrent contre le Lycéum, dans les plaines de Leuctres, sur leurs frontières. Le roi Agis, fils d’Archidamus, les commandait. Tout le monde, même les ville, qui fournissaient des troupes, ignorait où il portait ses armes. Mais les diabatères (sacrifices faits au moment de franchir les frontières) n’ayant pas donné d’heureux présages, ils rentrèrent dans Sparte, et firent dire à leurs alliés de se tenir prêts à entrer en campagne le mois suivant (on était dans le mois carnien, qui est pour les Doriens un temps de fêtes). Ils étaient de retour quand les Argiens, quatre jours avant la fin de ce mois, partirent, quoique dans un jour fêté par eux de temps immémorial, fondirent sur l’Épidaurie, et la ravagèrent. Les Épidauriens implorèrent leurs alliés, mais de ceux-ci, les uns s’excusèrent sur le mois carnien, les autres s’avancèrent jusqu’à la frontière et restèrent dans l’inaction.

Chap. 55. Pendant que les Argiens étaient sur le territoire d’Épidaure, les députations des villes se rassemblaient à Mantinée, sur l’invitation des Athéniens. Les conférences se tenaient, quand Euphamidas de Corinthe observa que les faits s’accordaient mal avec les discours : pendant que, réunis et tranquillement assis, ils traitaient de la paix, les Épidauriens, leurs alliés, et les Argiens, étaient rangés en armes les uns contre les autres ; il fallait d’abord que ceux qui tenaient à l’un ou à l’autre parti, allassent séparer ces armées, et l’on se remettrait ensuite à parler d’un accord. Il fut écouté ; on partit, et l’on ramena de l’Épidaurie les Argiens. Le congrès fut repris, mais on ne put s’accorder. Les Argiens se jetèrent encore une fois sur l’Épidaurie, qu’ils ravagèrent.

Les Lacédémoniens voulurent aussi sortir de leur territoire et marcher contre Caryes ; mais, les diabatères n’ayant pas donné de présages favorables, ils revinrent sur leurs pas. Les Argiens retournèrent chez eux, après avoir dévasté le tiers de l’Épidaurie.

Mille hoplites d’Athènes, sous le commandement d’Alcibiade, s’étaient mis en marche pour défendre Caryes : ils arrivent ; ils voient que les Lacédémoniens ont renoncé à leur expédition ; et comme on n’avait plus besoin d’eux, ils se retirent.

Ainsi se termina l’été.

Chap. 56. Au commencement de l’hiver, les Lacédémoniens, échappant la surveillance des Athéniens, avaient envoyé par mer à Épidaure une garnison de trois cents hommes, sous le commandement d’Agésippidas. Les Argiens vinrent se plaindre à Athènes de ce que, contre la foi d’un traité qui portait qu’aucune des puissances contractantes ne laisserait passer d’ennemis sur son territoire, leur république avait laissé les Lacédémoniens côtoyer [hostilement] des rivages de pays alliés. Ils ajoutèrent que si l’on ne renvoyait pas à Pylos les Messéniens et les Hilotes pour harceler les Lacédémoniens, Argos se croirait offensée. Les Athéniens, à l’instigation d’Alcibiade, écrivirent au bas de la colonne lacédémonienne, que les Lacédémoniens n’avaient pas respecté leur serment ; transportèrent de Crasnies à Pylos les Hilotes pour exercer le brigandage, et du reste se tinrent en repos.

Quoique la guerre continuât cet hiver entre les Argiens et les Épidauriens, on ne vit point de bataille rangée, mais seulement des embuscades et des incursions, dans lesquelles il y eut du monde de tué de part et d’autre. À la fin de l’hiver, au commencement du printemps, les Argiens s’approchèrent d’Épidaure avec des échelles, croyant la place vide à cause de la guerre ; et comptant la prendre d’emblée ; mais ils se retirèrent sans succès.

L’hiver finit ainsi, et avec lui la treizième année de la guerre.

Chap. 57. Au milieu de l’été suivant, les Lacédémoniens, voyant leurs alliés d’Épidaure souffrans, ceux du Péloponnèse révoltés ou mécontens, et craignant que le mal n’empirât s’ils ne se hâtaient d’en arrêter les progrès, sortirent tous en armes contre Argos, eux et les Hilotes. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, les commandait ; avec eux marchaient les Tégéates et autres Arcadiens alliés de Lacédémone. Ceux du reste du Péloponnèse et du dehors se rassemblaient à Phlionte. Les Béotiens avaient cinq mille hoplites, autant de psiles, cinq cents cavaliers, et le même nombre d’hamippes ; Corinthe fournit deux mille hoplites ; le contingent des autres fut en proportion de leurs forces. Tous les Phliasiens prirent les armes, parce que l’armée était sur leur territoire.

Chap. 58. Les Argiens alors, pour la première fois, pressentant les suites de ces préparatifs des Lacédémoniens, sortirent, eux aussi, de leur territoire, au moment où leurs ennemis se rendaient à Phlionte pour opérer une jonction avec d’autres Péloponnésiens. Les Mantinéens vinrent aussitôt au secours des Argiens avec leurs alliés, et avec trois mille hoplites de l’Élide. Ils marchèrent à la rencontre des Lacédémoniens jusqu’à Méthydrium d’Arcadie. Chacune des deux armées s’empara d’une hauteur.

Les Argiens se disposaient à attaquer les Lacédémoniens, pensant qu’ils étaient encore seuls. Mais Agis, dès la nuit, leva son camp, et, à l’insu des ennemis, prit la route de Phlionte pour se joindre à ses alliés. Au lever de l’aurore, les Argiens s’apercevant de son départ, marchèrent d’abord du côté d’Argos, et prirent ensuite la route de la Némée, par où ils pensaient que les Lacédémoniens descendraient avec leurs alliés. Mais Agis, au lieu de suivre ce chemin, fit part de son projet aux Lacédémoniens, aux Arcadiens et aux Épidauriens, prit une autre route difficile, et descendit vers la plaine d’Argos. Les Corinthiens, les Pellènes et les Phliasiens prirent d’un autre côté un chemin escarpé. Quant aux Béotiens, aux Mégariens et aux Sicyoniens, il leur avait été enjoint de se diriger sur la Némée, où étaient campés les Argiens, que l’on surprendrait par derrière avec la cavalerie, s’ils venaient attaquer Agis. Ayant ainsi distribué ses forces, Agis se jeta dans la plaine, et ravagea, entre autres campagnes, celle de Saminthe.

Chap. 59. À cette nouvelle, dès qu’il est jour, les Argiens accourent de la Némée, et rencontrent un corps de Phliontins et de Corinthiens. Ils tuèrent quelques Phliontins, et perdirent un nombre d’hommes à peu près égal sous les coups des Corinthiens. Les Béotiens, les Mégariens et les Sicyoniens se dirigèrent sur la Némée, suivant l’ordre qu’ils en avaient reçu, mais n’y trouvèrent plus les Argiens, ils étaient descendus à la vue de leurs champs ravagés, et s’étaient mis en ordre de bataille. Les Lacédémoniens, de leur côté, se préparèrent au combat. Ceux d’Argos se trouvaient pris au milieu des ennemis. Du côté de la plaine, les Lacédémoniens, et ce qu’ils avaient avec eux d’alliés, leur ôtaient toute communication avec la ville ; des hauteurs descendaient l’armée de Phlionte et de Corinthe ; du côté de la Némée s’avançaient les Béotiens, les Sicyoniens et les Mégariens. Les Argiens n’avaient pas de cavalerie ; car seuls de leurs alliés, les Athéniens n’étaient pas encore arrivés. En général, les Argiens et leurs alliés ne voyaient pas le mal aussi grave qu’il était ; ils se croyaient même en bonne position pour livrer le combat, et se félicitaient de tenir l’armée de Lacédémone sur leur territoire et dans le voisinage de leur ville. Mais, comme les deux armées étaient sur le point d’engager l’action, deux hommes d’Argos, Trasylle, l’un des cinq généraux, et Alciphron, proxène des Lacédémoniens, vinrent détourner Agis de donner bataille. À les entendre, les Argiens étaient prêts à terminer à l’amiable leurs différends avec Lacédémone, à faire la paix pour l’avenir, et à l’assurer par un traité.

Chap. 60. C’était d’eux-mêmes et sans l’aveu du peuple qu’ils parlaient ainsi. Agis, de son côté, prit sur lui d’accueillir leurs propositions, sans se consulter avec un certain nombre de citoyens. S’étant contenté de les communiquer à un seul homme en place qui se trouvait dans son armée, il conclut une trève de quatre mois, durant lesquels les conventions devaient être exécutées. Aussitôt après, il ramena ses troupes sans rien dire à aucun des alliés. Les Lacédémoniens et les alliés le suivirent aveuglément, par obéissance à la loi ; mais ils se plaignaient amèrement entre eux de sa conduite, persuadés qu’ils venaient de perdre une belle occasion de combattre, et qu’ils se retiraient sans avoir rien fait qui répondît à ce que leurs forces avaient d’imposant, et au moment où, de toutes parts, l’ennemi se trouvait renfermé par leur cavalerie et leur infanterie. C’était en effet la plus belle armée hellénique qui se fût organisée jusqu’à cette époque. Elle était encore rassemblée tout entière dans la Némée ; on voyait une levée en masse des Lacédémoniens ; on y remarquait aussi des Arcadiens, des Béotiens, des Corinthiens, des Sicyoniens, des Pellènes, des Phliasiens, des Mégariens, tous hommes d’élite de chaque nation, qui semblaient dignes de se mesurer, non seulement avec la confédération d’Argos, mais avec toute autre armée qui aurait pu s’y joindre. Ce ne fut donc pas sans un vif ressentiment contre Agis que ces troupes firent retraite et se séparèrent pour regagner leurs foyers.

Mais les Argiens étaient encore bien plus aigris contre ceux qui avaient traité sans le concours du peuple, croyant, eux aussi, que l’armée lacédémonienne venait de leur échapper dans une circonstance qui jamais ne se représenterait aussi favorable ; car on eut combattu près de la ville et avec l’aide de vaillans alliés. En revenant, ils allaient lapider Thrasylle dans le Charadrum, où, avant de rentrer, ils jugent les délits militaires, mais il se réfugia sur l’autel, et sauva sa vie ; ses biens furent confisqués au profit du public.

Chap. 61. Après cet événement, mille hoplites d’Athènes et trois cents hommes de cavalerie accoururent, commandés par Lachès et Nicostrate.

Les Argiens, qui, quoique mécontens, hésitaient à rompre la trève avec Lacédémone, les prièrent de s’en retourner. Quelque envie même que montrassent les Athéniens d’entrer en négociation, on ne les introduisit en présence du peuple qu’après y avoir été forcé par les prières des Mantinéens et des Éléens, qui ne s’étaient pas encore retirés.

Les Athéniens parlèrent par l’organe d’Alcibiade, leur député, au milieu des Argiens et des alliés d’Argos, et dirent qu’on n’avait pu traiter légalement sans le concours des puissances confédérées ; qu’ils arrivaient à propos et qu’il fallait faire la guerre. Leur discours persuada les confédérés, qui tous se portèrent à Orchomène d’Arcadie, excepté les Argiens. Ceux-ci, quoique persuadés par les représentations d’Alcibiade, restèrent d’abord en arrière, mais ensuite ils entrèrent en campagne. Tous campèrent devant Orchomène, l’assiégèrent d’un commun effort, et donnèrent des assauts à la place, dont ils voulaient se rendre maîtres, surtout parce que les Lacédémoniens y avaient déposé des otages d’Arcadie. La faiblesse des fortifications, le nombre des ennemis, effrayaient les Orchoméniens ; personne ne venant à leur secours, ils craignaient de périr faute d’assistance. Ils capitulèrent donc, à condition d’entrer dans la confédération, de donner des otages, et de remettre aux Mantinéens ceux que Lacédémone avait déposés chez eux.

Chap. 62. Les confédérés, maîtres d’Orchomène, examinaient entre eux quelle place il convenait d’attaquer d’abord. Les Éléens voulaient que ce fût Lépréum ; et les Mantinéens, Tégée. Les Argiens et les Athéniens se joignirent à ceux de Mantinée. Les Éléens se retirèrent, offensés de ce qu’on ne se décidait pas pour le siége de Lépréum. Le reste des alliés fit, à Mantinée, ses dispositions comme pour entrer [sans coup férir] dans Tégée : quelques-uns même des Tégéates travaillaient dans l’intérieur de la place à les seconder.

Chap. 63. Les Lacédémoniens, après leur retour d’Argos et la conclusion de la trève de quatre mois, reprochèrent vivement à Agis de ne leur avoir pas soumis Argos, l’occasion s’en étant présentée plus belle qu’eux-mêmes n’eussent osé l’espérer ; car il n’était pas facile de rassembler des alliés si nombreux et d’un si grand courage. Mais, la nouvelle de la prise d’Orchomène venant encore à aigrir leur ressentiment, ils voulaient, dans leur premier transport, raser la maison d’Agis, et le condamner à une amende de cent mille drachmes, mesure violente qui était peu dans leurs mœurs. Celui-ci les supplia de ne pas exercer contre lui de telles rigueurs : un beau fait d’armes effacerait sa faute ; s’il y manquait, ils prendraient le parti qu’ils jugeraient à propos. Ils renoncèrent à l’idée de le mettre à l’amende et de raser sa maison ; mais ils portèrent, dans cette circonstance, une loi inconnue chez eux : ils lui donnèrent en effet dix Spartiates pour conseil, sans l’aveu desquels il ne pourrait faire sortir l’armée hors de la ville.

Chap. 64. Cependant arrivent à Sparte des Tégéates attachés au parti des Lacédémoniens. Ils leur annoncent que s’ils ne se montrent au plus tôt, Tégée va quitter leur alliance pour celle des Argiens et de leurs alliés, et que la défection est presque opérée. À l’instant même, avec une célérité alors sans exemple, s’exécute une levée en masse de Lacédémoniens et d’Hilotes. Ils partent pour Orestium, dans la Ménalie, faisant dire aux alliés des Arcadiens de se rassembler et de marcher sur leurs pas à Tégée. Mais arrivés à Orestium, ils renvoyèrent, pour garder leurs foyers, le sixième de leur monde, où se trouvait compris ce qui était trop vieux ou trop jeune ; puis, avec le reste des troupes, ils arrivèrent à Tégée. Peu après vinrent les alliés d’Arcadie. Bientôt aussi ceux de Corinthe, de la Béotie, de la Phocide, de la Locride, furent mandés pour Mantinée. L’ordre arrivant subitement, il leur était difficile, sans se réunir et s’attendre les uns les autres, de traverser le pays ennemi, qui s’opposait à leur marche : cependant on fit diligence. Quant aux Lacédémoniens, prenant avec eux ce qui se trouvait à leur disposition de troupes arcadiennes alliées, ils se jetèrent dans les campagnes de Mantinée, campèrent près de l’hiéron d’Hercule, et ravagèrent le territoire.

Chap. 65. Les Argiens et leurs alliés, dès qu’ils les aperçoivent, s’emparent d’un poste fortifié par la nature et de difficile accès, et se rangent en ordre de bataille. Aussitôt avancèrent les Lacédémoniens. Ils s’étaient approchés jusqu’à portée de la pierre et du javelot, quand un vieillard, jugeant inexpugnable le fort vers lequel on marchait, s’écria : « Agis veut guérir un mal par un autre mal ; » taxant par là d’ardeur inconsidérée son empressement à effacer la honte de cette retraite d’Argos qu’on lui reprochait. Agis, ou troublé de l’accent animé du vieillard, ou, pour toute autre raison, changeant tout-à-coup d’avis, retire promptement ses troupes avant quelles en viennent aux mains, entre dans la campagne de Tégée, et détourne, du côté de Mantinée, des eaux, perpétuel objet de discorde entre les Mantinéens et les Tégéates, qui en étaient fort incommodés, quelle qu’en fût la direction : il voulait que les Argiens et les alliés, dès qu’ils s’apercevraient de son travail, descendissent de leur colline sur le terrain où il occupait ses troupes à détourner les eaux, et que l’action s’engageât dans la plaine.

Il passa donc cette journée à détourner les eaux. Les Argiens et les alliés, étonnés de la retraite soudaine des Lacédémoniens, se perdirent d’abord en conjectures ; mais bientôt, mécontens de leur inaction et de la disparition d’un ennemi qu’ils ne poursuivaient pas, ils accusèrent encore une fois leurs généraux d’avoir précédemment laissé échapper les Lacédémoniens qu’on tenait enfermés près d’Argos, et, maintenant qu’ils fuyaient, de favoriser leur fuite et de trahir ainsi l’armée. Les généraux, d’abord troublés des murmures, firent ensuite descendre les soldats de la colline, s’avancèrent dans la plaine, y campèrent, résolus de marcher contre l’ennemi.

Chap. 66. Le lendemain les Argiens et les alliés se rangèrent dans l’ordre où ils devaient combattre, si l’occasion s’en présentait. Les Lacédémoniens quittaient le bord des eaux pour retourner au même camp, près de l’hiéron d’Hercule, quand tout-à-coup ils voient les ennemis qui, partis tous en bon ordre de la colline, les avaient devancés. Dans ce moment de crise, ils se sentirent saisis de la plus grande terreur : ils n’avaient, en effet, que peu de temps pour se préparer au combat. Ils se hâtent de prendre leurs rangs. Agis dirigeait tous les mouvemens, conformément à la loi ; car, lorsque le roi conduit l’armée, tous lui obéissent. Il commande lui-même aux polémarques ; les polémarques, aux lochages ; les lochages, aux chefs de pentécostys ; ceux-ci, aux énomotarques ; et les énomotarques, chacun à son énomotie. Les ordres des rois, suivant cette marche, arrivent en un clin d’œil ; car, dans une armée lacédémonienne, un petit nombre excepté, tous sont commandans de commandans ; la surveillance est confiée à un grand nombre d’agens.

Chap. 67. L’aile gauche, dans cette journée, était formée par les Scirites, qui, toujours séparés des Lacédémoniens, font un corps distinct. Parmi eux étaient les compagnons d’armes de Brasidas dans la Thrace littorale, et avec ceux-ci les Néodamodes. Venaient ensuite les Lacédémoniens, distribués en lochos, et près d’eux étaient les Arcadiens, d’abord les Héréens, ensuite les Ménaliens ; et à l’aile droite, les Tégéates avec quelques Lacédémoniens, placés à l’extrémité. Leur cavalerie flanquait les deux ailes. C’est dans cet ordre qu’était rangée l’armée lacédémonienne.

Dans celle de leurs ennemis, les Mantinéens occupaient la droite, parce que le combat se donnait sur leur territoire. Près d’eux se trouvaient des Arcadiens alliés ; ensuite les mille hommes d’élite d’Argos, à qui leur république fournissait depuis long-temps à ses frais les moyens de s’exercer ; ils avaient à côté d’eux le reste des Argiens ; ensuite venaient leurs alliés les Cléonéens et les Ornéates ; enfin les Athéniens, qui formaient l’extrémité de l’aile gauche, ayant avec eux la cavalerie de leur pays.

Chap. 68. Tels étaient l’ordonnance et l’appareil des deux armées, dont la plus nombreuse était évidemment celle de Lacédémone. Au reste, je n’ai pu déterminer avec certitude quelles étaient les forces de toutes les nations ensemble, ou celles de chacune en particulier : fidèles à l’esprit mystérieux de leur politique, les Lacédémoniens se gardaient de faire connaître les leurs ; et quant à celles que s’attribuaient leurs ennemis, on ne peut guère y ajouter foi, à cause de cette jactance naturelle aux hommes, qui les porte à l’exagération. Néanmoins, par le calcul suivant, on pourra évaluer le nombre des Lacédémoniens qui se trouvèrent à cette journée. Sept lochos donnèrent, sans compter les Scirites, qui étaient au nombre de six cents. Chaque lochos avait quatre pentécostys, et la pentécostys, quatre énomoties. On combattait sur quatre de front dans chaque énomotie. Tous n’étaient pas rangés sur la même profondeur, mais comme le voulait chaque lochage. En général, ils étaient sur huit de profondeur. En tout, sans compter les Scirites, le premier rang avait quatre cent quarante-huit hommes.

Chap. 69. Les armées étant près d’en venir aux mains, les commandans de chaque peuple encouragèrent ainsi leurs guerriers : on représentait aux Mantinéens que c’était pour la patrie qu’ils allaient combattre, qu’il s’agissait ou de la domination (après en avoir goûté les douceurs, en seraient-ils dépouillés ?) ou de la servitude (y retomberaient-ils de nouveau ?) ; aux Argiens, qu’il s’agissait de défendre leur ancienne prééminence et cette égalité dont ils avaient joui dans le Péloponnèse, et de punir de nombreuses injures sur des ennemis, leurs voisins ; aux Athéniens, qu’il était beau, en se mesurant avec des alliés nombreux et vaillans, de ne céder à aucun d’eux en vertu ; qu’une fois vainqueurs des Lacédémoniens dans le Péloponnèse, ils affermiraient et accroîtraient leur empire, et mettraient leur territoire à l’abri des ravages. De semblables encouragemens étaient donnés aux Argiens et à leurs alliés. Les Lacédémoniens, et de leur propre mouvement, et aussi selon les usages militaires, s’excitaient à se ressouvenir de cette valeur dont ils avaient la conscience, sachant qu’une longue pratique de belles actions est un moyen plus efficace de salut, que d’éloquentes exhortations d’un moment.

Chap. 70. Bientôt les deux armées s’avancent l’une contre l’autre : les Argiens et leurs alliés, avec impétuosité et fureur ; les Lacédémoniens, lentement et soumis au rhythme d’un grand nombre de joueurs de flûte établis par la loi, non dans un esprit religieux, mais pour régler le pas des soldats et les empêcher de rompre leurs rangs, comme il arrive souvent aux armées nombreuses marchant au combat.

Chap. 71. Au moment d’en venir aux mains, Agis imagina cet expédient. Les soldats, en général, quand ils vont à l’ennemi, se poussent de préférence sur la droite, en sorte que chaque aile droite d’armée déborde la gauche qui lui est opposée. C’est que chacun, pour se garantir, met le plus possible de son côté nu à l’abri du bouclier du soldat placé à sa droite, et croit que cette union immédiate le protége efficacement. L’impulsion est donnée par le soldat placé au premier rang de l’extrémité droite, toujours attentif à dérober à l’ennemi la partie du corps que ne couvre pas le bouclier : le reste de la ligne imite ce mouvement par le même motif. Les Mantinéens dépassaient de beaucoup l’aile qu’occupaient les Scirites ; les Lacédémoniens et les Tégéates dépassaient plus encore celle des Athéniens, parce qu’ils étaient nombreux. Agis, craignant que sa gauche ne fût tournée, s’apercevant que les Mantinéens s’étendaient beaucoup, ordonna aux Scirites et aux troupes de Brasidas de se détacher de leur ligne, de se porter sur la gauche, et de prendre un front égal à celui des Mantinéens, et il commande aux polémarques Hipponoïdas et Aristoclès, qui avaient deux lochos, d’avancer de l’aile droite et de remplir le vide causé par ce déplacement ; persuadé que l’aile droite aurait toujours assez de monde, et que les troupes opposées aux Mantinéens acquerraient ainsi plus de force.

Chap. 72. Cet ordre étant donné dans le moment même et à l’improviste, Aristoclès et Hipponoïdas refusèrent de passer à l’endroit qu’on leur marquait, refus qu’on taxa de lâcheté, et qui, plus tard, fit prononcer contre eux, à Sparte, la peine de l’exil. Il arriva de là que les ennemis furent les premiers à attaquer ; les deux cohortes n’ayant point d’abord passé, à l’ordre d’Agis, du côté des Scirites, il leur devint ensuite impossible de se joindre à eux et de remplir le vide. Mais si, dans ce moment, les Lacédémoniens parurent bien inférieurs en habileté à un ennemi prompt à profiter de la désobéissance de deux chefs, ils ne se montrèrent nullement inférieurs en courage. Il est vrai que, dans l’attaque, la droite des Mantinéens fit tourner le dos aux Scirites et aux soldats de Brasidas ; que les Mantinéens, les alliés et les mille hommes d’élite d’Argos, se jetèrent dans l’espace resté vide et tout ouvert ; qu’ils battirent les Lacédémoniens, les enveloppèrent, les mirent en fuite, les poussèrent jusqu’aux bagages, et tuèrent quelques-uns des vieillards postés pour les garder : en sorte que, dans cette partie, les Lacédémoniens eurent le dessous. Mais, le reste de l’armée, et surtout le centre, où était Agis, ayant autour de lui les cavaliers nommés les trois cents, tombèrent sur les vétérans d’Argos, sur les cinq lochos cléonéens et ornéates, et sur ce qui se trouvait d’Athéniens rangés près d’eux, et les mirent en fuite, sans que la plupart eussent osé en venir aux mains. À peine ceux-ci virent-ils avancer les Lacédémoniens, qu’ils cédèrent : plusieurs même, n’ayant pu prévenir le choc qui les accabla soudain, furent foulés aux pieds.

Chap. 73. Les Argiens et leurs alliés ayant fléchi dans le centre, les deux ailes se rompirent dès lors en même temps, et l’aile droite des Lacédémoniens et des Tégéates dépassa les Athéniens et les tourna. Ceux-ci couraient des deux côtés un grand péril, déjà vaincus d’une part, et de l’autre investis. Ils auraient souffert plus que tout le reste de l’armée, si la cavalerie qui se trouvait avec eux ne les eût protégés. D’ailleurs Agis, voyant sa gauche souffrante et pressée par les Mantinéens et les mille hommes d’Argos, donna l’ordre à toute l’armée de passer à l’aile qui avait du dessous. Comme, par cette manœuvre, les troupes opposées aux Athéniens défilaient et s’éloignaient d’eux, ils se sauvèrent à loisir, et avec eux les Argiens vaincus. Les Mantinéens, leurs alliés, et l’élite des Argiens, ne pensèrent plus à presser les ennemis, mais s’enfuirent, voyant les leurs défaits, et les Lacédémoniens prenant un avantage décidé. La plupart des Mantinéens périrent ; l’élite des Argiens se sauva presque entière. La fuite de ceux-ci et la retraite des Athéniens ne furent ni pénibles ni longues : car les Lacédémoniens, tant qu’ils n’ont pas contraint les ennemis à céder, combattent avec autant de constance que d’énergie ; mais dès qu’ils les ont mis en fuite, ils ne les poursuivent ni long-temps, ni vivement.

Chap. 74. Telles furent, ou à très peu de chose près, les circonstances de cette bataille, la plus mémorable que les Hellènes eussent donnée depuis long-temps, et à laquelle concoururent les villes les plus importantes. Les Lacédémoniens offrirent en spectacle les armes des ennemis tués, dressèrent un trophée, dépouillèrent les morts, recueillirent les leurs, les portèrent à Tégée, où l’on célébra leurs funérailles, et, par accord, rendirent ceux des ennemis. Dans cette journée, les Argiens, les Ornéates et les Cléonéens perdirent en tout sept cents hommes ; les Mantinéens, deux cents ; les Athéniens, y compris les Éginètes, autant, et de plus l’un et l’autre de leurs généraux. Les alliés de Lacédémone eurent trop peu à souffrir pour que leur perte soit digne de mention : celle des Lacédémoniens n’est pas exactement connue ; cependant on la portait à trois cents hommes.

Chap. 75. Avant la bataille, l’autre roi de Lacédémone, Plistoanax, accourait avec les vieillards et la jeunesse. Il vint jusqu’à Tégée ; mais, sur la nouvelle de la victoire, il se retira. Les Lacédémoniens envoyèrent contremander les Corinthiens et les peuples situés hors de l’isthme. Eux-mêmes firent leur retraite, renvoyèrent leurs alliés ; et comme les fêtes carnéennes tombaient à cette époque, ils les célébrèrent. Cette seule bataille répondit, soit aux reproches de lâcheté que leur avait attirés, de la part des Hellènes, leur désastre de Sphactérie, soit à celui de lenteur et d’irrésolution. On vit bien alors que leur fortune avait pu changer, mais non pas leur courage.

La veille du combat, les Épidauriens s’étant jetés, avec toutes leurs forces, sur l’Argolide, qu’ils savaient abandonnée, avaient tué nombre de ceux qui, pendant que le reste des Argiens tenait la campagne, étaient demeurés pour défendre le pays. Mais, après la bataille, trois mille hoplites éléens, et mille Athéniens, outre ceux qui étaient partis les premiers, vinrent au secours des Mantinéens. Tous ces alliés se portèrent aussitôt à Épidaure, dans le temps que les Lacédémoniens célébraient les Carnéennes. Ils entreprirent, en partageant entre eux le travail, d’envelopper la ville d’un mur de circonvallation ; et, quoique les autres y renonçassent, les Athéniens remplirent diligemment la tâche qui leur avait été confiée, celle d’achever les fortifications de l’acropole, hiéron de Junon. Tous contribuèrent à former la garnison qu’on y laissa ; puis les troupes licenciées s’en retournèrent chacune par république. L’été finissait.

Chap. 76. Au commencement de l’hiver suivant, aussitôt après la célébration des Carnéennes, les Lacédémoniens sortirent en armes de la Laconie, et, arrivés à Tégée, firent porter à Argos des propositions de paix. Déjà auparavant il s’y trouvait des gens disposés en leur faveur, qui désiraient détruire le gouvernement populaire. Depuis le succès de la bataille, il leur devenait bien plus facile d’amener le grand nombre à un accord. Ils voulaient faire conclure avec Lacédémone d’abord une trève, ensuite un traité d’alliance offensive et défensive, et par là même attaquer l’autorité du peuple. Lichas, fils d’Arcésilas, hôte des Argiens, arriva avec des instructions de la part de Lacédémone : les unes, en cas qu’ils voulussent la guerre ; les autres, s’ils préféraient la paix. Il s’éleva de grandes contestations, car Alcibiade se trouvait à Argos. Mais ceux qui négociaient en faveur de Lacédémone osèrent enfin se montrer, et persuadèrent aux Argiens d’accepter les conditions suivantes :

Chap. 77. « Il plaît à l’assemblée des Lacédémoniens de s’accorder avec les Argiens, aux conditions suivantes :

» Ceux-ci rendront aux Orchoméniens leurs enfans, aux Ménaliens leurs otages, aux Lacédémoniens les hommes qu’ils ont pris à Mantinée ; ils sortiront des champs d’Épidaure, et raseront les fortifications qu’ils y ont élevées.

» Si les Athéniens ne sortent pas du territoire d’Épidaure, ils seront ennemis des Argiens et des Lacédémoniens, des alliés de Lacédémone et de ceux d’Argos.

» Les Lacédémoniens rendront aux villes contractantes les enfans qu’ils ont en gage.

» Sur ce qui regarde la victime à offrir au Dieu, ils laisseront porter aux Épidauriens la formule du serment, et leur permettront de le prononcer.

» Les villes, grandes ou petites, situées dans le Péloponnèse, seront toutes libres, et rendues à leurs anciennes institutions.

» Si quelque puissance du dehors du Péloponnèse entre dans le Péloponnèse à main armée, les Argiens tiendront conseil avec les Péloponnésiens, et les repousseront d’un commun effort, et de la manière qui semblera le plus convenable à ces derniers.

» Les puissances alliées de Lacédémone, au dehors du Péloponnèse, le seront aux mêmes conditions dont jouissent les alliés de Lacédémone et ceux d’Argos ; et elles conserveront la propriété de leur territoire.

» Les Argiens et les Lacédémoniens notifieront à leurs alliés les conditions du traité ; et si elles leur plaisent, ils les y feront participer : si les alliés y désirent des changemens, ils notifieront leur vœu par une députation. »

Chap. 78. Les Argiens acceptèrent d’abord ces propositions, et l’armée des Lacédémoniens se retira de Tégée et regagna ses foyers. Peu après, lorsqu’il se fut établi entre eux un commerce mutuel, les mêmes hommes qui avaient ménagé ce traité, amenèrent les Argiens à quitter l’alliance de Mantinée, de l’Élide et d’Athènes, et à conclure avec Lacédémone un traité de paix et d’alliance offensive et défensive dont voici la teneur :

Chap. 79. « Les Lacédémoniens et les Argiens ont décrété qu’il y aurait entre eux paix et alliance offensive et défensive de cinquante années, aux conditions suivantes :

» Ils soumettront leurs différends à des tribunaux équitables, et dans lesquels leurs droits seront également respectés, suivant les coutumes de leurs pères.

» Cette paix et cette alliance seront communes aux autres républiques du Péloponnèse, qui conserveront leur indépendance, la propriété de leur ville et de leur territoire, et soumettront leurs différends à un arbitrage équitable.

» Les alliés de Lacédémone hors du Péloponnèse jouiront des mêmes droits que les Lacédémoniens ; et les alliés d’Argos, des mêmes droits que les Argiens : chacun conservant la propriété de ce qu’il possède.

» Si une expédition doit être entreprise en commun, les Lacédémoniens et les Argiens délibéreront entre eux sur les mesures les plus justes et les plus conformes aux intérêts des alliés.

» S’il s’élève des contestations entre des villes situées au dedans ou au dehors du Péloponnèse, soit sur les limites, soit sur quelque autre objet, elles les soumettront à un arbitrage.

» Toute ville alliée qui aurait des sujets de contestations, recourrait au jugement de telle ville qu’elle croirait également favorable aux deux partis.

» Les citoyens seront jugés selon les lois du pays. »

Chap. 80. Tels furent le traité et l’alliance que conclurent les deux peuples. Ils se restituèrent mutuellement ce qu’ils avaient pris l’un sur l’autre durant la guerre, terminèrent leurs différends, réglèrent dès lors les affaires en commun, et décrétèrent qu’il ne serait reçu ni message ni députation de la part des Athéniens, que ceux-ci n’eussent préalablement évacué le Péloponnèse et abandonné leurs fortifications, et qu’il ne serait fait avec eux ni paix ni guerre que d’un commun accord. Mais le plus grand objet de leur sollicitude, c’étaient les places de la Thrace littorale. Les deux peuples députèrent donc vers Perdiccas, et lui persuadèrent d’entrer dans leur ligue. Cependant le prince ne renonça pas tout de suite à l’alliance d’Athènes ; mais il projetait de la rompre, parce qu’il voyait les Argiens lui en donner l’exemple, et qu’il était lui-même originaire d’Argos. Les Lacédémoniens et les Argiens renouvelèrent aussi avec les Chalcidiens leurs anciens sermens, et en ajoutèrent de nouveaux : Argos, en outre, députa vers Athènes pour sommer cette république d’évacuer les fortifications d’Épidaure. Les Athéniens, voyant que les leurs étaient en petit nombre contre des troupes nombreuses, unies pour la défense du pays, firent partir Démosthène, qu’ils chargèrent de ramener leurs soldats. Il arriva, feignit de vouloir les exercer hors de la forteresse à des combats gymniques ; et quand tout ce qui n’était pas Athénien fut sorti, il ferma les portes [et se délivra ainsi de ce qui lui était contraire] : plus tard cependant, les Athéniens ayant renouvelé leur traité avec les Épidauriens, leur rendirent les fortifications.

Chap. 81. Après qu’Argos eut rompu avec Athènes, Mantinée voulut d’abord résister ; mais, trop faible sans l’assistance d’Argos, elle accepta aussi l’alliance des Lacédémoniens, et renonça à la domination sur les villes qui lui étaient soumises. Lacédémone et Argos mirent sur pied chacune mille hommes ; quant à Sicyone, les Lacédémoniens, à leur arrivée, y firent seuls pencher la balance du côté des nobles, abolirent aussi dans Argos la démocratie et y substituèrent l’oligarchie, toujours chère à Lacédémone. Ces événemens eurent lieu à l’approche du printemps.

La quatorzième année de la guerre finissait avec l’hiver.

Chap. 82. L’été suivant, les Dictidiens, peuple du mont Athos, quittèrent l’alliance d’Athènes pour s’unir aux Chalcidiens. Les Lacédémoniens parvinrent à se concilier l’Achaïe, qui auparavant ne leur était pas favorable. Le peuple d’Argos se coalisa insensiblement, prit de l’audace, et attaqua les oligarques. Il attendit le moment où les Lacédémoniens célébraient les gymnopédies. On se battit dans la ville ; le peuple l’emporta, tua les uns, chassa les autres. Les Lacédémoniens furent long-temps à se rendre à l’invitation de leurs amis qui les appelaient : ils interrompirent enfin les gymnopédies et accoururent ; mais ils apprirent à Tégée que le peuple était victorieux, et, malgré les prières de ceux qui s’étaient échappés, ils ne voulurent pas aller au-delà ; ils retournèrent chez eux, et reprirent la célébration de la fête. Il leur vint ensuite des députations tant des Argiens de la ville que de ceux qui en étaient sortis. En présence des alliés, il y eut de part et d’autre de longues discussions, dont le résultat fut de déclarer coupables les Argiens de la ville. On résolut de marcher à Argos ; mais il y eut de nouveaux délais et du temps perdu. Le peuple en profita ; craignant les Lacédémoniens, il invoqua de nouveau l’alliance d’Athènes, dans l’espérance d’en tirer de grands secours. Il éleva aussi de longues murailles jusqu’à la mer, pour se ménager, s’il venait à être renfermé du côté de terre, la facilité de recevoir par mer les rafraîchissemens qu’on lui apporterait d’Athènes. Certaines villes du Péloponnèse fermaient les yeux sur la construction de ces murailles. Les Argiens y travaillèrent tous sans exception, eux leurs femmes, leurs esclaves, secondés de maçons et de tailleurs de pierres venus d’Athènes. L’été finissait.

Chap. 83. L’hiver suivant, les Lacédémoniens, qu’inquiétaient ces travaux, marchèrent contre Argos avec leurs alliés, excepté les Corinthiens. Ils comptaient sur un parti qui d’Argos même les secondait. Agis, fils d’Archidamus, roi de Lacédémone, commandait l’armée. Les intelligences qu’ils entretenaient dans la ville, et qui semblaient devoir les servir, leur furent inutiles ; mais ils enlevèrent et détruisirent les murailles, s’emparèrent d’Hysies, place de l’Argolide, égorgèrent tout ce qu’ils prirent d’hommes libres, puis se retirèrent et se rendirent chacun dans leurs villes respectives.

Les Argiens, à leur tour, marchèrent contre la Phliasie, et ne se retirèrent qu’après l’avoir dévastée, parce qu’on y avait accueilli leurs exilés, qui, pour la plupart, avaient cherché un asile en ce lieu.

Le même hiver, les Athéniens interdirent à Perdiccas l’entrée des ports de la Macédoine. Ils lui reprochaient d’avoir fait partie de la ligue d’Argos et de Lacédémone, et d’avoir été, par sa retraite, la principale cause de la dispersion de leur armée, lorsque, sous le commandement de Nicias, ils se disposaient à la guerre contre les Chalcidiens de la Thrace littorale et contre Amphipolis, et qu’il feignait d’être encore dans leur alliance. On le jugea donc ennemi.

Avec ces événemens finirent l’hiver et la quinzième année de la guerre.

Chap. 84. L’été suivant, Alcibiade cingla vers Argos, avec vingt vaisseaux, et enleva trois cents Argiens qui paraissaient encore suspects, et que l’on croyait dans les intérêts de Lacédémone. Les Athéniens les dispersèrent dans les îles voisines de leur domination.

Ils se portèrent contre l’île de Mélos avec trente de leurs vaisseaux, six de Chio, et de Lesbos. Eux-mêmes fournissaient douze cents hoplites, trois cents archers, vingt archers à cheval ; leurs alliés et les insulaires donnaient, pour cette expédition, environ quinze cents hoplites.

Les habitans de Mélos, colonie de Lacédémone, ne voulaient pas, comme ceux des autres îles, obéir aux Athéniens. D’abord ils gardèrent la neutralité et se tinrent en repos ; mais ils en vinrent ensuite à une guerre ouverte, quand les Athéniens les y eurent forcés, en ravageant leurs campagnes. Les généraux Cléomède, fils de Lycomède, et Tisias, fils de Tisimaque, campèrent donc sur le territoire de Mélos avec un appareil menaçant ; mais, avant tout, ils envoyèrent des députés conférer avec les habitans. On ne les introduisit point dans l’assemblée du peuple ; mais on leur dit de communiquer aux magistrats et aux oligarques l’objet de leur mission. Les députés parlèrent ainsi :

Chap. 85. Les Athéniens. « Vous n’avez donc pas voulu que cette conférence se tînt devant le peuple ; et telle a été, nous le comprenons bien, votre pensée, en ne nous permettant de traiter qu’avec les magistrats : vous avez craint sans doute qu’écoutant une harangue suivie, la multitude, flattée par des paroles insinuantes et qui ne trouveraient pas de contradicteurs, ne se laissât surprendre. Eh bien ! Méliens qui siégez ici, prenez des précautions encore plus sûres : vous-mêmes n’adoptez pas un discours suivi, mais relevez sur-le-champ les articles qui ne vous paraîtront pas convenables. Et d’abord, cette forme que nous vous proposons, vous plaît-elle ! Répondez. »

Chap. 86. Le Conseil des Méliens. « On ne peut qu’approuver une manière raisonnable de s’instruire amicalement : mais comment la retrouver dans un appareil de guerre, non pas éloigné, mais présent ? Car nous voyons que vous êtes venus ici pour être vous-mêmes juges de ce qui se dira ; et vraisemblablement la fin de tout ceci sera pour nous la guerre, dans le cas où, plus forts en raisons, nous ne voudrions pas pour cela même vous céder ; et si nous obéissons, la servitude. »

Chap. 87. Les Athéniens. « Êtes-vous assemblés ici pour calculer les soupçons que peuvent éveiller les événemens futurs, et dans une autre intention que celle de délibérer sur le salut de votre ville d’après les circonstances présentes et qui sont sous vos yeux ? Dans ce cas nous n’aurions qu’à nous taire. Si le salut de la patrie vous rassemble, nous parlerons. »

Chap. 88. Les Méliens. « Il est naturel et pardonnable dans notre situation de se retourner en tout sens, de concevoir des craintes et de vouloir s’expliquer : toutefois cette assemblée a pour objet le salut de notre patrie ; que la conférence, puisque vous le voulez, se tienne donc dans la forme que vous prescrivez. »

Chap. 89. Les Athéniens. « Nous n’emploierons donc pas non plus des paroles spécieuses ni de longs discours pour démontrer, ce que vous ne croiriez pas, que nous réclamons un empire mérité par la défaite des Mèdes, que nous venons pour venger les injures que vous nous avez faites ; et, de notre côté, nous n’admettons pas que, colonie lacédémonienne, vous ayez dû refuser de joindre vos armes aux nôtres, et que vous n’avez aucun tort à notre égard. Mais nous demanderons que chacun, de part et d’autre, règle ses prétentions sur ses forces, et cela d’après les idées vraies que chacun doit se former. Nous savons parfaitement, vous et nous, que parmi les hommes on ne discute les droits de la justice que quand la force coactive est égale entre les deux parties ; que ceux qui ont l’avantage de la puissance, exigent tout ce qui est possible, et que les faibles accordent tout ce qu’on exige d’eux. »

Chap. 90. Les Méliens. « En mettant ainsi de côté les droits de la justice, vous ne présenterez que des motifs d’intérêt. Eh bien ! à ne considérer, comme vous, que l’intérêt, nous croyons utile de ne pas donner au monde un funeste exemple de pusillanimité, et de ne pas renoncer à un bien qui appartient non pas à nous particulièrement, mais à tous les hommes. Il faut que celui qui, dans chaque circonstance, se trouvera exposé au danger, puisse en sortir à des conditions justes et raisonnables ; qu’il ait lieu de se flatter que, par voie de persuasion, il obtiendra même au-delà de ce qui lui est dû. Ce principe vous est aà vous-mêmes d’autant plus avantageux, que, si vous receviez un échec, vous serviriez de modèle à d’autres, qui alors deviendraient implacables dans leur vengeance. »

Chap. 91. Les Athéniens. « Nous n’envisageons pas avec découragement le terme de notre prééminence, quand même elle viendrait à cesser ; car le commandement de peuples tels que les Lacédémoniens ne serait pas redoutable aux vaincus. D’ailleurs il n’est pas ici question des Lacédémoniens ; il s’agit d’empêcher que des sujets agresseurs ne prennent le dessus. Quant aux chances de notre domination, qu’on nous en laisse courir les risques. Ce dont nous voulons vous convaincre, c’est qu’étant ici pour défendre nos droits, nous vous parlons en même temps pour le salut de votre république. Nous voulons vous épargner une funeste résistance, et vous conserver, dans votre intérêt et dans le nôtre. »

Chap. 92. Les Méliens. « Et comment serait-il dans notre intérêt de servir comme il est dans le vôtre de commander ? »

Chap. 93. Les Athéniens. « Vous y gagnerez de vous être soumis avant d’y être forcés par les derniers malheurs, et nous-mêmes gagnerions à ne pas ruiner votre ville. »

Chap. 94. Les Méliens. « De sorte que si nous vous proposions de rester en paix, de devenir d’ennemis vos amis, et de demeurer neutres, vous n’accepteriez pas ces conditions ? »

Chap. 95. Les Athéniens. « Non ; car votre haine ne nous nuirait pas autant que votre amitié : accepter votre amitié serait, aux yeux des peuples à qui nous commandons, un acte de faiblesse ; votre inimitié attesterait notre puissance. »

Chap. 96. Les Méliens. « Vos sujets ont donc des principes d’équité tels, qu’ils croient devoir ranger dans la même classe ceux qui ne tiennent à vous par aucun lien, et ceux qui, parmi le grand nombre de peuples qui vous appartiennent à titre de colons, se sont révoltés et ont été subjugués ? »

Chap. 97. Les Athéniens. « Ils se croient, les uns et les autres, forts de ce qu’ils appellent la justice ; ils pensent en même temps que ceux qui se soutiennent contre nous, le doivent à leurs forces, et que la crainte seule nous empêche de les attaquer ; en sorte que, vaincus, en accroissant notre empire, vous l’affermiriez encore : à moins que, par miracle, vous insulaires plus faibles sans doute que les Athéniens, dominateurs des mers, et que d’autres peuples encore, vous ne veniez à remporter la victoire. »

Chap. 98. Les Méliens. « Vous ne croyez donc pas qu’il importe à votre sûreté de ne pas attaquer des peuples qui n’ont aucun rapport avec vous ? Eh bien ! puisque, sans nous permettre de vous présenter des motifs de justice, vous voulez que votre intérêt soit notre loi, il faut aussi qu’à notre tour, en vous instruisant de ce qui nous est utile, nous tâchions de vous fléchir et de vous démontrer que vous y trouverez votre avantage. Tous ceux qui sont restés neutres jusqu’à présent, comment ne les armerez-vous pas contre vous, lorsque, considérant ce qui se passe, ils croiront que quelque jour vous viendrez aussi les attaquer ? Par-là, que faites-vous autre chose qu’augmenter le nombre de vos ennemis actuels, et mettre ceux qui ne devaient pas l’être dans la nécessité de le devenir malgré eux ? »

Chap. 99. Les Athéniens. « Nous voulons commander aux insulaires : car ceux qui habitent le continent ne nous paraissent pas plus redoutables : rassurés par la liberté dont ils jouissent, ils ne doivent pas songer de sitôt à des précautions contre nous. Des insulaires qui, comme vous, n’ont point de maître, ou qu’irrite un assujettissement involontaire, voilà ceux que nous craignons : toujours enclins à former des projets inconsidérés, ils ne manqueraient pas de se jeter et de nous jeter nous-mêmes dans un danger manifeste. »

Chap. 100. Les Méliens. « Si les Athéniens, pour n’être pas dépouillés de l’empire, si leurs esclaves, pour s’affranchir de servitude, bravent de si grands périls, ne serions-nous point les plus lâches et les plus vils des hommes, nous qui sommes encore libres, de ne pas mettre tout en œuvre avant que de subir le joug ! »

Chap. 101. Les Athéniens. « Non, si la sagesse préside à vos délibérations : car il ne s’agit pas ici pour vous d’un combat à forces égales, où vous disputiez de courage, pour éloigner de vous l’ignominie ; vous avez à délibérer sur votre salut, et non pas à vous mesurer avec des adversaires bien plus puissans que vous. »

Chap. 102. Les Méliens. « Mais aussi nous savons que dans la guerre les succès se balancent souvent entre des forces très inégales. Si d’abord nous cédons, c’en est fait de nous ; en résistant, nous avons encore l’espérance de nous soutenir. »

Chap. 103. Les Athéniens. « L’espérance, consolatrice dans les dangers, peut faire beaucoup de mal à ceux qui risquent des forces surabondantes, mais elle ne les ruine pas entièrement : au lieu que ceux qui, d’un seul coup, hasardent tout leur bien (car, de sa nature, l’espérance est dépensière), ne la connaissent que lorsqu’elle les a trompés ; et alors il ne leur reste plus d’occasion où ils puissent user d’une prudente méfiance. Vous êtes faibles, au moindre mouvement, la balance de la fortune va décider de votre sort ; n’en courez pas le risque, et n’imitez pas tant de gens qui, ayant encore des ressources humaines pour se sauver, ne se voient pas plus tôt aux abois et privés d’espérances fondées, qu’ils se retranchent dans les illusions, telles que les promesses des devins, les prédictions des oracles, et autres ressources semblables, qui perdent en inspirant un faux espoir. »

Chap. 104. Les Méliens. « Nous pensons aussi nous-mêmes, soyez-en convaincus, qu’il est difficile, avec des forces inégales, de lutter contre votre puissance et contre la fortune. Nous espérons de la faveur des dieux que nous n’aurons pas le dessous, parce que c’est ici le bon droit qui repousse l’injustice. Quant à la puissance, nous retrouverons ce qui nous manque dans l’alliance des Lacédemoniens ; alliance qui les oblige de nous secourir, soit à cause des rapports de parenté, soit par respect pour eux-mêmes. Notre confiance n’est donc pas, à tous égards, si dénuée de fondement. »

Chap. 105. Les Athéniens. « Nous ne croyons pas avoir moins de droits que vous à la bienveillance des dieux : car, soit dans nos principes, soit dans nos actions, rien n’est contraire à ce que pensent ou veulent les hommes ; à ce qu’ils pensent relativement aux dieux, à ce qu’ils veulent pour eux-mêmes. Nous croyons, d’après l’opinion générale, que les dieux, et d’après l’experience, que les hommes sont de tout temps déterminés, comme par une nécessité naturelle, à dominer partout où ils ont la force. Ce n’est pas même une loi que nous ayons créée ; ce n’est pas nous qui les premiers avons profité de son institution : nous l’avons trouvée en vigueur ; nous l’exécutons, et nous la laisserons subsistante à jamais. Vous-mêmes, et tous autres, au même degré de puissance, en feriez le même usage. Ainsi, vraisemblablement, nous n’avons pas lieu de craindre que les dieux nous soient moins propices qu’à vous. Quant à l’opinion que vous avez des Lacédémoniens, et qui vous persuade que le respect pour eux-mêmes les mettra dans la nécessité de vous secourir, nous admirons votre candeur, mais nous n’envions pas votre prudence. Les Lacédémoniens ! ils sont le peuple le plus vertueux lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes et de leurs institutions : mais sur leur politique à l’égard des autres, que de choses à dire ! Pour renfermer en peu de mots ce qui serait susceptible de longs développemens, affirmons qu’entre tous les peuples bien connus de nous, ce sont eux surtout qui trouvent honnête ce qui leur plaît, et très juste ce qui leur est utile. Certes, une telle morale justifie mal votre folle sécurité. »

Chap. 106. Les Méliens. « Et c’est précisément d’après le jugement que vous en portez, que nous comptons davantage sur eux ; car leur propre intérêt les empêchera de trahir la cause des Méliens. Un pareil abandon inspirerait la défiance à ceux des Hellènes qui sont leurs amis, et tournerait à l’avantage de leurs ennemis. »

Chap. 107. Les Athéniens. « Vous ne songez donc pas que l’intérêt personnel recherche sa propre sûreté, et que la justice et l’honnêteté agissent à travers les dangers : or les Lacédémoniens sont loin de vouloir s’y exposer. »

Chap. 108 Les Méliens. « Nous pensons au contraire qu’ils les braveront d’autant plus volontiers pour nous, et nous regarderont comme des amis d’autant plus sûrs, que, par notre proximité du Péloponnèse, nous pouvons mieux les aider dans leurs guerres, et qu’à raison de nos rapports de consanguinité, ils ont plus de confiance dans notre fidélité que dans celle de toute autre république. »

Chap. 109. Les Athéniens. « Ce n’est pas précisément dans la bienveillance de ceux qui implorent des secours que la puissance invoquée voit sa sûreté, mais bien dans les forces qui peuvent répondre du succès. Or c’est à quoi les Lacédémoniens font encore le plus d’attention. Aussi se défient-ils même de leur armement domestique, et jamais ils ne vont attaquer que réunis à des alliés. Il n’est donc pas vraisemblable qu’ils osent passer dans une île où nous sommes, nous qui avons l’empire de la mer. »

Chap. 110. Les Méliens. « Eh bien ! ils nous enverront des auxiliaires. La mer de Crète a de l’étendue : il sera plus difficile à ceux qui s’en disent les maîtres de les y surprendre, qu’à eux de se sauver, s’ils veulent échapper à la vigilance de ces dominateurs. Mais admettons qu’ils n’y réussissent pas : ils tourneront alors leurs armes contre votre pays et contre ceux de vos alliés que Brasidas n’a point attaqués : et ce ne serait plus alors pour un sol étranger que vous combattriez ; le théâtre de vos travaux serait dans votre propre patrie, et sur les terres de vos alliés. »

Chap. 111. Les Athéniens. « Une partie de ce malheur est précisément ce qui va vous arriver à vous-mêmes. Vous apprendrez, par expérience, que jamais la crainte d’une diversion n’a forcé les Athéniens à lever un siége. Mais nous faisons une réflexion : vous avez annoncé que cette délibération aurait pour objet le salut de votre pays, et dans le cours d’une si grave conférence vous n’avez encore montré aucun des moyens qui peuvent fonder vos espérances de salut. Vos ressources les plus réelles ne sont que des espérances entrevues dans le lointain ; à l’égard de vos ressources actuelles, elles sont insuffisantes pour vous défendre contre la puissance qui vous attaque dans ce moment même. Certes, vous faites preuve d’une insigne folie, si, après nous avoir fait sortir pour délibérer de nouveau, vous ne revenez pas à un plus sage parti ; car, sans doute, vous ne prendrez pas pour conseil la fausse honte, qui perd ordinairement les hommes en les précipitant en des périls manifestes, d’où naît pour eux une honte trop réelle. En effet, combien de gens qui avaient encore assez de présence d’esprit pour voir l’écueil contre lequel ils allaient se briser, craignant ce qu’on veut appeler déshonneur, et subjugués par l’influence d’un vain mot, se sont précipités volontairement dans un abîme de malheurs, et par-là ont encouru l’infamie, plus honteuse encore quand elle procède de la folie que quand elle est l’œuvre de la fortune. Vous éviterez votre ruine, si vous êtes sages, et ne croirez pas déshonorant de faire un sacrifice à la république la plus puissante, qui vous offre son alliance à des conditions modérées, et qui vous laisse paisibles possesseurs de votre pays soumis à un simple tribut. Elle vous a donné l’option de la guerre ou d’une existence sûre et trauquille ; elle vous invite à ne pas faire, par obstination, le plus mauvais choix. Noble fermeté vis-à-vis les égaux, égards et déférence pour les supérieurs, modération envers les inférieurs, voilà les meilleurs principes pour affermir la fortune d’un peuple. Nous allons nous retirer. Pesez donc encore mûrement cette affaire, et considérez bien qu’il s’agit de votre patrie, que vous n’en avez qu’une, que, dans une seule délibération, suivant que vous toucherez le but ou que vous vous en écarterez, vous déciderez de son salut ou de sa ruine. »

Chap. 112. Les Athéniens sortirent, et les Méliens, restés seuls, après avoir débattu les opinions diverses, s’en tinrent à leur premier avis, et firent cette réponse : « Athéniens, nous n’avons point changé de sentiment, et l’on ne nous verra pas détruire en un instant la liberté d’une ville que nous habitons depuis sept cents ans. Pleins de confiance dans la fortune, qui, grâce aux dieux, nous a conservés jusqu’à présent, et comptant sur les secours des Lacédémoniens, nous tenterons tous les moyens d’assurer notre salut. Écoutez cependant encore : nous deviendrons vos amis, pourvu que nous ne soyons ennemis d’aucun parti, et que vous quittiez notre pays, après avoir conclu le traité qui paraîtra le plus utile aux uns et aux autres. »

Chap. 113. Les Athéniens alors sortirent de l’assemblée en disant : « Ainsi, de toutes vos délibérations, il résulte que, seuls parmi les hommes, vous jugez l’avenir plus visible que le présent, et que les événemens enveloppés du voile le plus épais, vous les voyez, trompés par l’impatience de vos désirs, comme se passant sous vos yeux. Les Lacédémoniens, la fortune, vos espérances, tels sont les principaux fondemens de votre confiance : en bien ! cette confiance vous perdra. »

Chap. 114. Les députés d’Athènes regagnèrent leur camp. Les généraux, apprenant qu’ils n’avaient pu rien gagner sur l’esprit des Méliens, se décidèrent à employer la force des armes, entourèrent Mélos d’un mur de circonvallation, partagèrent ce travail par villes, laissèrent, sur terre et sur mer, une garde composée d’Athéniens et d’alliés, et remmenèrent la plus grande partie de leurs troupes. Celles qui restèrent tinrent la place investie.

Chap. 115. Vers le même temps, les Argiens se jetèrent sur le territoire de Phlionte. Il en périt environ quatre vingts dans une embuscade que leur dressèrent les Phliasiens et les bannis de Phlionte. Les Athéniens de Pylos firent un grand butin sur les Lacédémoniens. Ceux-ci, piqués de cette insulte, usant de représailles, sans cependant annuler la trève, annoncèrent, par la voix du héraut, qu’on permettait le pillage sur les terres des Athéniens. Quant aux Corinthiens, ils prirent les armes contre Athènes, pour quelques différends particuliers ; mais les autres peuples du Péloponnèse se tinrent en repos.

Les Méliens attaquèrent de nuit une partie du mur construit par les Athéniens, celle qui regardait l’agora, tuèrent des hommes, emportèrent le plus possible de vivres et d’effets, et bornèrent la leurs hostilités. Les Athéniens firent dans la suite meilleure garde.

L’été finissait.

Chap. 116. Au commencement de l’hiver, les Lacédémoniens allaient porter la guerre dans les campagnes d’Argos ; mais, les sacrifices offerts sur la frontière n’ayant pas donné d’heureux présages, ils revinrent sur leurs pas. Pendant qu’ils différaient cette entreprise, ceux d’Argos jugèrent suspects quelques-uns de leurs concitoyens : plusieurs furent arrêtés, d’autres s’échappèrent.

Vers le même temps, les Méliens enlevèrent une autre partie du mur mal gardée. Mais il vint ensuite d’Athènes une seconde armée commandée par Philocrate, fils de Déméas. La place fut alors vivement assiégée ; mais une trahison obligea bientôt les habitans de se remettre à la discrétion des Athéniens. Ceux-ci donnèrent la mort à tous les hommes en état de porter les armes, et réduisirent en esclavage les femmes et les enfans. Eux-mêmes se mirent en possession de la ville, où ils envoyèrent cinq cents homme pour former une colonie.