Bibliothèque historique et militaire/Guerre du Péloponnèse/Livre I

Guerre du Péloponnèse
Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean-Baptiste Sauvan, François Charles LiskenneAnselin (1p. 93-148).

THUCYDIDE,

Guerre du Péloponnèse.


Séparateur


LIVRE PREMIER.

Chapitre premier. Thucydide d’Athènes a décrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, et leurs exploits réciproques. Dès les premières hostilités, il a commencé son travail, persuadé que cette guerre serait considérable, et plus digne de mémoire que toutes celles qui l’avaient précédée. Ses conjectures se fondaient sur l’état florissant des deux peuples ; et d’ailleurs il voyait le reste de l’Hellade ou se déclarer dès-lors pour l’un des deux partis, ou en former le projet. Ce fut la plus violente des secousses qu’eussent encore éprouvées les Hellènes, une partie des Barbares, je dirais presque, le monde entier. Le fil des événemens antérieurs à cette guerre, et de ceux qui remontent à des époques encore plus reculées, ne peut être saisi dans la nuit des siècles ; cependant, à en juger par des indices auxquels, en portant mes regards vers la plus haute antiquité, j’accorde une entière confiance, je crois qu’il n’y avait encore rien existé de grand, ni dans la guerre, ni dans le reste,

Chap. 2. Il est en effet certain que le pays qui s’appelle aujourd’hui l’Hellade, n’était pas jadis constamment habité, mais qu’il fut d’abord sujet à de fréquentes émigrations. On abandonnait aisément des lieux d’où l’on était sans cesse repoussé par de nouveaux occupans qui se succédaient toujours plus nombreux. Comme il n’existait point de commerce, qu’on ne pouvait pas sans crainte communiquer, soit par terre, soit par mer ; que chacun ne cultivait que ce qui était nécessaire à sa subsistance, sans posséder des richesses : comme l’on ne faisait point de plantations, parce que des murailles ne défendaient point les propriétés, parce que l’on craignait à tout moment de se voir enlever le fruit de ses labeurs, et que d’ailleurs on croyait facile de trouver partout sa subsistance journalière, on se décidait sans peine à changer de place. Avec ce genre de vie, les cités n’offraient rien de grand, ni dans les arts de la paix, ni dans les arts de la guerre. Le meilleur territoire était celui qui éprouvait les plus fréquentes émigrations ; telles, la contrée qu’on nomme à présent la Thessalie, la Béotie, une grande partie du Péloponnèse (à l’exception de l’Arcadie), et les autres sols les plus fertiles. En effet, chez quelques peuplades, un accroissement de force, fruit de la fertilité du sol, engendrait de funestes séditions, en même temps qu’il exposait davantage aux entreprises du dehors. Quant à l’Attique, grâces à l’infertilité de son sol, dès les temps les plus reculés, elle eut toujours les mêmes habitans, et vécut exempte de séditions. Et ce qui n’est pas une faible preuve du calme constant dont jouit l’Attique, c’est ce concours de métèques qui, par une destinée unique, favorisa son accroissement. En effet, de toutes les parties de l’Hellade, les personnages les plus puissans, vaincus dans les combats ou victimes de factions, cherchaient chez les Athéniens un asile qu’ils croyaient sûr ; et devenus citoyens, on les vit, à d’anciennes époques, augmenter la puissance de la république, qui, avec le temps, ne suffisant plus à ses habitans, envoya des colonies en Ionie.

Chap. 3. Ce qui démontre encore la faiblesse des anciens temps, c’est qu’évidemment, avant la guerre de Troie, l’Hellade ne fit rien en commun. Je crois même qu’elle n’avait pas encore tout entière ce nom d’Hellade qu’elle porte aujourd’hui ; ou plutôt qu’avant Hellen, fils de Deucalion, ce nom n’existait nullement. Les divers peuples, entre autres celui des Pélasges, qui s’étendait si loin, donnèrent leur propre nom au sol qu’ils venaient habiter. Mais Hellen, et ses fils, étant devenus puissans dans Phthiotide, et divers peuples les ayant successivement appelés en différentes villes, où ils leur offraient des établissemens, ce fut alors, du moins à mon avis, qu’ils prirent, les uns après les autres, le nom d’Hellènes. Des relations habituelles, plutôt qu’aucune autre cause, amenèrent cette dénomination qui ne prévalut que lentement pour tous les Hellènes à-la-fois ; c’est ce que prouve surtout Homère. Quoique né long-temps après la guerre de Troie, il n’a pas compris dans une dénomination générique tous les Hellènes ensemble, pas même ceux partis de la Phthiotide avec Achille, qui cependant étaient les premiers Hellènes ; mais il nomme distinctement dans ses vers les Danaens, les Argiens, les Achéens. Il n’emploie nulle part le mot Barbare, parce qu’alors, selon moi, une seule dénomination, opposée à celle des autres peuples, ne distinguait pas encore les Hellènes. Tous ceux donc qui, considérés isolément, étaient Hellènes, et ceux qui, répandus en différentes villes, entendaient respectivement leur langage, et ceux qui, dans la suite, furent compris sous la dénomination générale d’Hellènes, ne firent rien d’un commun effort avant le la guerre de Troie ; et même l’on ne se réunit pour cette expédition, que parce qu’on commençait à pratiquer bien plus la mer.

Chap. 4. En effet Minos est le plus ancien des souverains que la renommée publie avoir possédé une marine. La plus grande partie de la mer qu’on appelle maintenant Hellénique, recevait ses lois. Il dominait aussi sur les Cyclades : après en avoir chassé les Cariens, il fut le premier qui y fonda la plupart des colonies, dont il constitua ses fils chefs suprêmes ; et, pour mieux assurer les communications, il purgea probablement, autant qu’il le put, la mer de pirates.

Chap. 5. Anciennement ceux des Hellènes ou des Barbares qui étaient répandus sur les côtes, ou qui habitaient les îles, surent à peine communiquer par mer, qu’ils se livrèrent à la piraterie, sous le commandement d’hommes puissans, autant pour leur propre intérêt, que pour procurer de la nourriture aux faibles. Ils attaquaient de petites républiques non fortifiées de murs et dont les citoyens étaient dispersés par bourgades ; ils les saccageaient, et de là tiraient presque tout ce qui était nécessaire à la vie. Cette profession, loin d’avilir, conduisait plutôt à la gloire. C’est ce dont nous offrent encore aujourd’hui la preuve, et des peuples continentaux chez qui c’est un honneur de l’exercer, en se conformant à certaines lois ; et les anciens poètes, qui dans leurs poèmes, font demander aux navigateurs qui se rencontrent s’ils ne sont pas des pirates ; ce qui suppose que ceux qu’on interroge ne désavouent pas leur profession, et que ceux qui interrogent ne prétendent pas insulter. Même par terre, on se pillait les uns les autres ; mœurs anciennes qui subsistent encore dans une grande partie de l’Hellade, chez les Locriens-ozoles, chez les Étoliens, chez les Acarnaniens, et autres peuplades du même continent. De cette antique piraterie est resté chez ces peuples continentaux l’usage d’être toujours armés.

Chap. 6. En effet, sans défense dans leurs habitations, sans sûreté dans les voyages, tous les Hellènes portaient des armes : ainsi que les barbares, ils s’acquittaient armés des fonctions de la vie commune. Or, cette partie de l’Hellade [qu’habitent les Locriens, les Étoliens et les Acarnanes] où cet usage est encore en vigueur, nous avertit qu’autrefois il fut commun à tous les Hellènes indistinctement.

Parmi eux, les Athéniens les premiers déposèrent les armes, prirent des mœurs douces, et passèrent à un genre de vie plus sensuel. Il n’y a pas encore long-temps que chez eux, esclaves de la mollesse, les vieillards de la classe opulente ont cessé de porter des tuniques de lin, et les tresses de leurs cheveux relevées avec des cigales d’or. C’est de là que les vieillards d’Ionie, à raison de la même origine, avaient aussi le même costume. Les Lacédémoniens les premiers prirent des vêtemens simples, tels qu’on les porte aujourd’hui ; et dans tout le reste, les riches conservèrent une parfaite égalité avec la multitude. Ils furent aussi les premiers qui, dans les exercices publics, se montrèrent nus et frottés d’huile, pour lutter. Autrefois même, dans les jeux olympiques, les athlètes combattaient, les parties naturelles couvertes d’une écharpe ; ce n’est que depuis peu que l’usage a cessé. Encore à présent, chez quelques-uns des Barbares, les Asiatiques surtout, on propose des prix de lutte et de pugilat, et ceux qui les disputent portent une écharpe. On pourrait donner bien d’autres preuves que les mœurs des anciens Hellènes furent celles que conservent encore aujourd’hui les Barbares.

Chap. 7. Les cités fondées plus récemment à l’époque d’une navigation plus libre, se voyant plus riches, s’établirent sur les rivages mêmes, s’environnèrent de murs, et interceptèrent les isthmes, autant pour l’avantage du commerce, que pour se fortifier contre les voisins. Mais comme la piraterie fut long-temps en vigueur, les anciennes cités, tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer ; car les pirates se pillaient entre eux, n’épargnant pas ceux qui, sans être ou marins ou pirates, habitaient les côtes. Jusqu’à ce jour, ces anciennes cités ont conservé, reculées dans les terres, leur habitation primitive.

Chap. 8. Les insulaires surtout se livraient à la piraterie ; tels les Cariens, qui étaient aussi d’origine phénicienne, et qui occupaient la plupart des îles. En voici la preuve : quand les Athéniens, dans la guerre actuelle, purifièrent Délos, et qu’on enleva tous les tombeaux, on remarqua que la plupart des morts étaient des Cariens. On les reconnaissait à la forme de leurs armes ensevelies avec eux, et à la manière dont ils enterrent encore aujourd’hui les morts. Mais quand Minos eut affermi sa marine, la navigation devint plus libre, parce qu’il déporta les malfaiteurs qui occupaient les îles, et que dans la plupart il fonda des colonies. Les habitans des côtes, dès-lors plus à portée de s’enrichir, se fixèrent plus volontiers dans leurs demeures ; et quelques-uns même, devenus opulens, s’environnèrent de murs. Épris de l’amour du gain, les faibles supportèrent l’empire des plus forts ; les plus puissans, jouissant d’une grande fortune, se soumirent des cités inférieures. Telles étaient les mœurs publiques, lorsque enfin on partit pour l’expédition de Troie.

Chap. 9. Si Agamemnon parvint à rassembler une flotte, ce fut bien moins, je crois, parce qu’il conduisait les amans d’Hélène liés par un serment fait entre les mains de Tyndare, que parce qu’il l’emportait en puissance sur tous les Hellènes d’alors.

Si l’on en croit ceux qui, sur le rapport des anciens, connaissent le mieux les antiquités du Péloponnèse, Pélops, grâces à de grandes richesses qu’il apporta d’Asie, commença par s’établir une puissance sur des hommes pauvres, et, tout étranger qu’il était, donna son nom au pays où il vint se fixer : mais bientôt une force plus grande encore s’accumula sur la tête de ses descendans, après que les Héraclides eurent tué dans l’Attique Eurysthée. Atrée, son oncle maternel, fuyait son père à cause de la mort de Chrysippe. Eurysthée, partant pour une expédition, lui avait confié, à titre de parent, la ville de Mycènes et sa domination.

Comme il ne revenait pas, Atrée, ayant pour lui l’aveu des Mycéniens, qui redoutaient les Héraclides, en imposant d’ailleurs par sa puissance, et habile à flatter la multitude, s’empara de la souveraineté de Mycènes et de tout ce qui avait été soumis à Eurysthée. Les Pélopides dès-lors furent plus puissans que les descendans de Persée. Agamemnon ne tarda pas à recueillir cet immense héritage ; et comme il l’emportait sur les autres par sa marine, il parvint, moins par amour que par crainte, à rassembler des troupes, et à décider l’expédition. On voit qu’en partant c’était lui qui possédait le plus de vaisseaux, et qu’il en fournit encore aux Arcadiens : c’est ce que nous apprend Homère, si l’on en veut croire son témoignage. Ce poète, en parlant du sceptre qui passa dans les mains d’Agamemnon, dit que ce prince régnait sur un grand nombre d’îles, et sur tout Argos. Habitant du continent, s’il n’avait pas eu de marine, il n’eût pas dominé hors des îles voisines, qui ne pouvaient être en grand nombre. C’est par cette expédition de Troie qu’on peut se faire une idée de celles qui avaient précédé.

Chap. 10. De ce que Mycènes avait peu d’étendue, ou de ce que des villes qui subsistaient alors, aucune aujourd’hui ne paraît considérable, on aurait tort d’en conclure, comme d’un indice certain, que la flotte des Hellènes n’a pas été aussi imposante que l’ont dit les poètes, et que le porte la tradition. Car si Sparte était dévastée, et qu’il ne restât que ses hiérons et les fondemens de leur ancienne magnificence, je crois qu’après un long temps, la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance. Et cependant sur cinq parties du Péloponnèse, elle en possède deux ; elle commande au reste, et compte au dehors un grand nombre d’alliés. Mais comme la cité n’est pas composée de bâtimens contigus ; comme elle n’a de magnificence ni dans les hiérons ni dans le reste, et que, suivant l’ancien usage de l’Hellade, la population y est distribuée par bourgades, elle paraîtrait bien au-dessous de ce qu’elle est. Si de même Athènes éprouvait le même sort, à l’inspection de ses ruines, on se figurerait sa puissance double de ce qu’elle est en effet. Le doute est donc déplacé ; c’est moins l’apparence des républiques qu’il faut considérer, que leur force ; et l’on doit croire que l’expédition des Hellènes contre Troie fut plus considérable que celles qui avaient précédé, et plus faible que celles qui ont lieu maintenant. Elle paraîtra le céder à celles de nos jours, même en accordant quelque confiance au poème d’Homère, qui cependant, en sa qualité de poète, n’a pas manqué d’exagérer et d’embellir les récits militaires. Il suppose la flotte de douze cents vaisseaux, et fait monter de cent vingt hommes ceux des Béotiens, et de cinquante ceux de Philoctète : et, comme dans son énumération il ne parle point de la force des autres vaisseaux, je crois qu’il indique les plus grands et les plus petits. Ce qu’il dit en parlant des vaisseaux de Philoctète, prouve que tous ceux qui les montaient étaient à-la-fois rameurs et guerriers ; car il fait des archers de tous ceux qui maniaient la rame. Or, il n’est pas vraisemblable que sur les bâtimens (commandés, soit par Philoctète, soit par les princes grecs) il y eût beaucoup d’hommes étrangers à la manœuvre. Sans doute on n’en dispensait que les rois et les personnages constitués en dignités, surtout lorsqu’il s’agissait d’un trajet à faire avec les équipages de guerre, et sur des vaisseaux non pontés, conformes à l’ancienne construction, et ressemblant à ceux de nos pirates. En prenant donc un milieu entre les plus forts bâtimens et les plus faibles, il est évident que le nombre des guerriers qui se rassemblèrent pour l’expédition était petit, eu égard à une entreprise que la Grèce entière partageait.

Chap. 11. C’est ce qu’on doit moins attribuer à la faiblesse de la population, qu’au défaut de richesses. Manquant de subsistances, on conduisit une armée moins considérable, telle que la guerre elle-même pourrait la nourrir en pays ennemi. Et dès qu’arrivé dans les campagnes de Troie, on eut gagné une bataille (fait incontestable, puisque autrement on n’aurait pu fortifier le camp), on ne déploya certainement pas toutes ses forces : par disette de vivres, on se mit à cultiver la Chersonèse et à exercer la piraterie. À la faveur de cette dispersion, pendant les dix années, les Troyens résistèrent, égaux en forces, à celles qu’opposaient successivement les ennemis. S’ils fussent venus avec d’abondantes munitions ; si, tous réunis, ils eussent constamment et sans interruption continué la guerre, sans se distraire par le brigandage et l’agriculture, supérieurs dans les combats, ils eussent pris aisément la place, puisque même, sans être réunis, ils luttèrent avec la portion de troupes appelée à combattre. Continuellement occupés du siége, ils eussent pris Troie en moins de temps et avec moins de peine. Faute de richesses, les entreprises antérieures furent donc faibles, et celle de Troie même, quoique plus célèbre que les précédentes, fut évidemment, à en juger par les effets, inférieure aux récits accrédités aujourd’hui sur la foi des poètes.

Chap. 12. Et même encore après la guerre de Troie, l’Hellade, toujours sujette aux déplacemens et aux émigrations, ne put, sans cesse agitée, recevoir d’accroissement. Le retour tardif des Hellènes occasionna bien des révolutions : dans la plupart des républiques il s’éleva des séditions, dont ceux qui étaient victimes allaient fonder de nouveaux états. La soixantième année après la prise d’Ilion, les Béotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, s’établirent dans la contrée appelée Béotie, et auparavant Cadméide. Il s’y trouvait dès long-temps une portion de ce peuple, qui de là était allé à Ilion. Ce fut la quatre-vingtième année après la prise de cette ville, que les Doriens occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides.

Dans une longue agitation de quatre-vingts années, l’Hellade, à peine en repos et ne jetant aucun éclat, envoyait, par suite même de cette agitation, des colonies hors de son sein. Les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et dans la plupart des îles ; les Péloponnésiens, dans la plus grande partie de l’Italie et de la Sicile, et dans quelques portions du reste de l’Hellade. Tous ces établissemens sont postérieurs au siége de Troie.

Chap. 13. Mais l’Hellade devint bientôt plus puissante. On songeait encore plus qu’auparavant à s’enrichir : et comme les revenus allaient croissant, beaucoup de républiques furent soumises à des tyrannies, tandis qu’auparavant la dignité royale héréditaire jouissait de prérogatives déterminées. Les Hellènes alors construisirent des flottes, et se livrèrent davantage à la navigation : mais ce furent les Corinthiens qui changèrent les premiers la forme des vaisseaux, adoptant une manière à-peu-près semblable à celle d’aujourd’hui ; ce fut à Corinthe que furent construites les premières trirèmes grecques. On sait que le constructeur Aminoclès, de Corinthe, fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. Depuis l’époque où il vint à Samos, jusqu’à la fin de la guerre dont j’écris l’histoire, il s’est écoulé environ trois cents ans.

Le plus ancien combat naval que nous connaissions, et qui est antérieur de deux cent soixante ans environ à la fin de la même guerre (du Péloponnèse), est celui de Corinthe contre Corcyre. Les Corinthiens, situés sur un isthme, eurent toujours une place de commerce ; et cela devait être, puisque les Hellènes, soit de l’intérieur, soit du dehors du Péloponnèse, voyageant autrefois plus par terre que par mer, traversaient la Corinthie pour communiquer entre eux.

Les Corinthiens étaient puissans en richesses, comme le témoignent les anciens poètes, qui donnent à leur république le surnom de riche ; et quand les Hellènes eurent acquis plus de pratique de la mer, ces mêmes Corinthiens firent usage de leurs vaisseaux pour la purger de pirates ; et alors, offrant un marché pour le commerce de terre et le commerce maritime, ils eurent une république puissante par ses revenus.

Les Ioniens ensuite se formèrent une marine considérable sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de Cambyse, son fils. Ils firent la guerre à Cyrus, et furent quelque temps maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Polycrate, tyran de Samos, pendant le règne de Cambyse, fut puissant sur mer, et soumit à sa domination plusieurs îles, entre autres celles de Rhénie, qu’il consacra à Apollon Délien. Les Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent par mer les Carthaginois.

Chap. 14. Telles furent les plus puissantes marines. Mais on voit qu’elles ne se formèrent que plusieurs générations après le siége de Troie : elles employaient peu de trirèmes, et, comme au temps de ce siége, elles étaient encore composées de pentécontores et de vaisseaux longs.

Peu avant la guerre médique et la mort de Darius, qui avait succédé, sur le trône de Perse, à Cambyse, les tyrans de la Sicile et les Corcyréens eurent quantité de trirèmes. C’étaient, dans l’Hellade, les seules flottes considérables avant la guerre de Xerxès ; car les Éginètes, les Athéniens, et quelques autres, n’en avaient que de faibles, et qui n’étaient guère composées que de pentécontores : ce fut même assez tard, et seulement quand Thémistocle, qui s’attendait à l’invasion des Barbares, eut persuadé aux Athéniens, alors en guerre avec les Éginètes, de construire des vaisseaux sur lesquels ils combattirent, et qui n’étaient pontés qu’en partie.

Chap. 15. Telle était la marine des Hellènes dans les temps anciens, et à des époques moins éloignées. Cependant les cités qui avaient des flottes, se procurèrent une puissance imposante par leurs revenus pécuniaires, et par leur domination sur les autres ; car avec des vaisseaux elles soumettaient les îles. C’est ce qui arrivait surtout aux peuples dont le territoire ne suffisait pas à leurs besoins.

D’ailleurs, il ne se faisait par terre aucune expédition d’où l’on retirât quelque puissance. Toutes les guerres qui s’élevaient n’étaient que contre des voisins, et les Hellènes n’envoyaient pas des armées faire des conquêtes au dehors et loin de leurs frontières. On ne voyait pas de petites cités s’associer aux grandes en qualité de sujettes ; et des républiques égales entre elles n’apportaient pas en commun des contributions pour lever des armées : la guerre se faisait de voisins à voisins. Ce fut surtout dans celle que se firent jadis les peuples de la Chalcis et d’Erétrie, que le reste de l’Hellade se partagea pour donner des secours aux uns ou aux autres.

Chap. 16. Divers peuples éprouvèrent divers obstacles à leur agrandissement. Les Ioniens en particulier, voyaient leur puissance s’agrandir, lorsque Cyrus, avec les forces du royaume de Perse, abattit Crésus, conquit tout ce qui est à l’occident du fleuve Halys jusqu’à la mer, et réduisit en servitude les cités du continent. Darius ensuite, plus fort que les Phéniciens sur mer, se rendit maître même des îles.

Chap. 17. Ce qu’il y avait de tyrans dans les différens états de l’Hellade, occupés seulement de pourvoir à leurs intérêts, de défendre leur personne, et d’agrandir leur maison, se tenaient constamment dans l’enceinte de leurs cités pour vivre le plus en sûreté possible. Si l’on excepte ceux de Sicile, qui s’élevèrent à une grande puissance, ils ne firent rien de mémorable ; seulement chacun d’eux exerçait quelques hostilités contre ses voisins. Ainsi de toutes parts, et pendant long-temps, l’Hellade fut hors d’état de faire en commun rien d’éclatant ; chacune de ses républiques était incapable de rien oser.

Chap. 18. Mais bientôt les derniers tyrans du reste de l’Hellade, qui, presque tout entière, même avant les Athéniens, avait subi le joug, furent la plupart, excepté ceux de Sicile, chassés sans retour par les Lacédémoniens. Lacédémone, fondée par les Doriens qui l’habitent, avait été plus long-temps qu’aucune autre république dont nous ayons connaissance, agitée de séditions ; mais elle eut, dès la plus haute antiquité, de bonnes lois, et ne connut jamais le pouvoir tyrannique. Depuis que les Lacédémoniens vivent sous ce régime, auquel ils doivent leur puissance et le droit de régler les intérêts des autres républiques, depuis cette époque, dis-je, jusqu’à la fin de cette guerre, il s’est écoulé quatre cents ans, et même un peu plus.

Peu d’années donc après l’extinction de la tyrannie dans l’Hellade, se donna la bataille de Marathon, entre les Mèdes et les Athéniens, et dix ans après, les Barbares, avec une puissante armée, se jetèrent sur l’Hellade pour l’asservir. Pendant que ce grand danger était suspendu sur les têtes, les Lacédémoniens, supérieurs en puissance, commandèrent les Hellènes armés pour la défense commune. Les Athéniens ayant résolu d’abandonner leur ville en emportèrent ce qu’ils avaient de précieux, montèrent sur leurs vaisseaux, et devinrent hommes de mer. Les Hellènes, peu après avoir, d’un commun accord, repoussé le Barbare, se partagèrent entre les Athéniens et les Lacédémoniens ; tant ceux qui avaient secoué le joug du roi, que ceux qui s’étaient armés pour la cause commune. Ces deux républiques étaient celles qui alors répandaient le plus d’éclat, puissantes, l’une par terre, l’autre par mer. Pendant quelque temps unies, elles finirent par se désunir, et se firent la guerre avec le secours des peuples qu’elles avaient dans leur alliance. C’était à elles que recouraient les autres Hellènes quand il leur survenait quelques différends ; en sorte que depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle-ci, tantôt se jurant la paix, et tantôt se faisant la guerre, ou combattant ceux de leurs alliés qui les abandonnaient, elles déployèrent un formidable appareil de guerre ; et, comme ils s’exerçaient avec ardeur au milieu des dangers, ils acquirent une grande expérience.

Chap. 19. Les Lacédémoniens commandaient leurs alliés sans exiger d’eux aucun tribut : ils les ménageaient pour les attacher au gouvernement oligarchique, le seul qui convint à la politique lacédémonienne. Mais les Athéniens, maîtres avec le temps des vaisseaux de leurs alliés, leur dictèrent à tous des lois, excepté à ceux de Chio et de Lesbos, qui cependant, ainsi que les autres, se virent soumis à des tributs pécuniaires ; et dans la guerre que nous écrivons, l’appareil militaire d’Athènes et de Lacédémone fut plus grand qu’il ne l’avait jamais été lorsqu’ils florissaient le plus avec les secours complets de tous leurs alliés.

Chap. 20. Voilà ce que j’ai trouvé relativement aux antiquités de l’Hellade, et, malgré les preuves suivies que j’ai présentées, on y croira difficilement ; car les hommes reçoivent indifféremment les uns des autres, sans examen, ce qu’ils entendent dire des événemens passés, même lorsqu’ils appartiennent à leur pays. Ainsi l’on croit généralement à Athènes qu’Hipparque était en possession de la tyrannie lorsqu’il fut tué par Harmodius et Aristogiton : on ignore qu’Hippias était l’aîné des fils de Pisistrate, qu’il tenait les rênes du gouvernement, et qu’Hipparque et Thessalus étaient ses frères. Harmodius et Aristogiton, au jour et à l’instant même qu’ils allaient exécuter leur projet, soupçonnèrent qu’Hippias en avait reçu quelques indices de la part des conjurés ; ils l’épargnèrent dans l’idée qu’il était instruit du complot : mais avant d’être arrêtés, voulant se signaler par un éclatant coup de main, ils tuèrent, dans l’hiéron appelé Léocorium, Hipparque, qu’ils y trouvèrent occupé de la pompe des Panathénées.

Il est bien d’autres choses qui existent encore de nos jours, et qui ne sont pas du nombre de celles que le temps effacées de la mémoire, dont cependant on n’a que de fausses idées dans le reste de l’Hellade. Ainsi l’on croit que les rois de Lacédémone donnent chacun, non pas un, mais deux suffrages ; et que les Lacédémoniens ont un corps de troupes nommé Pitanate, qui n’a jamais existé : tant la plupart des hommes sont indolens à rechercher la vérité, tant ils aiment à se tourner vers la première opinion qui se présente.

Chap. 21. Cependant, d’après les preuves les plus incontestables, on ne se trompera pas sur les faits que j’ai parcourus, si l’on m’accorde de la confiance, au lieu d’admettre ou ce que les poètes ont chanté, jaloux d’exagérer et d’embellir, ou ce que racontent des historiens plus amoureux de chatouiller l’oreille que d’être vrais, et rassemblant des faits qui dénués de preuves, généralement altérés par le temps et dépourvus de vraisemblance, méritent d’être mis au rang des fables. On peut croire que, dans mes recherches, je me suis appuyé sur les témoignages les plus certains, autant du moins que des faits anciens peuvent se prouver.

Quoiqu’on regarde toujours comme la plus importante de toutes les guerres, celle dans laquelle on porte les armes, et que, rendu au repos, on admire davantage les exploits des temps passés ; néanmoins, en jugeant par les faits celle que je vais écrire, on ne doutera pas qu’elle ne l’ait emporté sur les anciennes guerres.

Chap. 22. Consigner dans ma mémoire la teneur bien précise des discours qui furent véritablement prononcés lorsqu’on se préparait à la guerre et pendant sa durée, c’était un travail difficile pour moi-même quand je les avais entendus, et pour ceux qui m’en rendaient compte, quelle que fût la source où ils avaient puisé. Mais j’ai écrit ces discours dans la forme que chacun des orateurs me semblait avoir dû employer pour se mettre en harmonie avec les circonstances, en me tenant toujours, et pour le fond et pour l’ensemble des pensées, le plus près possible des discours véritablement prononcés.

Quant aux événemens, je ne me suis pas permis de les écrire sur la foi du premier qui me les racontait, ni comme il me semblait qu’ils s’étaient passés. Je prenais les plus exactes informations, même sur ceux dont j’avais été témoin oculaire : et ce n’était pas sans peine que j’arrivais à la vérité ; car les témoins d’un événement ne donnent pas tous les mêmes détails sur les mêmes faits ; ils les rapportent au gré de leur mémoire ou de leur partialité. Comme j’ai rejeté leurs fables, je serai peut-être écouté avec moins de plaisir ; mais il me suffira que mon travail soit jugé utile par ceux qui voudront tenir en main le fil des événemens passés, et de ceux qui, dans des circonstances à-peu-près les mêmes, doivent se reproduire un jour. Mon histoire est plutôt un monument que je lègue aux siècles à venir, qu’une pièce faite pour disputer le prix et flatter un moment l’oreille.

Chap. 23. La guerre médique fut la plus considérable des guerres précédentes et cependant deux actions navales et deux combats de terre terminèrent la querelle. Mais la guerre que je décris a été de bien plus longue durée, et a produit des maux tels que jamais l’Hellade n’en avait éprouvés dans un pareil espace de temps. Jamais tant de villes n’avaient été prises et dévastées, soit par les Barbares, soit par les hostilités réciproques des Hellènes : quelques-unes même perdirent leurs habitans et en reçurent de nouveaux. Jamais autant d’exils, jamais tant de sang répandu, soit dans les combats ou au milieu des séditions. Des événemens autrefois connus par tradition, et rarement confirmés par les effets, ont cessé d’être incroyables : tremblemens de terre ébranlant à-la-fois une grande partie du globe, et les plus violens dont on eût encore entendu parler ; éclipses de soleil les plus fréquentes de mémoire d’homme ; en certains pays de grandes sécheresses, et par elles la famine ; un fléau plus cruel encore, et qui a détruit une partie des Hellènes, la peste : maux affreux, qui, tous ensemble, se réunirent aux maux de cette guerre.

Les Athéniens et les Péloponnésiens la commencèrent en rompant la trève de trente ans qu’ils avaient conclue après la soumission de l’Eubée. J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture et les différends des deux peuples, pour qu’on n’ait pas la peine de chercher un jour d’où s’éleva, parmi les Hellènes, une si terrible querelle. La cause la plus vraie, celle sur laquelle on gardait le plus profond silence, et qui la rendit cependant inévitable, fut, je crois, la grandeur à laquelle les Athéniens étaient parvenus, et la terreur qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens. Mais voici les raisons qu’on mettait au jour de part et d’autre, et qui firent rompre la trève et commencer les hostilités.

Chap. 24. Épidamne est une ville qui se trouve à droite par rapport à celui qui, de Corcyre, navigue dans le golfe d’Ionie. Voisine des Taulantiens, barbares de nation illyrique, elle est colonie de Corcyréens. Phalius, fils d’Ératoclyde, Corinthien de race, et descendant d’Hercule, l’avait fondée, mandé par la métropole, selon l’antique et solonnel usage. Des Corinthiens et autres d’origine dorique se joignirent à ceux qui allaient établir la colonie. Avec le temps, Épidamne devint une grande cité et parvint à une grande population ; mais on dit qu’après de longues dissensions elle fut attaquée par des Barbares voisins, et perdit une grande partie de sa puissance. Enfin, avant la guerre du Péloponnèse, le peuple chassa les grands ; ceux-ci se retirèrent chez les Barbares et, avec eux, ils firent par mer des excursions sur les habitans. Les citoyens restés dans la ville députèrent à Corcyre comme à leur métropole. Ils demandaient qu’on daignât ne les pas abandonner dans leur malheur, qu’on voulût bien les réconcilier avec les exilés, et terminer la guerre des Barbares. Ils firent cette demande assis, en qualité de supplians, dans l’hiéron de Junon. Mais les Corcyréens ne reçurent pas leurs prières, ils les renvoyèrent sans rien accorder.

Chap. 25. Les Épidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de Corcyre, et ne sachant quel parti prendre, envoyèrent chez les Delphiens demander au dieu s’ils remettraient leur ville aux Corinthiens, comme à leurs fondateurs, et s’ils essaieraient d’en obtenir quelque assistance. Le dieu leur répondit de donner leur ville aux Corinthiens. Les Épidamniens allèrent à Corinthe et, conformément à l’oracle, remirent aux Corinthiens la colonie. Ils leur représentèrent qu’elle avait eu pour fondateur un citoyen de Corinthe ; et leur communiquant la réponse du dieu, ils les prièrent de ne pas les abandonner dans leur désastre, mais de les secourir. Les Corinthiens, persuadés que cette colonie ne leur appartenait pas moins qu’aux Corcyréens, prirent ces infortunés sous leur protection, touchés de la justice de leur cause, autant que guidés par leur haine contre les Corcyréens, qui les négligeaient, quoique leurs colons. Ils ne leur rendaient pas les honneurs accoutumés dans les solennités publiques, et ne choisissaient pas, comme les autres colonies, un pontife de Corinthe pour présider à leurs sacrifices. Égaux par leurs richesses aux états les plus opulens de l’Hellade et plus puissans encore par leur appareil militaire, ils dédaignaient la métropole, et se glorifiaient d’avoir tenu le sceptre de la mer du temps des Phéaciens, qui, avant eux, avaient habité Corcyre : aussi s’appliquaient-ils surtout à la navigation, et possédaient-ils une redoutable marine. Ils avaient cent vingt trirèmes quand ils commencèrent la guerre.

Chap. 26. Les Corinthiens, qui avaient tant de griefs contre cette république, envoyèrent avec joie des secours à Épidamne, engagèrent ceux qui le voudraient, à y aller former des établissemens. La garnison, composée de Corinthiens, d’Ampraciotes et de Leucadiens, prit sa route par terre du côté d’Apollonie, colonie de Corinthe, dans la crainte que les Corcyréens ne leur fermassent le passage de la mer. Ceux-ci, informés qu’il allait à Épidamne une garnison et de nouveaux habitans, et que la colonie s’était donnée aux Corinthiens, éprouvèrent un vif ressentiment. Ils mettent en mer vingt-cinq vaisseaux, que bientôt suivit une autre flotte, et, d’un ton menaçant, ils ordonnent aux Épidamniens et de chasser la garnison avec les habitans que leur envoyait Corinthe, et de recevoir les exilés d’Épidamne, qui, venus à Corcyre, avaient demandé, en montrant les tombeaux de leurs ancêtres et faisant valoir l’origine commune qui les unissait aux Corcyréens, d’être rétablis dans leur patrie. Les Épidamniens refusèrent de rien entendre, et ceux de Corcyre les allèrent attaquer avec quarante vaisseaux : ils menaient avec eux les exilés qu’ils voulaient rétablir, et un renfort d’Illyriens. Près de former le siége, ils déclarèrent qu’il ne serait fait aucun mal ni aux étrangers, ni même à ceux des Épidamniens qui voudraient se retirer ; mais que ceux qui se décideraient à la résistance, seraient traités en ennemis. Personne n’ayant égard à cette sommation, les Corcyréens assiégèrent la place, qui est située sur un isthme.

Chap. 27. La nouvelle du siége venue à Corinthe, on leva des troupes. Il fut en même temps publié que ceux qui voudraient aller s’établir à Épidamne, y jouiraient de tous les droits de citoyens, et que ceux qui, sans partir sur-le-champ, voudraient participer aux avantages de la colonie, auraient la permission de rester, en déposant cinquante drachmes, monnaie de Corinthe. Bien du monde partit ; beaucoup d’autres apportèrent de l’argent. On engagea les Mégariens à fournir des vaisseaux d’escorte, dans la crainte d’être inquiété dans la navigation par les Corcyréens. Les Mégariens se disposèrent à les accompagner avec huit vaisseaux, et les Paliens, qui habitent l’île de Céphalénie, avec quatre. On invoqua aussi l’assistance des Épidauriens, qui fournirent cinq vaisseaux. Les Hermioniens en donnèrent un ; les Trézéniens, deux ; les Leucadiens, dix ; les Ampraciotes, huit. On demanda de l’argent aux Thébains et aux Phliasiens : on n’exigea des Éléens que des vaisseaux vides et de l’argent. Les Corinthiens eux-mêmes équipèrent trente vaisseaux et mirent sur pied trois mille hoplites.

Chap. 28. Les Corcyréens, sur l’avis de ces préparatifs, vinrent à Corinthe, accompagnes de députés de Lacédémone et de Sicyone, qu’ils avaient pris avec eux. Ils demandèrent que les Corinthiens, comme n’ayant rien à prétendre sur Épidamne, en retirassent la garnison et les hommes qu’ils y avaient envoyés ; que dans le cas de réclamations, on s’en remettrait à l’arbitrage des villes du Péloponnèse dont les deux partis conviendraient, et que celui des deux peuples dont elles reconnaîtraient les droits sur la colonie, en resterait le maître. Ils offraient aussi de s’en rapporter à l’oracle des Delphiens ; mais ils ne consentaient pas à la guerre. Cependant, si leurs demandes étaient rejetées, la violence les contraindrait à se faire des amis qui ne leur plaisaient pas, des amis tout autres que ceux qui l’étaient alors. Les Corinthiens répondirent que s’ils retiraient de devant Épidamne leurs vaisseaux et les troupes de Barbares, on mettrait leurs demandes en délibération ; mais en attendant il n’était pas juste que les Épidamniens fussent assiégés, et eux-mêmes Corinthiens mis en jugement. Ceux de Corcyre répliquèrent qu’ils acceptaient la proposition, si les Corinthiens rappelaient ceux qu’ils avaient dans Épidamne, ou que même, si les deux partis convenaient de rester tranquilles où ils se trouvaient, ils étaient prêts à faire une trève jusqu’au jugement des arbitres.

Chap. 29. Les Corinthiens n’écoutèrent aucune de ces propositions. Leur flotte appareillée, et les troupes auxiliaires venues, ils envoyèrent un héraut déclarer la guerre à Corcyre, sortirent du port avec soixante-quinze vaisseaux et deux mille hoplites et cinglèrent vers Épidamne. La flotte était commandée par Aristée, fils de Pellicus ; Callicrate, fils de Callias ; les troupes de terre, par Timanor, fils de Timanthe ; Archétime, fils d’Eurytime ; Isarchidas, fils d’Isarchus. Ils étaient devant Actium, bourg de l’Anactorie, qui possède l’hiéron d’Apollon, à l’embouchure du golfe d’Ambracie, lorsque arriva sur un vaisseau de transport, un héraut qui venait, de la part des Corcyréens, leur défendre d’avancer contre eux. Ceux qui l’envoyaient appareillaient en même temps leur flotte, après avoir radoubé les vieux vaisseaux, de sorte qu’ils pussent tenir la mer, et avoir garni les autres de leurs agrès. Le héraut ne leur rapportant de la part des Corinthiens aucune parole de paix, et leurs navires, au nombre de quatre-vingts, se trouvant équipés (ils en avaient quarante au siége d’Épidamne), ils partirent à la rencontre des ennemis, mirent la flotte en bataille et combattirent. Leur victoire fut complète, ils détruisirent quinze vaisseaux de Corinthe, et, le même jour, ceux qui faisaient le siége d’Épidamne forcèrent la place à capituler. La capitulation portait que les étrangers seraient vendus, et les Corinthiens dans les fers, jusqu’à ce qu’on eût décidé de leur sort.

Chap. 30. Après le combat naval, les Corcyréens dressèrent un trophée à Leucimne, promontoire de Corcyre, et égorgèrent tous leurs prisonniers, excepté les Corinthiens, qu’ils retinrent captifs. Les Corinthiens et leurs alliés s’étant retirés après leur défaite, les Corcyréens, maîtres de toute cette partie de la mer, se portèrent à Leucade, colonie de Corinthe, et la ravagèrent. Ils brûlèrent Cyllène, où était le chantier des Éléens, irrités de ce qu’ils avaient fourni aux Corinthiens des vaisseaux et de l’argent. Pendant la plus grande partie de l’année, après le combat naval, ils eurent l’empire de la mer, et leurs vaisseaux allaient désolant ceux des alliés de Corinthe.

Mais enfin les Corinthiens, à l’approche de l’été, voyant ce que leurs alliés avaient à souffrir, firent partir une flotte et une armée. Ils campèrent sur l’Actium et sur le cap Chimerium de la Thesprotide, pour garder Leucade et les autres villes amies. Les Corcyréens, avec une flotte et des troupes de terre, vinrent camper à Leucimne, en face de leurs ennemis. Mais ni les uns ni les autres ne s’avancèrent en mer se combattre : on se tint sur la défensive tout l’été ; l’hiver venu, on se retira.

Chap. 31. Depuis le combat naval, pendant tout le reste de l’année où il fut livré, et dans l’année suivante, les Corinthiens indignés de la guerre qu’ils avaient à soutenir contre les Corcyréens, appareillèrent une flotte redoutable, et rassemblèrent du Péloponnèse et de tout le reste de l’Hellade, des rameurs attirés par l’appât d’une bonne solde. À la nouvelle de ces préparatifs, les Corcyréens furent effrayés. Ils n’avaient d’alliance avec aucun état de l’Hellade, et ne s’étaient fait comprendre ni dans les traités d’Athènes, ni dans ceux de Lacédémone. Ils crurent devoir se rendre à Athènes, et tenter d’être admis dans l’alliance de cette république et d’en obtenir des secours. Les Corinthiens, instruits de cette résolution, y députèrent aussi dans la crainte que les forces maritimes de cette république, unies contre eux à celles de Corcyre, ne les empêchassent de conduire la guerre. L’assemblée formée, les députés de part et d’autre parlèrent contradictoirement. Les Corcyréens s’exprimèrent ainsi :

Chap. 32. « Il est juste, Athéniens, que des peuples à qui l’on n’est redevable ni d’aucun service signalé, ni d’aucune alliance précédemment contractée, s’ils viennent, comme nous aujourd’hui, réclamer des secours, prouvent avant tout que leurs demandes offrent des avantages à ceux qu’ils implorent, que du moins elles ne seront pas nuisibles ; ensuite, que l’on peut compter sur leur reconnaissance. S’ils n’établissent rien de tout cela, qu’ils ne s’offensent pas d’un refus. Or, les Corcyréens nous ont envoyé demander votre alliance, persuadés que nous pourrons satisfaire sur tous ces points. Mais malheureusement ce même système politique qui occasionne tous nos maux, nous empêche de vous convaincre de nos besoins. En effet, nous qui jusqu’ici, de notre plein gré, ne fûmes jamais alliés de personne, nous venons maintenant implorer l’alliance d’autrui ; et cela, quand, engagés dans une guerre contre Corinthe, nous nous trouvons, par suite de notre système, dans un entier délaissement. Ce qui nous semblait de la modération, notre répugnance à partager avec des alliés les hasards des combats, n’était évidemment qu’imprudence et faiblesse. À la vérité, c’est avec nos seules ressources que, dans une bataille navale, nous avons repoussé les Corinthiens : mais à présent qu’ils se préparent à nous attaquer avec un plus formidable appareil, rassemblé du Péloponnèse et du reste de l’Hellade ; à présent que nous nous voyons dans l’impuissance, réduits à nos propres forces, de sortir victorieux de la lutte, et qu’un grand péril menacerait toute l’Hellade à-la-fois, s’ils parvenaient à nous asservir, nous sommes dans la nécessité de demander du secours à vous-mêmes, et à tous ceux dont nous pouvons en attendre ; et l’on doit nous pardonner si, par erreur de jugement, et non par vice de cœur, nous osons tenir une conduite opposée à notre première insouciance.

Chap. 33. » La circonstance qui nous rend vos secours nécessaires, vous sera, si nous les obtenons, utile sous bien des rapports. D’abord vous secourrez un peuple qui souffre une injustice et n’en a pas commis ; ensuite, en nous accueillant quand nous sommes exposés à perdre ce que les hommes ont de plus cher, vous accorderez le plus grand des bienfaits et déposerez dans nos cœurs le germe fécond d’une éternelle reconnaissance. Et d’ailleurs nous possédons une marine qui, après la vôtre, tient le premier rang. Or, considérez quelle plus rare faveur de la fortune, quoi de plus affligeant pour vos ennemis, que de voir une puissance dont vous n’auriez pas cru acheter la jonction trop cher par de riches trésors et une vive reconnaissance, s’offrir à vous d’elle-même, se mettre dans vos mains, sans vous causer ni dangers, ni dépense, et, de plus, vous assurer près du grand nombre une haute de réputation de vertu, la gratitude de ceux que vous défendrez, et, pour vous-mêmes, de la force : avantages qui, dans tous les temps, ne se sont offerts réunis qu’à bien peu de nations. Il est rare, en sollicitant une alliance, d’offrir autant de ressources et de relief à ceux qu’on implore, qu’on en recevra soi-même.

» Il se trompe, celui qui se persuade qu’il ne s’élèvera pas de guerre où nous puissions vous être utiles. Il ne sent pas que les Lacédémoniens brûlent de vous combattre, parce qu’ils vous redoutent ; et que les Corinthiens, ligués avec eux et vos ennemis, commencent par nous attaquer, pour se porter ensuite contre vous. Ils craignent l’union de nos ressentimens contre eux ; ils craignent d’être prévenus dans le projet qu’ils ont conçu et de nous abaisser et de s’élever eux-mêmes. Notre intérêt nous l’ordonne, prévenons les Corinthiens : nous, en vous donnant ; vous, en acceptant notre alliance. D’avance concertons-nous contre eux, plutôt que d’avoir à nous défendre de leurs complots.

Chap. 34. » S’ils vous disent qu’il est injuste que vous souteniez dans sa rébellion une de leurs colonies, qu’ils apprennent que toute colonie, bien traitée, révère sa métropole, et qu’elle s’en détache lorsqu’elle est opprimée : car elle a été envoyée pour être, non l’esclave, mais l’égale de ceux qui sont restés dans la mère-patrie. Or, l’injustice des Corinthiens est manifeste : invités à mettre en arbitrage nos différends au sujet d’Épidamne, ils ont mieux aimé répondre à nos réclamations par les armes que par les voies de la justice. Apprenez de leur conduite envers nous, qui leur appartenons par notre origine, à ne pas vous laisser égarer par leurs séductions, à ne pas accéder à l’instant même à leurs prières. Le plus sûr moyen d’exister sans crainte, c’est de s’exposer le moins possible au repentir d’avoir servi ses ennemis.

Chap. 35. » Et ce n’est pas même rompre votre traité avec les Lacédémoniens, que de nous admettre à votre confédération, nous qui ne sommes alliés ni de Corinthe ni de Lacédémone ; car il est dit dans le traité que toute ville grecque qui n’est alliée de personne, est libre de s’unir à celle qui lui plaira. Certes, il serait étrange que, pour monter leur flotte, il fût permis à nos adversaires de prendre des hommes dans les villes confédérées, dans le reste de l’Hellade, et même parmi vos propres sujets, et qu’ils prétendissent nous interdire une alliance offerte à tous les opprimés, et tous les secours que nous pourrions obtenir de quelque endroit que ce fût. Et ils viendront ensuite vous faire un crime d’avoir souscrit à notre demande ! Certes, nous serons bien plus fondés à nous plaindre de vous, si nos raisons ne vous persuadent pas. En effet, d’une part, vous nous repousseriez, nous qui sommes en danger, et qui ne sommes point vos ennemis ; et d’autre part, loin d’opposer aucun obstacle à des ennemis qui déjà vous attaquent, vous souffririez qu’ils tirassent des forces, même de votre domination, quand il serait bien plus juste ou d’arrêter les levées de mercenaires faites sur votre territoire, ou de nous envoyer à nous aussi des secours. Choisissez la mesure que vous trouverez la plus convenable ; mais le mieux est de nous admettre à votre alliance, et de nous aider ouvertement.

» Ainsi que nous l’avons insinué d’abord, nous vous annonçons de grands avantages. Le plus important, celui qui doit surtout vous déterminer, c’est que nos ennemis sont les mêmes, ce qui forme entre nous le plus sûr lien d’une fidélité respective, et que, loin d’être à mépriser, ils sont capables de faire beaucoup de mal à ceux qui osent se soustraire à leur empire. D’ailleurs, comme c’est ici une alliance de mer, et non de terre, qui vous est offerte, le refus de l’accepter n’est pas indifférent. Votre intérêt vous commande donc, par-dessus tout, de ne pas souffrir, si vous le pouvez, qu’aucune autre puissance possède de marine, ou du moins de vous attacher celle qui a la plus formidable marine.

Chap. 36. » Il se trouvera peut-être quelqu’un qui sentira l’utilité de nos offres, mais qui, en les acceptant, craindrait de rompre le traité. Qu’il sache que sa crainte, accompagnée de forces, en inspirera encore une plus vive à ses ennemis ; et qu’au contraire, trop confiant dans le traité et nous refusant son alliance, il se verra, par ce refus, dénué de force contre des ennemis puissans ; qu’en même temps ce n’est pas aujourd’hui sur le sort de Corcyre plutôt que sur celui d’Athènes qu’il délibère ; qu’enfin il pourvoit bien mal aux intérêts d’Athènes, celui qui, lorsqu’il s’agit d’une guerre qui se fera, d’une guerre presque commencée, arrêtant ses regards sur l’état actuel des choses, hésite à se fortifier de la jonction d’une puissance qu’il n’est pas indifférent d’avoir pour amie ou pour ennemie. Sans parler de ses autres avantages, elle est heureusement située pour le paraple de la Sicile et de l’Italie ; elle peut ou empêcher qu’une flotte n’arrive de ces contrées aux Péloponnésiens, ou protéger une flotte allant d’ici même en Italie et en Sicile. Apprenez en peu de mots, qui réunissent et les vues générales et les détails particuliers, à ne pas nous abandonner. Lorsqu’il n’existe dans l’Hellade que trois grandes puissances maritimes, la vôtre, la nôtre, celle des Corinthiens, si vous souffrez que deux de ces puissances n’en fassent qu’une, et que les Corinthiens se rendent maîtres de notre île, vous aurez à combattre sur mer les Corcyréens et les Péloponnésiens tout ensemble ; au lieu qu’en acceptant notre alliance, vous pourrez lutter contre eux avec une flotte devenue plus nombreuse par l’adjonction de nos vaisseaux, qui dès-lors seront les vôtres. »

Ce fut dans ces termes que s’exprimèrent les Corcyréens. Les Corinthiens, après eux, parlèrent ainsi :

Chap. 37. « Puisque ces Corcyréens ne se sont pas bornés, dans leurs discours, à solliciter votre, alliance, mais qu’ils ont parlé de nos injustices et du tort que nous avons de leur faire la guerre, nous sommes forcés, avant de traiter le sujet qui nous amène, de répondre à ces deux reproches ; ainsi vous apprécierez d’avance et sans danger notre demande, et vous ne repousserez pas sans motif ce peuple qui a besoin de vous.

» C’est par modération, disent-ils, qu’ils n’ont accepté l’alliance de personne. Pour nous, assurons qu’ils ont pris ce parti par scélératesse et non par vertu : ils ne voulaient ni avoir des associés témoins de leurs injustices, ni rougir devant ceux dont ils auraient invoqué l’appui. D’ailleurs leur ville, en vertu de sa position, se suffisant à elle-même, se constitue juge de ceux qu’ils maltraitent, et indépendante de toute convention. Jamais ils ne naviguent chez les autres, tandis que souvent la nécessité pousse des malheureux dans leur repaire : voilà le motif de ce refus d’alliance qu’ils mettent en avant, et qu’ils colorent du prétexte de modération, non pour ne commettre aucune injustice en société, mais pour être injustes seuls, pour s’abandonner à la violence quand ils se trouvent plus forts ; pour gagner davantage dans le secret, et pour nier sans honte leurs larcins. Sans doute, s’ils avaient cette intégrité dont ils se parent, plus ils sont à l’abri de toute invasion étrangère, plus ils devraient mettre en évidence leur vertu, en reconnaissant un droit des gens, résultant de traités respectifs.

Chap. 38. » Mais c’est ce qu’ils ne pratiquent ni avec les autres, ni avec nous. Sortis de notre sein, ils se sont toujours montrés rebelles, et maintenant ils nous font la guerre. Ils disent qu’on n’a pu les envoyer en colonie pour être maltraités ; nous, nous leur répondons que nous les avons envoyés en colonie, non pour en être outragés, mais pour les commander et en recevoir les respects qu’ils nous doivent. Nos autres colonies nous révèrent ; je dirai plus, elles nous aiment ; et si nous sommes agréables aux autres colons plus nombreux, et que nous leur déplaisions à eux seuls, n’est-il pas évident qu’eux seuls en doivent être accusés, et que nous serions condamnables de leur faire la guerre si nous n’avions pas été grièvement offensés ? Eussions-nous ce tort, ce serait un honneur pour eux de céder à notre colère, autant qu’une honte pour nous d’opposer la violence à la modération. Mais, devenus insolens et fiers de leurs richesses, après bien d’autres injures, ils viennent d’envahir Épidamne, qui nous appartient ; cette ville qu’ils n’ont pas revendiquée lorsqu’on l’opprimait, et qu’ils ont prise de vive force quand nous venions la secourir.

Chap. 39. » Ils affirment qu’ils ont voulu d’abord être jugés par les lois de la justice. Mais on doit croire qu’elle est respectée non par celui qui, après avoir d’avance pris tous ses avantages, provoque d’un lieu sûr à je ne sais quelle discussion, mais par celui qui, avant d’entrer en lice, établit et ses actions et ses discours sur le niveau des lois. Or, ce n’est pas avant d’assiéger Épidamne, mais lorsqu’ils ont cru que nous ne mépriserions pas cet outrage, qu’ils ont mis en avant le beau nom de justice ; et ils viennent ici non seulement coupables d’injustices commises à Épidamne, mais encore prétendant vous inviter à présent, non à un traité d’alliance, mais à une société de crimes, et persuadés que vous les accueillerez, eux nos mortels ennemis. Puisqu’ils vous ont exclus du fruit de leurs crimes seuls, ne convient-il pas qu’ils vous épargnent les résultats de ces mêmes crimes ! C’était quand ils n’avaient rien à craindre qu’ils auraient dû faire cette démarche, et non quand nous sommes offensés, quand ils sont en danger, quand, sans avoir eu part à leur puissance, vous leur ferez part de vos avantages ; quand enfin, étrangers à leurs fautes, vous en deviendrez complices à nos yeux. Que ne venaient-ils autrefois partager avec vous leur puissance ? vous auriez couru en commun les hasards des événemens. Mais s’ils vous ont exclus de l’avantage de leurs crimes seulement, excluez-vous des événemens qu’entraînent ces mêmes actions.

Chap. 40. » Que nous ne paraissions devant vous qu’avec les preuves positives de nos droits, que ces gens-là soient coupables de violence et d’usurpation, c’est ce qui est démontré. Apprenez maintenant que vous ne pourriez les recevoir sans injustice.

» Si le traité porte qu’il est permis aux républiques, à ceux qui n’ont pas d’alliés, d’en choisir à leur gré, cette clause ne regarde pas ceux qui n’entreraient dans une alliance que pour nuire à autrui : elle concerne la république qui, sans priver une autre de son alliance, aurait besoin de pourvoir à sa sûreté ; une république qui n’apportera point à ceux qui la recevront (supposé que ceux-ci aient des sentimens pacifiques), la guerre au lieu de la paix : malheur que vous éprouverez, si vous ne nous croyez pas ; car vous deviendrez non seulement leurs alliés, mais encore nos ennemis, d’alliés que vous étiez, puisque, si vous marchez avec eux, il faudra nécessairement que vous ne restiez pas tranquilles spectateurs du combat.

» Assurément, la justice veut que vous restiez neutres, et, si vous ne gardez pas la neutralité, que vous marchiez contre eux avec nous ; car un traité vous lie aux Corinthiens, et vous n’eûtes jamais avec les Corcyréens même un traité de trève. Ne faites donc pas une loi pour recevoir sous votre protection des rebelles. Quand les Samiens se soulevèrent contre vous, quand le Péloponnèse était partagé sur la question de savoir s’il fallait les secourir, loin d’appuyer de notre suffrage les suffrages qui vous étaient contraires, nous avons hautement soutenu que chaque nation a le droit de punir par elle-même ses propres alliés. Si vous accueillez et protégez des coupables, on verra plusieurs même de vos plus puissans alliés embrasser notre parti : ainsi vous aurez porté une loi contre vous-mêmes plutôt que contre nous.

Chap. 41. » Voilà nos allégations ; elles sont fondées sur les lois des Hellènes : quant à la faveur que nous sollicitons, n’étant ni assez vos ennemis pour la tourner contre vous, ni assez amis pour abuser de votre bienveillance, nous prétendons qu’elle doit nous être accordée à titre d’échange. Lorsque autrefois, avant la guerre des Mèdes, vous manquiez de vaisseaux longs contre les Æginètes, les Corinthiens vous en prêtèrent vingt. Ce bon office de notre part, celui que nous avons rendu contre les Samiens, en empêchant le Péloponnèse de les secourir, voilà ce qui vous a procuré la supériorité sur Ægine et la punition de Samos ; et ces services, nous les avons rendus dans des conjonctures où les hommes, tout entiers à la poursuite de leurs ennemis, négligent tout le reste, et ne voient que le besoin de vaincre. Alors, en effet, ils jugent ami quiconque les sert, eût-il été précédemment leur ennemi ; ennemi quiconque leur est contraire, se fût-il auparavant montré leur ami, parce qu’ils sacrifient même leurs plus chères affections à l’ambition du moment.

Chap. 42. » Réfléchissant tous sur ces vérités et sur ces faits que les jeunes gens apprendront des vieillards, luttez avec nous de bons offices. Et qu’on ne s’imagine pas que notre discours s’accorde avec la justice, mais que si la guerre survenait, il serait contraire à vos intérêts. Le véritable intérêt consiste à faire le moins de fautes. Or, elle est encore incertaine cette guerre à venir dont les Corcyréens vous font peur, et pour laquelle ils vous pressent d’être injustes. Serait-il digne de vous, cédant à la crainte qu’ils vous inspirent, de vous attirer, non la haine supposée prochaine, mais la haine déclarée des Corinthiens ! Il serait plus sage de faire oublier par degrés les défiances engendrées par l’affaire de Mégare. Un dernier service rendu à propos, fût-il même léger, peut effacer une grande offense. Ne vous laissez pas entraîner par l’offre d’une marine respectable : à n’être pas injuste envers ses égaux, on assure mieux sa puissance qu’à se laisser éblouir par une grandeur imaginaire qu’on élève au milieu des dangers.

Chap. 43. » Puisque nous sommes tombés sur ce que nous avons dit nous-mêmes autrefois à Lacédémone, qu’il est permis à chacun de punir ses alliés par lui-même, nous attendons de vous une réponse semblable. Favorisés de nos suffrages, ne nous lésez point par les vôtres. Rendez-nous la pareille, et songez que nous sommes précisément dans cette circonstance où notre grand ami est celui qui nous sert, et notre mortel ennemi, celui qui contrarie nos projets. Ne recevez pas malgré nous dans notre alliance ces brigands de Corcyre, et ne les protégez pas au mépris de nos droits. Vous comporter ainsi, c’est vous acquitter d’un devoir et consulter vos plus grands intérêts. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens.

Chap. 44. Les Athéniens, ayant entendu les deux partis, se formèrent deux fois en assemblée. Ils penchèrent la première fois en faveur des Corinthiens ; mais ils changèrent d’avis la seconde. Il est vrai qu’ils ne jugèrent pas à propos de faire avec Corcyre un traité d’alliance offensive, en vertu duquel ils auraient mêmes amis et mêmes ennemis ; car les Corcyréens auraient pu les engager à faire partir de concert leur flotte contre Corinthe, et c’eût été rompre le traité qu’ils avaient avec le Péloponnèse : mais ils contractèrent réciproquement une alliance défensive contre ceux qui attaqueraient Corcyre, Athènes, ou quelqu’un de leurs alliés. Ils sentaient bien que, malgré ce ménagement, ils auraient la guerre avec le Péloponnèse ; mais ils voulaient ne pas abandonner aux Corinthiens, Corcyre, qui avait une marine si florissante ; mettre ces peuples aux prises, et les froisser les uns contre les autres, pour trouver plus faibles les Corinthiens et les autres puissances maritimes du Péloponnèse, quand eux-mêmes auraient à les combattre. D’ailleurs l’île de Corcyre leur paraissait commodément située pour le paraple de l’Italie et de la Sicile.

Chap. 45. Tels furent les motifs qui engagèrent les Athéniens à recevoir les Corcyréens dans leur alliance, et quand la députation de Corinthe se fut retirée, ils ne tardèrent pas à leur envoyer un secours de dix vaisseaux. Lacédémonius, fils de Cimon ; Diotime, fils de Strombichus, et Protéas, fils d’Épiclès, en obtinrent le commandement. Il leur fut ordonné de ne pas combattre les Corinthiens, à moins que ceux-ci ne naviguassent contre Corcyre, et ne se disposassent à effectuer une descente dans cette île, ou dans quelque endroit qui en dépendît ; alors ils les combattraient de toutes leurs forces : injonction qui avait pour but d’éviter une rupture. Les vaisseaux abordèrent à Corcyre.

Chap. 46. Les Corinthiens, ayant terminé leurs préparatifs, voguèrent contre Corcyre avec cent cinquante vaisseaux, dont dix de l’Élide, douze de la Mégaride, dix de la Leucadie, vingt-sept de l’Ambracie, un de l’Anactorie, et quatre vingt-dix des leurs. Chacune de ces républiques avait son général. L’un des cinq, celui des Corinthiens, était Xénoclidès, fils d’Eutyclès. Naviguant de Leucade, ils arrivent près du continent opposé à Corcyre, et ancrent à Chimérium, dans la Thesprotide. Chimérium est muni d’un port dominé par la ville d’Éphyre, laquelle touche au rivage et à son territoire enclavé dans l’Éléatide, pays de la Thesprotide. Le lac Achérusias longe cette ville (ou plutôt le territoire de cette ville), et se décharge dans la mer, redevable de son nom et de ses ondes à l’Achéron, qui les lui apporte en tribut, après avoir traversé la Thesprotide. Sur cette même côte coule aussi le Thyamis, qui borne la Thesprotide et la Cestrine ; et entre les deux fleuves s’élève le promontoire Chimérium. Les Corinthiens donc abordèrent dans cette partie du continent, et y campèrent.

Chap. 47. À la nouvelle de leur arrivée, les Corcyréens montèrent cent dix vaisseaux, que commandaient Miciade, Æsimède et Eurybate : ils allèrent camper dans une des îles nommées Sybotes. Là vinrent aussi les dix vaisseaux d’Athènes. L’infanterie et mille hoplites, auxiliaires de Zacynthe, étaient sur le promontoire de Leucimne. Les Corinthiens avaient aussi, de leur côté, sur le continent, quantité de Barbares auxiliaires ; car ceux qui occupent cette partie de la terre ferme avaient été de tout temps leurs amis.

Chap. 48. Les Corinthiens, ayant fait toutes leurs dispositions, prirent des provisions pour trois jours, et, de nuit, quittèrent Chimérium, pour aller offrir le combat. Ils voguaient au lever de l’aurore, quand ils virent en haute mer s’avancer contre eux la flotte des Corcyréens. On ne se fut pas plutôt aperçu des deux côtés, qu’on se mit en ordre de bataille. À l’aile droite des Corcyréens étaient les vaisseaux d’Athènes : les Corcyréens eux-mêmes composaient le reste de l’armée navale, partagée en trois corps, dont chacun était commandé par l’un des trois généraux. Telles étaient les dispositions des Corcyréens. L’aile droite des Corinthiens était formée des vaisseaux de Mégare et d’Ampracie ; au centre étaient les alliés, divisés par peuplades ; les Corinthiens formaient l’aile gauche avec les vaisseaux qui voguaient le mieux. Ils étaient opposés aux Athéniens et à l’aile droite des Corcyréens.

Chap. 49. Les signaux levés de part et d’autre, l’action commença. Les ponts des deux flottes étaient couverts d’hoplites, d’archers ; de gens de trait, qui suivaient l’ancienne tactique, trop peu savante. Ce combat, où l’art brillait moins que le courage, ressemblait beaucoup à un combat de terre ; car, dès le premier choc, les vaisseaux engagés ne pouvaient se détacher à raison de leur grand nombre et de la confusion ; et, comme ils ne manœuvraient plus, c’était dans les hoplites, qui couvraient les ponts et combattaient de pied ferme, que résidait surtout l’espérance de la victoire. Ne pouvant ni quitter leur ordre de bataille, ni traverser la ligne ennemie pour la rompre, ils se chargeaient avec plus de valeur et de force que de science. C’était partout un horrible tumulte, un désordre affreux.

Les vaisseaux d’Athènes, prêts à secourir les Corcyréens s’ils étaient trop vivement pressés, inspiraient de la crainte aux ennemis ; mais les généraux n’attaquaient pas, intimidés par les ordres qu’ils avaient reçus. L’aile droite des Corinthiens fut celle qui souffrit le plus : vingt bâtimens de Corcyre la mirent en fuite, la dispersèrent, la poussèrent à la côte, allèrent jusqu’au camp, descendirent, brûlèrent les tentes abandonnées, et pillèrent la caisse.

De ce côté, les Corinthiens et leurs alliés avaient le dessous, tandis que les Corcyréens étaient victorieux. Mais à la gauche, où ils étaient eux-mêmes, ils obtinrent un grand avantage sur les Corcyréens, qui, déjà moindres en nombre, se trouvaient encore affaiblis par l’absence de vingt vaisseaux occupés de la poursuite. Les Athéniens, voyant leurs alliés pressés, les secondèrent alors franchement et sans crainte de blâme. Jusqu’à ce moment, ils s’étaient interdit toute voie hostile : mais la flotte de Corcyre essuyait une éclatante déroute ; celle de Corinthe s’attachait à la poursuivre : tous donc alors, tous indistinctement, prirent part au combat ; les Corinthiens et les Athéniens furent réduits à la nécessité de s’attaquer les uns les autres.

Chap. 50. La fuite une fois décidée, les Corinthiens ne tirèrent pas à eux, pour les amarrer, les carcasses des vaisseaux qu’ils pouvaient avoir coulés à fond, mais ils se tournèrent contre les hommes, et parcoururent la flotte ennemie pour massacrer plutôt que pour faire des prisonniers. Ils égorgeaient même leurs amis sans les connaître, ne sachant pas leur aile droite battue ; car depuis que les deux flottes s’étaient mêlées, comme elles étaient nombreuses et occupaient une grande étendue de mer, on distinguait difficilement les vaincus et les vainqueurs.

Ce combat naval fut, par le nombre des bâtimens, le plus mémorable combat d’Hellènes contre des Hellènes. Après avoir poursuivi les Corcyréens jusqu’à terre, les Corinthiens se mirent à recueillir les débris des vaisseaux et les morts. Ils en recouvrèrent la plus grande partie, qu’ils transportèrent aux Sybotes, port désert de la Thesprotide, où une armée de Barbares venait de leur apporter du secours. Ils se rallièrent ensuite, et firent voile de nouveau contre les Corcyréens. Ceux-ci vinrent à leur rencontre avec ce qui leur restait de vaisseaux en état de tenir la mer, et les bâtimens Athéniens : ils craignaient qu’ils ne tentassent une descente dans leur île. Il était déjà tard, et l’on commençait à chanter le pæan pour se préparer à charger, quand les Corinthiens, ramant en sens contraire, firent partir la poupe la première. Ils voyaient s’avancer vingt navires d’Athènes qu’on avait expédiés après le départ des dix autres, dans la crainte, ce qui était arrivé, que les Corcyréens ne fussent vaincus, et que ce fût trop peu des premiers vaisseaux pour les défendre.

Chap. 51. Les Corinthiens furent les premiers à les apercevoir ; ils en soupçonnèrent plus qu’ils n’en voyaient, ce qui les faisait reculer. Comme ces bâtimens venaient d’un côté où ne pouvait porter la vue des Corcyréens, ils ne les découvrirent pas, et la manœuvre des Corinthiens les étonnait ; mais enfin ceux des leurs qui les aperçurent les premiers, s’écrièrent qu’une flotte venait les attaquer. Aussitôt les Corcyréens firent retraite ; car le jour tombait ; les Corinthiens virèrent de bord et se retirèrent en désordre. Ainsi les deux partis se séparèrent. Le combat ne finit qu’à la nuit.

Les Corcyréens avaient leur camp à Leucimne, et les vingt vaisseaux d’Athènes, flottant à travers les morts et les débris de navires, y abordèrent peu de temps après qu’on les eut aperçus. Ils avaient pour commandans Glaucon, fils de Léagre, et Andocide, fils de Léogoras. Les Corcyréens, dans l’obscurité, avaient d’abord craint que ce ne fussent des vaisseaux ennemis ; mais dès qu’ils les eurent reconnus, ils les aidèrent à entrer dans la rade.

Chap. 52. Le lendemain, les trente vaisseaux d’Athènes sortirent du port avec ceux des Corcyréens qui étaient en bon état. Ils cinglèrent vers les Sybotes, où mouillaient les Corinthiens ; peut-être livreraient-ils une nouvelle action. Ceux-ci mirent à la voile et s’avancèrent en ordre de bataille ; mais arrivés en haute mer, ils restèrent dans l’inaction. Ils n’avaient pas envie d’engager une affaire, à la vue du renfort que venaient de recevoir les Athéniens. D’autres difficultés les arrêtaient : la garde des prisonniers qu’ils avaient à bord, et l’absence de tout moyen pour radouber, dans une solitude, ceux de leurs bâtimens maltraités. D’ailleurs, quel moyen d’effectuer une retraite ? Les Athéniens, depuis qu’ils en étaient venus aux mains avec eux, ne regarderaient-ils pas la trève comme rompue, ne s’opposeraient-ils pas à leur retour !

Chap. 53. Ils prirent le parti de faire monter sur une barque légère quelques hommes sans caducée, et de les envoyer aux Athéniens pour sonder leurs dispositions. « Athéniens, dirent ces députés, vous commettez une injustice, en commençant la guerre et rompant le traité ; car vous prenez les armes contre nous pour mettre obstacle à la vengeance que nous voulons tirer de nos ennemis. Si vous prétendez nous empêcher de nous porter contre Corcyre, ou ailleurs, suivant notre volonté ; si vous avez résolu de rompre la paix, prenez-nous les premiers, nous qui venons nous remettre en vos mains, et traitez-nous en ennemis. »

Ils parlèrent ainsi : tous les Corcyréens qui pouvaient les entendre, s’écrièrent qu’il fallait les arrêter et les tuer. Mais les Athéniens répondirent : « Nous ne commençons pas la guerre, Péloponnésiens, et nous ne violons pas le traité ; mais nous sommes venus au secours des Corcyréens, qui sont nos alliés. Naviguez où il vous plaira ; nous n’y mettons aucun obstacle : mais si vous attaquez Corcyre, ou quelque lieu qui en dépende, nous ferons tout pour nous y opposer. »

Chap. 54. Sur cette réponse des Athéniens, les Corinthiens se disposèrent à regagner leur pays : ils dressèrent un trophée aux Sybotes, sur le continent. Les Corcyréens recueillirent les débris de leurs vaisseaux et leurs morts ; la vague les avait poussés au rivage, et un vent de nuit tes avait dispersés sur toute l’étendue de la côte. Ils dressèrent, de leur côté, en qualité de vainqueurs, un trophée dans un autre endroit qui porte aussi le nom de Sybotes, et qui est dans une île. Voici les raisons qu’avaient les deux partis de se regarder comme victorieux. Les Corinthiens, supérieurs dans le combat naval jusqu’à la nuit, avaient recueilli leurs morts et les débris de leurs vaisseaux ; ils n’avaient pas fait moins de mille prisonniers, et avaient mis hors de combat environ soixante-dix navires ; ils se crurent donc en droit d’ériger un trophée. Les Corcyréens avaient détruit environ trente vaisseaux ennemis ; depuis l’arrivée des Athéniens, ils avaient rassemblé les débris de leurs bâtimens et recueilli leurs morts, et la veille, les Corinthiens, à la vue des vaisseaux d’Athènes, s’étaient retirés faisant partir la poupe la première, et quand ensuite les Corcyréens s’étaient présentés ils n’étaient pas venus à leur rencontre : d’après ces considérations, les Corcyréens avaient élevé un trophée.

Ainsi chaque parti s’attribua la victoire.

Chap. 55. Les Corinthiens, sur leur route, enlevèrent, par surprise, Anactorium, à l’entrée du golfe d’Ampracie. Il leur appartenait en commun avec les Corcyréens. Ils y laissèrent une colonie corinthienne, et retournèrent chez eux. Ils vendirent huit cents Corcyréens de condition servile, et gardèrent prisonniers deux cent cinquante citoyens, dont ils eurent grand soin, dans l’espérance que, rentrés dans leur patrie, ils pourraient la leur soumettre ; car la plupart étaient des personnages puissans, et des premiers de la ville. Ce fut ainsi que, dans cette guerre avec les Corinthiens, Corcyre évita sa ruine. Les vaisseaux des Athéniens se retirèrent.

Chap. 56. Les Athéniens avaient, en temps de paix, combattu avec les Corcyréens contre Corinthe : ce fut la première cause de la guerre entre Athènes et Corinthe. Mais bientôt s’élevèrent entre les Athéniens et les Péloponnésiens des différens qui amenèrent la rupture.

Les Corinthiens travaillaient à se venger : les Athéniens, qui ne doutaient pas de leur haine, ordonnèrent aux Potidéates, qui habitent et dominent l’isthme de Pallène, et qui, quoique colonie corinthienne, étaient leurs alliés tributaires, de détruire le mur qui regarde la Pallène, de donner des otages, de chasser les Épidémiurges que Corinthe leur envoyait tous les ans et de n’en plus recevoir. Ils craignaient que Potidée ne se soulevât à la sollicitation de Perdiccas, et n’entraînât, par son exemple, les autres alliés de la Thrace littorale.

Chap. 57. Ce fut aussitôt après le combat naval de Corcyre que les Athéniens prirent ces résolutions contre Potidée ; car les Corinthiens étaient leurs ennemis déclarés, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, auparavant allié et ami, venait de se déclarer contre eux, parce qu’ils avaient contracté une alliance avec Philippe son frère et avec Derdas, unis de ressentimens contre lui : et en même temps qu’il négociait à Lacédémone afin de les mettre aux prises avec le Péloponnèse, il travaillait à se concilier les Corinthiens pour déterminer la défection de Potidée. Il faisait aussi porter des paroles aux Chalcidiens de la Thrace littorale et aux Bottiéens pour qu’ils prissent part à cette défection, croyant que s’il avait une fois, dans son alliance, ces pays voisins de sa domination, il soutiendrait plus facilement avec eux les chances des combats.

Les Athéniens, devinant tous ces calculs et toutes ces espérances, et voulant prévenir le soulèvement des villes, ordonnent à Archestrate, fils de Lycomède, nommé général avec dix autres, à Archestrate qu’ils dépêchaient avec trente vaisseaux et mille hoplites contre Perdiccas, d’exiger des otages des Potidéates, de raser le mur qui regardait la Pallène, (1, 56, 2) et de surveiller les villes voisines, pour en empêcher la défection.

Chap. 58. Les Potidéates de leur côté, qui avaient député soit à Athènes pour demander qu’on ne fit aucune innovation à leur égard, soit à Lacédémone avec des Corinthiens, mettaient tout en œuvre pour que les Lacédémoniens préparassent des secours en cas de besoin. Comme à la suite de longues négociations, ils n’obtenaient des Athéniens aucune disposition favorable, et qu’au contraire la flotte envoyée contre la Macédoine voguait aussi contre eux ; comme d’ailleurs les magistrats de Sparte leur promettaient, si les Athéniens marchaient contre Potidée, une irruption sur l’Attique, alors profitant de cette crise, ils s’étaient soulevés avec les Chalcidiens et les Bottiéens à qui ils s’étaient unis par serment.

Quant à Perdiccas, il avait su persuader à ceux des Chalcidiens qui occupaient les villes maritimes, de les abandonner, de les détruire, et d’aller dans l’intérieur des terres s’établir à Olynthe, et transporter dans cette ville seule tous leurs moyens de défense. Il leur assignait pour le temps de la guerre contre Athènes, une partie de ses domaines, tout ce qui de la Mygdonie, longe le lac Bolbé. Ces peuples rasèrent leurs villes, se transportèrent, dans l’intérieur des terres, à Olynthe, et se préparèrent à la guerre.

Chap. 59. Cependant, arrivent dans l’Épithrace les trente vaisseaux d’Athènes, qui trouvent Potidée et les autres villes en état de révolte. Les généraux, jugeant impossible avec les forces à leurs ordres, de combattre à-la-fois Perdiccas et les villes rebelles, marchent sur la Macédoine contre laquelle on les envoyait d’abord, y prennent position, et font la guerre avec Philippe et les frères de Derdas, qui du haut de leurs montagnes, venaient de fondre sur Perdiccas.

Chap. 60. La défection de Potidée, l’apparition de la flotte athénienne sur les côtes de la Macédoine inspiraient aux Corinthiens de justes craintes sur le sort de cette place. Ne jugeant pas indifférents pour eux les dangers qu’elle courait, ils envoient seize cents hoplites et quatre cents psiles, soit volontaires pris parmi les citoyens de Corinthe, soit mercenaires pris dans le reste du Péloponnèse : ils avaient, à leur tête, Aristée, fils d’Adimante, que suivaient volontairement et par amitié surtout, la plupart des guerriers de Corinthe : car dans toutes les circonstances, il se montrait favorable aux Potidéates. Ces troupes arrivèrent dans l’Épithrace quarante jours après la défection de Potidée.

Chap. 61. Bientôt les Athéniens ont reçu la nouvelle du soulèvement des villes. À peine informés de la présence menaçante du renfort d’Aristée, ils expédient encore (1, 57, 4) quarante vaisseaux avec deux mille hoplites, citoyens d’Athènes, commandés par Callias, fils de Calliade, le premier des cinq généraux nommés.

Arrivés d’abord en Macédoine, ils trouvent que les mille hommes (1, 57, 4), partis avant eux, viennent de prendre Therme, et qu’ils assiègent Pydna. Ils y établissent aussi leur camp, et se joignent à ce siége. Mais comme Aristée les avait devancés et que Potidée les inquiétait, ils concluent avec Perdiccas un traité forcé et renoncent à l’expédition de Macédoine. Arrivés à Berrhoé, ils tentèrent de prendre la place. Mais n’ayant pas réussi, de Berrhoé, revenant sur leurs pas, ils se dirigèrent par terre, vers Potidée, avec trois mille hoplites citoyens, sans compter de nombreux alliés et six cents cavaliers Macédoniens que commandaient Philippe et Pausanias. Après une marche lente de trois jours, ils arrivèrent à Gigône où ils campèrent : la flotte les avait suivis en côtoyant.

Chap. 62. Les Potidéates et les troupes péloponnésiennes d’Aristée les attendaient, campées en avant d’Olynthe, dans l’isthme : elles venaient d’établir un marché hors de la ville d’Olynthe. Les alliés avaient choisi Aristée pour géneral de toute l’infanterie, et mis Perdiccas à la tête de la cavalerie ; car il venait d’abandonner encore les Athéniens, et ayant mis le gouvernement dans les mains d’Iolaüs, il combattait avec les Potidéates. Aristée, avec ce qu’il avait de troupes dans l’isthme, se proposait d’observer la contenance des Athéniens, pendant que les Chalcidiens et les alliés qui se trouvaient hors de l’isthme, et les deux cents cavaliers aux ordres de Perdiccas resteraient à Olynthe ; et de les prendre par derrière, et de les enfermer entre les deux armées, lorsqu’ils marcheraient contre lui. Le général Callias et ses collègues de leur côté, dirigèrent vers Olynthe la cavalerie macédonienne de Philippe et quelques-uns de leurs guerriers pour empêcher que, de là, il ne vînt du secours à leurs adversaires ; quant à eux [de Gigône 1, 61,3], ils levèrent le camp, et marchèrent sur Potidée.

Arrivés à l’isthme, ils voient les ennemis se préparer au combat, et se mettent eux-mêmes en ordre de bataille. Bientôt l’action s’engage ; l’aile d’Aristée et ce qu’il avait avec lui de Corinthiens et de troupes choisies mirent en fuite les ennemis qui leur faisaient face, et les poursuivirent au loin. Mais la division composée de Potidéates et de Péloponnésiens, fut défaite par les Athéniens, et se sauva dans la place.

Chap. 63. Aristée, à son retour de la poursuite, trouvant l’autre aile vaincue, hésitait sur le parti à prendre, et se demandait s’il se retirerait vers Olynthe, ou s’il tenterait d’entrer dans Potidée. Il se décida enfin à courir sur cette place en ordre serré, et à y pénétrer de vive force. Il y arriva blessé, et même grièvement, en se glissant le long des jetées qui s’avancent dans la mer, perdit quelques hommes, mais sauva le grand nombre.

Les troupes d’Olynthe, ville d’où l’on aperçoit Potidée, et qui en est à soixante stades, dès le commencement de la bataille, et à la levée des signaux, avaient fait quelques pas en avant pour secourir [Aristée], et les cavaliers macédoniens [que commandaient Philippe et Pausanias, amis d’Athènes 1, 61, 2] s’étaient déjà mis en ordre de bataille pour s’y opposer ; mais comme bientôt après la victoire s’était déclarée pour Athènes et qu’on avait arraché les signaux, les troupes d’Olynthe rentrèrent dans cette ville, et les six cents cavaliers macédoniens de Philippe (1, 61, 2) rejoignirent les troupes athéniennes, en sorte que des deux côtés la cavalerie ne donna pas.

Après la bataille, les Athéniens dressèrent un trophée et permirent aux Potidéates d’enlever leurs morts, au nombre d’environ trois cents. Les Potidéates et leurs alliés perdirent un peu moins de trois cents hommes : les Athéniens eurent à regretter la perte de quinze cents braves et de leur général Callias.

Chap. 64. Les Athéniens ne tardèrent pas à enfermer les Potidéates d’un mur de circonvallation du côté de l’isthme, et y mirent garnison ; mais le côté de la place qui regardait la Pallène n’avait pas de mur de circonvallation. En effet, ils ne se croyaient pas en état de veiller à la défense de l’isthme [au nord] et de se porter en même temps vers la Pallène [au midi de l’isthme], pour y construire un mur : ils redoutaient l’attaque des Potidéates et de leurs alliés, s’ils divisaient leurs forces.

Dès qu’on sut à Athènes que le côté de la ville qui regardait la Pallène restait libre et ouvert, on y envoya seize cents hoplites commandés par Phormion, fils d’Asopius. Arrivé dans la Pallène, ce général part d’Aphytis, approche ses troupes de Potidée, gagnant insensiblement du terrain, et ravageant la campagne. Personne ne sortant pour le combattre, il éleva du côté de la Pallène [au midi de Potidée] le mur de circonvallation. Ainsi Potidée se trouvait fortement investie de deux côtés par terre, et en outre, menacée par la flotte qui restait en station.

Chap. 65. La place étant bloquée par deux murs de circonvallation, Aristée, qui n’avait plus d’espérance de se sauver, à moins d’un secours du Péloponnèse ou de quelque autre événement extraordinaire, était d’avis, qu’à l’exception de cinq cents hommes, tous les autres, afin de ménager les vivres, s’embarquassent au premier vent favorable : il serait du nombre de ceux qui resteraient. Mais comme on ne se rendait pas à son avis, voulant s’occuper de ce qu’il fallait faire à la suite de ce refus, c’est-à-dire, régler le mieux possible les affaires du dehors ; il met en mer, sans être aperçu de la garde athénienne, il lui échappe, pénètre dans la Chalcidique, s’y arrête : entre autres faits d’armes, dresse une embuscade près la ville des Sermyliens, et tue beaucoup de monde ; en même temps que, par députés, il négociait avec le Péloponnèse pour en obtenir des secours. Quant à Phormion, après avoir bloqué Potidée, accompagné de seize cents hommes, il ravageait la Chalcidique et la Bottique, et prenait des villes.

Chap. 66. Antérieurement [à la guerre du Péloponnèse] on s’adressait ces griefs : on se plaignait à Corinthe de ce que les Athéniens assiégeaient Potidée, colonie corinthienne, et où se trouvaient renfermés des Corinthiens et des Péloponnésiens. On se plaignait à Athènes des peuples du Péloponnèse qui avaient excité à la rébellion une ville alliée, tributaire des Athéniens, et qui combattaient ouvertement avec les Potidéates : néanmoins il n’y avait pas de rupture déclarée ; la trève subsistait, car les Corinthiens agissaient en leur propre et privé nom.

Chap. 67. Cependant ce siége de Potidée ne leur laissait aucun repos. Appréhendant et pour la place et pour les hommes qui y étaient renfermés, sans perdre de temps, ils prient leurs alliés de venir à Lacédémone, s’y rendent eux-mêmes, et s’écrient que les Athéniens violent les traités et méconnaissent les droits du Péloponnèse. Les Æginètes, par crainte des Athéniens, ne députèrent pas ouvertement : mais en secret ils n’excitaient pas moins ardemment à la guerre (2, 27, 1), se disant privés d’une autonomie que garantissaient les traités. Les Lacédémoniens ayant en outre appelé à Sparte d’autres alliés qui pouvaient avoir aussi à se plaindre d’Athènes, les admirent à leur assemblée ordinaire, et les invitèrent à parler. Les députés, montant à la tribune, exposèrent, chacun à leur tour, les griefs de leur république : les Mégariens, entre plusieurs griefs importans, se plaignirent d’être repoussés de l’agora de l’Attique, contre la foi des traités, et bannis de tous les ports qui appartenaient aux Athéniens. Les Corinthiens se présentèrent les derniers, et ayant laissé les autres aigrir d’abord les Lacédémoniens, ils parlèrent ainsi :

Chap. 68. « La bonne foi qui règne, ô Lacédémoniens, dans votre administration intérieure et dans votre commerce privé, vous rend trop méfians et incrédules sur les perfidies que nous reprochons à d’autres. Cette disposition vous fait passer pour des hommes modérés, mais ne vous rend pas plus habiles dans les affaires du dehors. Souvent, en effet, nous vous avons prévenus du mal qu’allaient nous faire les Athéniens ; mais ces avis, répétés à chaque circonstance qui y donnait lieu, ne vous instruisaient pas : vous nous soupçonniez plutôt de n’écouter que nos ressentimens particuliers. Aussi n’est-ce pas antérieurement aux insultes, mais au moment où l’on nous frappe, que vous convoquez ces alliés ; et parmi eux, qui plus que nous a le droit de parler ici, nous qui avons les plus forts griefs, et contre les Athéniens, qui nous outragent, et contre vous, qui nous négligez ?

» Si les Athéniens ne commettaient contre l’Hellade que de secrètes injustices, il faudrait vous apprendre ce que vous ne sauriez pas. Mais à quoi bon de longs discours, lorsque vous voyez les uns asservis, les autres, nos alliés surtout, menacés du même sort ; lorsque, d’avance et de longue main, nos ennemis se sont préparés à une guerre qu’ils provoquent et prévoient ? Et en effet, sans cette prévoyance, retiendraient-ils, malgré nous, Corcyre, qu’ils nous ont enlevée par ruse, assiégeraient-ils Potidée : deux places dont celle-ci est dans la plus belle position pour disposer de l’Épithrace et dont l’autre eût fourni au Péloponnèse la plus forte marine ?

Chap. 69. » La faute en est à vous, Lacédémoniens, qui, après la guerre médique, les avez laissés d’abord fortifier leur ville, ensuite construire les longues murailles ; à vous qui, jusqu’à présent, avez successivement privé de la liberté non seulement les villes déjà soumises, mais encore, dans ce moment même, vos alliés ; car le coupable n’est pas l’oppresseur ; c’est celui qui, pouvant faire cesser l’oppression, la dissimule, tout en s’annonçant comme libérateur de la Grèce.

» À peine maintenant sommes-nous assemblés, et l’objet de notre réunion est encore incertain ! Autrement, en effet, nous n’en serions plus à examiner si nous sommes offensés, mais comment il faut nous venger. Chez nos ennemis, toute délibération est consommée ; ils agissent, et déjà marchent contre des hommes encore irrésolus. Nous connaissons d’ailleurs et la marche des Athéniens et leurs moyens d’attaque. Tant qu’ils croient leurs projets ignorés, grâce à votre stupeur, ils agissent avec moins d’audace : s’ils reconnaissent que vous les voyez et les laissez faire, ils appesantiront sur nous la force de leurs bras.

» Ô Lacédémoniens, seuls entre tous les Grecs vous restez en repos ; et vous vous défendez, non avec des armes, mais avec votre inertie ; vous prétendez combattre la puissance de vos ennemis, non lorsqu’elle commence, mais lorsqu’elle effraie par ses accroissemens. Cependant vous passez pour un peuple infaillible dans sa politique ; réputation qu’assurément les faits ne confirment point. Les Mèdes, en effet, nous le savons tous, partis des extrémités du monde, avaient pénétré dans le Péloponnèse avant que, fidèles à la voix de l’honneur, vous fussiez à leur rencontre. Aujourd’hui, voilà les Athéniens, qui ne sont pas éloignés comme les Mèdes, mais qui sont à vos portes ; eh bien ! vous les voyez d’un œil indifférent. Au lieu d’aller de vous-mêmes au-devant d’eux, vous aimez mieux les repousser quand ils seront entrés chez vous, et confier vos intérêts à la fortune en les combattant devenus plus forts (par vos délais). Vous savez néanmoins que si le Barbare a essuyé des échecs, il les a dus, pour la plupart, à sa propre imprudence, et que nous-mêmes, nous avons souvent triomphé des Athéniens bien plus par les fautes qu’ils ont commises que par les secours que vous nous avez envoyés. En effet, plus d’une fois vous avez donné des espérances à certains peuples : pleins de confiance, ils ne faisaient nuls préparatifs : leur sécurité les a perdus. Et que personne ne s’imagine que nous parlons ainsi par haine contre vous, plutôt que pour vous faire des remontrances : les remontrances s’adressent à des amis en faute ; une accusation, à d’injustes ennemis.

Chap. 70. » D’ailleurs, si quelqu’un a droit d’adresser des reproches, c’est nous, sans doute ; nous, qui avons à défendre de grands intérêts dont vous ne paraissez pas même vous douter. On dirait que jamais vous n’avez calculé quels ennemis vous avez dans la personne des Athéniens, combien ils diffèrent de vous, ou plutôt, combien la différence est totale.

» Avides de nouveautés, les Athéniens sont prompts à concevoir, prompts à exécuter ce qu’ils ont conçu. Vous, Lacédémoniens, vous excellez à conserver ce que vous possédez, mais vous n’imaginez rien au-delà, vous n’allez pas même jusqu’à faire le nécessaire. De plus, les Athéniens osent au-delà de leurs forces, hasardent même au-delà de leurs résolutions, pleins d’espérances au milieu des plus grands revers. Votre caractère, à vous, est d’entreprendre au-dessous de vos forces et de votre opinion, de vous défier même des mesures que garantit la raison, et de croire que jamais vous ne sortirez des dangers. Ils sont aussi remuans que vous êtes temporiseurs ; aimant autant à se répandre au dehors, que vous tenez à vos foyers. En s’éloignant de leurs murs, ils croient qu’ils acquerront quelque chose ; vous, en vous éloignant, vous croyez nuire même à ce que vous possédez. Vainqueurs, les Athéniens s’avancent le plus loin possible ; vaincus, ils ne reculent que de peu. Ils sacrifient leurs corps comme s’ils leur étaient tout-à-fait étrangers, et leur pensée, comme un bien qu’ils doivent à la patrie. S’ils ne réussissent pas dans ce qu’ils ont projeté, ils se croient dépouillés d’un bien qui leur était propre. Ont-ils saisi l’objet de leur ambition, ils croient avoir peu obtenu en comparaison de ce qui leur reste à faire ou de ce qu’ils avaient droit d’attendre. Ont-ils échoué, déjà de nouvelles espérances ont rempli le besoin de leurs cœurs.

» Seuls entre tous les hommes, ils ont en même temps qu’ils espèrent, tant est rapide l’exécution de leurs idées ! Tout cela se fait au milieu des dangers et des fatigues d’une vie continuellement tourmentée. Sans cesse occupés de nouvelles acquisitions, ils jouissent peu de ce qu’ils possèdent. Remplir leurs devoirs, voilà la seule fête qu’ils connaissent : une paisible inaction ne leur semble pas moins un malheur qu’une continuelle activité : en un mot, on dirait qu’ils sont nés et pour ne pas connaître le repos, et pour le ravir au reste des hommes.

Chap. 71. » Voilà les ennemis que vous avez en tête, Lacédémoniens, et vous temporisez ! Et selon vous, l’idée entièrement complète du repos ne se trouverait pas chez des hommes qui, dans leurs démarches extérieures ne commettant point d’injustices, dans leur façon de penser se montreraient déterminés à ne point souffrir d’outrages. Le repos, l’égalité parfaite, vous les faites consister non seulement à ne provoquer qui que ce soit par des injustices, mais encore à ne pas supporter les moindres mouvemens pour vous en garantir. À peine cependant obtiendriez-vous cet avantage, si vous aviez pour voisine une république semblable à la vôtre. Aujourd’hui, vérité que nous venons de démontrer, vos principes, comparés aux leurs, respirent trop les mœurs antiques. Or, en politique comme dans les arts, les nouveautés doivent nécessairement avoir l’avantage. Pour une république qui jouit d’une paix inaltérable, les institutions immuables sont les meilleures ; mais quand on est forcé de faire face à beaucoup d’objets nouveaux, il faut beaucoup de ressources nouvelles. Aussi le gouvernement athénien, en raison de la multiplicité de ses tentatives, a-t-il cet air de jeunesse qui vous manque.

» Aujourd’hui enfin, que votre lenteur connaisse des bornes. Fidèles à vos promesses, venez au secours des Potidéates et autres alliés, en faisant une prompte irruption dans l’Attique. Ne livrez pas à leurs plus mortels ennemis, des hommes que vous aimez, et qui ont avec vous une même origine, et ne nous réduisez pas à nous jeter de désespoir dans une certaine alliance. Y recourir, ce ne serait offenser ni les dieux, témoins de vos anciens sermens, ni les hommes raisonnables. En effet, on ne doit pas imputer la violation des traités à celui qui, dans l’abandon, recherche de nouveaux amis, mais à ceux qui laissent sans secours des amis qu’ils avaient juré de défendre. Voulez-vous montrer du zèle, nous vous demeurerons unis ; car nous serions coupables de changer légèrement. Et où trouverions-nous des alliés plus assortis à nos mœurs ? Prenez donc sur cet objet une résolution sage, et faites qu’entre vos mains le commandement du Péloponnèse ne perde rien de l’étendue qu’il avait lorsque vos ancêtres vous le transmirent. »

Chap. 72. Ainsi parlèrent les Corinthiens. Des députes d’Athènes, venus avant eux pour d’autres affaires, se trouvaient à Lacédémone. Instruits de ce qui s’agitait à l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non pour répondre aux accusations dirigées contre eux, mais pour montrer, en général, qu’il ne fallait pas délibérer à la hâte, et qu’on devait donner plus de temps à la discussion d’aussi grands intérêts. Il était aussi dans leurs vues d’exposer la puissance de leur république, de rappeler aux vieillards ce qu’ils en savaient, et d’apprendre aux jeunes gens ce qu’ils ignoraient. Ils espéraient, par leurs représentations, disposer les esprits à préférer le repos à la guerre. Ils se présentèrent donc aux Lacédémoniens, et déclarèrent qu’ils voulaient se faire entendre aussi dans l’assemblée, si rien ne s’y opposait : on les invite à se présenter ; ils paraissent, ils adressent ce discours :

Chap. 73. « Ce n’est pas pour entrer en discussion avec vos alliés, mais pour d’autres objets, que nous a députés notre république. Informés cependant qu’il s’élevait contre nous de vives clameurs, nous paraissons ici, non pour répondre aux accusations des républiques ; car nous ne pourrions vous parler comme à nos juges ni comme aux leurs ; mais pour empêcher que, séduits par les alliés, vous ne preniez à la légère, dans une importante affaire, une résolution dangereuse. Nous voulons en même temps vous montrer que, malgré tous ces vains discours contre notre république, elle n’est pas moins digne des avantages qu’elle possède, et de la considération dont elle jouit.

» Qu’est-il besoin de parler ici des faits anciens, dont on n’aurait que la tradition pour témoin, bien plus que les yeux de ceux qui nous entendent ? Mais quant à nos exploits contre les Mèdes, et aux événemens dont vous-mêmes avez la conscience, quoiqu’il nous en coûte de les reproduire sans cesse, il faut bien en parler. En effet, ce que nous fîmes alors nous livra à mille dangers pour l’avantage commun, dont vous avez eu votre part : il doit donc nous être permis d’en rappeler le souvenir, s’il peut nous être de quelque utilité. Nous parlerons moins pour nous défendre, que pour mettre au grand jour quelle est cette république que vous aurez à combattre, si vous prenez une mauvaise résolution.

» Je prétends donc que, seuls à Marathon, nous avons soutenu le choc des Barbares, et qu’à leur seconde expédition, trop faibles pour leur résister par terre, nous sommes montés sur notre flotte, et les avons défaits dans un combat naval à Salamine, victoire qui les empêcha de faire voile vers le Péloponnèse, et d’en ruiner, les unes après les autres, les villes trop peu capables de se prêter des secours mutuels contre des flottes si formidables. Et notre ennemi lui-même rendit, par sa conduite, un beau témoignage à la supériorité de nos vues ; car, vaincu sur ses vaisseaux, et ne se voyant plus en égalité de forces, il précipita sa retraite avec la plus grande partie de son armée.

Chap. 74. » Dans ce grand événement, qui manifesta que la puissance des Hellènes résidait dans leur marine, nous avons procuré les avantages qui ont surtout assuré le succès : le plus grand nombre de vaisseaux, un général d’une rare sagesse, et un zèle infatigable. Sur les quatre cents vaisseaux, nous n’en avons guère fourni moins de la moitié. Quant à Thémistocle, notre général, à qui l’on doit surtout d’avoir combattu dans un détroit, ce qui sauva l’Hellade, vous lui décernâtes, pour prix de ce service, plus d’honneurs que n’en obtinrent jamais tous les étrangers qui ont paru à Lacédémone. Et ne montrâmes-nous pas autant d’ardeur que d’audace, nous qui, sans recevoir aucun secours par terre, au moment où tout, jusqu’à nos frontières, était déjà soumis, résolûmes de quitter notre ville et de détruire nos demeures, non pour abandonner la cause de ce qui restait d’alliés, et leur devenir inutiles en nous dispersant, mais pour monter sur nos vaisseaux, et nous livrer aux dangers, sans aucun ressentiment de ce que vos secours ne nous avaient pas prévenus ? Nous pouvons donc nous vanter de vous avoir aussi bien servis que nous-mêmes. C’est de vos villes bien garnies d’habitans, et que vous étiez certains de retrouver, que vous êtes enfin venus nous secourir, avertis par vos périls bien plus que par les nôtres ; car, vous, on ne vous vit point paraître tant qu’Athènes existait encore : mais nous, nous élançant hors d’une ville qui n’était plus ; et pour cette Athènes, qui à peine existait pour nous en espérance, bravant les dangers, nous contribuâmes à vous sauver, en assurant notre propre salut. Mais si d’abord nous eussions obéi aux Mèdes, craignant, comme les Thébains, pour notre territoire ; ou si, nous croyant ensuite perdus, nous n’avions pas eu l’audace de monter sur nos vaisseaux, il vous eût été inutile de livrer un combat naval, puisque vous n’aviez pas une flotte capable de résister ; et, sans coup férir, le Mède eût vu ses projets tourner au gré de ses désirs.

Chap. 75. » Nous méritons donc, Lacédémoniens, en considération de notre dévouement et de la supériorité de nos vues, que les Hellènes ne regardent pas non plus d’un œil si jaloux l’empire que nous possédons. Cet empire, nous ne l’avons point ravi ; il a commencé pour nous à l’époque où vous refusâtes de combattre le reste des Barbares, lorsque les alliés, recourant à nous, nous prièrent eux-mêmes de prendre le commandement. Voilà ce qui nous mit dans la nécessité d’élever notre domination au point où elle est parvenue : ce fut d’abord, et surtout, par crainte ; ensuite pour nous faire respecter ; enfin pour notre intérêt. Nous ne pouvions plus nous croire en sûreté en nous relâchant de Notre pouvoir ; nous haïs d’un grand nombre, et forcés de réduire des villes déjà même soulevées ; nous qui ne comptions plus, comme auparavant, sur votre amitié ; nous objets de vos défiances et de vos inimitiés : en effet, c’eût été dans vos bras que se seraient jetés les révoltés. Qui, dans un grand péril, peut être blâmé d’assurer ses intérêts ?

Chap. 76. » Vous-mêmes, Lacédémoniens, n’avez-vous pas imposé dans le Péloponnèse, aux villes de votre domination, le régime qui vous est favorable ? Et si, dans le temps dont nous parlons, le commandement vous fût resté, devenus odieux comme nous, vous n’eussiez pas été, nous en sommes sûrs, moins sévères envers vos alliés ; contraints alors d’imprimer de la force à votre domination, ou de craindre pour vous-mêmes.

» Nous n’avons donc rien fait de surprenant, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines, soit en acceptant l’empire qui nous était transmis, soit en refusant d’en relâcher les ressorts : nous avons cédé aux plus puissans mobiles, l’honneur, la crainte, l’intérêt. Ce n’est pas nous qui l’avons créée, elle a de tout temps existé, cette loi qui veut que le plus faible soit comprimé par le plus fort. Nous avons cru d’ailleurs être dignes de cet empire, et nous avons paru tels à vous-mêmes jusqu’à ce moment, où, par des calculs d’intérêt, vous mettez en avant des considérations de justice. Mais à ces considérations, a-t-on jamais sacrifié les occasions de s’agrandir par la force ? Et ne doit-on pas des éloges à ceux qui, sans combattre le penchant naturel qui porte à commander, se montrent cependant plus justes que (d’autres ne le seraient) avec un tel pouvoir ? Oui, nous le croyons, d’autres à notre place feraient bien connaître si nous sommes modérés ; mais, pour prix de notre indulgence, nous avons injustement recueilli plus de censures que d’éloges.

Chap. 77. » En vain, dans les affaires contentieuses, nous perdons nos procès contre nos alliés, en vain nous leur avons assigné chez nous des tribunaux où ils sont juges d’après des lois parfaitement les mêmes et pour eux et pour nous. Ils nous trouvent litigieux ! et aucun d’eux ne considère comment il se fait que ceux qui commandent ailleurs, moins modérés que nous envers leurs sujets, n’encourent cependant pas le même reproche. La raison en est que les hommes qui trouvent leur droit dans la force, n’ont pas besoin d’y joindre les formes de la justice. Mais nos alliés, accoutumés à traiter d’égal à égal, viennent-ils à sentir le poids ou du pouvoir absolu, ou d’une justice rigoureuse ; se croient-ils lésés dans leurs présentions par une cause quelconque, ils ne nous savent aucun gré de ne leur avoir pas enlevé davantage : ils supportent une légère privation avec plus de peine que si, dès l’origine, mettant la loi de côté, nous eussions ouvertement affiché la prétention de supériorité ; car alors eux-mêmes n’eussent pas osé soutenir que le plus faible ne doit pas céder au plus fort. Les hommes en effet, comme il est dans la nature, s’indignent plus de l’injustice que de la violence. Une injustice que l’on éprouve d’égal à égal leur semble usurpation ; la violence exercée par le plus fort leur paraît l’effet de la nécessité. Voilà pourquoi nos alliés, qui avaient bien plus à souffrir des Mèdes, souffraient patiemment, tandis que notre autorité leur semble dure : cela doit être, car la domination du moment est toujours bien pesante pour des sujets.

» Vous-mêmes, Lacédémoniens, si, devenus nos vainqueurs, vous commandiez à votre tour, peut-être perdriez-vous bientôt cette bienveillance que vous devez à la crainte que nous inspirons, surtout si vous vous conduisez sur les mêmes principes que dans la courte durée de votre commandement dans la guerre médique ; car vous adoptez entre vous des institution inconciliables avec celles des autres ; et de plus, chacun de vous, une fois sorti de Lacédémone, ne se gouverne ni par les principes de son pays, ni par ceux reçus chez les autres Grecs.

Chap. 78. » Délibérez donc avec lenteur dans une affaire qui doit avoir de longues suites ; et pour trop vous fier à des idées et à des plaintes qui vous sont étrangères, ne vous précipitez point dans des calamités qui vous seraient personnelles. Avant d’entreprendre la guerre, considérez quels en sont les hasards. Quand elle se prolonge, elle finit par amener des incidens inattendus. Nous sommes tous encore à une égale distance des maux qu’elle entraîne, et l’avenir nous cache qui le sort favorisera. On commence dans la guerre par où l’on devrait finir : les maux venus, c’est alors qu’on délibère. Comme c’est une faute que ni les uns ni les autres n’avons encore à nous reprocher, et qu’il nous est encore permis de prendre une sage résolution, nous vous conseillons de ne pas rompre la paix, de ne pas enfreindre vos sermens, et, suivant les clauses du traité, de terminer nos différends par les voies de la justice. Sinon, prenant à témoins les dieux vengeurs du parjure, nous essaierons de nous défendre contre les agresseurs ; nous vous suivrons dans la route où vous nous aurez conduits. »

Chap. 79. Ainsi s’exprimèrent les députés d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les accusations des alliés contre les Athéniens, et le discours de ces derniers, firent retirer les assistans et délibérèrent entre eux sur l’objet qui les rassemblait. Le plus grand nombre inclinait à prononcer que les Athéniens étaient coupables, et qu’il fallait, sans différer, leur faire la guerre. Alors s’avança Archidamus, leur roi, personnage aussi distingué par sa modération que par sa sagesse. Il parla ainsi :

Chap. 80. « Et moi aussi, Lacédémoniens, j’ai acquis de l’expérience dans bien des guerres, et c’est ce que peuvent dire, comme moi, les hommes de mon âge que je vois ici ; en sorte qu’il n’est pas à craindre que quelqu’un de nous puisse désirer la guerre par inexpérience, comme cela pourrait arriver à des imprudens, ni parce qu’il la croira avantageuse et sûre. En réfléchissant mûrement sur celle qui est l’objet de nos délibérations, vous trouverez qu’elle ne peut être d’une médiocre importance. En effet, quand nous n’avons à combattre que nos voisins du Péloponnèse, les forces sont égales, et nous sommes bientôt sur les terres ennemies. Mais un peuple dont le territoire est éloignée, un peuple aussi habile dans la marine que bien pourvu de tout, riche de son trésor public et de l’opulence des particuliers, bien fourni de vaisseaux et d’hoplites, ayant et plus d’hommes qu’aucun autre pays de l’Hellade, et des alliés tributaires, faut-il donc légèrement entreprendre contre lui la guerre ? Et sur quoi compterions-nous pour attaquer de tels ennemis à la hâte et sans préparatifs ? Sur nos vaisseaux ? Mais nous en avons moins qu’eux ; et si nous voulons, tournant nos soins vers la marine, leur opposer une force rivale, il faudra du temps. Sur nos finances ? Mais sur ce point, nous leur cédons encore bien davantage : nous n’avons ni trésor public, ni ressources dans les fortunes privées.

Chap. 81. » Sera-t-on plein de confiance, parce que, ayant l’avantage du nombre et d’excellens hoplites, nous irons dévaster leur pays ? Mais ils ont encore bien d’autres pays dont ils sont maîtres, et ils tireront par mer tout ce dont ils auront besoin. Tenterons-nous de soulever contre eux leurs alliés ? Il faudra des vaisseaux pour les soutenir, puisqu’ils sont, la plupart, insulaires. Dans quelle guerre allons nous donc nous plonger ? car, si nous n’avons pas une marine supérieure, ou si nous n’interceptons les revenus qui servent à l’entretien de leurs flottes, c’est nous qui souffrirons. Alors nous ne pourrons plus, sans honte, rechercher la paix, surtout si nous paraissons agresseurs. Et ne nous livrons pas à l’espérance de voir bientôt cesser la guerre, si nous ravageons leurs campagnes. Je crains plutôt que nous ne la laissions en héritage à nos enfans, tant il est probable que les fiers Athéniens ne se montreront ni esclaves de leur territoire, ni épouvantés de la guerre, comme une nation sans expérience.

Chap. 82. » Je ne veux pas cependant que, nous montrant insensibles, nous laissions maltraiter nos alliés, ni que nous fermions les yeux sur les manœuvres des Athéniens. Avant de faire aucun mouvement hostile, envoyons chez eux porter nos plaintes, sans manifester ni l’envie de prendre les armes, ni celle de céder à leurs prétentions. En même temps, déployons toutes nos ressources ; engageons dans notre cause nos alliés, ou Hellènes ou Barbares ; cherchons à nous procurer, de quelque part que ce soit, des secours en argent ou en vaisseaux (menacés comme nous le sommes, par les Athéniens, on ne peut nous blâmer de recourir, pour nous sauver, non seulement aux Hellènes, mais encore aux Barbares) ; et de tous les points de notre république, rassemblons toutes nos provisions. S’ils écoutent nos réclamations, soit : sinon, mieux disposés après deux ou trois ans, marchons contre eux, si nous le jugeons nécessaire. Peut-être alors, lorsqu’ils verront un appareil de guerre appuyer nos discours, céderont-ils, d’autant mieux que leur territoire ne sera point encore entamé, et qu’ils auront à délibérer sur leur fortune encore entière et non pas ruinée. Ne considérez en effet leur pays que comme un gage d’autant plus sûr qu’il sera mieux cultivé. Il faut l’épargner le plus long-temps possible, et ne pas les rendre plus difficiles à vaincre en les réduisant au désespoir. Mais si, sans préparations, et sur les plaintes de nos alliés, nous nous hâtons de ravager leurs terres, craignons qu’il n’en résulte pour le Péloponnèse trop de honte et de malheurs. On peut terminer les débats des villes et des particuliers ; mais quand, pour les intérêts des particuliers, tous ensemble seront engagés dans une guerre dont on ne saurait prévoir l’issue ni la durée, sera-t-il facile de déposer les armes avec dignité ?

Chap. 83. » Et que personne ne regarde comme une lâcheté qu’un grand nombre d’hommes ne se hâtent pas de marcher contre une seule république : car cette république n’a pas moins que vous d’alliés, et d’alliés tributaires. Ce n’est pas plus avec des armes qu’avec de l’argent que se fait la guerre ; c’est l’argent qui seconde le succès des armes, surtout quand ce sont des peuples du continent qui font la guerre à des peuples maritimes. Commençons donc par nous en procurer, et ne nous laissons pas d’abord entraîner par les discours de nos alliés. Quels que soient les résultats, c’est à nous surtout qu’on les attribuera ; c’est donc à nous aussi d’en prévoir une partie.

Chap. 84. » Cette lenteur, ce caractère temporiseur dont on nous fait un crime, gardez-vous d’en rougir, puisqu’en vous hâtant vous retrouverez plus difficilement le repos, pour vous être engagés sans préparatifs. Et d’ailleurs n’appartenons-nous pas à une république de tout temps libre et brillante de gloire ! Notre lenteur temporisante pourrait bien n’être qu’une prudence réfléchie. Seuls, avec cette prétendue imperfection, nous ne sommes point insolens dans la prospérité, et nous cédons moins que les autres aux revers. Emploie-t-on les louanges pour nous précipiter dans des périls que désapprouve notre raison, on ne nous prend point avec un tel appât : veut-on, prenant l’autre route, nous stimuler par des reproches, on ne nous inspire pas un chagrin qui nous rende plus faciles à persuader. Nous devenons et guerriers et prudens à cause de notre amour pour l’ordre ; guerriers, parce que la modestie à laquelle on nous forme, tient d’aussi près à la sagesse que le courage au respect qu’on a pour soi-même ; prudens, parce que notre éducation ne nous donne pas l’esprit de mépriser les lois, et qu’une sage austérité ne nous inspire pas l’audace de la désobéissance. De frivoles connaissances ne nous apprennent pas à déprécier par de beaux discours les ressources de nos ennemis, au lieu d’attaquer, en se montrant par ses actions au niveau des discours : mais on nous accoutume à croire que les idées d’autrui peuvent bien valoir les nôtres, et qu’en vain un rhéteur prétend régler dans un discours la marche des événemens. En faisant nos préparatifs, nous supposons que l’ennemi a pris de sages mesures. C’est en effet sur de bonnes dispositions, et non sur les fautes de nos adversaires, que nous devons fonder notre espoir. Gardons-nous de croire qu’il y ait une grande différence d’un homme à un homme ; le plus fort, c’est celui qu’on élève à l’école de l’impérieuse nécessité.

Chap. 85. » Gardons-nous donc d’abandonner ces maximes que nos pères nous ont transmises, et qu’on s’est trouvé si heureux de suivre. Follement empressés, ne décidons pas dans la courte durée d’un jour du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, enfin de notre gloire ; mais délibérons avec calme. Nous le pouvons plus que d’autres, à raison de notre puissance. Envoyez à Athènes relativement à l’affaire de Potidée et des injures dont se plaignent nos alliés : vous le devez d’autant mieux, que les Athéniens offrent la voie de l’arbitrage. Il n’est pas juste de poursuivre d’abord comme coupable celui qui s’en réfère aux lois. (Députez donc à Athènes) ; mais préparez-vous en même temps à la guerre. Cette mesure est la plus rigoureuse que vous puissiez prendre ; celle que vos ennemis doivent le plus redouter. »

Voilà ce que dit Archidamus. Mais Sthénélaïdas, alors un des éphores, s’avançant le dernier, adressa ces paroles aux Lacédémoniens :

Chap. 86. « Je n’entends rien aux éternels discours des Athéniens. Ils se sont beaucoup loués eux-mêmes, et n’ont pas répondu un seul mot aux griefs de nos alliés et du Péloponnèse. Mais certes, s’ils se sont bien conduits autrefois contre les Mèdes, et que maintenant ils se montrent pervers avec nous, ils sont doublement punissables, parce qu’ils furent vertueux et qu’ils ont cessé de l’être. Pour nous, ce que nous fûmes autrefois, nous le sommes encore ; et, avec de la sagesse, nous ne souffrirons pas qu’on insulte nos alliés ; nous ne différerons pas la vengeance, puisqu’on ne diffère pas l’attaque. Que d’autres aient de l’argent, des vaisseaux, des chevaux ; nous avons, nous, de bons alliés qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Il ne s’agit pas d’une affaire à mettre en arbitrage : on n’a pas à juger sur des paroles, puisque ce n’est point en paroles que nous sommes offensés. Exerçons une vengeance prompte et rigoureuse, et qu’on ne nous enseigne pas qu’il convient de délibérer quand on nous outrage, c’est à ceux qui se disposent à l’offense qu’il convient mieux de délibérer long-temps. Décrétez donc la guerre, ô Lacédémoniens, et d’une manière digne de Sparte. Ne laissez pas les Athéniens augmenter encore leur puissance ; ne trahissons pas nos alliés : mais, sous les auspices des dieux ; marchons, contre des oppresseurs. »

Chap. 87. Ayant ainsi parlé, il mit lui-même la question aux voix, en sa qualité d’éphore. Mais les suffrages se donnent à Lacédémone par acclamation, et non avec des cailloux. Il déclara donc qu’il ne savait pas de quel côté était la majorité ; et comme il voulait qu’en émettant hautement leur vœu, ils se déclarassent surtout pour la guerre : « Que ceux, dit-il, qui pensent que le traité est rompu, et que les Athéniens nous outragent, passent à cet endroit, et il le montrait ; que ceux d’un avis contraire, passent à cet autre. » On se lève, on se partage : ceux qui jugèrent la trève rompue furent en bien plus grand nombre. On rappela les députés, et les Lacédémoniens leur déclarèrent que, suivant eux, les Athéniens étaient coupables, mais qu’ils voulaient inviter aussi tous les alliés à donner leurs suffrages afin de n’entreprendre la guerre que d’après une délibération générale. Cette affaire terminée, les députés se retirèrent chez eux ; ceux d’Athènes partirent les derniers, après avoir fini la négociation objet de leur voyage. À la suite de longs débats, le décret de l’assemblée, relatif à la rupture des traités, fut publié la treizième année de la trève de trente ans, qui avait été conclue après l’affaire d’Eubée.

Chap. 88. Les Lacédémoniens le portèrent bien moins à la persuasion des alliés, qu’à raison des craintes que leur inspiraient les Athéniens. Ils les voyaient maîtres de la plus grande partie de l’Hellade, et craignaient qu’ils ne devinssent encore plus puissans.

Chap. 89. Voici comment les Athéniens s’étaient mis à la tête des affaires ; circonstance qui fut cause de leur accroissement. Quand les Mèdes se furent retirés de l’Europe, vaincus par les Hellènes sur terre et sur mer ; quand ceux d’entre eux qui échappèrent sur leurs vaisseaux, cherchant un asile à Mycale, eurent été détruits ; Léotychidas, roi de Lacédémone, qui avait commandé les Grecs à Mycale, retourna dans sa patrie, et emmena les alliés du Péloponnèse. Les Athéniens restèrent avec les Hellènes de l’Ionie et de l’Hellespont, qui déjà s’étaient décachés du roi, et assiégèrent Sestos, que les Mèdes occupaient. Ils continuèrent le siége pendant l’hiver, et, après s’être rendus maîtres de la place, qu’abandonnèrent les Barbares ils se retirèrent de l’Hellespont, et rentrèrent chez eux par peuplades. Les Athéniens, après la retraite de l’ennemi, firent revenir des divers endroits où ils les avaient secrètement déposés, leurs enfans, leurs femmes, et ce qui leur restait d’effets précieux, et pensèrent à relever leur ville et leurs murs. Il ne restait que peu de l’ancienne enceinte des murs : la plupart des maisons étaient tombées ; il n’en subsistait qu’un petit nombre, où avaient logé les plus considérables des Perses.

Chap. 90. Les Lacédémoniens, informés de ce projet, vinrent en députation à Athènes. Eux-mêmes auraient bien voulu que ni cette ville, ni aucune autre, n’eût été fortifiée ; mais surtout ils étaient sollicités par leurs alliés, qui craignaient et la puissante marine des Athéniens, bien différente de ce qu’elle fut autrefois, et l’audace que ce peuple avait montrée dans la guerre contre les Mèdes. Les députés invitèrent les Athéniens à ne pas se fortifier, à détruire plutôt avec eux toutes les fortifications qui se trouvaient hors du Péloponnèse. Ils ne leur faisaient connaître ni leurs vues, ni leurs défiances, et prétextaient que les Barbares, s’ils revenaient, n’auraient plus de lieu fortifié qui pût servir de point de départ, ainsi qu’ils l’avaient fait de Thèbes.

À les entendre, le Péloponnèse suffisait pour offrir à tous les Hellènes une retraite d’où ils s’élanceraient contre les ennemis.

Les Athéniens, sur l’avis de Thémistocle, se hâtèrent de congédier les députés, et répondirent seulement qu’ils allaient, de leur côté, faire partir pour Lacédémone une députation chargée de traiter cette affaire. Thémistocle voulut être expédié lui-même sans délai, demanda qu’on ne fît point partir sur-le-champ ceux qu’on lui choisirait pour collègues, mais qu’on les retînt jusqu’à ce que le mur fût assez élevé pour être en état de défense. Tous ceux qui étaient dans la ville, sans exception, citoyens, femmes, enfans, devaient partager les travaux : édifices publics, maisons particulières, rien de ce qui pouvait fournir des matériaux ne devait être épargné ; il fallait tout démolir. Après avoir donné ces instructions, et ajouté qu’il ferait le reste à Lacédémone, il partit. À son arrivée, au lieu de se rendre auprès des magistrats, il usa de délais et de prétextes ; et quand les gens en place lui demandaient pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée générale, sa réponse était qu’il attendait ses collègues, qu’ils avaient été surpris pour quelques affaires : il comptait les voir bientôt arriver ; il était même étonné qu’ils ne fussent pas encore venus.

Chap. 91. On croyait Thémistocle, parce qu’on avait pour lui de l’affection. Cependant arrivaient d’autres personnages qui affirmaient, comme fait certain, qu’on fortifiait Athènes ; que déjà les murailles acquéraient de la hauteur. On ne pouvait se refuser à les croire : mais Thémistocle, qui en était instruit, conjurait les Lacédémoniens de ne pas se laisser tromper par des discours, et d’envoyer quelques-uns des leurs, hommes probes, qui rendraient un compte fidèle de ce qu’ils auraient vu. On les expédia : mais Thémistocle fit passer à Athènes un avis secret de leur départ, et manda que, sans les arrêter ouvertement, on les retînt jusqu’au retour de ses collègues, Abronychus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque, qui enfin étaient venus le joindre et lui annoncer que le mur était parvenu à une hauteur convenable. Il craignait d’être arrêté avec eux quand on serait instruit de la vérité : mais les Athéniens, conformément à son avis, retenaient les députés de Lacédémone.

Thémistocle parut enfin dans le conseil, et là, déclara sans détour qu’en effet Athènes venait de s’entourer de murs, et qu’elle se trouvait en état de mettre en sûreté ses habitans ; que si Lacédémone et ses alliés avaient quelque dessein d’y envoyer une députation, ce devait être désormais comme à des hommes qui connaissaient aussi bien leurs intérêts particuliers que l’intérêt commun de l’Hellade ; que quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville, et de monter sur leurs vaisseaux, ils avaient bien su prendre ce parti sans le conseil de Lacédémone, que dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, on n’avait pas vu qu’ils eussent moins de prudence que personne ; que maintenant donc ils croyaient utile que leur ville fût murée ; que c’était en particulier leur intérêt et celui de tous leurs alliés ; qu’il était impossible que des hommes qui ne seraient pas dans une situation égale, apportassent aux délibérations communes égalité et parité de sentimens ; qu’en un mot, il fallait que tous les Hellènes soutinssent leur fédération sans avoir de murailles, ou qu’on trouvât bon ce que venaient de faire les Athéniens.

Chap. 92. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne manifestèrent pas de ressentimens contre les Athéniens. En effet, du moins à les en croire, leur députation avait eu pour objet, non d’intimer une défense, mais de donner un conseil qui intéressait l’Hellade tout entière. D’ailleurs ils témoignèrent alors aux Athéniens beaucoup d’amitié, pour le zèle qu’ils avaient montré dans la guerre des Mèdes. Cependant ils étaient secrètement piqués d’avoir manqué leur but. Les députés se retirèrent de part et d’autre sans qu’il fût question de plaintes.

Chap. 93. Ainsi en peu de temps les Athéniens ceignirent leur ville de murailles. Encore aujourd’hui l’on peut voir que la reconstruction fut exécutée précipitamment : car les fondemens sont, en certains endroits, de toutes sortes de pierres qui n’ont pas été travaillées pour concourir à un ensemble. Des colonnes, des marbres sculptés furent tirés des monumens, et entassés les uns sur les autres. De tous les côtés de la ville, l’enceinte fut tenue plus grande qu’auparavant : on travaillait à tout à-la-fois ; on ne prenait point de repos.

Thémistocle persuada d’achever les constructions du Pirée, commencées précédemment sous son archontat. Il jugeait très favorable la position de ce lieu, qui offrait trois ports creusés par la nature ; et il voyait dans les batailles maritimes des Athéniens contre les Mèdes un acheminement à la prééminence. Il osa dire le premier qu’il fallait se livrer à la mer, et aussitôt il les aida à s’en préparer l’empire. Ce fut d’après son plan qu’on donna au mur du Pirée la largeur qu’on lui voit encore aujourd’hui : en effet, deux chariots qui se rencontraient pouvaient apporter des pierres. Les parois intérieures des murs n’avaient ni mortier de chaux, ni mortier de terre : ces murs étaient formés de grandes pierres étroitement jointes ensemble, taillées carrément, et liées en dehors avec du fer et du plomb. Ils avaient tout au plus la moitié de la hauteur que Thémistocle avait projetée. Il voulait que, par leur largeur et leur élévation, on n’eût pas à craindre les attaques des ennemis ; qu’un petit nombre d’hommes, même des plus faibles, suffit pour les défendre, et que les autres montassent sur les vaisseaux : car c’était à la marine surtout qu’il s’attachait. C’est qu’il voyait, du moins selon moi, que l’armée du grand roi pouvait faire plus aisément des invasions par mer que par terre, et il regardait le Pirée comme plus important que la ville haute. Il conseillait bien souvent aux Athéniens, s’il leur arrivait d’être forcés par terre, de descendre au Pirée, et de se défendre sur leur flotte contre tous ceux qui les attaqueraient. Ce fut ainsi que les Athéniens se fortifièrent, et prirent, aussitôt après la retraite des Mèdes, toutes les précautions que dictait la prudence.

Chap. 94. Quant à Pausanias, fils de Cléombrote, Lacédémone l’avait envoyé, en qualité de général des Hellènes, avec vingt vaisseaux fournis par le Péloponnèse. Les Athéniens s’étaient joints à cette flotte avec trente vaisseaux ; quantité d’alliés avaient suivi leur exemple. Ils s’étaient portés à Cypre, dont ils avaient soumis une grande partie : de là, toujours sous le même commandement, ils s’étaient portés à Byzance, qu’occupaient les Mèdes, et s’en étaient rendus maîtres.

Chap. 95. Pausanias commençait à montrer même de la dureté : il se rendait odieux aux Hellènes en général, et surtout aux Ioniens et à tous ceux qui s’étaient soustraits récemment à la domination du grand roi. Ils allèrent trouver les Athéniens, et les prièrent, en considération de la consanguinité, de se mettre à leur tête, et de ne pas céder à Pausanias, s’il en venait à la violence. Les Athéniens accueillirent cette proposition, promirent de ne les point abandonner, quoique bien résolus à toutes les mesures qui s’accorderaient le mieux avec leurs propres intérêts.

Dans ces conjonctures, les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour le juger sur les dénonciations portées contre lui. Les Hellènes qui venaient à Lacédémone, se plaignaient beaucoup de ses injustices, et son commandement semblait tenir plutôt du pouvoir tyrannique que du généralat. Il fut rappelé précisément à l’époque où, à raison de la haine qu’il inspirait, les Hellènes, excepté les guerriers du Péloponnèse, se rangeaient sous les ordres des Athéniens. Arrivé à Lacédémone, et convaincu d’abus de pouvoir contre des particuliers, il fut absous des accusations capitales. On lui reprochait surtout d’imiter les manières des Mèdes, accusation qui semblait très fondée. Aussi le commandement ne lui fut-il pas rendu : mais on fit partir Dorcis et quelques autres avec peu de troupes. Les alliés refusant de leur obéir, ils revinrent, et les Lacédémoniens n’envoyèrent plus dans la suite d’autres généraux. Après ce qu’ils avaient vu de Pausanias, ils craignaient qu’ils ne se corrompissent. D’ailleurs ils voulaient se délivrer de la guerre des Mèdes ; ils croyaient les Athéniens capables de la conduire, et alors ils étaient amis.

Chap. 96. Les Athéniens ayant pris ainsi le commandement suivant le désir des alliés, par suite de la haine qu’on portait à Pausanias, décidèrent quelles villes donneraient de l’argent pour faire la guerre aux Barbares, et lesquelles fourniraient des vaisseaux. Le prétexte était de ruiner le pays du grand roi, par représailles de ce qu’on avait souffert. Alors s’établit chez les Athéniens la magistrature des hellénotames, qui recevaient le tribut, fixé d’abord à quatre cent soixante talens. Le trésor fut déposé à Délos, et les assemblées se tinrent dans l’hiéron.

Chap. 97. Commandant à des alliés qui, autonomes dans le principe, délibéraient dans des assemblées communes, ils parvinrent, dans l’intervalle qui s’écoula entre cette guerre et celle des Mèdes, à une bien grande puissance. Ils le durent à un heureux concours de circonstances et d’affaires, et à des combats livrés, soit à des alliés remuans, soit aux Péloponnésiens, qui s’immisçaient dans les querelles. J’ai écrit ces événemens, et me suis permis cette digression, parce qu’elle donne une partie de l’histoire négligée par ceux qui, avant nous, ont traité ou l’histoire hellénique antérieurement à la guerre des Mèdes, ou la guerre médique elle-même. Quant à Hellanicus, qui, dans son Histoire de l’Attique, a en vue les mêmes faits, il les donne trop en abrégé et sans s’assujettir à l’ordre des temps. D’ailleurs cette digression a encore l’avantage de montrer l’origine de la prééminence athénienne.

Chap. 98. D’abord, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, Athènes prit d’assaut Éione sur le Strymon, place occupée par les Mèdes, et en asservit les habitans. Elle soumit ensuite ceux de Scyros, île de la mer Égée, appartenant aux Dolopes, et y envoya une colonie. Elle fit aussi aux Caristiens une guerre à laquelle le reste de l’Eubée ne prit aucune part, et qui enfin se termina par un accord. Suivit une autre guerre contre les habitans de Naxos, qui s’étaient détachés de la république : ils furent assiégés et subjugués. C’est la première ville alliée qui, au mépris du droit public, ait été réduite à la condition de sujette : d’autres successivement subirent le même sort.

Chap. 99. Les défections des alliés eurent différentes causes. Les principales furent l’impossibilité de fournir des contributions d’argent et de vaisseaux ; et pour quelques-uns, le refus de service militaire : car les Athéniens exigeaient ces tributs à la rigueur, et faisaient des mécontens, contraignant aux fatigues militaires des gens qui n’avaient ni l’habitude, ni la volonté de les supporter. D’ailleurs, ils ne cherchaient plus comme auparavant, à se faire aimer dans l’exercice du commandement. Dans la composition de l’armée, ils ne fournissaient plus leur contingent : il leur était si facile de subjuguer ceux qui se révoltaient ! On pouvait en accuser les alliés eux-mêmes : paresseux à faire la guerre et à s’éloigner de leurs foyers, la plupart, au lieu de fournir des vaisseaux, s’étaient laissé taxer à des sommes proportionnées à l’évaluation de leur contingent. Les sommes qu’ils donnaient contribuaient à l’accroissement de la marine athénienne : leur arrivait-il de tenter une défection, ils se trouvaient sans préparatifs et sans ressources pour la soutenir.

Chap. 100. À la suite de ces événemens se livrèrent, près du fleuve Eurymédon, dans la Pamphylie, un combat de terre et un combat naval entre les Athéniens et leurs alliés et les Mèdes. Les Athéniens vainquirent dans ces deux combats, livrés le même jour, sous le commandement de Cimon, et prirent ou détruisirent la flotte des Phéniciens, forte de deux cents trirèmes.

Quelque temps après, les Thasiens se détachèrent de leur alliance, au sujet des mines et des comptoirs qu’ils avaient dans la partie de la Thrace qui regarde leur île. Les Athéniens se portèrent devant Thasos, les vainquirent, et firent une descente dans l’île.

Vers le même temps, ils envoyèrent sur les bords du Strymon dix mille hommes, tant des leurs que des alliés, fonder une colonie dans le canton qu’on appelait alors les Neuf-Voies et qui se nomme maintenant Amphipolis. Ils s’en emparèrent sur les Édoniens, qui en étaient maîtres ; mais, s’étant enfoncés dans l’intérieur de la Thrace, ils furent défaits à Drabesque, dans l’Édonie, par les Thraces, qui se réunirent tous contre eux, voyant dans l’établissement des Neuf-Voies un fort qui les menaçait.

Chap. 101. Les habitans de Thasos, vaincus dans plusieurs combats, et assiégés, implorèrent les Lacédémoniens, et les engagèrent à se jeter sur l’Attique, pour faire diversion. Les Lacédémoniens le promirent à l’insu des Athéniens ; mais un tremblement de terre les empêcha de tenir parole. Les Hilotes, ainsi que des Thuriates et des Éthéens, périèces (sujets) de Sparte, profitèrent de l’occasion pour secouer le joug et se réfugier à Ithôme. La plupart des Hilotes descendaient de ces anciens Messéniens qui, dans le temps, avaient été réduits en servitude, ce qui leur fit donner à tous le nom de Messéniens. Les Lacédémoniens eurent donc une guerre à soutenir contre les révoltés d’Ithôme.

Quant aux Thasiens, après trois ans de siége, ils se rendirent aux Athéniens ; en vertu des articles de la capitulation, ils abandonnèrent leurs mines et le commerce du continent, rasèrent leurs murs, livrèrent leurs vaisseaux, et payèrent, en outre, une somme d’argent à laquelle ils se laissèrent taxer.

Chap. 102. Les Lacédémoniens, voyant se prolonger leur entreprise contre les réfugiés à Ithôme, implorèrent le secours de leurs divers alliés, et des Athéniens entre autres. Ceux-ci vinrent en grand nombre, commandés par Cimon. On les avait appelés sur l’opinion qu’on avait de leur habileté à battre les murailles : mais comme le siége traînait en longueur, leur manière de procéder parut mal justifier la réputation qu’ils s’étaient acquise. Et en effet, s’ils eussent, dans leurs opérations de siége, déployé ce qu’ils avaient de talent, ils auraient emporté la place dès les premières attaques. Ce fut dans cette campagne que se manifesta, pour la première fois, la mauvaise intelligence entre Athènes et Sparte : car les Lacédémoniens, voyant que la place n’était pas enlevée de vive force, craignirent le génie audacieux des Athéniens et leur caractère remuant. Ne les regardant pas d’ailleurs comme un peuple de leur race, ils appréhendaient que, pendant leur séjour devant Ithôme, ils ne se laissassent gagner par ceux qui s’y étaient renfermés, et ne causassent quelque révolution. Ce furent les seuls des alliés qu’ils renvoyèrent, sans manifester cependant de soupçons, mais sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin de leurs secours. Les Athéniens comprirent bien qu’on les congédiait sans leur dire le vrai mot, et qu’il était survenu quelque défiance. Indignés de l’affront, et ne se croyant pas faits pour être ainsi traités par les Lacédémoniens, à peine retirés, ils abjurèrent l’alliance qu’ils avaient contractée avec eux dans la guerre médique, et se déclarèrent pour les Argiens, ennemis de Lacédémone. En même temps ces deux nouveaux alliés s’unirent par les mêmes sermens avec les Thessaliens.

Chap. 103. Enfin, après dix ans, ceux d’Ithôme, ne pouvant résister, capitulèrent avec les Lacédémoniens. Il fut convenu qu’ils sortiraient du Péloponnèse sous la foi publique, et n’y rentreraient jamais, sous peine, pour celui qui serait pris, d’être esclave de qui l’aurait arrêté. Les Lacédémoniens avaient reçu auparavant de Pytho un oracle qui leur ordonnait de laisser partir les supplians de Jupiter Ithômétas. Ceux-ci sortirent donc avec leurs femmes et leurs enfans. Les Athéniens s’empressèrent de les recevoir, en haine de Lacédémone, et les envoyèrent en colonie à Naupacte, qu’ils se trouvaient avoir pris récemment sur les Locriens Ozoles.

Les Mégariens recoururent aussi à l’alliance d’Athènes. Ils se détachaient de Lacédémone parce que Corinthe leur faisait la guerre pour les limites réciproques. Ainsi les Athéniens acquirent Mégares et Pèges. Ce furent eux qui construisirent aux Mégariens les longues murailles qui vont de leur ville jusqu’à Nisée, et ils y mirent garnison. De cette époque surtout commença la haine envenimée de Corinthe contre Athènes.

Chap. 104. Cependant Inarus, fils de Psammétique, et roi des Lybiens qui touchent à l’Égypte, partit de Marée, cité au-dessus du Phare, fit soulever une grande partie de l’Égypte contre le roi Artaxerxès ; et nommé lui-même chef des rebelles, il appela les Athéniens. Ils étaient à Cypre avec deux cents vaisseaux, tant d’Athènes que des alliés. Ils abandonnèrent Cypre pour se rendre à l’invitation d’Inarus, entrèrent de la mer dans le Nil, le remontèrent, se rendirent maîtres de ce fleuve et de deux quartiers de Memphis, et assiégèrent le troisième, qui se nomme Mur-Blanc. Là s’étaient réfugiés les Perses, les Mèdes, et ceux des Égyptiens qui n’avaient point part à la rébellion.

Chap. 105. D’un autre côté, les Athéniens firent une descente à Halies et livrèrent bataille aux Corinthiens et aux Épidauriens. Les Corinthiens remportèrent la victoire. Les Athéniens vainquirent à leur tour, près de la Cécryphalie, dans un combat naval contre les Péloponnésiens.

Une guerre survint ensuite entre les Éginètes et les Athéniens. Un grand combat naval fut livré près d’Égine : chacun des deux partis était secondé par ses alliés. Les Athéniens eurent l’avantage ; ils prirent-soixante-dix vaisseaux sur les ennemis, descendirent à terre, et formèrent le siége de la ville, sous le commandement de Léocrate, fils de Strœbus. Les Péloponnésiens voulurent secourir les Éginètes, et portèrent à Égine trois cents hoplites, qui avaient servi comme auxiliaires avec les Corinthiens et les Épidauriens, et s’emparèrent des hauteurs de la Géranie. Les Corinthiens descendirent avec les alliés dans la Mégaride. Ils croyaient qu’Athènes, qui avait de grandes forces dispersées à Égine et en Égypte, ne serait pas en état de protéger Mégares, ou que du moins, si elle y faisait passer des secours, elle retirerait d’Égine l’armée qui en formait le siége. Cependant les Athéniens ne touchèrent point à cette armée ; mais ce qui était resté dans la ville, les vieillards qui avaient passé l’âge du service, et les jeunes gens qui ne l’avaient pas atteint, allèrent à Mégares sous le commandement de Myronidès. Il y eut entre eux et les Corinthiens une bataille indécise : les deux partis se séparèrent, sans que ni l’un ni l’autre se crût vaincu. Les Athéniens, qui avaient eu plutôt quelque supériorité, dressèrent un trophée après la retraite des Corinthiens. Mais ceux-ci, à leur retour, traités de lâches par les vieillards qui étaient restés dans la ville, revinrent, après s’y être préparés pendant douze jours, élever un trophée devant celui des Athéniens, comme si eux-mêmes avaient été vainqueurs. Les Athéniens sortirent en armes de Mégares, tuèrent ceux qui élevaient le trophée, se jetèrent sur les autres, et remportèrent la victoire.

Chap. 106. Les vaincus se retirèrent : un assez grand nombre, poussé vigoureusement, s’égara du bon chemin et tomba dans un clos particulier, entouré d’un grand fossé et sans issue. Les Athéniens s’en aperçurent, bouchèrent les avenues du clos avec leurs hoplites, et l’environnèrent de troupes légères, qui accablèrent de pierres ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut une grande perte pour les Corinthiens. Le reste de leur armée regagna le pays.

Chap. 107. À cette époque, les Athéniens commencèrent à construire les longues murailles qui s’étendent jusqu’à la mer, l’une gagnant Phalère, et l’autre le Pirée.

Les peuples de la Phocide firent alors la guerre aux Doriens, dont les Lacédémoniens tirent leur origine. Ils attaquèrent Boeum, Cytinium, Érinéum, et prirent une de ces places. Les Lacédémoniens, sous la conduite de Nicomédès, fils de Cléombrote, qui commandait à la place du roi Plistoanax, fils de Pausanias, encore trop jeune, portèrent des secours aux Doriens avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille alliés.

Ils obligèrent les Phocéens à rendre la place par capitulation, et se retirèrent. Mais les Athéniens se mettaient en croisière pour leur couper la mer, s’ils voulaient traverser le golfe Crissa. Se retirer par la Géranie, tandis que les Athéniens occupaient Mégares et Pèges, était, pour ceux de Lacédémone, un parti peu sûr ; car les hauteurs de la Géranie, difficiles à franchir, étaient constamment gardées par des troupes athéniennes, et ils n’ignoraient pas qu’elles devaient s’opposer à leur passage. Ils crurent donc devoir s’arrêter en Béotie pour considérer quel serait le moyen le plus sûr d’opérer leur retraite. Une autre raison ne laissait pas d’influer sur leur séjour en Béotie. Il existait à Athènes une faction qui, entretenant avec eux des intelligences secrètes, espérait détruire le gouvernement populaire et s’opposer à la construction des longues murailles. Les Athéniens s’armèrent en masse contre cette armée lacédémonienne, avec mille Argiens, et les autres alliés dans un nombre proportionné à leurs forces respectives. Ils étaient en tout quatorze mille. Ils avaient pris les armes, persuadés qu’ils trouveraient les ennemis dans l’embarras de chercher un passage. Le soupçon de manœuvres pratiquées contre la démocratie entrait pour quelque chose dans cet armement. Des cavaliers thessaliens vinrent les joindre en qualité d’alliés ; mais, dans l’action, ils passèrent du côté des Lacédémoniens.

Chap. 108. La bataille se donna dans Tanagre, cité de Béotie. Les Lacédémoniens et leurs alliés furent vainqueurs ; mais de part et d’autre des flots de sang coulèrent. Les Lacédémoniens entrèrent dans la Mégaride, s’ouvrirent des chemins à travers les forêts, et retournèrent chez eux par la Géranie et l’isthme.

Soixante-deux jours après cette bataille, les Athéniens marchèrent contre les Béotiens sous le commandement de Myronidès, et les ayant battus à Énophytes, ils se rendirent maîtres de la Béotie et de la Phocide, rasèrent le mur des Tanagréens, prirent en otage les cent plus riches personnages d’entre les Locriens d’Oponte, et terminèrent leurs longues murailles. Les Éginètes capitulèrent ensuite avec eux, rasèrent leurs fortifications, livrèrent leurs vaisseaux et se soumirent à un tribut fixe pour l’avenir. [Rival de Myronidès] Tolmidès, fils de Tolmæus, avait infesté les côtes du Péloponnèse, brûlé le havre des Lacédémoniens, et pris Chalcis [ville d’Acarnanie, alors dépendante] de Corinthe ; puis, effectuant une descente, il avait battu les Sicyoniens.

Chap. 109. Quant aux Athéniens et leurs alliés qui étaient passés en Égypte, ils s’y trouvaient encore : la guerre y prit pour eux bien des faces différentes. D’abord ils se rendirent maîtres de l’Égypte. Artaxerxès fit passer à Lacédémone le perse Mégabaze, avec de l’argent, pour engager les peuples du Péloponnèse à se jeter sur l’Attique : ce qui forcerait les Athéniens à sortir de l’Égypte. Mais, après d’inutiles dépenses, Mégabaze retourna dans la haute Asie avec le reste des trésors qu’il avait apportés. Le roi envoya, avec une puissante armée, un autre Perse, nommé aussi Mégabaze, fils de Zopyre. Il arriva par terre, battit les Égyptiens et les alliés, chassa les Hellènes de Memphis, et finit par les renfermer dans l’île Prosopitide. Il les assiégea pendant dix-huit mois, jusqu’à ce qu’ayant desséché le fossé et donné aux eaux un autre cours, il mit les vaisseaux à sec, changea une grande partie de l’île en terre ferme, y passa de pied, et s’en rendit maître.

Chap. 110. Ainsi furent ruinées, dans ce pays, les affaires des Hellènes, après six ans de guerre. Les faibles restes d’une nombreuse armée se sauvèrent à Cyrène, en passant par la Libye. La plupart périrent, et l’Égypte retourna sous la domination du grand roi. Seulement Amyrtée s’y conserva une souveraineté dans les marais. Leur vaste étendue ne permettait pas de le prendre, et d’ailleurs ses sujets étaient les plus belliqueux des Égyptiens. Pour Inarus, ce roi des Libyens qui avait causé tout le trouble de l’Égypte, il fut pris par trahison et empalé.

Cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés venaient succéder aux premières, et, dans l’ignorance de tout ce qui s’était passé, elles abordèrent à un bras du Nil nommé Mendesium. L’infanterie les attaqua par terre, la flotte des Phéniciens par mer : le plus grand nombre des bâtimens fut détruit ; le reste parvint à se sauver. Ainsi se trouva anéantie cette grande armée d’Athéniens et d’alliés qui était passée en Égypte.

Chap. 111. Orestès, fils d’Échécratidès, roi de Thessalie, chassé de cette contrée, engagea les Athéniens à l’y rétablir. Ils prirent avec eux les Béotiens et les Phocéens, leurs alliés, et marchèrent contre Pharsale, ville de Thessalie. Contenus par la cavalerie thessalienne, ils ne furent maîtres que d’autant de terrain qu’ils en occupaient en s’éloignant peu de leur camp, et ne purent prendre la ville. En un mot, ils manquèrent entièrement l’objet de leur expédition, et s’en retournèrent sans avoir rien fait, remmenant Orestès avec eux.

Peu après, mille Athéniens montèrent les vaisseaux qu’ils avaient à Pèges, car ils étaient maîtres de cette place, et passèrent à Sicyone, sous le commandement de Périclès, fils de Xanthippe. Ils prirent terre, vainquirent ceux des Sicyoniens qui osèrent les combattre ; et prenant aussitôt avec eux les Achéens, ils traversèrent le golfe, allèrent attaquer Éniades, place de l’Acarnanie, et en firent le siége : mais ne pouvant la réduire, ils rentrèrent chez eux.

Chap. 112. Trois ans après, les Péloponnésiens et les Athéniens conclurent une trève de cinq ans. Les Athéniens, en paix avec l’Hellade, portèrent la guerre en Cypre : leur flotte était de deux cents vaisseaux, tant des leurs que de leurs alliés. C’était Cimon qui la commandait. Soixante de ces bâtimens passèrent en Égypte, où les appelait cet Amyrtée dont le royaume était dans les marais. Les autres firent le siége de Citium. Cimon mourut ; la famine survint : ils abandonnèrent le siége. Comme ils passaient au-dessus de Salamine, ville de Cypre, ils eurent à soutenir à-la-fois un combat de terre et un de mer contre les Phéniciens, les Cypriens, et les Ciliciens : après une double victoire, ils retournèrent dans leur pays : les vaisseaux qui de l’Égypte étaient venus avec eux en Cypre, regagnèrent l’Égypte.

Les Lacédémoniens firent ensuite la guerre appelée sacrée, s’emparèrent de l’hiéron des Delphiens, qu’ils remirent aux Delphiens : mais, après leur retraite, les Athéniens l’attaquèrent à leur tour, le prirent et le remirent aux Phocéens.

Chap. 113. Après un certain espace de temps, les exilés béotiens occupèrent Orchomène, Chéronée et quelques autres villes de la Béotie : les Athéniens, sous le commandement de Tolmidès, fils de Tolmæus, marchèrent contre ces places ennemies avec mille hoplites d’Athènes, et un contingent de troupes alliées. Ils prirent Chéronée, en asservirent les habitans, y laissèrent une garnison et se retirèrent.

Ils étaient en marche non loin de Coronée, lorsque tout-à-coup, sortis d’Orchomène, vinrent fondre sur eux les exilés de Béotie, avec des Locriens, des exilés de l’Eubée, et tout ce qui était de la même faction. Les Athéniens succombèrent : une partie d’entre eux fut égorgée, et le reste réduit en captivité. Athènes alors fit évacuer tout le pays, sous la seule condition qu’on lui rendrait ses prisonniers. Les exilés béotiens et tous les autres revinrent et rentrèrent dans leurs droits.

Chap. 114. Peu après, l’Eubée se souleva contre les Athéniens. Déjà Périclès marchait à la tête d’une armée pour la soumettre, quand on lui annonça que Mégares était révoltée, que les Péloponnésiens allaient se jeter sur l’Attique, et que les Mégariens avaient égorgé la garnison athénienne, excepté ce qui avait pu se réfugier à Nisée. Mégares en était venue à la défection après avoir attiré à son parti Corinthe, Épidaure et Sicyone. Périclès se hâta de ramener son armée de l’Eubée, ce qui n’empêcha pas les Péloponnésiens, sous la conduite de Plistoanax, fils de Pausanias et roi de Lacédémone, de ravager dans l’Attique Éleusis et les campagnes de Thria : mais ils n’avancèrent pas au-delà et se retirèrent. Alors les Athéniens retournèrent dans l’Eubée, toujours sous le commandement de Périclès, et la soumirent tout entière. Ils la reçurent à composition, excepté les habitans d’Hestiée, qu’ils chassèrent et dont ils prirent le pays.

Chap. 115. Peu après le retour de l’Eubée, ils conclurent avec les Lacédémoniens une trève de trente ans, et rendirent Nisée, l’Achaïe, Pèges et Trézène, qu’ils avaient conquis sur les Péloponnésiens.

Six ans après, une guerre s’éleva, au sujet de Priène, entre les Samiens et les Milésiens. Ces derniers, maltraités dans des cette guerre, vinrent à Athènes faire retentir leurs plaintes contre ceux de Samos, qui, secondés par des particuliers de cette île, voulaient changer la constitution du pays. Les Athéniens allèrent donc à Samos avec une flotte de quarante vaisseaux, y établirent la démocratie, et prirent en otage cinquante enfans et autant d’hommes faits, qu’ils déposèrent à Lemnos, où ils laissèrent, en se retirant, une bonne garnison. Des Samiens, mécontens de la révolution, s’étaient réfugiés sur le continent. D’intelligence avec les plus puissans de Samos, et ligués avec le fils d’Hystaspe, Pissuthnès, alors maître de Sardes, ils rassemblèrent sept cents hommes de troupes auxiliaires et passèrent à Samos à l’entrée de la nuit. Ils attaquèrent d’abord le parti populaire, et se rendirent maîtres du plus grand nombre. Ils enlevèrent ensuite de Lemnos leurs otages, leur firent abjurer la domination d’Athènes, et livrèrent à Pissuthnès la garnison athénienne et les commandans qu’ils avaient en leur pouvoir. Ils se disposèrent aussitôt à porter la guerre à Milet : Byzance entra dans leur défection.

Chap. 116. À cette nouvelle, les Athéniens partirent pour Samos avec soixante vaisseaux ; mais ils en détachèrent seize : ils iraient, les uns, observer dans la Carie la flotte des Phéniciens, et les autres, demander des secours à Chio et à Lesbos. Ce fut donc avec quarante-quatre vaisseaux que, près de Tragie, île voisine de Samos, sous la conduite de Périclès, et de neuf autres généraux, ils livrèrent le combat à soixante-dix vaisseaux, dont vingt étaient montés d’hommes de guerre. Tous voguaient de Milet. Les Athéniens remportèrent la victoire. Bientôt, renforcés par quarante vaisseaux d’Athènes et vingt-cinq de Chio et de Lesbos, ils descendirent à terre, et, comme ils avaient une forte infanterie, ils investirent la place avec trois divisions, et firent en même temps le siége par mer. Périclès prit soixante des vaisseaux à l’ancre, et se porta avec la plus grande diligence à Caune en Carie, sur l’avis que des vaisseaux phéniciens s’avançaient ; car, auparavant, Stésagoras et quelques autres étaient partis de Samos, avec cinq vaisseaux, contre la flotte phénicienne.

Chap. 117. Les Samiens profitèrent de la circonstance pour sortir du port à l’improviste ; ils tombèrent sur le camp non fortifié, détruisirent les vaisseaux qui faisaient l’avant-garde, battirent ceux qui vinrent à leur rencontre, et furent quatorze jours maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Pendant tout ce temps, ils faisaient entrer et sortir tout ce qu’ils voulaient. Mais au retour de Périclès, ils se virent de nouveau renfermés par la flotte.

Quarante vaisseaux vinrent ensuite d’Athènes au secours des assiégeans, avec Thucydide, Agnon et Phormion ; vingt avec Triptolème et Anticlès, et trente de Chio et de Lesbos. Les Samiens livrèrent un faible combat naval, et, ne pouvant plus tenir, se virent obligés de se rendre après neuf mois de siége. Ils s’engagèrent, par la capitulation, à raser leurs murs, à donner des otages, à livrer leurs vaisseaux, et se soumirent au remboursement des frais de la guerre par des paiemens à époques fixées. Ceux de Byzance convinrent de rester, comme auparavant, dans l’état de sujets.

Chap. 118. Peu d’années après survinrent les événemens dont j’ai déjà parlé ; l’affaire de Corcyre, celle de Potidée, et tout ce qui, sur ces entrefaites, servit de prétexte à la guerre [que je vais écrire]. Toutes ces entreprises des Hellènes, ou les uns contre les autres, ou contre les Barbares, occupèrent à peu près une période de cinquante ans, depuis la retraite de Xerxès jusqu’au commencement de cette guerre. Dans cet intervalle de temps, les Athéniens étendirent et consolidèrent leur domination, et s’élevèrent à un haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le virent, et ne s’y opposèrent que dans quelques circonstances de peu de durée ; mais, en général, ils restèrent inactifs, toujours lents à s’engager dans des guerres, à moins qu’ils n’y fussent contraints ; occupés d’ailleurs d’hostilités particulières. Mais enfin, la puissance athénienne prenant de jour en jour un nouvel accroissement, et menaçant même leurs propres alliés, ils crurent alors qu’il ne fallait plus l’endurer, qu’il était temps de combattre avec vigueur cette république ambitieuse, et d’anéantir, s’il était possible, sa domination. Ils déclarèrent donc la trève rompue, et les Athéniens coupables. Ils envoyèrent chez les Delphiens demander au dieu s’ils auraient l’avantage dans la guerre qu’ils méditaient. Le dieu, dit-on, répondit qu’en combattant de toutes leurs forces, ils obtiendraient la victoire, et qu’il les secourrait s’ils l’invoquaient, et même s’ils ne l’invoquaient pas.

Chap. 119. Ils assemblèrent une seconde fois les alliés pour mettre aux voix s’il fallait entreprendre la guerre. Les députés des villes confédérées arrivèrent : l’assemblée se forma, et chacun parla suivant son opinion ; mais le plus grand nombre accusa les Athéniens et se déclara pour la guerre. Les Corinthiens avaient prié les députés de chaque ville en particulier d’énoncer ce vœu, craignant, si l’on différait, que Potidée ne fût enlevée. Ils étaient présens ; s’avançant les derniers, ils s’exprimèrent à peu près en ces termes :

Chap. 120. « Nous ne reprocherons plus aux Lacédémoniens, ô alliés, de n’avoir pas eux-mêmes décrété la guerre, et de ne nous avoir pas, dans ce dessein, rassemblés aujourd’hui (ils ont satisfait à ce devoir). Il convient en effet que les chefs, ne prétendant à aucun privilége dans les affaires particulières, se croient obligés à veiller les premiers sur les affaires publiques, comme ils sont les premiers à recevoir les hommages.

» Il n’est pas besoin d’avertir ceux d’entre vous qui ont eu des rapports avec Athènes, de se tenir en garde. Quant à ceux qui habitent l’intérieur des terres, et non près des débouchés nécessaires au commerce, qu’ils sachent que s’ils ne protégent pas les habitans des côtes, ils auront plus de peine à exporter les produits annuels du territoire, et à se procurer en échange ce que la mer donne au continent. Ils seraient de mauvais juges des intérêts qui nous occupent, s’ils croyaient y être étrangers : ils doivent, au contraire, s’attendre à voir tous les maux arriver jusqu’à eux, s’ils négligent la défense des côtes, et se bien persuader qu’aujourd’hui leurs propres intérêts nous occupent autant que les nôtres. Qu’ils n’hésitent donc pas à renoncer à la paix pour prendre les armes. Le caractère des hommes modérés est de rester tranquilles tant qu’on ne leur fait pas injure : celui des hommes courageux qu’on opprime, de passer de la paix à la guerre, et, après la victoire, de la guerre à la réconciliation ; de ne pas se laisser enivrer par le succès de leurs armes, et de ne pas supporter d’injustices, flattés du repos de la paix. Car celui que les douceurs du repos engourdissent, se verra bientôt enlever, s’il persiste dans son inaction, la jouissance de ce repos dont le charme le rend timide ; et celui qui, en guerre, abuse de la prospérité, ne pense pas qu’il est le jouet de sa perfide confiance. Bien des projets mal conçus réussissent, grâce à des ennemis moins sages ; et plus souvent encore des desseins qui semblaient bien concertés, n’ont qu’une honteuse issue. Il existe en effet une grande différence entre la confiance avec laquelle on projette, et celle avec laquelle on exécute : on délibère avec sécurité ; mais dans l’action, on craint et l’on faiblit.

Chap. 121. » Pour nous, c’est après des offenses multipliées, c’est avec de justes sujets de plainte, que nous allumons la guerre : vengés des Athéniens, nous déposerons à temps les armes. Tout nous promet la victoire : d’abord le nombre de nos troupes et l’expérience des combats ; ensuite notre parfait accord à exécuter les ordres des chefs. Quant à l’avantage que donne à nos ennemis la supériorité de leur flotte, nous l’obtiendrons avec les contributions de chacun de nous et à l’aide des trésors déposés chez les Delphiens et dans l’Olympie. En faisant un emprunt, nous leur débaucherons, par une plus haute solde, leurs matelots étrangers ; car la puissance athénienne est plutôt achetée à prix d’argent que personnelle : la nôtre, fondée sur notre, population plus que sur nos richesses, est plus indépendante. Une seule victoire navale, selon toute apparence, les met dans nos mains. S’ils résistent, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine ; et quand nous les aurons égalés dans la science, nous les surpasserons en courage. Ce que nous devons à la nature, l’instruction ne peut le leur donner ; ce qu’ils doivent à la science, c’est à nous de le leur enlever par des exercices assidus. Faut-il de l’argent ? Nous le fournirons. Quoi ! leurs alliés ne se refusent pas à des contributions destinées à les assujettir, et nous, lorsqu’il s’agit d’assurer notre salut en nous vengeant de nos ennemis, nous pourrions craindre une dépense dont le but est d’empêcher qu’un jour, nous ravissant ces trésors épargnés, ils ne tournent à notre perte nos propres économies !

Chap. 122. » Nous avons d’autres moyens encore de leur faire la guerre : soulever leurs alliés, et par là les dépouiller de ces revenus qui fondent leur puissance ; élever des fortifications sur leur territoire ; mille ressources enfin qu’on ne saurait prévoir en ce moment : car dans la guerre les événemens ne suivent pas la marche qu’on leur trace dans un discours ; c’est d’elle-même que, selon les circonstances, elle tire quantité d’expédiens. Quiconque s’y conduit avec prudence est plus assuré du succès : celui qui s’y livre à l’emportement, court sa perte.

» Considérons pourtant nos justes sujets de crainte. Si chacun de nous n’avait que des querelles de limites avec des ennemis égaux en forces, il saurait se défendre : mais ici les Athéniens, assez forts pour tenir seuls contre nous tous ensemble, seraient bien plus redoutables encore contre chacune de nos villes en particulier. Si donc nous ne nous défendons pas, étroitement unis par nations, par villes, et d’un commun accord, ils n’auront pas de peine à nous soumettre séparément. Et sachez que notre défaite ne serait autre chose que la servitude (mot terrible à entendre chez les Péloponnésiens, comme il est honteux que tant de villes soient vexées par une seule) ; et alors, nous paraîtrions ou reconnaître la justice du traitement que nous subirions, ou le souffrir par lâcheté : nous paraîtrions avoir dégénéré de nos ancêtres, qui ont affranchi l’Hellade, tandis que nous, nous ne savons pas même assurer notre propre liberté, tandis que nous souffrons qu’une seule ville s’érige en tyran sur toute l’Hellade, et que nous prétendons détruire les tyrans qui ne mettent qu’une seule ville sous le joug. Nous ne sentons pas qu’on ne peut sauver une pareille conduite du reproche ou d’imprudence, ou de faiblesse, ou de négligence : car ne croyez pas que vous les évitiez, ces reproches, en vous laissant aller à cette suffisance dédaigneuse que vous affectez à l’égard de vos ennemis ; suffisance qui a perdu tant d’hommes, et qui, pour avoir été si funeste, a mérité d’être, par opposition, appelée insuffisance.

Chap. 123. » Mais à quoi bon accuser le passé plus longuement que ne l’exigent les circonstances actuelles ? Pour parer à l’avenir, venons au secours du présent. Vous avez appris de vos ancêtres à vous procurer par de nobles travaux les fruits de la vertu. Ne changez point de mœurs, quoiqu’un peu plus de richesses vous en donne les facilités. Serait-il sage de perdre par la richesse ce qu’on a gagné par la pauvreté ? Marchez donc avec confiance aux combats : un dieu vous y appelle ; lui-même promet de vous secourir ; et l’Hellade entière, soit crainte, soit intérêt, vous secondera dans cette lutte. Ce ne sera pas vous qui romprez les premiers une trève que le dieu déclare enfreinte, puisqu’il vous ordonne de combattre ; mais plutôt vous viendrez au secours des conventions méprisées.

Chap. 124. » Puisque tout milite en faveur de la guerre présente ; puisque tous nous vous y exhortons d’un commun accord, ne tardez pas, s’il vous paraît démontré que tel est l’intérêt des villes et des particuliers, à secourir les Potidéates, qui, tout Doriens qu’ils sont, se trouvent assiégés par des Ioniens (c’était autrefois le contraire). Rétablissez en même temps la liberté des autres républiques ; car, qui peut se faire à l’idée que, grâce à nos délais, les uns soient déjà dans le malheur, que les autres se voient près d’y tomber ; ce qui est inévitable, si l’on apprend que nous sommes assemblés et que nous n’osons porter des secours. Persuadés que vous en êtes venus à la dernière extrémité, et que nous donnons le meilleur conseil, généreux alliés, à l’instant même, décrétez la guerre, sans craindre ce que, pour le moment, elle peut avoir de terrible : ne songez qu’à la paix qui la suivra, et qui en sera plus durable ; car c’est par la guerre que la paix s’affermit. L’inaction qui veut éloigner la guerre, n’éloigne pas les dangers. Trop assurés que cette république qui maîtrise ceux-ci et qui projette d’asservir ceux-là, menace tous les Hellènes indistinctement, marchons pour la réduire, assurons pour toujours notre tranquillité, et rendons à la liberté les Hellènes, maintenant asservis. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens.

Chap. 125. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les différentes opinions, prirent les suffrages de tous les alliés qui se trouvaient à l’assemblée. Ils furent donnés par ordre, depuis la ville la plus puissante jusqu’à la plus faible. Le plus grand nombre vota la guerre. Comme cependant rien n’était prêt, on jugea qu’on ne pouvait en venir tout de suite aux hostilités, mais que chacun devait, sans délai, faire ses préparatifs. Il ne s’écoula pas une année entière avant qu’on fût en état de faire une invasion dans l’Attique et de commencer ouvertement la guerre.

Chap. 126. Ce temps fut employé en négociations avec les Athéniens ; on leur portait les griefs qu’on avait contre eux. On aurait un prétexte plus spécieux de les traiter en ennemis, si l’on ne recevait pas de satisfaction. D’abord les députés de Lacédémone leur prescrivirent de renvoyer les familles dévouées à l’anathème de la déesse. Voici l’histoire de cet anathème.

Un Athénien, homme Cylon, vainqueur aux jeux olympiques, d’une famille ancienne et puissante, avait épousé la fille de Théagène, Mégarien, alors tyran de Mégares. Il consultait un jour l’oracle des Delphiens, et le dieu lui répondit que, le jour de la plus grande fête de Jupiter, il pourrait s’emparer de l’acropole d’Athènes. Il emprunta donc des secours à Théagène, fit entrer ses amis dans son projet, et, la célébration des fêtes olympiques dans le Péloponnèse arrivée, s’empara de l’acropole. Son but était d’usurper la tyrannie. Il croyait que cette fête était la plus grande de Jupiter, et qu’elle le concernait en quelque sorte lui-même, à cause de sa victoire aux jeux olympiques. Y avait-il dans l’Attique ou ailleurs une fête encore plus solennelle ? C’est ce qui ne lui vint point à la pensée et ce que l’oracle n’avait pas dit. Or, il se célèbre chez les Athéniens, hors de la ville, une fête nommée Diasia, en l’honneur de Jupiter Milichius, et c’est la plus grande de toutes. Des citoyens en grand nombre, de tout rang, de tout sexe, de tout âge, y offrent en sacrifice, non des victimes, mais des productions de la contrée. Cylon, croyant bien comprendre l’oracle, exécuta son dessein. Les Athéniens, informés, accourent en masse de la campagne au secours de l’acropole, l’investissent, en font le siége. Comme il traînait en longueur, las de rester campés devant là place, la plupart se retirèrent et investirent les neuf archontes d’un pouvoir absolu pour donner, sur la garde et sur tout le reste, les ordres qu’ils jugeraient nécessaires. Alors les archontes étaient chargés de presque toute l’administration. Les hommes assiégés avec Cylon étaient aux abois, manquant de vivres et d’eau. Cylon et son frère parvinrent à s’évader. Les autres, se voyant pressés, et plusieurs même mourant de faim, s’assirent en supplians près de l’autel qui est dans acropole. Ceux à qui la garde en était confiée, les voyant près de mourir dans l’hiéron sacré, les firent relever avec promesse de ne leur faire aucun mal ; mais, après les avoir emmenés, ils les égorgèrent. Ils allèrent jusqu’à tuer, sans scrupule, quelques-uns de ces malheureux assis aux pieds des autels, et en la présence des déesses vénérables. Ils furent regardés depuis comme des hommes souillés, pour avoir offensé la déesse, et cette tache passa à leurs descendans. Les Athéniens les exilèrent. Le Lacédémonien Cléomène concourut à une expulsion postérieure, d’intelligence avec des mécontens d’Athènes. On ne se contenta pas de condamner les vivans à l’exil ; on rassembla même les os des morts, qu’on jeta hors des limites. Ces bannis rentrèrent dans la suite ; leur postérité est encore dans la ville.

Chap. 127. Les Lacédémoniens, en demandant que cette souillure fût expiée, prétextaient l’offense faite aux dieux ; mais la vérité, c’est qu’ils savaient que Périclès, fils de Xanthippe, appartenait à cette race de bannis par sa mère ; et en le faisant chasser, ils comptaient obtenir plus aisément ce qu’ils voudraient des Athéniens. Cependant ils espéraient moins le voir exilé, qu’exciter contre lui des mécontentemens, parce qu’on le regarderait, par la souillure dont il était entaché, comme l’une des causes de la guerre. C’était l’homme le plus puissant de son temps, et à la tête des affaires : en tout il s’opposait aux Lacédémoniens ; il empêchait de leur céder, et pressait les Athéniens de rompre avec eux.

Chap. 128. Ceux-ci, de leur côté, demandèrent que les Lacédémoniens expiassent le sacrilége commis au Ténare. C’était au Ténare qu’autrefois ils avaient fait sortir de l’hiéron de Neptune et tué des Hilotes supplians. Suivant eux-mêmes, ce fut en punition de cette offense qu’arriva le grand tremblement de terre à Sparte. Les Athéniens demandaient aussi l’expiation du sacrilége commis contre la déesse au temple d’airain. Voici quel fut ce sacrilége. Lorsque les Lacédémoniens rappelèrent, pour la première fois, Pausanias du commandement qu’il exerçait dans l’Hellespont, il fut soumis à un jugement et renvoyé absous. Cependant on ne lui rendit pas le commandement ; mais il prit lui-même en son nom la trirème hermionide, et retourna dans l’Hellespont sans l’aveu des Lacédémoniens. Il donnait pour motif de son voyage la guerre de l’Hellade ; mais en effet il voulait continuer les intrigues qu’il avait liées avec le roi, dans le dessein de s’établir une domination sur les Hellènes. Déjà il avait posé les bases de tous ses projets ; déjà il s’était assuré auprès du grand roi le titre de bienfaiteur, et s’y était pris de cette manière. Dans sa première expédition, après son retour de Cypre, maître de Byzance, place occupée par les Mèdes, il fit prisonniers plusieurs amis et parens du roi, et les renvoya à ce prince à l’insu des alliés ; à l’entendre, ils s’étaient échappés de ses mains. Il agissait d’intelligence avec Gongyle d’Érétrie, à qui il avait confié Byzance et la garde des prisonniers, et que même il chargea d’une lettre pour Xerxès. Voici ce qu’elle contenait, comme on l’a découvert dans la suite : « Pausanias, général de Sparte, jaloux de te complaire, te renvoie ces prisonniers de guerre. Je veux, si tu y consens, épouser ta fille, et te soumettre Sparte et le reste de l’Hellade. En me concertant avec toi, je me crois de puissans moyens d’exécution. Si tu goûtes quelqu’une de ces propositions, envoie-moi sur la côte un homme affidé, par qui nous puissions continuer notre correspondance. »

Chap. 129. Tels étaient les projets que révélait la lettre. Elle plut à Xerxès, qui envoya sur la côte Artabaze, fils de Pharnace, en lui ordonnant de se mettre en possession de la Satrapie de Dascylie, et de déposer Mégabatès, qui en était revêtu. Il le chargea d’une lettre pour Pausanias à Byzance, avec ordre de le mander au plutôt, de lui montrer son cachet, et s’il en recevait quelques ouvertures sur ses desseins, de faire ponctuellement et en toute confiance ce qu’il lui ordonnerait.

Artabaze arrive, et, fidèle à sa mission, il envoie la lettre dont telle était la teneur : « Ainsi parle le roi Xerxès à Pausanias. Tu m’as envoyé au-delà de la mer les hommes que tu as sauvés de Byzance : notre famine royale en gardera à jamais l’ineffaçable souvenir. Ce que tu m’écris, me plaît. Que ni le jour ni la nuit ne t’arrêtent dans l’exécution de tes promesses. Ne regarde comme un obstacle ni la dépense en or et en argent, ni le nombre des troupes qui pourraient être nécessaires. Je t’adresse Artabaze, homme sûr et fidèle : traite hardiment avec lui de tes affaires et des miennes, et conduis-les de la manière que tu jugeras la meilleure et la plus utile pour tous deux. »

Chap. 130. D’après une telle lettre, Pausanias, qui s’était acquis la plus grande distinction dans l’Hellade, pour avoir commandé à la bataille de Platée, conçut encore bien plus d’orgueil. Ne sachant plus se conformer aux mœurs de sa nation, il sortait de Byzance vêtu de la robe des Perses ; et, quand il traversait la Thrace, une garde perse et égyptienne l’escortait : il faisait servir sa table avec la somptuosité des Perses. Incapable de renfermer ses projets en lui-même, il manifestait, dans de petites choses, ce qu’il se proposait avec le temps d’exécuter de plus considérable. Il se rendit inaccessible, et se montrait, à tout le monde indistinctement, si intraitable, que personne ne pouvait l’aborder. Ce ne fut pas une des moindres raisons qui engagèrent les Hellènes à passer de l’alliance de Lacédémone à celle d’Athènes.

Chap. 131. Les Lacédémoniens, instruits de ces procédés, le rappelèrent pour lui en demander compte ; et lorsque, sans ordre de leur part, il eut osé remettre en mer sur la trirème Hermionide, on ne douta plus de ses desseins. Forcé par les Athéniens de sortir de Byzance, il ne revint point à Sparte ; mais on apprit qu’il se fixait à Colones de la Troade ; qu’il ne s’y arrêtait pas à bonne intention, et qu’il intriguait auprès des Barbares. On crut alors ne devoir plus dissimuler. Les éphores lui envoyèrent un héraut muni de la scytale, avec injonction d’accompagner le héraut ; sinon les Spartiates lui déclareraient une guerre ouverte. Craignant de se rendre suspect, et se flattant qu’avec de l’or il se laverait du crime qu’on lui imputait, il revint une seconde fois à Sparte. D’abord mis en prison par ordre des éphores, car ils ont le pouvoir de faire subir ce traitement aux rois eux-mêmes, il parvint, à force de corruption, à en sortir, se constituant lui-même en jugement et répondant de sa justification.

Chap. 132. Ni les Spartiates, ni ses ennemis, ni toute la république, n’avaient aucune preuve assez forte qui autorisât à punir un homme du sang royal, alors revêtu d’une haute dignité. En qualité de cousin de Plistarque, fils de Léonidas, décoré du titre de roi, mais trop jeune pour en exercer les fonctions, il avait la tutelle de ce prince. Mais cependant cette affectation de braver les lois de son pays, d’imiter les mœurs des Barbares, donnait bien droit de soupçonner qu’il voulait être plus qu’un particulier. On remontait à l’examen de sa vie ; on recherchait s’il s’était écarté des lois reçues ; on se rappelait qu’autrefois, sur le trépied que les Hellènes consacrèrent chez les Delphiens des prémices du butin fait sur les Mèdes, il avait osé, comme s’il eût été son offrande particulière, faire graver ces mots : Le général Pausanias, vainqueur de l’armée des Mèdes, a consacré ce monument à Apollon. Les Lacédémoniens avaient aussitôt fait effacer cette inscription, et graver le nom des villes qui, en commun, victorieuses des Barbares, avaient consacré cette offrande. Dans le temps, cet acte de présomption de Pausanias parut un attentat : mais depuis qu’il se trouvait dans la circonstance que je viens de raconter, l’acte de présomption avait une bien plus frappante analogie avec ses desseins actuels. Le bruit se répandit aussi qu’il intriguait auprès des Hilotes, et ce bruit était fondé. Il leur promettait la liberté et l’état de citoyens, s’ils se soulevaient avec lui et secondaient ses projets. Néanmoins, on jugea inconvenant de prononcer, sur la foi d’indices donnés par des Hilotes, un arrêt extraordinaire contre Pausanias. La conduite des Lacédémomens était celle qu’ils ont coutume de tenir entre eux : ils ne se hâtent jamais de prononcer des peines capitales contre un Spartiate, sans avoir des preuves incontestables. Mais enfin, dit-on, un homme d’Argile, que Pausanias avait autrefois aimé, qui jouissait de sa confiance, et qui devait porter à Artabaze ses dernières dépêches pour le roi, devint son dénonciateur. Inquiet, sur la réflexion que jamais aucun des émissaires précédemment envoyés n’était revenu, il ouvrit les lettres, après en avoir contrefait le cachet, pour les refermer s’il se trompait dans ses soupçons, ou pour que Pausanias ne s’aperçût de rien s’il les redemandait pour y faire quelque changement. Il y trouva l’ordre de lui donner la mort : il s’était douté qu’elles contenaient quelque chose de semblable.

Chap. 133. Quand il eut présenté ces lettres aux éphores, ils crurent davantage a la dénonciation ; mais ils voulurent entendre parler Pausanias lui-même. D’accord avec eux, le dénonciateur se réfugia au Ténare, en qualité de suppliant, et s’y construisit une cabane qu’il partagea en deux par une cloison, et où il cacha quelques éphores. Pausanias vint le trouver et lui demanda le sujet de ses craintes. Les éphores entendirent tout distinctement, et les reproches de l’homme sur ce que Pausanias avait écrit à son sujet, et tous les détails dans lesquels il entra. Jamais, disait-il, il ne l’avait trahi dans ses messages auprès du roi, et en reconnaissance il obtenait la préférence de mourir comme tant d’autres de ses serviteurs. Ils entendirent Pausanias convenant de tout, l’engageant ne pas garder de ressentiment, l’assurant qu’il pouvait quitter son attitude de suppliant et sortir de l’hiéron, le pressant de partir au plutôt et de ne pas mettre obstacle à ses négociations.

Chap. 134. Les éphores se retirèrent après avoir tout entendu. Désormais bien assurés du crime, ils prirent des mesures pour arrêter Pausanias dans la ville. On raconte qu’il allait être pris sur le chemin, mais qu’à l’air d’un des éphores qui s’avançaient, il devina quel était le projet. Sur un signe secret et bienveillant d’un autre éphore, il courut à l’hiéron de la déesse au temple d’airain, et prévint ceux qui le poursuivaient. L’hiéron n’était pas loin. Il s’arrêta dans un logement de l’enceinte sacrée, afin de se garantir des intempéries de l’air. Les éphores étaient arrivés trop tard pour le prendre ; mais bientôt ils enlevèrent le toit du logement, et, après s’être assurés qu’il était en dedans, craignant qu’il n’en sortît, ils murèrent les portes, restèrent à le garder et l’assiégèrent par la faim. Quand ils s’aperçurent qu’il était près de rendre le dernier soupir, ils le tirèrent de l’hiéron n’ayant plus qu’un souffle de vie ; aussitôt après, il expira. Leur première idée fut de le jeter dans le Céade, lieu destiné aux malfaiteurs ; mais ils prirent le parti de l’enterrer dans quelque endroit du voisinage.

Le dieu qui a son hiéron chez les Delphiens, ordonna dans la suite aux Lacédemoniens de transporter le tombeau de Pausanias à l’endroit où il était mort. On le voit encore aujourd’hui dans les propylées de l’enceinte sacrée ; ce qu’indique une inscription gravée sur des colonnes. Le dieu déclara aussi qu’ils avaient commis un sacrilége, et leur ordonna d’offrir à la déesse deux corps au lieu d’un. Ils firent jeter en fonte et consacrèrent deux statues d’airain, représentation de Pausanias.

Chap. 135. Les Athéniens, sur ce que le dieu avait jugé les Lacédémoniens coupables d’un sacrilége, leur ordonnèrent de l’expier. Les Lacédémoniens envoyèrent de leur côté des députés à Athènes, chargés d’accuser Thémistocle de n’avoir pas été moins favorable aux Mèdes que Pausanias : ce qu’ils avaient découvert dans le procès de ce général. Ils demandaient qu’il subit la même punition. Thémistocle était alors éloigné de sa patrie par un décret d’ostracisme : domicilié à Argos, il faisait des voyages dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens consentirent à la demande, et, d’accord avec les Lacédémoniens, qui se montraient disposés à le juger avec eux, ils envoyèrent des gens avec ordre de l’amener quelque part qu’ils le trouvassent.

Chap. 136. Thémistocle, informé à temps, quitta le Péloponnèse pour se réfugier chez les Corcyréens, dont il était le bienfaiteur : mais ils lui représentèrent qu’ils craignaient, en le gardant chez eux, de s’attirer l’inimitié d’Athènes et de Lacédémone, et ils le transportèrent sur le continent qui fait face à leur île. Toujours poursuivi par ceux qui le cherchaient et qui s’informaient de tous les lieux où il choisissait un asile, il se vit contraint, ne pouvant mieux, à se réfugier chez Admète, roi des Molosses, qui n’était pas son ami. Ce prince était absent. Thémistocle se rendit le suppliant de la femme d’Admète, qui lui conseilla de s’asseoir près du foyer, tenant leur enfant dans ses bras. Le roi arriva peu de temps après : le suppliant se fit connaître. Il s’était montré plusieurs fois contraire à des demandes que ce prince avait adressées aux Athéniens : il le pria de ne pas se venger d’un infortuné qui venait lui demander un refuge, ce serait maltraiter un homme maintenant plus faible que lui ; la générosité ne permettait que de tirer une vengeance égale et de ses égaux. Après tout, si Admète avait éprouvé de sa part quelque opposition, il s’agissait d’objets de peu d’importance et non de la vie ; mais que s’il le livrait (et il dit par quels ordres et pour quelles raisons il était poursuivi), c’était lui ravir toute espérance de salut. À ces mots, Admète fit relever Thémistocle qui continuait de tenir l’enfant dans ses bras, manière toute puissante de supplier chez les Molosses.

Chap. 137. Peu de temps après arrivèrent les députés de Lacédémone et d’Athènes. Ils dirent bien des choses et n’obtinrent rien. Admète ne livra pas Thémistocle, le laissa partir pour se rendre auprès du roi, et l’envoya par terre à Pydna, qui appartenait à Alexandre : c’était la route qu’il devait prendre pour gagner l’autre mer. Thémistocle trouva dans le port de cette ville un vaisseau marchand qui allait dans l’Ionie ; il en profita et fut poussé par la tempête au camp des Athéniens qui assiégeaient Naxos. L’équipage ne le connaissait pas : mais la crainte l’obligea de découvrir au pilote qui il était et pourquoi il fuyait, lui déclarant que sur son refus de favoriser l’évasion, il l’accuserait de s’en être rendu complice à prix d’argent : il l’assura qu’il n’y avait rien à risquer, pourvu que personne ne sortît en attendant qu’on pût faire route ; que s’il consentait à le servir, il en serait dignement récompensé. Le pilote fit ce qu’on lui demandait, se tint en rade à l’écart, au-dessus du camp des Athéniens, et fit voile pour Éphèse. Là, Themistocle lui fit présent d’une somme considérable ; car ses amis d’Athènes ne tardèrent pas à lui faire passer de l’argent qu’il avait soustrait et déposé secrètement à Argos.

Il gagna l’intérieur des terres avec un des Perses de la côte, et fit tenir à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône, la lettre suivante : « C’est moi, Thémistocle, qui me rends près de toi ; moi qui, plus qu’aucun Hellène, ai fait du mal à ta maison, tant que j’ai été forcé de me défendre contre l’invasion de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien, lorsque je cessai de craindre pour moi, et que lui-même, dans sa retraite, avait de grands dangers à courir. » (Il lui rappelait l’avis qu’il lui avait donné du départ projeté de Salamine, puis de l’obstacle qu’il avait mis à la rupture des ponts, projet controuvé, dont il avait, dans le temps, transmis le faux avis à Xerxès.) « J’entre dans ton empire, ayant de grands services à te rendre et persécuté par les Hellènes pour l’amitié que je te porte. Je veux attendre un an pour te rendre compte moi-même des motifs qui m’amènent dans tes états. »

Chap. 138. Le roi admira, dit-on, la résolution de Thémistocle, et le pria de faire ce qu’il se proposait. Celui-ci, pendant le temps qu’il passa sans prendre audience, apprit ce qu’il put de la langue perse et des usages du pays ; et, l’année expirée, s’étant fait présenter au roi, il fut élevé à la cour de ce prince à des honneurs que jamais n’avait obtenus aucun Hellène. Il les dut aux services qu’il prétendait avoir rendus précédemment ; à la promesse confidentielle faite au prince de lui soumettre l’Hellade, et surtout à cette supériorité d’esprit dont il venait encore, en dernier lieu, de donner une preuve si manifeste. En effet, Thémistocle avait montré, d’une manière certes bien frappante, jusqu’où peut aller le génie de l’homme. À ce titre, en quelque sorte, il a plus qu’un autre des droits à notre admiration. Grâces à une sagacité naturelle, sans avoir préparé son esprit, sans avoir redressé son jugement par aucune étude antérieure ou subséquente, un instant de réflexion lui suffisait pour décider sûrement du présent. Quant aux événemens à venir les plus éloignés, il en embrassait toute la série par l’excellence de ses conjectures. Tout ce qui était de son ressort, il le développait avec netteté ; pour les objets dont la pratique lui manquait, il n’était jamais incapable d’en juger sainement. Quelque obscure que parût une affaire, il en discernait avec succès le côté favorable ou contraire ; et pour tout dire en un mot, par les seules forces de la nature et avec peu d’efforts, il excellait à saisir à l’instant même l’à-propos des circonstances. Il mourut de maladie ; quelques-uns disent qu’il s’empoisonna lui-même volontairement, dans l’idée qu’il lui était impossible de tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Quoi qu’il en soit, son tombeau est dans la place publique de Magnésie d’Asie. Le roi lui avait donné pour le pain la Magnésie, qui rapportait cinquante talens par an ; pour le vin, Lampsaque, qui passait pour le meilleur vignoble de ce temps-là ; Myonte pour la bonne chère. Ses parens prétendent que ses os furent apportés dans sa patrie suivant ses dernières volontés, et qu’il fut inhumé dans l’Attique, à l’insu des Athéniens ; car il n’était pas permis de l’enterrer, parce qu’on l’avait banni pour crime de trahison. Ainsi finirent Pausanias de Lacédémone et Thémistocle d’Athènes, les deux hommes de leur temps qui jetèrent le plus grand éclat.

Chap. 139. Voilà quels furent, à la première députation, les ordres que donnèrent et reçurent à leur tour les Lacédémoniens pour des expiations de sacriléges. Ils revinrent une seconde fois, et demandèrent la levée du siége de Potidée et l’indépendance d’Égine. Le point sur lequel ils insistaient fortement, sur lequel ils s’expliquèrent le plus nettement, fut le décret porté contre Mégares, seul obstacle à la paix, disaient-ils. Mais les Athéniens ne rapportèrent point le décret, et n’écoutèrent aucune des autres propositions. Ils accusaient ceux de Mégares de cultiver un champ sacré qui n’était point marqué par des limites, et de donner retraite à des esclaves fugitifs. Enfin arrive une dernière députation de Lacédémone. Ramphius, Mélésippe et Agésander ne dirent rien de ce qu’on avait dit tant de fois ; ils se bornèrent à répéter que les Lacédémoniens voulaient la paix. « Elle subsistera, disaient-ils, si vous laissez les Hellènes autonomes. » Les Athéniens convoquèrent une assemblée et délibérèrent entre eux. Il fut résolu qu’après une mûre délibération, on prononcerait sur tous les points à-la-fois. Beaucoup de citoyens parlèrent ; les deux opinions eurent des partisans : les uns disaient qu’il fallait faire la guerre ; les autres, que le décret sur Mégares ne devait pas mettre obstacle à la paix, et qu’on n’avait qu’à l’abolir. Enfin parut Périclès, fils de Xanthippe, l’homme qui avait alors le plus d’autorité dans la république, et le plus de talent pour la parole et pour l’exécution. Voici les représentations qu’il leur adressa :

Chap. 140. « Athéniens, je persiste dans mon premier sentiment : nous ne devons pas céder aux Péloponnésiens. J’y persiste, quoique je n’ignore pas que les opinions varient selon les événemens, et que l’homme qui exécute se montre moins ferme que lorsqu’il délibère. Je vois qu’aujourd’hui encore j’ai à peu près les mêmes conseils à donner que précédemment ; et je prétends que ceux qui les adopteront, doivent seconder les résolutions communes (dussions-nous, ce qui est très possible, éprouver quelque échec), ou même, en cas de succès, ne point se glorifier de leur sagacité dans la délibération ; car, pour l’ordinaire, la marche des événemens est aussi impénétrable que la pensée de l’homme. Aussi avons-nous coutume, dès qu’il nous arrive un accident imprévu, d’accuser la fortune.

» Quant aux Lacédémoniens, il est clair que depuis long-temps ils cherchent à nous attaquer ; mais à présent nous en avons une preuve trop frappante. En effet, quoiqu’il soit dit dans le traité que nous terminerons à l’amiable nos démêlés réciproques, sans pourtant nous dessaisir de ce que nous aurions entre les mains, ils n’ont dénoncé leurs griefs à aucun tribunal. Nous leur offrons de les discuter, ils refusent ; ils aiment mieux vider la querelle par les armes que par des raisons, et sont ici, non pour adresser des plaintes, mais pour donner des ordres.

» Abandonnez, disent-ils, le siége de Potidée, laissez Égine autonome ; cassez le décret porté contre Mégares. Ce n’est pas tout, laissez les Hellènes autonomes, ajoutent les derniers ambassadeurs. Au reste, Athéniens, ne pensez pas faire la guerre pour bien peu de chose, en refusant la révocation du décret, révocation de laquelle surtout, selon eux, dépend le maintien de la paix, et ne nourrissez pas dans vos cœurs une pensée qui vous porterait à vous accuser un jour d’avoir voté la guerre pour un léger sujet ; car ce léger sujet est comme la pierre de touche qu’ils emploient pour juger de votre caractère et de votre fermeté. Cédez-leur, et sur le-champ vous recevrez des ordres sur un point plus important, comme devant encore vous relâcher par crainte. Repoussez-les au contraire par une réponse ferme, alors vous leur montrerez clairement qu’il faut traiter avec vous d’égal à égal.

Chap. 141. » Partez donc de ce point pour vous résoudre, ou à céder avant qu’ils vous maltraitent, ou, si nous faisons la guerre, ce qui, je crois, est le plus sage, à la soutenir en hommes qui ne céderont aucune condition ni douce, ni rigoureuse, et qui ne garderont pas en tremblant ce qu’ils possèdent. En effet, c’est toujours un signe d’esclavage, qu’un ordre plus ou moins rigoureux intimé par des égaux avant un jugement en forme.

» Quant à la guerre et aux avantages actuels des deux partis, nous ne sommes pas plus faibles : les détails pourront vous en convaincre.

» Les Péloponnésiens travaillent par eux-mêmes à la culture de leurs terres : chez eux les particuliers et le trésor public sont également sans argent. En second lieu ils n’ont aucune expérience des guerres longues et maritimes, parce que, vu leur pauvreté, ils ne font la guerre qu’entre eux et sans y mettre de suite. De tels hommes ne peuvent ni faire sortir une flotte en l’équipant complète, ni entretenir une armée de terre par des renforts successifs, parce qu’il faudrait tout-à-la-fois qu’ils fussent éloignés de leurs travaux (source de leurs revenus), et forcés de prendre sur des revenus (qui n’existeraient plus, puisqu’ils sont laboureurs), et que d’ailleurs nos vaisseaux les tiendraient enfermés chez eux.

» Les contributions libres de citoyens aisés soutiennent mieux la guerre que des contributions forcées, et de pauvres cultivateurs sont plus disposés à payer de leurs personnes que de leur argent. Les personnes, ils espèrent les tirer du danger ; quant à leur argent, ils craignent qu’il ne soit dissipé avant d’arriver au but, surtout si, contre leur attente, la guerre traîne en longueur, comme il est vraisemblable. S’il s’agissait de livrer une seule bataille, les Péloponnésiens et leurs alliés résisteraient peut-être aux efforts combinés de toute l’Hellade ; mais dans une guerre suivie, ils ne tiendront point contre un ennemi qui ne fait pas la guerre à leur manière. N’ayant point de conseil unique, ils ne peuvent décider d’une manière tranchante les affaires du moment. D’ailleurs, réunis par un droit égal aux suffrages, mais divisés par la différence de nations, ils ne pressent, chacun, que leur affaire personnelle : de là, point d’opération complète et qui ait de l’ensemble. Ceux-ci veulent qu’on porte des secours de tel côté, ceux-là les réclament pour leur pays. Après avoir mis beaucoup de temps à se rassembler, ils jettent un coup-d’œil rapide sur les affaires générales, et emploient la plus grande partie du temps à intriguer pour des intérêts particuliers ; et chacun, loin d’imaginer que sa négligence puisse lui nuire, se persuade au contraire que quelqu’un, qu’un autre s’occupera de ce qui lui est personnel, en sorte que par suite de l’opinion individuelle, qui se trouve la même chez tous, la masse commune périt sans qu’ils s’en aperçoivent.

Chap. 142. » Le plus grand obstacle naîtra pour eux du défaut d’argent. Le temps qu’ils mettent à fournir des contributions, occasionne des lenteurs habituelles dans les préparatifs ; mais en guerre, les occasions ne souffrent pas de délais. D’ailleurs ces fortifications qu’ils menacent d’élever, cette flotte qu’ils arment, tout cela n’est pas formidable. Ces fortifications, il serait bien difficile, même à une ville égale à la nôtre, d’en construire en temps de paix : que sera-ce donc en pays ennemi, quand nous leur en opposerons d’aussi redoutables ? S’ils réussissent, leurs coureurs et nos transfuges dévasteront une partie de notre territoire : mais nous enfermeront-ils de murs ? nous empêcheront-ils d’aller par mer jusque chez eux, et d’user de représailles avec ces flottes qui nous donnent une évidente supériorité ? Notre habileté dans la marine a fait de nous de meilleurs soldats de terre, que leur expérience dans les guerres du continent ne les a rendus bons marins ; et cette dernière science, ils l’ajouteront difficilement à la première. Si nous-mêmes, depuis la guerre médique, nous nous y adonnons sans exceller encore, comment donc de pauvres laboureurs, sans connaissance de la marine, et que même on ne laissera pas s’exercer, parce que toujours des flottes considérables les tiendront en arrêt, pourront-ils se signaler par de grands exploits ? Peut-être se hasarderaient-ils contre quelques flottilles, enhardissant leur impéritie par la multitude de leurs vaisseaux ; mais emprisonnés par une flotte entière, ils se tiendront en repos : le défaut d’exercice entretiendra et accroîtra encore leur ignorance, et l’ignorance leur timidité. La marine est un art comme un autre : il ne faut pas qu’on s’y applique en passant et par occasion : elle veut être l’objet d’une étude exclusive.

Chap. 143. » Si, avec les trésors de l’Olympie et des Delphiens, ils tentaient de nous débaucher nos matelots étrangers, en leur proposant une plus haute solde, et qu’il nous fût impossible de leur tenir tête en nous embarquant nous et nos métèques, nous serions bien malheureux. Mais nous et nos métèques nous saurons leur résister ; et de plus, ce qui donne une grande force, nous trouverons dans nos citoyens des pilotes, et tous les gens de l’équipage, et meilleurs et plus nombreux que n’en pourrait fournir tout le reste de l’Hellade ensemble. Croyez vous, d’ailleurs, qu’aucun étranger se décide, avide de périls, à se bannir lui-même de sa patrie, à s’associer avec de moindres espérances à leurs combats, par l’appât d’une plus forte solde à recevoir pendant quelques jours ? Telle est à peu près, du moins suivant moi, la situation du Péloponnèse. La nôtre, exempte des mêmes vices, a de grands avantages, auxquels les leurs ne sont pas comparables. S’ils entrent dans notre pays avec une armée de terre, notre flotte ira les chercher dans le leur. Et ce n’est pas une même chose qu’une partie du Péloponnèse soit ravagée, ou l’Attique tout entière : ils n’auront pas en dédommagement d’autres pays qu’ils puissent occuper sans combattre ; et nous, combien n’en avons-nous pas, et dans les îles, et sur le continent ! C’est en effet un immense avantage que l’empire de la mer. Je vous en fais juges : si nous étions insulaires, qui serait plus que nous à l’abri de toute attaque ? Aujourd’hui donc, nous rapprochant le plus possible de cet état par la pensée, ne songeons plus ni à notre territoire, ni à nos maisons de campagne. La mer et notre ville, voilà ce que nous devons conserver. Mais n’allons pas, imprudemment irrités du ravage de notre territoire, livrer bataille aux Péloponnésiens, beaucoup plus nombreux que nous. En effet, de deux choses l’une : ou nous les combattrons, et alors ils reviendront en aussi grand nombre, et nous livreront un second combat ; ou nous aurons quelque désavantage que suivra la perte de nos alliés, qui font toute notre force ; car ils ne se tiendront pas en repos s’ils ne nous savent pas en état de faire marcher contre eux des armées. Encore une fois, ne gémissez pas sur le ravage de votre territoire, sur la ruine de vos maisons de campagne. Réservons nos regrets pour la perte des hommes : car ce ne sont pas les terres qui fournissent des hommes, mais les hommes qui procurent des terres ; et si j’espérais en être cru, je vous inviterais à sortir de la ville, à dévaster vos champs, à montrer aux Lacédémoniens que, pour de tels objets, vous ne leur obéirez point.

Chap. 144. » J’ai encore bien d’autres raisons d’espérer que vous aurez l’avantage, pourvu que vous ne cherchiez pas à étendre votre domination pendant que vous ferez la guerre, et qu’à des périls forcés vous n’en ajoutiez pas de volontaires. Je crains bien plus nos fautes domestiques que les projets des ennemis. Mais je vous ferai part de toutes mes vues, à mesure que les événemens se développeront. Bornez-vous aujourd’hui à renvoyer les députés avec cette réponse : Nous ouvrirons aux Mégariens nos marchés et nos ports, quand les Lacédémoniens, en vertu de leur loi de xénélasie, ne fermeront plus leur ville ni à nous, ni a nos alliés ; car les traités laissent sur ces deux points une entière liberté. Nous rendrons aux villes leur autonomie, si elles en jouissaient quand nous avons juré la paix, pourvu qu’ils rendent à leurs villes le droit de se diriger par leurs propres lois, en adoptant non les formes les plus analogues à la politique lacédémonienne, mais celles qui leur plaisent. Au reste, nous sommes prêts à faire juger nos différends conformément aux traités. Nous ne commencerons pas la guerre ; mais nous repousserons les agresseurs.

» Voilà la réponse la plus juste et la plus digne de la majesté de notre république. Il faut que l’on sache que la guerre est indispensable ; que si nous l’acceptons de plein gré, nos ennemis combattront avec moins d’énergie, et que du sein des plus grands dangers, naissent les plus grands honneurs pour les états et pour les particuliers. Voyez nos pères, qui ont soutenu tous les efforts des Mèdes : loin d’avoir en commençant les mêmes ressources que nous, ils ont abandonné même ce qu’ils possédaient ; et, grâces à une sagesse supérieure à leur fortune, avec plus d’audace que de forces, ils ont chassé le Barbare et élevé l’empire à ce haut point de grandeur. Ne dégénérons point de leur vertu ; employons tous les moyens pour repousser l’ennemi, et tâchons de ne pas laisser à nos neveux un empire déchu de sa gloire. »

Chap. 145. Ainsi parla Périclès. Les Athéniens regardèrent ses conseils comme les meilleurs, et ils en formèrent la base de leur décret dans la réponse aux Lacédémoniens. Ils s’en rapportèrent sur tous les points à son opinion. Ils déclarèrent, en général, qu’ils ne feraient rien par obéissance, et qu’ils étaient prêts, conformément au traité, à faire statuer juridiquement sur les plaintes qu’on portait contre eux, en égaux qui transigent avec des égaux. Les députés se retirèrent : il ne revint pas d’autre députation.

Chap. 146. Telles furent, avant de prendre les armes, les contestations et les différends qui s’élevèrent entre les deux partis ; ils commencèrent dès l’affaire d’Épidamne et de Corcyre. Cependant, au milieu de ces querelles, on ne laissait pas de commercer ensemble et d’aller dans le pays les uns des autres sans le ministère des hérauts, mais non pas sans défiance ; car ce qui se passait troublait les conventions et devenait le prétexte de la guerre.