Bibliothèque historique et militaire/Essai sur la tactique des Grecs/Chapitre XIII

Essai sur la tactique des Grecs
Anselin (1p. 73-81).

CHAPITRE XIII.


État de l’art sous les successeurs d’Alexandre. — De Pyrrhus. — De Philopœmen, surnommé le dernier des Grecs.Troisième bataille de Mantinée.


« Alexandre, dit Montesquieu, ne partit qu’après avoir assuré la Macédoine contre les peuples barbares qui en étaient voisins, et achevé d’accabler les Grecs : il ne se servit de cet accablement que pour l’exécution de son entreprise ; il rendit impuissante la jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les provinces maritimes ; il fit suivre à son armée de terre les côtes de la mer, pour n’être point séparé de sa flotte ; il se servit admirablement bien de la discipline contre le nombre ; il ne manqua point de subsistance. Et, s’il est vrai que la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se la procurer.

» Dans le commencement de son entreprise, c’est-à-dire dans un temps où un échec pouvait le renverser, il mit peu de chose au hasard : quand la fortune le mit au-dessus des événemens, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu’avant son départ, il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu’il est de retour dans la Grèce, c’est comme malgré lui qu’il prend et détruit Thèbes : campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix ; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu’il s’agit de combattre les forces maritimes des Perses, c’est plutôt Parménion qui a de l’audace, c’est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine dans laquelle ils étaient supérieurs.

» Le passage du Granique fit qu’Alexandre se rendit maître des colonies grecques ; la bataille d’Issus lui donna Tyr et l’Égypte ; la bataille d’Arbelle lui donna toute la terre.

» Après la bataille d’Issus, il laisse fuir Darius et ne s’occupe qu’à affermir et à régler ses conquêtes ; après la bataille d’Abelle, il le suit de si près, qu’il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n’entre dans ses villes ou dans ses provinces, que pour en sortir ; les marches d’Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l’empire de l’univers, plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grèce, que le prix de la victoire.

» C’est ainsi qu’il fit ses conquêtes ; voyons comment il les conserva.

» Il résista à ceux qui voulaient qu’il traitât les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves : il ne songea qu’à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu : il abandonna après la conquête, tous les préjugés qui lui avaient servi à la faire. Il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs ; c’est ce qui fit qu’il marqua tant de respect pour la femme et pour la mère de Darius, et qu’il montra tant de continence. Qu’est-ce que ce conquérant qui est pleuré de tous les peuples qu’il a soumis ? Qu’est-ce que cet usurpateur, sur la mort duquel la famille qu’il a renversée du trône verse des larmes ?

» Rien n’affermit plus une conquête que l’union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu’il avait vaincue ; il voulut que ceux de sa cour en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Quand les Romains voulurent affaiblir la Macédoine, ils y établirent qu’il ne pourrait se faire d’union par mariage entre les peuples des provinces.

» Alexandre, qui cherchait à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques ; il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu’après sa mort, dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent, pour ainsi dire, anéantis eux-mêmes, aucune province de la Perse ne se révolta. »

Voilà deux pages de l’Esprit des lois qui résument toute l’histoire des expéditions d’Alexandre. Quel est le militaire, je le demande, qui pourrait se flatter de porter un coup-d’œil plus juste sur les travaux de ce grand capitaine ? Et combien ce jugement diffère de ce que nous lisons dans les autres écrivains !

Le seul reproche que l’homme de guerre puisse adresser réellement au héros macédonien, c’est d’avoir obtenu des succès trop vifs et trop rapides. On ne trouve point dans les campagnes d’Alexandre, de ces marches fines et insidieuses qui ont fait briller Annibal et plusieurs généraux de l’ancienne Rome ; il semble, comme le dit Montesquieu, que l’empire de l’univers ne soit plus que le prix de la course.

Mais s’il manque un fleuron à la couronne d’Alexandre, il n’a pas dépendu de lui de le conquérir. On lui opposait une multitude de barbares, mal disciplinés et conduits par des chefs inhabiles ; il les dissipait au moyen de la supériorité de ses manœuvres. Alors des royaumes entiers se soumettaient, et il volait à de nouvelles victoires. Si ce prince avait eu en tête d’autres troupes, et des généraux plus expérimentés, sa méthode aurait été différente, et l’on ne peut douter qu’arrêté à chaque pas par des artifices nouveaux, il n’eût trouvé dans son génie ces combinaisons sublimes qui naissent des obstacles, et parviennent toujours à les surmonter. On peut voir par un seul exemple comment entendaient la guerre les généraux qui s’étaient formés sous lui.

Alexandre était mort à l’âge de trente-deux ans, laissant son héritage au plus digne. Ses principaux capitaines se partagèrent les gouvernemens de l’empire ; Perdiccas fut nommé régent des princes désignés pour successeurs. Quoiqu’aucun des généraux d’Alexandre n’eût osé s’emparer de la souveraineté, ils étaient tous trop puissans pour demeurer paisibles, et bientôt, dans les trois parties de l’empire, la guerre civile éclata. L’une était sous le commandement de Perdiccas, soutenu par Eumènes ; Ptolémée, Antipater et Cratérus, se trouvaient à la tête de l’autre ; Antigone défendait la troisième, qui devint la plus puissante.

Eumènes avait eu en partage la Cappadoce et la Paphlagonie, auxquelles Perdiccas joignit ensuite la Carie et la Lycie : il comptait dans son parti le corps des Argyraspides qui s’était acquis la plus brillante réputation. Antigone, qui avait été mis en possession de la Pamphilie et de la grande Phrygie, s’empara des provinces voisines à la faveur des troubles, et s’étendit dans la haute Asie. Plusieurs gouverneurs, jaloux de sa puissance, se rangèrent alors du côté d’Eumènes, et Antigone, qui voulait anéantir un rival si dangereux, se ligua avec d’autres généraux. Eumènes, cependant, qui combattait sous le nom des rois, était en état de tenir tête ; il s’avança contre Antigone.

Les deux armées campaient peu éloignées l’une de l’autre, et séparées par un torrent et quelques ravins. Le pays aux environs était entièrement ruiné, les soldats y souffraient beaucoup. Eumènes apprit qu’Antigone se préparait à partir la nuit suivante ; il ne douta point que son dessein ne fût de gagner la province de Gabène, pays neuf, en état de fournir abondamment des subsistances, et très sûr pour cantonner des troupes, à cause des rivières et des défilés dont il était couvert. Eumènes résolut de le prévenir.

Il envoya au camp d’Antigone quelques soldats qui, sous l’apparence de désertion, le prévinrent qu’on devait l’attaquer à l’entrée de la nuit ; et pendant ce temps, il fit partir ses bagages, ordonna aux troupes de prendre de la nourriture, et sur le déclin du jour se mit lui-même en marche, ne laissant devant son camp qu’un poste de cavalerie légère, afin d’amuser l’ennemi.

Antigone tenait en effet son armée sous les armes, et attendait avec impatience le moment de l’attaque, lorsque ses éclaireurs l’avertirent qu’Eumènes était décampé. Il plia promptement ses tentes, et fit la plus grande diligence pour le prévenir ; mais apprenant qu’il avait sur lui six heures d’avance, il se mit à la tête de sa cavalerie, et la lançant à toutes brides, atteignit l’arrière garde ennemie au point du jour.

Elle descendait d’une colline ; Antigone fit halte et se forma sur les hauteurs. Eumènes voyant cette cavalerie, ne douta point que l’armée entière ne fût sur ses derrières, et s’arrêta pour se mettre en bataille. Antigone sut paralyser ainsi la ruse d’Eumènes, et donna le temps à son infanterie d’arriver.

Ils avaient un égal désir d’en venir aux mains, car l’un et l’autre voulaient occuper une province où ils devaient trouver des cantonnemens excellens pour leur armée. Ils s’attaquèrent avec un succès balancé. Les deux gauches furent mises en déroute, et la nuit qui survint sépara les combattans. Antigone, qui parvint à conserver le champ de bataille, l’examina, et s’aperçut qu’il avait perdu beaucoup plus de monde que son adversaire ; ses troupes étaient d’ailleurs découragées, il n’osa risquer une nouvelle affaire, et alla hiverner très loin au nord de la Médie. Eumènes continua sa marche vers le pays de Gabène, où il prit ses quartiers.

Ses soldats étaient peu soumis ; ils voulurent choisir les lieux les plus commodes, et ce général ne put les contraindre à se rapprocher assez les uns des autres, pour se porter un prompt secours, dans le cas où ils seraient attaqués. Antigone fut informé de cette disposition vicieuse, il prit aussitôt la résolution de tomber inopinément sur ces corps divisés.

Deux chemins se présentaient pour marcher vers la province de Gabène : l’un, facile et peuplé, lui offrait des subsistances ; l’autre qui passait à travers lieux déserts et des montagnes arides, n’offrait aucune ressource. Antigone choisit ce dernier, qui pénétrait jusqu’au milieu des quartiers ennemis. Il fit prendre à ses troupes des vivres pour dix jours, pourvut sa cavalerie d’orge, de fourrage, d’outres propres à transporter l’eau, et publia qu’il allait en Arménie.

Ce prétexte pouvait paraître plausible, puisque son armée affaiblie devait chercher à s’éloigner d’Eumènes, et que l’Arménie lui fournissait tout ce qui était nécessaire pour se rétablir et se recruter. Il en suivit effectivement la route, mais bientôt il se jeta dans les déserts par une contre-marche habile.

On était au cœur de l’hiver. Antigone marchait à la faveur des ténèbres, et ne permettait le feu que lorsqu’elles étaient dissipées. Il fit ainsi cinq journées. Mais la saison devenait si rigoureuse, les nuits paraissaient si longues, qu’il ne put maîtriser plus long-temps le soldat, et malgré ses défenses on alluma du feu pendant les haltes qu’il était obligé de faire.

Eumènes de son côté, qui sentait sa mauvaise disposition, ne s’était pas endormi. Par ses ordres, des coureurs et des espions devaient l’instruire de tous les mouvemens d’Antigone ; et lorsqu’il apprit que ce général était en marche et qu’il approchait de ses lignes, ses officiers furent d’avis de se retirer à l’extrémité de la province. Eumènes les rassura tous, et leur promit d’arrêter l’ennemi, trois ou quatre jours, temps nécessaire pour rassembler l’armée.

Aussitôt il prit les détachemens qui étaient sous sa main, leur fit occuper les montagnes placées sur la route d’Antigone, et forma plusieurs divisions avec une étendue de plus de trois lieues, comme si ses troupes arrivaient de différens endroits. Il ordonna ensuite d’allumer des feux à la distance de trente pieds, et d’y observer les gradations suivantes : sur la première veille de la nuit (six heures du soir), ils devaient être forts et flambans. C’était le moment où le soldat avait coutume de se frotter d’huile pour se délasser et donner aux membres de la force et de la souplesse. On consacrait aussi cette première veille aux apprêts du manger. Les feux devaient diminuer sur la seconde veille (neuf heures) ; s’éteindre insensiblement, puis finir tout-à-fait avant la troisième, ou minuit.

Quelques habitans des montagnes, dévoués au parti d’Antigone, vinrent l’avertir de ce qu’ils avaient vu, ne doutant point que ce ne fût l’armée tout entière. Antigone dut le penser aussi, et n’osa hasarder un combat avec des troupes fatiguées. Il prit sur la droite pour se tirer du désert, et se mettre dans le pays habité, afin de s’y rafraichir. Par ce stratagème, Eumènes se donna le temps de rassembler ses corps séparés, et de prendre un camp avantageux où il se retrancha.

Nous ne suivrons pas plus loin les manœuvres de ces deux grands capitaines, manœuvres où ils surent déployer, avec un égal avantage, toutes les merveilles de l’art. La bataille mémorable qui termina cette campagne, et dans laquelle les Argyraspides flétrirent toute leur gloire, en trahissant Eumènes dont ils avaient suivi la fortune, doit être regardée, sans aucun doute, comme un chef-d’œuvre de tactique ; mais elle rentre dans les principes de l’ordre oblique si souvent employé par Alexandre ; car vous avez pu voir que c’était la méthode favorite de ce conquérant.

Je remarque seulement qu’à cette bataille de Gabène (316 av. not. ère), il y avait des éléphans en grand nombre dans les deux armées, et qu’Eumènes avait disposé les siens d’une manière ingénieuse, en leur faisant former une courbe dont les extrémités se repliaient sur la ligne qu’ils étaient chargés de défendre. Cette courbe laissait un grand vide, afin de donner plus d’espace à ces animaux, qui étaient sujets à reculer et à jeter le désordre dans les troupes placées derrière eux.

On ne voit pas que les Romains, si attentifs à saisir tout ce qui pouvait leur être utile, aient jamais été plus curieux de se servir des éléphans que des chariots. Il y avait bien de la folie, en effet, à se reposer, pour le succès d’un combat, sur des élémens dont on éprouvait si souvent des effets funestes. Soit que les éléphans fussent opposés à d’autres, ou placés en face des chariots, ou bien encore qu’il n’y eût que des chariots des deux côtés ; la première ligne, sur le front de laquelle ces machines rebroussaient, était certaine d’être mise en désordre et battue.

Ce fut cependant à la présence de ses éléphans, force tout-à-fait nouvelle en Europe, que Pyrrhus dut ses premiers succès contre les Romains. Ce peuple n’était déjà plus étranger à l’art de la guerre, et la première fois que Pyrrhus eut occasion de reconnaître leur camp sur le bord de la rivière de Siris, il ne put s’empêcher de dire à l’un de ses généraux : « Cet ordre des barbares n’est nullement barbare, nous verrons si le reste y répondra. »

Pyrrhus, qui s’était formé sous les capitaines d’Alexandre, et qu’Annibal, si bon juge en fait de mérite militaire, avait pris pour modèle ; Pyrrhus en adoptant l’ordre en phalange, en avait perfectionné les déployements. Il est même vraisemblable que la facilité avec laquelle Pyrrhus rompait ses phalanges, suivant le terrain et les circonstances, fut l’origine de l’ordre en quinconce ou en échiquier, introduit plus tard dans l’ordonnance romaine, bien que cette opinion soit contraire à celle qu’on adopte généralement.

Tout porte à croire qu’à la bataille d’Héraclée, donnée sur les bords du Siris (280 av. not. ère), les Romains combattaient sur une seule ligne avec une grande profondeur, et les éléphans de Pyrrhus n’y firent tant de carnage, que parce qu’ils ne trouvaient aucune issue entre les manipules. Ce désordre n’aurait certainement pas eu lieu si ces animaux avaient pu passer entre les intervalles des trois lignes formées par les hastaires, les princes et les triaires.

Avec moins d’inquiétude dans l’esprit, et plus de suite dans ses projets, Pyrrhus se serait fait une grande puissance ; mais il n’avait pas plutôt mesuré ses forces avec un ennemi, qu’il le laissait pour en attaquer d’autres. On le comparait à un joueur habile qui dépense sans ménagement ce qu’il a su gagner. Comme Annibal, Pyrrhus vint jusqu’aux portes de Rome disputer la souveraineté de l’Italie à cette future reine du monde. Les Romains lui firent toujours acheter chèrement ses succès, et ce prince le reconnaissait bien lorsqu’il disait après la bataille de Tusculum : « C’est fait de nous, si nous remportons encore une victoire. »

Après la mort de Pyrrhus, la science de la guerre se maintint encore quelque temps en Grèce ; on la voit même sous Philopœmen atteindre son plus haut degré de splendeur. Plutarque nous apprend que ce grand capitaine avait non seulement porté très loin la science de la tactique, mais qu’il s’était fait un coup-d’œil admirable, en observant exactement dans les marches et jusque dans ses promenades, les coupures et les irrégularités du terrain, ainsi que les différentes formes que les masses sont obligées de subir en présence des ruisseaux, des ravins, et des défilés qui les forcent de se resserrer ou de s’étendre.

Cette étude devait nécessairement conduire Philopœmen à adopter les changemens que Pyrrhus avait introduits dans la phalange, et même à les perfectionner ; aussi nous le voyons dans la bataille qu’il livre (212 av. not. ère) à Machanidas, tyran de Sparte, ranger sa phalange sur deux lignes, les sections placées en échiquier, de sorte que si cette partie de son armée qui formait le centre était attaquée par la phalange lacédémonienne, la seconde ligne pût remplir les intervalles de la première, tandis qu’au contraire l’effort de l’ennemi se portant sur une des ailes, Philopœmen disposait de la seconde ligne pour la renforcer ou la remplacer.

Chef de la ligue des Achéens, il avait pris les armes contre Machanidas dont l’ambition menaçait le Péloponnèse, et s’était retiré avec ses troupes dans la ville de Mantinée, déjà célèbre par deux batailles dont nous avons parlé. Machanidas voyant son ennemi si près des Lacédémoniens, se hâta d’accourir pour le combattre, et donna rendez-vous à ses troupes dans la ville de Tégée, voisine de celle où était Philopœmen.

Machanidas se mit en marche sur trois colonnes[1], la phalange formant le centre, et les deux autres se composant de la cavalerie et de l’infanterie légère, toutes troupes qu’il avait à sa solde. Ces colonnes étaient suivies d’un grand nombre de catapultes, de balistes et de chariots chargés de traits. Alexandre avait essayé de mettre en usage de pareilles machines au passage d’une rivière défendue par les Thraces ; mais en général les Grecs faisaient peu de cas de cet attirail dans un jour de bataille, où ils tâchaient toujours de s’approcher pour en venir aux mains. Plus tard, lorsque sous les empereurs la discipline et la valeur des légions romaines tombèrent en désuétude, vous verrez ces machines se multiplier dans les armées ; ici elles furent entièrement inutiles à Machanidas.

Au premier avis de sa marche, Philopœmen vint se ranger en bataille, sur un terrain choisi par lui depuis long-temps. Il y avait, devant la ville de Mantinée, une large plaine terminée des deux côtés par des montagnes, et tout près, un chemin qui menait de la ville au temple de Neptune, bâti à-peu-près là où ces hauteurs se perdaient du côté de l’orient. Un ravin, plein d’eau en hiver, et sec en été, joignait les montagnes en traversant la plaine ; ses pentes en étaient douces, et il devenait difficile de l’apercevoir, à moins qu’on n’en fût très près. Philopœmen résolut de se servir de cette fortification naturelle.

Son armée, bien reposée, sortit de la ville sur trois colonnes, de trois points différens. La gauche fut composée de l’infanterie légère, suivie de la cavalerie légère soudoyée, connue sous le nom de Tarentins, et de cuirassiers assez semblables aux peltastes. Un corps d’Illyriens marchait à la queue. La phalange forma la colonne du centre, et la cavalerie, pesamment armée, des Achéens, fit la colonne de droite.

Cet ordre de marche était celui que Philopœmen avait adopté pour sa ligne de bataille ; aussi dès que l’infanterie légère eut gagné le ravin, elle monta sur les hauteurs pour en occuper les pentes ; la cavalerie, rangée sur huit de profondeur, se posta ensuite devant cette infanterie, au pied de la montagne ; enfin l’infanterie cuirassée et les Illyriens, complétèrent la gauche de l’armée achéenne.

En s’étendant jusqu’à la cavalerie, la phalange formait le centre et la droite. Nous avons dit qu’elle fut disposée d’une manière tout-à-fait neuve pour les Grecs. Philopœmen en fit deux lignes, avec des intervalles entre chaque section composée de seize files. Les sections de la seconde ligne étaient vis-à-vis les intervalles de la première. La cavalerie, pesamment armée, des Achéens flanquait l’aile droite naturellement fortifiée, et formait une réserve. Ces troupes étaient placées derrière le ravin, qui divisait la plaine. Attendant l’ennemi, dans cette position, Philopœmen harangua ses soldats : « Ce jour, dit-il, décidera si vous serez libres ou esclaves. »

On vit alors s’avancer les trois colonnes de Machanidas. Elles s’approchèrent de plus en plus sans faire aucune disposition pour se mettre en bataille. Comme le centre, que formait la phalange, se porta vers la droite de l’armée achéenne, Philopœmen s’imagina que Machanidas avait peut-être choisi un ordre de bataille moins commun, en fortifiant la tête de cette colonne de tout ce qu’il y avait de plus brave dans son armée, et qu’il voulait l’attaquer en faisant un peu biaiser sa phalange, à l’imitation d’Épaminondas. Il se tint sur ses gardes, mais ne changea pas ses dispositions avant d’avoir bien pénétré le dessein de son ennemi.

Sur ces entrefaites, la colonne de la droite, composée de troupes légères, parmi lesquelles il y avait aussi des Tarentins, fit à droite et forma sa ligne vis-à-vis la gauche de Philopœmen ; la section de la phalange, qui occupait la tête de la colonne du centre, exécuta la même manœuvre ; elle marcha par son flanc, et les autres sections la suivirent, de sorte qu’en peu de temps toute la ligne fut formée parallèlement à celle des Achéens. La cavalerie et les troupes légères de la gauche s’établirent de ce côté pour couvrir le flanc de la phalange.

Toutes les dispositions étant terminées, Philopœmen supposa que les Lacédémoniens, suivant leur coutume, allaient charger brusquement ; mais il fut bien surpris, quand il vit des intervalles s’ouvrir entre les sections de leur armée, et sortir, en avant de la ligne, des catapultes et des balistes, avec des gens destinés à les servir. Il comprit alors que Machanidas connaissait le terrain sur lequel on l’avait attiré.

Le général achéen ne se déconcerta pas. Sentant la nécessité d’empêcher le jeu de ces machines, il s’avança à la tête de ses Tarentins ; les fit suivre d’un corps d’infanterie légère ; et lui commanda, pendant qu’il en serait aux mains avec l’ennemi, de se répandre sur tout le front, afin d’accabler les gens occupés aux catapultes. Il savait bien que la phalange ne s’avancerait pas, ou qu’en ce cas elle empêcherait le jeu des machines. Il espéra encore occuper si bien toute la droite ennemie, que Machanidas n’oserait détacher du monde pour soutenir ses pointeurs.

Il raisonna juste en partie. Les Lacédémoniens perdirent bientôt l’envie de se servir de leurs catapultes, dont la plupart des batteries furent dérangées par la première charge des Achéens. Toute l’attention se porta sur le combat des ailes, où bientôt, de part et d’autre, les troupes étrangères furent aux prises.

Machanidas ayant remarqué que Philopœmen avait jeté toute son infanterie étrangère sur sa gauche, et que la cavalerie de l’autre aile ne bougeait point, donna ordre de faire filer par derrière cette infanterie légère qu’il avait postée pour soutenir la cavalerie de sa gauche. Le général achéen vit la manœuvre qui allait ôter l’égalité du combat à son aile engagée ; il ordonna aux cuirassiers et aux Illyriens de passer le ravin, et de charger l’ennemi. Les deux phalanges et la cavalerie de l’autre aile demeurèrent dans l’inaction, attentives à profiter du moment favorable pour décider la victoire.

Il arriva alors à Philopœmen ce qu’il ne semblait pas avoir prévu. Les Tarentins de Machanidas se conduisirent mieux que les siens, dont l’ardeur se ralentit insensiblement, et qui malgré tous ses efforts prirent la fuite, entraînant avec eux les cuirassiers et les Illyriens. La marge du ravin que Philopœmen avait eu la précaution d’aplanir de ce côté de la montagne, afin de ne pas perdre entièrement l’avantage de l’offensive, servit de pont, et aux lâches qui, sachant la ville de Mantinée très proche, allèrent s’y réfugier, et aux vainqueurs pour les y poursuivre.

Cet incident, capable de faire tourner la tête à tout autre général que Philopœmen, ne l’abattit point. Il abandonna les gens qu’on ne pouvait pas arrêter, et rassura ceux qui restaient par une contenance ferme ; et comme il ne doutait pas que d’un moment à l’autre Machanidas, après avoir enlevé son aile gauche, ne revint fondre sur ses flancs et ses derrières, tandis que les Lacedémoniens l’attaqueraient de front avec la phalange, il fit avec beaucoup de sang-froid ses dispositions.

L’imprudente conduite de Machanidas, qui poursuivit l’ennemi battu jusqu’aux portes de Mantinée, distante d’un mille du champ de bataille, lui sauva une défaite, dont tout son savoir-faire ne l’eût peut-être pas garanti.

Philopœmen profita de cette faute. Il ordonna sur le champ à toutes les sections de sa première ligne de faire à gauche, et de marcher vite par leur flanc, afin d’occuper le terrain qui était resté vide par la défection de son aile ; et en même temps, les sections de la seconde ligne s’avancèrent pour s’aligner sur les autres, et occuper le bord du ravin. Ces mouvemens se firent avec la précision que ce général devait attendre de troupes aussi manœuvrières que les siennes.

Ainsi Philopœmen coupait le retour à Machanidas, et se mettait en état de tourner les Lacédémoniens, qui n’avaient plus de droite. Par ses ordres, Polybe, oncle du grand historien, rallia aussi tout ce qu’il put trouver d’Illyriens, de cuirassiers, et de Tarentins dispersés, en forma un corps de réserve, et le posta près de la hauteur derrière sa gauche, afin de garder le passage du ravin.

Les Achéens témoignaient de l’impatience pour combattre, appréhendant le retour de Machanidas. Philopœmen qui avait la même crainte, bien qu’il sût la dissimuler, allait franchir le ravin à la tête de ses troupes, lorsqu’il s’aperçut des mouvemens de la phalange lacédémonienne. Elle supposait n’avoir plus qu’à compléter la victoire, enorgueillie qu’elle était par le grand succès de Machanidas. Le général achéen retint ses soldats, donna promptement ses instructions aux officiers de sa gauche, et attendit l’ennemi derrière son retranchement.

La descente du ravin était assez facile ; les Lacédémoniens s’y jetèrent avec une confiance qui leur devint funeste. Les Achéens profitant de l’avantage de leur position, chargèrent si vivement du haut en bas, qu’ils rompirent l’ennemi, en même temps qu’ils le prenaient flanc et à dos avec les sections de l’aile gauche. Cette phalange fut massacrée dans le fossé, et ses débris vivement poursuivis par les Achéens.

Tout était déjà perdu quand Machanidas arriva. Désespéré de sa faute, il crut avoir encore quelque ressource dans l’affection de ses troupes étrangères ; il en forma une forte colonne, et résolut de s’ouvrir un passage au travers des Achéens qu’il supposait occupés à courir après les fuyards. Mais Philopœmen avait prévu tout ce que son ennemi pouvait tenter, et aussitôt qu’il eut mis les Lacédémoniens en désordre, ce général fit plusieurs détachemens, tant pour fortifier Polybe, qui gardait le passage près de la montagne, que pour occuper d’autres postes le long du ravin. Lui-même se tint avec quelques officiers généraux sur l’autre bord du fossé, afin d’observer toutes les mesures que Machanidas pourrait prendre.

Il s’avançait fièrement avec sa colonne contre le corps que commandait Polybe au pied de la montagne, et l’on ne sait ce qu’il aurait effectué, lorsque ses étrangers, qui ne virent dans sa résolution qu’un acte de désespoir, se débandèrent tout d’un coup, et l’abandonnèrent. Il resta, lui troisième, avec un ami et le général des Tarentins.

Machanidas s’éloigna alors en galopant le long du ravin, afin de trouver un passage, mais Philopœmen ne le perdait pas de vue ; et au moment où le tyran s’élançait avec son cheval, pour atteindre l’autre côté de la plaine, il le tua d’un coup de lance, que Machanidas ne put parer. Après ce dernier exploit, Philopœmen rassembla ses détachemens, marcha sur Tégée qu’il soumit sans peine, et s’établit dans le pays de l’ennemi.

Il est difficile de pousser plus loin l’art des manœuvres, que ne l’a fait Philopœmen dans cette bataille si instructive. Malheureusement c’est le dernier exemple de science militaire qu’on retrouve parmi les Grecs. Après Philopœmen, l’art déclina rapidement dans ces républiques qui avaient formé de si grands capitaines, et l’on ne reconnaît plus les descendans des vieux guerriers de la Macédoine, dans l’espèce de soldats qui composaient les armées des rois d’Égypte, de Syrie, et même celles de Mithridate, lorsque l’Asie fut attaquée par les Romains.

On doit avouer pourtant que ces Romains, toujours si habiles à vaincre, ne peuvent produire, dans le cours de leur longue histoire, une guerre qui ressemble pour l’énergie à celle des Grecs contre les Perses, et pour le brillant aux conquêtes d’Alexandre. C’est là qu’on peut réellement juger combien la science donne de supériorité à l’homme sur son semblable ; étude intéressante, capable d’attacher, non seulement le militaire, mais encore les citoyens éclairés de tous les états.




  1. Voyez l’ATLAS.